Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/5


CHAPITRE V.


Gloire de Louis XIII au fameux pas de Suse. — Chavigny ; ses trahisons ; son étrange mort. — Retraite à Blaye de mon père et sa cause jusqu’à la mort du cardinal de Richelieu, et cependant employé et toujours dans la faveur. — Mort sublime de Louis XIII qui fait mon père grand écuyer de France. — Prophétie de Louis XIII mourant. — Scélératesse qui prive mon père de la charge de grand écuyer et qui la donne au comte d’Harcourt. — Fortune de Beringhen, premier écuyer. — Premier mariage de mon père. — Sa fidélité. — Contraste étrange de fidélité et de perfidie de mon père et du comte d’Harcourt. — Refus héroïque de mon père. — Quel étoit le marquis de Saint-Mégrin. — Origine du bonnet que MM. de Brissac et depuis MM. de La Trémoille et de Luxembourg ont à leurs armes. — Deuxième mariage de mon père. — Combat de mon père contre le marquis de Vardes. — Étrange éclat de mon père sur un endroit des Mémoires de M. de La Rochefoucauld. — Gratitude de mon père jusqu’à sa mort pour Louis XIII.


Les diverses ruses suivies de toutes les difficultés militaires que le fameux Charles-Emmanuel avoit employées au délai d’un traité et à l’occupation de son duché de Savoie, l’avoient mis en état de se bien fortifier à Suse ; d’en empêcher les approches par de prodigieux retranchements bien gardés, si connus sous le nom des barricades de Suse, et d’y attendre les troupes impériales et espagnoles dont l’armée venoit à son secours. Ces dispositions, favorisées par les précipices du terrain à forcer, arrêtèrent le cardinal de Richelieu, qui ne jugea pas à propos d’y risquer les troupes, et qui emporta l’avis de tous les généraux à la retraite. Le roi ne la put goûter. Il s’opiniâtra à chercher des moyens de vaincre tant et de si grands obstacles naturels et artificiels, auxquels le duc de Savoie n’avoit rien épargné. Le cardinal, résolu de n’y pas commettre l’armée, empêchoit les généraux d’y donner aucun secours au roi, qui, s’irritant des difficultés, ne chercha plus les ressources qu’en soi-même.

Pour le dégoûter, le cardinal y ajouta l’industrie : il fit en sorte que, sous divers prétextes, le roi étoit laissé fort seul tous les soirs, après s’être fatigué toute la journée à tourner le pays pour chercher quelques passages, ce qui dura ainsi plusieurs jours. Mon père, qui s’aperçut que les soirées paraissoient en effet longues au roi depuis le retour de ses promenades jusqu’au coucher, s’avisa de profiter du goût de ce prince pour la musique et lui fit entendre Nyert : il s’en amusa quelques soirs, jusqu’à ce qu’enfin, ayant trouvé un passage à l’aide d’un paysan et encore plus de lui-même, il fit seul toute la disposition de l’attaque et l’exécuta glorieusement le 9 mars 1629. J’ai ouï conter à mon père, qui fut toujours auprès de sa personne, qu’il mena lui-même ses troupes aux retranchements et qu’il les escalada à leur tête, l’épée à la main et poussé par les épaules pour escalader sur les roches et sur les tonneaux et sur les parapets.

Sa victoire fut complète. Suse fut emportée après, ne pouvant se soutenir devant le vainqueur. Mais ce que je ne puis assez m’étonner de ne trouver point dans les histoires de ces temps-là, et que mon père m’a raconté comme l’ayant vu de ses deux yeux, c’est que le duc de Savoie éperdu vint à la rencontre du roi, mit pied à terre, lui embrassa la botte et lui demanda grâce et pardon ; que le roi, sans faire aucune mine de mettre pied à terre, lui accorda en considération de son fils et plus encore de sa sœur, qu’il avoit eu l’honneur d’épouser. Ce furent les termes du roi à M. de Savoie.

On sait combien il tâcha d’en abuser aussitôt après qu’il se vit délivré de la présence d’un prince qui ne devoit un si grand succès qu’à sa ferme volonté de le remporter, à ses travaux pour y parvenir et à son épée pour en remporter tout le prix et la gloire, et combien ce duc en fut châtié par le prompt retour du roi. Mais depuis cette humiliation de Charles-Emmanuel, ce prince, si longuement et si dangereusement compté dans toute l’Europe, qui s’étoit emparé du marquisat de Saluces pendant les derniers désordres de la Ligue sous Henri III, qui avoit donné tant de peine à Henri IV régnant et affermi dans la paix, et qui n’avoit pu être forcé à rendre ce fameux vol à un roi si guerrier, Charles-Emmanuel, dis-je, depuis son humiliation, ne parut plus en public de dépit et de honte, s’enferma dans son palais, n’y vit que ses ministres, pour les ordres seulement qu’il avoit à leur donner, et son fils des moments nécessaires, aucun de ses domestiques, que les plus indispensables et pour le service personnel seulement dont il ne put se passer. Il mourut enfin de honte et de douleur le 26 juillet 1630, c’est-à-dire treize mois après. C’est ainsi que Louis XIII sut protéger le nouveau duc de Mantoue, auparavant son sujet, et l’établir et le maintenir dans les États que la nature et la loi lui donnoient, malgré la maison d’Autriche, celle de Savoie et toutes leurs armées.

Pour en revenir à Nyert, le roi à son retour continua de s’en amuser. Mon père, qui étoit l’homme du monde le mieux faisant, vit jour à sa fortune. Il demanda à M. de Mortemart s’il trouveroit bon que le roi le prît à lui, et ce seigneur, qui aimoit Nyert, y consentit ; mon père ne tarda pas à le donner au roi, et, assez peu de temps [après], le fit premier valet de chambre.

Il est difficile d’avoir un peu lu des histoires et des Mémoires du règne de Louis XIII et de la minorité du roi son fils, sans y avoir vu M. de Chavigny faire d’étranges personnages auprès du roi, du cardinal de Richelieu, des deux reines, de Gaston, à qui, bien que secrétaire d’État, il ne fut donné pour chancelier, malgré ce prince, que pour être son espion domestique. Il ne se conduisit pas plus honnêtement après la mort du roi, avec les principaux personnages, avec la reine, avec le cardinal Mazarin, avec M. le Prince, père et fils, avec la Fronde, avec le parlement, et ne fut fidèle à pas un des partis qu’autant que son intérêt l’y engagea. Sa catastrophe ne le corrigea point. Ramassé par M. le Prince, il le trompa enfin, et il fut découvert au moment qu’il s’y attendoit le moins. M. le Prince, outré de la perfidie d’un homme qu’il avoit tiré d’une situation perdue, éclata et l’envoya chercher. Chavigny, averti de la colère de M. le Prince, dont il connoissoit l’impétuosité, fit le malade et s’enferma chez lui ; mais M. le Prince, outré contre lui, ne tâta point de cette nouvelle duperie, et partit de l’hôtel de Condé suivi de l’élite de cette florissante jeunesse de la cour qui s’étoit attachée à lui, et dont il étoit peu dont les pères et eux-mêmes n’eussent éprouvé ce que Chavigny savoit faire, et qui ne s’étoient pas épargnés à échauffer encore M. le Prince. Il arriva, ainsi escorté, chez Chavigny, à qui il dit ce qui l’amenoit, et qui, se voyant mis au clair, n’eut recours qu’au pardon. Mais M. le Prince, qui n’étoit pas venu chez lui pour le lui accorder, lui reprocha ses trahisons sans ménagement, et l’insulta par les termes et les injures les plus outrageants ; les menaces les plus méprisantes et les plus fâcheuses comblèrent ce torrent de colère, et Chavigny de rage et du plus violent désespoir. M. le Prince sortit après s’être soulagé de la sorte en si bonne compagnie. Chavigny, perdu de tous côtés, se vit ruiné, perdu sans ressource et hors d’état de pouvoir se venger. La fièvre le prit le jour même et l’emporta trois jours après.

Tel fut l’ennemi de mon père, qui lui coûta cher par deux fois. Il étoit secrétaire d’État et avoit la guerre dans son département. Soit sottise, soit malice, il pourvut fort mal les places de Picardie, dont les Espagnols surent bien profiter en 1636 qu’ils prirent Corbie. Mon père avoit un oncle qui commandoit à la Capelle, et qui demandoit sans cesse des vivres et surtout des munitions, dont il manquoit absolument. Mon père en parla plusieurs fois à Chavigny, puis au cardinal de Richelieu, enfin au roi, sans avoir pu obtenir le moindre secours. La Capelle, dénuée de tout, tomba comme les autres places voisines. On a vu plus haut que le courage d’esprit et de cœur de Louis XIII ne laissa pas jouir longtemps ses ennemis de leurs avantages ; mais naturellement ennemi de la lâcheté, et plein encore du péril que l’État avoit couru par la prompte chute des places de Picardie, il en voulut châtier les gouverneurs à son retour à Paris. Chavigny l’y poussoit. Il étoit lors dans la plus grande confiance du cardinal de Richelieu ; il lui donna de l’ombrage de la faveur de mon père et le fit consentir à s’en délivrer, quoique autrefois cette même faveur l’eût sauvé. L’oncle de mon père fut donc attaqué comme les autres. Mon père ne put souffrir cette injustice. Il fit souvenir des efforts inutiles qu’il avoit faits pour faire envoyer des munitions à son oncle, il prouva qu’il en manquoit entièrement ; mais le parti étoit pris et on aigrit le roi de l’aigreur de mon père, qui avoit éclaté contre Chavigny et parlé hautement au cardinal qui le protégeoit. Piqué à l’excès, et surtout de trouver pour la première fois de sa vie le roi différent pour lui de ce qu’il l’avoit toujours éprouvé, il lui demanda la permission de se retirer à Blaye, et il fut pris au mot. Il s’y en alla donc au commencement de 1637, et il y demeura jusqu’à la mort du cardinal de Richelieu. Dans cet éloignement, le roi lui écrivit souvent et presque toujours en un langage qu’ils s’étoient composé pour se parler devant le monde sans en être entendus, et j’en ai encore beaucoup de lettres, avec un grand regret d’en ignorer le contenu.

Le goût du roi ne put être émoussé par l’absence, et la confiance subsista telle qu’il ordonna à mon père d’aller trouver M. le Prince en Catalogne en 1639, et de lui rendre compte en leur langage de ce qui s’y passeroit. Il s’y distingua extrêmement par sa valeur, et il fut toujours considéré dans cette armée, non seulement comme l’ami particulier de M. le Prince, mais comme l’homme de confiance du roi, bien que éloigné de lui. L’année d’auparavant, il avoit commandé la cavalerie sous le même prince de Condé, au siège de Fontarabie ; avec la même confiance du roi et le même bonheur pour lui-même, en une occasion où le mauvais succès ne laissa d’honneur à partager qu’entre si peu de personnes. Mon père, toujours soutenu par ce commerce direct avec le roi, et inintelligible à tous autres, et par deux expéditions de suite, où il fut si honorablement employé, passa ainsi quatre ans à Blaye et fut rappelé par une lettre du roi qu’il lui envoya par un courrier, lors de la dernière extrémité du cardinal de Richelieu. Mon père se rendit aussitôt à la cour où il fut mieux que jamais, mais dont il ne put sentir la joie, par l’état où il trouva le roi, qui ne vécut plus que quelques mois.

On sait avec quel courage, quelle solide piété, quel mépris du monde et de toutes ses grandeurs, dont il étoit au comble, quelle présence et quelle liberté d’esprit, il étonna tout ce qui fut témoin de ses derniers jours, et avec quelle prévoyance et quelle sagesse il donna ordre à l’administration de l’état après lui, dont il fit lire toutes les dispositions devant tous les princes du sang, les grands, les officiers de la couronne et les députés du parlement, mandés exprès dans sa chambre, en présence de son conseil. Il connoissoit trop les esprits des personnes qui nécessairement après lui se trouveroient portées de droit au timon des affaires, pour ne leur laisser la disposition que de celles qu’il ne pouvoit pas faire avant de mourir. Il dicta donc un long écrit à Chavigny de ses dernières volontés les plus particulières, et il y remplit tout ce qui vaquoit.

Il n’y avoit point de grand écuyer depuis la mort funeste de Cinq-Mars ; cette belle charge fut donnée à mon père : l’écrit dicté à Chavigny fut lu tout haut devant tout le monde, comme les dispositions concernant l’État l’avoient été, mais non devant le même nombre ni avec les mêmes cérémonies. Tout ce que le roi en put défendre pour ses obsèques le fut étroitement, et comme il s’occupoit souvent de la vue de Saint-Denis, que ses fenêtres lui découvroient de son lit, il régla jusqu’au chemin de son convoi pour éviter le plus qu’il put à un nombre de curés de venir à sa rencontre, et il ordonna jusqu’à l’attelage qui devoit mener son chariot avec une paix et un détachement incomparables, un désir d’aller à Dieu, et un soin de s’occuper toujours de sa mort, qui le fit descendre dans tous ces détails.

Mon père, éperdu de douleur, ne put répondre au roi qui lui apprit qu’il l’avoit fait grand écuyer, que par se jeter sur ses mains et les inonder de ses larmes, ni autrement que par elles aux compliments qu’il en reçut. Sa douleur lui déroba sans doute une infinité de grandes choses qui, dans le détail, se passèrent dans les derniers temps de la vie de son maître, et c’est sans doute ce qui m’a empêché de savoir par lui ce que j’ai appris de Priolo.

C’étoit un noble Vénitien, né en France d’un père exilé de sa patrie, et qui s’attacha au duc de Longueville, qui à la mort de Louis XIII venoit d’épouser en secondes noces la fille de M. le Prince qui a fait tant de bruit dans le monde, parmi les troubles et les guerres civiles de la jeunesse de Louis XIV. Priolo a fait une histoire latine de cette minorité, dont l’extrême élégance est la moindre partie. On y voit un homme extrêmement instruit et souvent acteur, traitant lui-même avec la reine et avec le cardinal Mazarin, pour ceux à qui il étoit attaché, et avec tous les personnages, dont il fait des portraits parfaitement ressemblants. On voit dans cet ouvrage qu’il avoit toute la confiance de son parti, qu’il y influoit par ses conseils, qu’il avoit une pénétration profonde, une grande probité, et l’amour de la vérité ; et l’exactitude à la transmettre à la postérité s’y faisoit sentir partout, jusque dans les choses les moins avantageuses, et qu’il auroit pu cacher des fautes et des faiblesses des personnes à qui il étoit attaché. Dès les premières pages de son histoire, qu’il commence à la mort de Louis XIII, et qu’il décrit courtement, mais avec des traits admirables pour ce prince, il rapporte un fait merveilleux, et qu’il étoit en situation d’avoir appris sur-le-champ de M. le Prince même et de M. de Longueville. Parlant du roi qui mourut le lendemain[1] : Condæum intuitus, dit-il livre Ier, page 17, Filius tuus, inquit, insignem victoriam reportavit (comme les prophètes, ce qui va arriver comme déjà passé)…. Id ante efflatam animam, Ludov. magis præsagio, quam mentis alienatæ signum dedit. Gast. Aurel. fratrem unicum serio monuit, etc…. Quæ toties concionatoribus intonata reticeo. Nullus mortalium nec antiquorum nec recentiorum fatum ultimum tam intrepide excepit.

Pour revenir à mon père et à sa nouvelle charge, il en fit les fonctions aux obsèques du roi, et il m’a souvent dit qu’en jetant l’épée royale dans le caveau, il fut au moment de s’y jeter lui-même. Il ne pensoit qu’à sa douleur, et ses amis le pressoient d’envoyer chercher ses provisions de grand écuyer sans qu’ils le pussent distraire. À la fin pourtant il y envoya ; ce fut inutilement : elles n’étoient pas, disoit-on, expédiées.

Le crime rend honteux, on ne l’avoue que le plus tard qu’on peut ; cependant, après plusieurs mois, il apprit que Chavigny avoit laissé son nom en blanc, bien sûr que le roi, en l’état extrême où il se trouvoit lorsqu’il lui dicta ses dernières dispositions, signeroit sans lire, ainsi qu’il arriva ; que Chavigny avoit été trouver la reine, auprès de laquelle il s’étoit fait un mérite de sa scélératesse, pour lui laisser la disposition de la charge de grand écuyer, dont il rempliroit le nom à son choix, afin que celui à qui elle donneroit cet office de la couronne, mon père ou un autre, lui en eût l’obligation entière, et qu’elle pût s’acquérir une créature considérable par ce grand bienfoit à l’entrée de sa régence. Chavigny n’ignoroit pas que l’aversion que la reine avoit pour le roi s’étendoit à tout ce qu’il aimoit, même sans autre cause, et qu’avec ce détour mon père ne seroit point grand écuyer. La comtesse d’Harcourt, quoique nièce du cardinal de Richelieu, avoit depuis longtemps trouvé grâce devant elle, et les moyens de se mettre intimement bien avec elle, ce qui a duré jusqu’à sa mort. Elle fut bien avertie, et le comte d’Harcourt fut grand écuyer.

À cette nouvelle on peut juger de l’indignation de mon père ; la reine lui étoit trop respectable, et Chavigny trop vil : il envoya appeler le comte d’Harcourt. Les exploits et la valeur de celui-ci mettoient sa réputation au-dessus du refus d’un combat particulier, dont la cause étoit si odieuse. Il avertit la reine qui leur envoya à chacun un exempt des gardes du corps. Elle n’oublia rien pour apaiser ou plutôt pour tromper mon père. Les amis communs s’entremirent ; tout fut inutile, et mon père, sans s’emporter, persévéra toujours à vouloir tirer raison de cette iniquité l’épée à la main. Il n’y put parvenir, et les exempts des gardes du roi demeurèrent auprès d’eux fort longtemps et tant qu’ils furent à portée l’un de l’autre. Désespérant enfin de se pouvoir satisfaire, mon père s’en alla à Blaye et mit en vente la seule charge qui lui restoit, qui étoit celle de premier écuyer.

Lors de ce grand vacarme, qui fit tant de bruit dans le monde, du commerce et des intelligences de la reine avec l’Espagne, où la reine, par l’ordre du roi, fut fouillée jusque dans son sein, au Val-de-Grâce, par le chancelier Séguier, qui par sa politique conduite en cette occasion s’assura pour toujours de la faveur de la reine sans se commettre avec le roi ni avec le cardinal de Richelieu, tout ce qui étoit le plus alors dans la confidence prit la fuite ou fut chassé. Mme de Senecey, sa dame d’honneur, le fut chez elle à Randan en Auvergne, et Mme de Brassac, tante paternelle de M. de Montausier, fut mise en sa place. Mme de Chevreuse s’enfuit en Flandre, et Beringhen, premier valet de chambre du roi après son père, se sauva à Bruxelles. C’étoit un homme d’esprit et d’intrigue, et le plus avant dans celle-là, parce qu’il étoit sur le pied qu’on pouvoit se fier à son secret et à sa parole.

Dès que la reine fut veuve et régente, son premier soin fut de rappeler et récompenser ses martyrs. Mme de Chevreuse accourut comptant tout gouverner, et y fut trompée. Mme de Brassac fut congédiée, et Mme de Senecey rétablie, et pour dédommagement, la comtesse de Fleix, sa fille, eut sa survivance : elles jouirent toutes deux de toute la confiance et de la plus intime faveur de la reine le reste de sa vie, devinrent duchesses, et avec elles, M. de Foix, fils de la comtesse de Fleix, duc et pair.

Beringhen reçut à Bruxelles un courrier de la reine, et arriva auprès d’elle dans les premiers jours de sa puissance. Il fut de tous le plus prodigieusement récompensé : je dis avec raison prodigieusement.

Henri IV, tout au commencement de son règne, lors très-mal affermi, passoit pays à cheval avec une très-petite suite, et s’arrêta chez un gentilhomme pour faire repaître ses chevaux, manger un morceau, et gagner pays : c’étoit en Normandie et il ne le connoissoit point. Ce gentilhomme le reçut le mieux qu’il put dans la surprise, et le promena par sa maison en attendant que le dîner fût prêt. Il étoit curieux en armes et en avoit une chambre assez bien remplie. Henri IV se récria sur la propreté dont elles étoient tenues, et voulut voir celui qui en avoit le soin. Le gentilhomme lui dit que c’étoit un Hollandois qu’il avoit à son service, et lui montra le père de Beringhen. Le roi le loua tant et dit si souvent qu’il seroit bien heureux d’avoir des armes aussi propres, que quelques-uns de sa suite comprirent qu’il avoit envie du Hollandois et le dirent au gentilhomme. Celui-ci, ravi de faire sa cour au roi et plaisir à son domestique, le lui offrit, et après quelques compliments, le roi lui avoua qu’il lui faisoit plaisir. Beringhen eut le même soin des armes du roi, lui plut par là, et en eut à la fin une charge de premier valet de chambre qu’il fit passer à son fils.

Ce fils avoit perdu cette charge par sa fuite. Chamarande, père de l’officier général, en étoit pourvu ; il s’étoit si bien conduit que la reine n’eut point envie de le chasser, et Beringhen lui-même en avoit encore moins. Il avoit affaire à une femme qu’il avoit complètement servie, et pour laquelle il avoit été perdu, et au premier ministre qui ne connoissoit les états que pour en vouloir la confusion, et qui, dans la primeur de son règne, vouloit flatter celle par qui il régnoit, et s’acquérir des créatures importantes dans son plus intérieur. Beringhen en sut profiter, et de premier valet de chambre fugitif osa lever les yeux sur la charge de premier écuyer, et il l’osa avec succès. La reine en fit son affaire, et l’obtint de mon père pour quatre cent mille livres et vingt mille livres de pension du roi, dont il n’a de sa vie touché que la première année. Défait d’une charge qui ne faisoit plus que lui peser, et ayant perdu mon grand-père la même année que Louis XIII, il fut longtemps à se pouvoir résoudre de recommencer à vivre avec ses amis.

Il étoit fort attaché à son père et à sa mère qu’il alloit voir toutes les semaines au Plessis près de Senlis, tant que le roi demeuroit à Paris et à Saint-Germain, et ils jouirent pleinement de sa fortune. Revenu de Blaye, son frère aîné, qui avoit grand pouvoir sur son esprit, le pressa de se marier ; lui-même l’étoit dès 1634 à la sœur du duc d’Uzès, dont il n’eut point d’enfants. Elle étoit veuve de M. de Portes, du nom de Budos, vice-amiral, chevalier de l’ordre, tué au siège de Privas, frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la Princesse et du duc de Montmorency, comme je l’ai dit plus haut. Il avoit laissé deux filles extrêmement différentes, une Lia et une Rachel. L’aînée étoit également laide, méchante, glorieuse, artificieuse ; la cadette, belle et agréable au possible, avec une douceur, une bonté et des agréments qui ne firent que rehausser sa vertu, et qui la firent aimer de tout le monde. Ce fut elle que mon père choisit ; il l’épousa chez mon oncle, à la Versine près Chantilly, en septembre 1644 ; et Mlle de Portes, sa sœur aînée, ne leur pardonna jamais. Ces deux sœurs étoient cousines germaines de Mme la Princesse, mère du héros, de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville, avec qui, et surtout avec M. le Prince le père et Mme la Princesse, ce mariage lia mon père de plus en plus.

Le voisinage de la cour ne pouvoit être agréable à mon père après la perte de son maître, et sous une régente qui lui avoit ravi la charge de grand écuyer. Il songea donc bientôt à s’en retourner à Blaye, où il vivoit en grand seigneur, aimé et recherché de tout ce qu’il y avoit de plus distingué à Bordeaux et dans les provinces voisines. Il s’y retira donc bientôt après pour n’en revenir de longtemps. Tandis qu’il y étoit, les cartes se brouillèrent à diverses reprises, et enfin on vit M. le Prince armé contre la cour, et la guerre civile allumée. M. son père étoit mort, mais il avoit conservé les mêmes liaisons avec mon père, et Mme de Longueville aussi. De cette situation avec eux et tout opposée avec la cour, ils ne doutèrent pas d’avoir Blaye en leur disposition et par les mesures qui leur réussirent en Guyenne et dans les provinces voisines, disposant de Blaye, ils ne comptoient pas moins et avec raison que partager le royaume à la rivière de Loire.

Les armes levées, mon père sourd à leurs prières songea à se fortifier. Les messages et les lettres redoublèrent inutilement. Ni l’amitié, ni l’honneur de l’alliance si proche, ni le dépit amer contre la reine ne purent rien obtenir. À bout d’espérances, ils tentèrent les plus grandes avances du côté de l’Espagne. La grandesse et beaucoup d’établissements lui furent proposés directement de la part du roi d’Espagne, qui furent également rejetés. Enfin, un second message arriva de sa part à Blaye, muni de lettres de créance, comme la première fois, et d’une lettre de plus à mon père avec des propositions encore plus fortes. Dès que le porteur se fut découvert à mon père, il jugea que c’étoit trop, et sur-le-champ assembla son état-major et tous les officiers de sa garnison avec ce qui se trouva de ses amis du voisinage dans Blaye. Là, il leur présenta l’homme du roi d’Espagne, leur montra les lettres qu’il portoit, que mon père n’avoit point voulut décacheter, exposa sa mission en sa présence, puis lui dit que, sans le respect qu’il vouloit garder à une tête couronnée, frère de la reine mère, il le feroit jeter en ce moment même dans la Gironde avec un boulet aux pieds, mais qu’il eût à se retirer sur-le-champ avec ses lettres et ses propositions, qui ne tenteroient jamais un homme de bien, et qu’il retint bien, pour en avertir où il appartenoit, que si on se jouoit encore à lui envoyer quelqu’un avec des commissions semblables il ne ménageroit plus rien et le feroit jeter dans la rivière. Aussi n’y renvoya-t-on plus.

Mais M. le Prince et tout son parti firent les hauts cris, et, ce qui est remarquable, jamais ni lui ni les siens ne l’ont pardonné à mon père, tant ils l’avoient belle s’ils eussent pu l’entraîner ! Cependant mon père fit fondre force canons, pour remplacer celui que la cour lui demanda faute d’autre, mit cinq cents gentilshommes bien armés dans Blaye, habilla et paya la garnison, et fut dix-huit mois comme bloqué en cet état sans avoir jamais rien voulu prendre sur le pays. Aussi contracta-t-il de grandes dettes dont il a été incommodé toute sa vie, et dont je me sens encore ; tandis que toutes celles que M. le Prince, M. de Bouillon et bien d’autres avoient faites contre le roi et l’État, ont été très-bien payées, et plus encore par le roi même, dans la suite des temps. Mais ce n’est pas tout : mon père qui avoit beaucoup d’amis dans le parlement et dans la ville de Bordeaux, étoit exactement averti, toutes les marées, de tout ce qu’il s’y passoit de plus secret et en faisoit part à la cour, et pendant ces malheureux temps il rendit les plus importants services.

La cour s’étoit avancée à l’entrée de la Guyenne, suivie d’une armée commandée par le comte d’Harcourt, si grandement payé d’avance pour la bien servir, et si capable par lui-même de le bien faire, mais il étoit de la maison de Lorraine et issu des Guise, et voici le contraste : il ne songea qu’à profiter de l’embarras de la cour et du désordre de l’État, pour se rendre maître de l’Alsace et de Brisach, et les joindre à la Lorraine. Sa partie faite il se dérobe de l’armée, perce le royaume nuit et jour et arrive aux portes de Brisach. Comme quoi il manqua de réussir se trouve dans tous les Mémoires de ces temps-là, et n’est pas matière aux miens. Je me contente de rapporter la belle gratitude du grand écuyer, fait tel aux dépens de mon père, à quoi il faut encore ajouter qu’il tira de ce crime le gouvernement d’Anjou, mis pour lui sur le pied des grands gouvernements, pour vouloir bien rentrer dans l’obéissance ; et que la charge et le gouvernement, toujours sur ce grand pied ont passé l’un et l’autre à sa postérité. Voici et en même temps la contrepartie :

La reine et le cardinal Mazarin charmés de la fidélité et des importants services de mon père, jugèrent qu’il étoit à propos de le récompenser pour le bon exemple, ou peut-être de s’en assurer de plus en plus. Pour cela ils lui écrivirent l’un et l’autre en des termes si obligeants qu’ils faisoient sentir leur détresse, et lui dépêchèrent le marquis de Saint-Mégrin chargé de ces lettres et, de plus, d’une autre de créance sur ce dont il étoit chargé de leur part. Saint-Mégrin portoit à mon père le bâton de maréchal de France, à son choix, ou le rang de prince étranger sous le prétexte de la maison de Vermandois, du sang de Charlemagne, dont nous sortons au moins par une femme, sans contestation quelconque. Mon père refusa l’un et l’autre. Saint-Mégrin, qui étoit son ami, lui représenta que, le péril passé, il n’auroit rien, et qu’il y avoit de la folie à ne pas accepter une si belle offre, qui a été toute l’ambition des Bouillon. « Je m’y attends bien, répondit résolument mon père, et je les connois trop pour en douter. Je compte aussi que bien des gens se moqueront de moi ; mais il ne sera pas dit qu’un rang de prince étranger, ni un bâton de maréchal de France terniront ma gloire et attaqueront mon honneur. Si j’accepte on ne doutera jamais qu’on ne m’ait retenu dans mon devoir par une grâce, et je n’y consentirai jamais. »

Trois jours entiers se passèrent en cette dispute, sans jamais pouvoir être ébranlé. Il répondit respectueusement à la reine, mais sèchement dans le sens qu’il avoit fait à Saint-Mégrin, et ajouta, pour qu’elle n’en prît rien pour elle, qu’il ne manqueroit jamais au fils ou à la veuve de son maître. Il en manda autant au cardinal Mazarin, mais avec hauteur. Cet Italien n’étoit pas fait pour admirer une action si grande. Dira-t-on de plus qu’elle étoit trop au-dessus de la portée de la reine ? Il arriva ce que Saint-Mégrin avoit prédit : le péril passé, on n’y songea plus, mais mon père aussi ne fit l’honneur à l’un ni à l’autre de les en faire souvenir. Il continua ses dépenses et ses services avec le même zèle jusqu’à la fin des troubles. Et voilà comment Louis XIII lui avoit bien prédit tout l’usage et le grand parti qui se pouvoit tirer de Blaye, lorsqu’il lui en donna le gouvernement.

Il faut maintenant dire qui étoit Saint-Mégrin. Il s’appeloit Esthuert, et par une héritière de Caussade il en joignoit le nom au sien. C’étoit un fort homme d’honneur quoique très-bien avec la reine mère. Il avoit eu les chevau-légers de la garde, et les avoit cédés à son fils, qui avoit aussi ceux de la reine mère. Ce fils fut un jeune favori du temps, avec du mérite, qui avoit fort servi pour son âge, et qui avoit commandé une armée en Catalogne : il fut tué au combat de la porte Saint-Antoine. La reine en fut fort affligée et le cardinal aussi ; ils le firent enterrer dans l’abbaye de Saint-Denis. Sa veuve sans enfants a été depuis duchesse de Chaulnes, femme de l’ambassadeur et gouverneur de Bretagne ; la sœur de ce jeune favori épousa M. du Broutay, du nom de Quelen, dont elle a eu postérité ; elle se remaria à La Vauguyon, ambassadeur en Espagne et ailleurs, chevalier de l’ordre en 1688, dont il sera bientôt parlé, et n’en a point eu d’enfants. Il prit ce nom d’une terre de sa femme en l’épousant. Son nom étoit Betoulat, et il portoit celui de Fromenteau. Saint-Mégrin, père de cette femme et du jeune favori, qu’il survécut longtemps, étoit gendre du maréchal de Roquelaure, et grand sénéchal de Guyenne. Il fut chevalier de l’ordre en 1661, et mourut en 1675, à quatre-vingt-trois ans.

La majorité, le sacre, le mariage du roi, mon père les passa tous à Blaye, et en cette dernière occasion il reçut magnifiquement la cour. Longtemps après il revint vivre avec ses amis à Paris ; il en avoit beaucoup, et des gens les plus considérables, fruits de sa modestie, de n’avoir jamais fait mal à personne, et du bien tant qu’il avoit pu pendant sa faveur. De son mariage il n’eut qu’une fille unique parfaitement belle et sage, qu’il maria au duc de Brissac, frère de la dernière maréchale de Villeroy. Ce fut elle qui, sans y penser, affubla MM. de Brissac de ce bonnet qu’ils ont mis, et, à leur exemple, que MM. de La Trémoille et de Luxembourg ont imité depuis, et avec autant de raison les uns que les autres. Ma sœur étoit à Brissac avec la maréchale de La Meilleraye, tante paternelle de son mari, extrêmement glorieuse et folle surtout de sa maison. Elle promenoit souvent Mme de Brissac dans une galerie où les trois maréchaux étoient peints avec le célèbre comte de Brissac, fils aîné du premier des trois, et autres ancêtres de parure, que la généalogie auroit peine à montrer. La maréchale admiroit ces grands hommes, les saluoit et leur faisoit faire des révérences par sa nièce. Elle qui étoit jeune et plaisante avec de l’esprit, se voulut divertir au milieu de l’ennui qu’elle éprouvoit à Brissac, et tout à coup se mit à dire à la maréchale : « Ma tante, voyez donc cette bonne tête ! il a l’air de ces anciens princes d’Italie, et je pense que si vous cherchiez bien, il se trouveroit qu’il l’a été. — Mais que vous avez d’esprit et de goût, ma nièce ! s’écria la maréchale ; je pense en vérité que vous avez raison. » Elle regarde ce vieux portrait, l’examine, ou en fait le semblant, et tout aussitôt déclare le bonhomme un ancien prince d’Italie, et se hâte d’aller apprendre cette découverte à son neveu qui n’en fit que rire. Peu de jours après elle trouva inutile d’être descendue d’un ancien prince d’Italie, si rien n’en rappeloit le souvenir. Elle imagine le bonnet des princes d’Allemagne avec quelque petite différence dérobée par la couronne qui l’enveloppe, envoie chercher furtivement un peintre à Angers et lui fait mettre ce bonnet aux armes de leurs carrosses. M. et Mme de Brissac l’apprirent bientôt. Ils en rirent de tout leur cœur. Mais le bonnet est demeuré et s’est appelé longtemps parmi eux le bonnet de ma tante.

Ce mariage ne fut jamais uni, le goût de M. de Brissac étoit trop italien. La séparation se fit entre les mains de M. le Prince, homologuée au parlement ; et M. le Prince demeura dépositaire de papiers trop importants sur ce fait au duc de Brissac, pour qu’il ne craignît pas infiniment qu’ils fussent remis au greffe du parlement, comme M. le Prince s’obligea de les y remettre au cas que M. de Brissac voulût contrevenir à aucune des conditions de la séparation.

Ma sœur mourut en février 1684, et me fit son légataire universel. Mme sa mère étoit morte comme elle de la petite vérole dès 1670 (et toutes deux à Paris), comme désignée dame d’honneur de la reine. Mme de Montausier, qui l’étoit, étoit lors tombée dans cette étrange maladie de corps et d’esprit qui faisoit attendre sa fin tous les jours, et qui dura pourtant plus qu’on ne pensoit, et au delà de la vie de la première femme de mon père.

Quelque affligé que mon père en fût, la considération de n’avoir point de garçon l’engagea, quoique vieux, à se remarier. Il chercha une personne dont la beauté lui plût, dont la vertu le pût rassurer, et dont l’âge fût le moins disproportionné au sien qu’il fût possible. Il ne trouva toutes ces choses si difficiles à rassembler que dans ma mère, qui étoit avec Mlle de Pompadour, depuis Mme de Saint-Luc, auprès de la duchesse d’Angoulême. Elles étoient lasses du couvent, et leurs mères n’aimoient point à les avoir auprès d’elles. Toutes deux étoient parentes de Mme d’Angoulême, fille de M. de La Guiche, chevalier de l’ordre et grand maître de l’artillerie, et veuve, qui les prit avec elle, et chez qui elles furent toutes deux mariées.

Ma mère étoit L’Aubépine, fille du marquis d’Hauterive, lieutenant général des armées du roi et des états généraux des Provinces-Unies, et colonel général des troupes françaises à leur service. La catastrophe du garde des sceaux de Châteauneuf, son frère aîné, mis au château d’Angoulême, lui avoit coûté l’ordre, auquel il étoit nommé pour la Pentecôte suivante de 1633, et le bâton de maréchal de France, qui lui étoit promis. M. de Charost devant qui le cardinal de Richelieu donna l’ordre d’arrêter les deux frères, qui avoit porté le mousquet en Hollande sous mon grand-père, comme presque toute la jeune noblesse de ces temps-là, et qui l’appeloit toujours son colonel, se déroba et vint l’avertir comme il jouoit avec les filles d’honneur de la reine. Mon grand-père ne fit aucun semblant de rien ; mais un moment après, feignant un besoin pressant, il demanda permission de sortir pour un instant, alla prendre le meilleur cheval de son écurie, et se sauva en Hollande. Il étoit dans la plus intime confidence du prince d’Orange qui lui donna le gouvernement de Breda. Il avoit épousé l’héritière de Ruffec, de la branche aînée de la maison de Voluyre, dont la mère étoit sœur du père du premier duc de Mortemart ; elle étoit fort riche. Mon grand-père passa une grande partie de sa vie en Hollande, et mourut à Paris en 1670.

Le second mariage de mon père se fit la même année en octobre. Il eut tout lieu d’être content de son choix ; il trouva une femme toute pour lui, pleine de vertu, d’esprit et d’un grand sens, et qui ne songea qu’à lui plaire et à le conserver, à prendre soin de ses affaires et à m’élever de son mieux. Aussi ne la voulut-il que pour lui. Lorsqu’on mit des dames du palais auprès de la reine au lieu de ses filles d’honneur, Mme de Montespan qui aimoit ses parents (c’en étoit encore la mode) obtint une place pour ma mère, qui ne se doutoit de rien moins, et le lui manda. Le gentilhomme qui vint de sa part la trouva sortie, mais on lui dit que mon père ne l’étoit pas. Il demanda donc à le voir, et lui donna la lettre de Mme de Montespan pour ma mère. Mon père l’ouvrit et tout de suite prit une plume, remercia Mme de Montespan, et ajouta qu’à son âge il n’avoit pas pris une femme pour la cour, mais pour lui, et remit cette réponse au gentilhomme. Ma mère, de retour, apprit la chose par mon père. Elle y eut grand regret, mais il n’y parut jamais.

Avant de finir ce qui regarde mon père, je me souviens de deux aventures d’éclat que j’aurois dû placer plus haut et longtemps avant son second mariage. Un dévolu, sur un bénéfice, fut cause de la première qui fit un procès entre un parent de M. de Vardes et un de mon père. Chacun soutint son parent avec chaleur, et les choses allèrent si loin, que M. le Prince prit leurs paroles. Longtemps après et l’affaire assoupie, M. le Prince la leur rendit comme à des gens qui n’ont plus rien à démêler. Cette affaire leur étoit demeurée sur le cœur, et bien plus encore à Vardes qui, après avoir laissé écouler quelque temps, convint avec mon père de se battre à la porte Saint-Honoré, sur le midi, lieu alors fort désert, et que, pour que ce combat parût une rencontre et par l’heure et par tout le reste, le carrosse de M. de Vardes couperoit celui de mon père, et que les maîtres, prenant la querelle des cochers, mettroient pied à terre avec chacun un second et se battroient là tout de suite. C’étoit pendant la régence, et en des âges fort inégaux. Le matin, mon père alla voir M. le Prince et plusieurs des premiers magistrats de ses amis, et finit par le Palais-Royal faire sa cour à la reine. Il affecta d’en sortir avec le maréchal de Grammont, et d’aller avec lui faire des visites au Marais. Comme ils descendoient ensemble le degré, mon père feignit d’avoir oublié quelque chose en haut, s’excuse et remonte, puis redescend, trouve La Roque Saint-Chamarant, très-brave gentilhomme qui lui étoit fort attaché et qui commandoit son régiment de cavalerie, qui lui devoit servir de second, monte avec lui en carrosse, et s’en vont à la porte Saint-Honoré. Vardes, qui attendoit au coin d’une rue, joint le carrosse de mon père, le frôle, le coupe ; coups de fouet de son cocher et riposte de celui de mon père ; têtes aux portières ; ils arrêtent, et pied à terre. Ils mettent l’épée à la main. Le bonheur en voulut à mon père ; Vardes tomba et fut désarmé. Mon père lui voulut faire demander la vie ; il ne le voulut pas. Mon père lui dit qu’au moins il le balafreroit ; Vardes l’assura qu’il étoit trop généreux pour le faire, mais qu’il se confessoit vaincu. Alors mon père le releva et alla séparer les seconds. Le carrosse de mon père se trouvant par hasard le plus proche, Vardes parut pressé d’y monter. Mon père et La Roque Saint-Chamarant y montèrent avec lui, et le ramenèrent chez lui. Il se trouva mal en chemin, et blessé au bras. Ils se séparèrent civilement en braves gens, et mon père s’en alla chez lui.

Mme de Châtillon, depuis de Meckelbourg[2], logeoit dans une des dernières maisons, près de la porte Saint-Honoré, qui, au bruit des carrosses et des cochers, mit la tête à la fenêtre et vit froidement tout le combat. Il ne tarda pas à faire grand bruit. La reine, Monsieur, M. le Prince et tout ce qu’il y avoit de plus distingué, envoyèrent chez mon père, qui, peu après, alla au Palais-Royal et trouva la reine au cercle : on peut croire qu’il y essuya bien des questions et que ses réponses étoient bien préparées. Pendant qu’il recevoit tous ces compliments, Vardes avoit été conduit à la Bastille, par ordre de la reine, et y fut dix ou douze jours. Mon père ne cessa de paroître à la cour et partout, et d’être bien reçu partout. Telle fut la fin de cette affaire qui ne passa jamais que pour ce qu’elle parut, et Vardes pour l’agresseur. Il eut un grand chagrin de son triste succès, et un dépit amer de la Bastille. Oncques depuis il n’a revu mon père qu’à la mort ; à la vérité sa disgrâce le tint bien des années en Languedoc. Son retour fut de peu d’années ; il mourut à Paris, en 1688, d’une fort longue maladie. Sur la fin, il envoya prier mon père de l’aller voir. Il se raccommoda parfaitement avec lui et le pria de revenir ; mon père y retourna souvent, et le vit toujours dans le peu qu’il vécut depuis.

L’autre aventure étoit pour finir comme celle-ci, mais elle se termina plus doucement. Il parut des Mémoires de M. de La Rochefoucauld ; mon père fut curieux d’y voir les affaires de son temps. Il y trouva qu’il avoit promis à M. le Prince de se déclarer pour lui, qu’il lui avoit manqué de parole, et que le défaut d’avoir pu disposer de Blaye, comme M. le Prince s’y attendoit, avoit fait un tort extrême à son parti. L’attachement plus que très-grand de M. de La Rochefoucauld à Mme de Longueville n’est inconnu à personne. Cette princesse, étant à Bordeaux, avoit fait tout ce qu’elle avoit pu pour séduire mon père, par lettres ; espérant mieux de ses grâces et de son éloquence, elle avoit fait l’impossible pour obtenir de lui une entrevue, et demeura piquée à l’excès de n’avoir pu l’obtenir. M. de La Rochefoucauld, ruiné, en disgrâce profonde (dont la faveur de son heureux fils releva bien sa maison sans en avoir pu relever son père), ne pouvoit oublier l’entière différence que Blaye, assurée ou contraire, avoit mise au succès du parti, et le vengea autant qu’il put et Mme de Longueville, par ce narré.

Mon père sentit si vivement l’atrocité de la calomnie, qu’il se jeta sur une plume et mit à la marge : L’auteur en a menti. Non content de ce qu’il venoit de faire, il s’en alla chez le libraire qu’il découvrit, parce que cet ouvrage ne se débitoit pas publiquement dans cette première nouveauté. Il voulut voir ses exemplaires, pria, promit, menaça et fit si bien qu’il se les fit montrer. Il prit aussitôt une plume et mit à tous la même note marginale. On peut juger de l’étonnement du libraire, et qu’il ne fut pas longtemps sans faire avertir M. de La Rochefoucauld de ce qui venoit d’arriver à ses exemplaires. On peut croire aussi que ce dernier en fut outré. Cela fit grand bruit alors, et mon père en fit plus que l’auteur ni ses amis : il avoit la vérité pour lui, et une vérité qui n’étoit encore ni oubliée ni vieillie. Les amis s’interposèrent ; mon père vouloit une satisfaction publique. La cour s’en mêla, et la faveur naissante du fils, avec les excuses et les compliments, firent recevoir pour telle celle que mon père s’étoit donnée sur les exemplaires et par ses discours.

On prétendit que c’étoit une méprise mal fondée sur ce que Mme la Princesse, venue furtivement à Paris pour réclamer la protection du parlement sur la prison des princes ses enfants, avoit présenté sa requête elle-même à la porte de la grand-chambre, appuyée sur mon oncle qui, par la proximité, n’avoit pu lui refuser cet office ; que cela avoit fait espérer qu’il suivroit le parti, ce qu’il ne fit toutefois jamais, et qu’ayant un grand crédit sur mon père, qui étoit à Blaye, il l’engageroit avec sa place dans les mêmes intérêts. Tous ces propos furent reçus pour ce qu’ils valoient, et les choses en demeurèrent là après cet éclat, mon père n’en pouvant espérer davantage ; et de l’autre côté par la difficulté de soutenir un mensonge si fort avéré par tant de gens principaux et des premières têtes encore vivants et qui savoient la vérité, qui n’avoit jusque-là jamais été mise en doute. Mais il est vrai que jamais MM. de La Rochefoucauld ne l’ont pardonné à mon père, tant il est vrai qu’on oublie moins encore les injures qu’on fait que celles même qu’on reçoit.

Mon père passa le reste d’une longue et saine vie de corps et d’esprit, sans aucune faveur, mais avec une considération que le roi se tenoit comme obligé de lui devoir, et qui influoit sur les ministres, entre lesquels il étoit ami de M. Colbert : la vertu étoit encore comptée. Les seigneurs principaux, même fort au-dessus de son âge et les plus de la cour, le voyoient chez lui et mangeoient quelquefois, où je les ai vus. Il avoit beaucoup d’amis parmi les personnes de tous les états, et force connoissances qui le cultivoient, outre quelques amis intimes et particuliers. Il les vit tous jusque dans la dernière vieillesse, et avoit tous les jours bonne chère et bonne compagnie chez lui à dîner. Dans son gouvernement, il y étoit tellement le maître, que de Paris il y commandoit et disposoit de tout. Si quelque place vaquoit dans l’état-major, le roi lui envoyoit la liste des demandeurs ; quelquefois il y choisissoit, d’autres fois il demandoit un homme qui ne s’y trouvoit pas. Rien ne lui étoit refusé, jusque-là qu’il faisoit ôter ceux dont il n’étoit pas content, comme je l’ai vu d’un major, puis d’un lieutenant de roi, et mettre en la place du dernier, à la prière d’un de ses amis intimes, un officier appelé Dastor, qui avoit quitté le service depuis près de vingt ans et étoit retiré dans sa province. Mon père étoit unique dans cette autorité, et le roi disoit, qu’après les services signalés qu’il lui avoit rendus, par ce gouvernement, dans les temps les plus fâcheux, il étoit juste qu’il y disposât de tout absolument.

Jamais il ne se consola de la mort de Louis XIII, jamais il n’en parla que les larmes aux yeux, jamais il ne le nomma que le roi son maître, jamais il ne manqua d’aller à Saint-Denis à son service, tous les ans, le 14 de mai, et d’en faire faire un solennel à Blaye, lorsqu’il s’y trouvoit dans ce temps-là. C’étoit la vénération, la reconnoissance, la tendresse même qui s’exprimoit par sa bouche toutes les fois qu’il parloit de lui ; et il triomphoit quand il s’étendoit sur ses exploits personnels et sur ses vertus, et avant que de me présenter au roi il me mena un 14 de mai à Saint-Denis (je ne puis finir de parler de lui par des traits plus touchants ni plus illustres). Il étoit indigné d’être tout seul à Saint-Denis. Outre sa dignité, ses charges et ses biens qu’il devoit en entier à Louis XIII, n’ayant jamais rien eu de sa maison, c’étoit à ses bontés, à son amitié, au soin paternel de le former, à sa confiance intime et entière qu’il étoit le plus tendrement sensible, et c’est à cette privation, non au changement de fortune, qu’il ne se put jamais accoutumer.


  1. Benj. Prioli. Ab excessu Lud XIII de rebus Gallicis hist. Libri XII. Ad Scr. Pr, et Aug. Sen. Reip. Venet., 1 vol. in-4, Carolopoli, typ. God. ponceleti Ser. D. Munt. typ. (Note de Saint-Simon.) — Le texte de Priolo est un peu altéré dans cette citation. Voici la reproduction exacte du passage : « Condeum intuitus, Filius tuus, inquit, insignem victoriam reportavit…. Id ante efflatam animam Ludov. magis præsagiuni, quam mentis alienatæ signum dedit. Gast. Aurel. fratrem unicum serio monuit, etc…. Quæ toties concionatorum intonata hic reticeo. Nullus mortalium nec antiquorum nec recentiorum fatum ultimum tam intrepide excepit. »
  2. Élisabeth-Angélique de Montmorency-Bouteville, sœur du maréchal de Luxembourg, avait épousé en premières noces Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, et en secondes noces Christian-Louis, duc de Mecklenbourg. On disait au xviie siècle Meckelbourg.