Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/2


CHAPITRE II.


Mariage de M. le duc de Chartres. — Cause de la préséance des princes lorrains sur les ducs à la promotion de 1688. — Premiers commencements de l’abbé Dubois, depuis cardinal et premier ministre. — Appartement. — Fortune de Villars père. — Maréchale de Rochefort. — Comte et comtesse de Mailly. — Marquis d’Arcy, et comte de Fontaine-Martel et sa femme.


Le roi, occupé de l’établissement de ses bâtards, qu’il agrandissoit de jour en jour, avoit marié deux de ses filles à deux princes du sang. Mme la princesse de Conti, seule fille du roi et de Mme de La Vallière, étoit veuve sans enfants ; l’autre, fille aînée du roi et de Mme de Montespan, avoit épousé M. le Duc[1]. Il y avoit longtemps que Mme de Maintenon, encore plus que le roi, ne songeoit qu’à les élever de plus en plus ; et que tous deux vouloient marier Mlle de Blois, seconde fille du roi et de Mme de Montespan, à M. le duc de Chartres. C’étoit le propre et l’unique neveu du roi, et fort au-dessus des princes du sang par son rang de petit-fils de France et par la cour que tenoit Monsieur. Le mariage des deux princes du sang, dont je viens de parler, avoit scandalisé tout le monde. Le roi ne l’ignoroit pas, et il jugeoit par là de l’effet d’un mariage sans proportion plus éclatant. Il y avoit déjà quatre ans qu’il le rouloit dans son esprit, et qu’il en avoit pris les premières mesures. Elles étoient d’autant plus difficiles que Monsieur étoit infiniment attaché à tout ce qui étoit de sa grandeur, et que Madame étoit d’une nation qui abhorroit la bâtardise et les mésalliances, et d’un caractère à n’oser se promettre de lui faire jamais goûter ce mariage.

Pour vaincre tant d’obstacles, le roi s’adressa à M. le Grand[2], qui étoit de tout temps dans sa familiarité, pour gagner le chevalier de Lorraine, son frère, qui de tout temps aussi gouvernoit Monsieur. Sa figure avoit été charmante. Le goût de Monsieur n’étoit pas celui des femmes, et il ne s’en cachoit même pas ; ce même goût lui avoit donné le chevalier de Lorraine pour maître, et il le demeura toute sa vie. Les deux frères ne demandèrent pas mieux que de faire leur cour au roi par un endroit si sensible, et d’en profiter pour eux-mêmes en habiles gens. Cette ouverture se faisoit dans l’été 1688. Il ne restoit pas au plus une douzaine de chevaliers de l’ordre ; chacun voyoit que la promotion ne se pouvoit plus guère reculer. Les deux frères demandèrent d’en être, et d’y précéder les ducs. Le roi, qui pour cette prétention n’avoit encore donné l’ordre à aucun Lorrain, eut peine à s’y résoudre ; mais les deux frères surent tenir ferme ; ils l’emportèrent, et le chevalier de Lorraine, ainsi payé d’avance, répondit du consentement de Monsieur au mariage, et des moyens d’y faire venir Madame et M. le duc de Chartres.

Ce jeune prince avoit été mis entre les mains de Saint-Laurent au sortir de celles des femmes. Saint-Laurent étoit un homme de peu, sous-introducteur des ambassadeurs chez Monsieur et de basse mine, mais, pour tout dire en un mot, l’homme de son siècle le plus propre à élever un prince et à former un grand roi. Sa bassesse l’empêcha d’avoir un titre pour cette éducation ; son extrême mérite l’en fit laisser seul maître ; et quand la bienséance exigea que le prince eût un gouverneur, ce gouverneur ne le fut qu’en apparence, et Saint-Laurent toujours dans la même confiance et dans la même autorité.

Il étoit ami du curé de Saint-Eustache et lui-même grand homme de bien. Ce curé avoit un valet qui s’appeloit Dubois, et qui l’ayant été du sieur….[3] qui avoit été docteur de l’archevêque de Reims Le Tellier, lui avoit trouvé de l’esprit, l’avoit fait étudier, et ce valet savoit infiniment de belles-lettres et même d’histoire ; mais c’étoit un valet qui n’avoit rien, et qui après la mort de ce premier maître étoit entré chez le curé de Saint-Eustache. Ce curé, content de ce valet pour qui il ne pouvoit rien faire, le donna à Saint-Laurent, dans l’espérance qu’il pourroit mieux pour lui. Saint-Laurent s’en accommoda, et peu à peu s’en servit pour l’écritoire d’étude de M. le duc de Chartres ; de là, voulant s’en servir à mieux, il lui fit prendre le petit collet pour le décrasser, et de cette sorte l’introduisit à l’étude du prince pour lui aider à préparer ses leçons, à écrire ses thèmes, à le soulager lui-même, à chercher les mots dans le dictionnaire. Je l’ai vu mille fois dans ces commencements, lorsque j’allois jouer avec M. de Chartres. Dans les suites Saint-Laurent devenant infirme, Dubois faisoit la leçon, et la faisoit fort bien, et néanmoins plaisant au jeune prince.

Cependant Saint-Laurent mourut et très-brusquement. Dubois, par intérim, continua à faire la leçon ; mais depuis qu’il fut devenu presque abbé, il avoit trouvé moyen de faire sa cour au chevalier de Lorraine et au marquis d’Effiat, premier écuyer de Monsieur, amis intimes, et ce dernier ayant aussi beaucoup de crédit sur son maître. De faire Dubois précepteur, cela ne se pouvoit proposer de plein saut ; mais ses protecteurs, auxquels il eut recours, éloignèrent le choix d’un précepteur, puis se servirent des progrès du jeune prince pour ne le point changer de main, et laisser faire Dubois ; enfin ils le bombardèrent précepteur. Je ne vis jamais homme si aise ni avec plus de raison. Cette extrême obligation, et plus encore le besoin de se soutenir, l’attacha de plus en plus à ses protecteurs, et ce fut de lui que le chevalier de Lorraine se servit pour gagner le consentement de M. de Chartres à son mariage.

Dubois avoit gagné sa confiance ; il lui fut aisé en cet âge, et avec ce peu de connoissance et d’expérience, de lui faire peur du roi et de Monsieur, et, d’un autre côté, de lui faire voir les cieux ouverts. Tout ce qu’il put mettre en œuvre n’alla pourtant qu’à rompre un refus ; mais cela suffisoit au succès de l’entreprise. L’abbé Dubois ne parla à M. de Chartres que vers le temps de l’exécution ; Monsieur étoit déjà gagné, et dès que le roi eut réponse de l’abbé Dubois, il se hâta de brusquer l’affaire. Un jour ou deux auparavant, Madame en eut le vent. Elle parla à M. son fils de l’indignité de ce mariage avec toute la force dont elle ne manquoit pas, et elle en tira parole qu’il n’y consentiroit point. Ainsi faiblesse envers son précepteur, faiblesse envers sa mère, aversion d’une part, crainte de l’autre, et grand embarras de tous côtés.

Une après-dînée de fort bonne heure que je passois dans la galerie haute, je vis sortir M. le duc de Chartres d’une porte de derrière de son appartement, l’air fort empêtré, triste, suivi d’un seul exempt des gardes de Monsieur ; et, comme je me trouvois là, je lui demandai où il alloit ainsi si vite et à cette heure-là. Il me répondit d’un air brusque et chagrin qu’il alloit chez le roi qui l’avoit envoyé quérir. Je ne jugeai pas à propos de l’accompagner, et, me tournant à mon gouverneur, je lui dis que je conjecturois quelque chose du mariage, et qu’il alloit éclater. Il m’en avoit depuis quelques jours transpiré quelque chose, et comme je jugeai bien que les scènes seroient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu.

M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur dans son cabinet, où le jeune prince ne savoit pas devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés à M. de Chartres, lui dit qu’il vouloit prendre soin de son établissement, que la guerre allumée de tous côtés lui ôtait des princesses qui auroient pu lui convenir ; que, de princesses du sang, il n’y en avoit point de son âge ; qu’il ne lui pouvoit mieux témoigner sa tendresse qu’en lui offrant sa fille dont les deux sœurs avoient épousé deux princes du sang, que cela joindroit en lui la qualité de gendre à celle de neveu, mais que, quelque passion qu’il eût de ce mariage, il ne le vouloit point contraindre et lui laissoit là-dessus toute liberté.

Ce propos, prononcé avec cette majesté effrayante si naturelle au roi, à un prince timide et dépourvu de réponse, le mit hors de mesure. Il crut se tirer d’un pas si glissant en se rejetant sur Monsieur et Madame, et répondit en balbutiant que le roi étoit le maître, mais que sa volonté dépendoit de la leur.

« Cela est bien à vous, répondit le roi, mais dès que vous y consentez, votre père et votre mère ne s’y opposeront pas ; » et se tournant à Monsieur : « Est-il pas vrai, mon frère ? » Monsieur consentit comme il l’avoit déjà fait seul avec le roi, qui tout de suite dit qu’il n’étoit donc plus question que de Madame, et qui sur-le-champ l’envoya chercher ; et cependant se mit à causer avec Monsieur, qui tous deux ne firent pas semblant de s’apercevoir du trouble et de l’abattement de M. de Chartres.

Madame arriva, à qui d’entrée le roi dit qu’il comptoit bien qu’elle ne voudroit pas s’opposer à une affaire que Monsieur désiroit, et que M. de Chartres y consentoit : que c’étoit son mariage avec Mlle de Blois, qu’il avouoit qu’il désiroit avec passion, et ajouta courtement les mêmes choses qu’il venoit de dire à M. le duc de Chartres, le tout d’un air imposant, mais comme hors de doute que Madame pût n’en pas être ravie, quoique plus que certain du contraire. Madame, qui avoit compté sur le refus dont M. son fils lui avoit donné parole, qu’il lui avoit même tenue autant qu’il avoit pu par sa réponse si embarrassée et si conditionnelle, se trouva prise et muette. Elle lança deux regards furieux à Monsieur et à M. de Chartres, dit que, puisqu’ils le vouloient bien, elle n’avoit rien à y dire, fit une courte révérence et s’en alla chez elle. M. son fils l’y suivit incontinent, auquel, sans donner le moment de lui dire comment la chose s’étoit passée, elle chanta pouille avec un torrent de larmes, et le chassa de chez elle.

Un peu après, Monsieur, sortant de chez le roi, entra chez elle, et excepté qu’elle ne l’en chassa pas comme son fils, elle ne le ménagea pas davantage ; tellement qu’il sortit de chez elle très-confus, sans avoir eu loisir de lui dire un seul mot. Toute cette scène étoit finie sur les quatre heures de l’après-dînée, et le soir il y avoit appartement, ce qui arrivoit l’hiver trois fois la semaine, les trois autres jours comédie, et le dimanche rien.

Ce qu’on appeloit appartement étoit le concours de toute la cour, depuis sept heures du soir jusqu’à dix que le roi se mettoit à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle. D’abord, il y avoit une musique ; puis des tables par toutes les pièces toutes prêtes pour toutes sortes de jeux ; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur jouoient toujours ; un billard : en un mot, liberté entière de faire des parties avec qui on vouloit, et de demander des tables si elles se trouvoient toutes remplies ; au delà du billard, il y avoit une pièce destinée aux rafraîchissements, et tout parfaitement éclairé. Au commencement que cela fut établi, le roi y alloit et y jouoit quelque temps, mais dès lors il y avoit longtemps qu’il n’y alloit plus, mais il vouloit qu’on y fût assidu, et chacun s’empressoit à lui plaire. Lui cependant passoit les soirées chez Mme de Maintenon à travailler avec différents ministres les uns après les autres.

Fort peu après la musique finie, le roi envoya chercher à l’appartement Monseigneur et Monsieur, qui jouoient déjà au lansquenet ; Madame qui à peine regardoit une partie d’hombre auprès de laquelle elle s’étoit mise ; M. de Chartres qui jouoit fort tristement aux échecs, et Mlle de Blois qui à peine avoit commencé à paroître dans le monde, qui ce soir-là étoit extraordinairement parée et qui pourtant ne savoit et ne se doutoit même de rien, si bien que, naturellement fort timide et craignant horriblement le roi, elle se crut mandée pour essuyer quelque réprimande, et étoit si tremblante que Mme de Maintenon la prit sur ses genoux où elle la tint toujours la pouvant à peine rassurer. À ce bruit de ces personnes royales mandées chez Mme de Maintenon et Mlle de Blois avec elle, le bruit du mariage éclata à l’appartement, en même temps que le roi le déclara dans ce particulier. Il ne dura que quelques moments, et les mêmes personnes revinrent à l’appartement, où cette déclaration fut rendue publique. J’arrivai dans ces premiers instants. Je trouvai le monde par pelotons, et un grand étonnement régner sur tous les visages. J’en appris bientôt la cause qui ne me surprit pas, par la rencontre que j’avois faite au commencement de l’après-dînée.

Madame se promenoit dans la galerie avec Châteauthiers, sa favorite et digne de l’être ; elle marchoit à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant bien Cérès après l’enlèvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. Chacun, par respect, lui laissoit le champ libre et ne faisoit que passer pour entrer dans l’appartement. Monseigneur et Monsieur s’étoient remis au lansquenet. Le premier me parut tout à son ordinaire. Jamais rien de si honteux que le visage de Monsieur, ni de si déconcerté que toute sa personne, et ce premier état lui dura plus d’un mois. M. son fils paraissoit désolé, et sa future dans un embarras et une tristesse extrême. Quelque jeune qu’elle fût, quelque prodigieux que fût ce mariage, elle en voyoit et en sentoit toute la scène, et en appréhendoit toutes les suites. La consternation parut générale, à un très-petit nombre de gens près. Pour les Lorrains ils triomphoient. La sodomie et le double adultère les avoient bien servis en les servant bien eux-mêmes. Ils jouissoient de leurs succès, comme ils en avoient toute honte bue ; ils avoient raison de s’applaudir.

La politique rendit donc cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire ; il finit par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de Chartres étoit auprès de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avoit les yeux pleins de larmes qui tomboient de temps en temps, et qu’elle essuyoit de même, regardant tout le monde comme si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisoit. M. son fils avoit aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étoient devant lui, et qu’elle les refusa tous d’un air de brusquerie qui jusqu’au bout ne rebuta point l’air d’attention et de politesse du roi pour elle.

Il fut encore fort remarqué qu’au sortir de table et à la fin de ce cercle debout d’un moment dans la chambre du roi, il fit à Madame une révérence très-marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste, que le roi en se relevant ne trouva plus que son dos, et [elle] avancée d’un pas vers la porte.

Le lendemain toute la cour fut chez Monsieur, chez Madame et chez M. le duc de Chartres, mais sans dire une parole ; on se contentoit de faire la révérence, et tout s’y passa en parfoit silence. On alla ensuite attendre à l’ordinaire la levée du conseil dans la galerie et la messe du roi. Madame y vint. M. son fils s’approcha d’elle comme il faisoit tous les jours pour lui baiser la main. En ce moment Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu’il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j’étois, d’un prodigieux étonnement. Ce même jour l’immense dot fut déclarée, et le jour suivant le roi alla rendre visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort tristement, et depuis on ne songea plus qu’aux préparatifs de la noce.

Le dimanche gras, il y eut grand bal réglé chez le roi, c’est-à-dire ouvert par un branle, suivant lequel chacun dansa après. J’allai ce matin-là chez Madame qui ne put se tenir de me dire, d’un ton aigre et chagrin, que j’étois apparemment bien aise des bals qu’on alloit avoir, et que cela étoit de mon âge, mais qu’elle qui étoit vieille voudroit déjà les voir bien loin. Mgr le duc de Bourgogne y dansa pour la première fois, et mena le branle avec Mademoiselle. Ce fut aussi la première fois que je dansai chez le roi, et je menai Mlle de Sourches, fille du grand prévôt, qui dansoit très-bien. Tout le monde y fut fort magnifique.

Ce fut, un peu après, les fiançailles et la signature du contrat de mariage, dans le cabinet du roi, en présence de toute la cour. Ce même jour la maison de la future duchesse de Chartres fut déclarée ; le roi lui donna un chevalier d’honneur et une dame d’atours, jusqu’alors réservés aux filles de France, et une dame d’honneur qui répondit à une si étrange nouveauté. M. de Villars fut chevalier d’honneur, la maréchale de Rochefort dame d’honneur, la comtesse de Mailly dame d’atours, et le comte de Fontaine-Martel, premier écuyer.

Villars étoit petit-fils d’un greffier de Condrieu, l’homme de France le mieux fait et de la meilleure mine. On se battoit fort de son temps ; il étoit brave et adroit aux armes, et avoit acquis de la réputation fort jeune en des combats singuliers. Cela couvrit sa naissance aux yeux de M. de Nemours, qui aimoit à s’attacher des braves, et qui le prit comme gentilhomme. Il l’estima même assez pour le prendre pour second au duel qu’il eut contre M. de Beaufort, son beau-frère, qui le tua, tandis que Villars avoit tout l’avantage sur son adversaire.

Cette mort renvoya Villars chez lui ; il n’y fut pas longtemps que M. le prince de Conti se l’attacha aussi comme un gentilhomme à lui. Il venoit de quitter le petit collet. Il étoit foible et contrefoit, et souvent en butte aux trop fortes railleries de M. le Prince son frère ; il projeta de s’en tirer par un combat, et ne sachant avec qui, il imagina d’appeler le duc d’York, maintenant le roi Jacques d’Angleterre, qui est à Saint-Germain et qui pour lors étoit en France.

Cette belle idée et le souvenir du combat de M. de Nemours lui fit prendre Villars. Il ne put tenir son projet si caché qu’il ne fût découvert, et aussitôt rompu par la honte qui lui en fut faite, n’ayant jamais eu la plus petite chose à démêler avec le duc d’York. Dans les suites il prit confiance en Villars, alors que le cardinal Mazarin songea à lui donner sa nièce. Ce fut de Villars dont il se servit, et par qui il fit ce mariage. On sait combien il fut heureux et sage ensuite. Villars devint le confident des deux époux et leur lien avec le cardinal, et tout cela avec toute la sagacité et la probité possible.

Une telle situation le mit fort dans le monde, et dans un monde fort au-dessus de lui, parmi lequel quelque fortune qu’il ait faite depuis, il ne s’est jamais méconnu. Sa figure lui donna entrée chez les dames ; il étoit galant et discret, et cette voie ne lui fut pas inutile. Il plut à Mme Scarron qui, sur le trône où elle sut régner longtemps depuis, n’a jamais oublié ces sortes d’amitiés si librement intimes. Villars fut employé auprès des princes d’Allemagne et d’Italie, et fut après ambassadeur en Savoie, en Danemark et en Espagne, et réussit et se fit estimer et aimer partout. Il eut ensuite une place de conseiller d’État d’épée, et, au scandale de l’ordre du Saint-Esprit, il fut de la promotion de 1698. Sa femme étoit sœur du père du maréchal de Bellefonds, qui avoit de l’esprit infiniment, plaisante, salée, ordinairement méchante : tous deux fort pauvres, toujours à la cour, où ils avoient beaucoup d’amis et d’amies considérables.

La maréchale de Rochefort étoit d’une autre étoffe et de la maison de Montmorency, de la branche de Laval. Son père, second fils du maréchal de Boisdauphin, avec très-peu de bien, épousa pour sa bonne mine la marquise de Coislin, veuve du colonel général des Suisses et mère du duc et du chevalier de Coislin, et de l’évêque d’Orléans, premier aumônier du roi. Elle étoit fille aînée du chancelier Séguier et sœur aînée de la duchesse de Verneuil, mère en premières noces du duc de Sully et de la duchesse du Lude. La maréchale de Rochefort naquit posthume, seule de son lit, en 1646, et M. de Boisdauphin, frère aîné de son père, n’eut point de postérité. Elle épousa en 1662 le marquis, depuis maréchal, de Rochefort-Alloigny, peu de mois après que l’héritière de Souvré, sa cousine issue de germaine, eut épousé M. de Louvois.

Cette héritière étoit fille du fils de M. de Courtenvaux, lequel étoit fils du maréchal de Souvré et frère de la célèbre Mme de Sablé, mère de M. de Laval, père de la maréchale de Rochefort. M. de Rochefort, qu’elle épousa, étoit ami intime de M. Le Tellier et de M. de Louvois qui lui firent rapidement sa fortune. Il mourut capitaine des gardes du corps, gouverneur de Lorraine, et désigné général d’armée, en allant en prendre le commandement au printemps de 1676. Il n’y avoit pas un an qu’il étoit maréchal de France de la promotion qui suivit la mort de M. de Turenne. Cette même protection avoit fait sa femme dame du palais de la reine.

Elle étoit belle, encore plus piquante, toute faite pour la cour, pour les galanteries, pour les intrigues, l’esprit du monde à force d’en être, peu ou point d’ailleurs, et toute la bassesse nécessaire pour être de tout et en quelque sorte que ce fût. M. de Louvois la trouva fort à son gré, et elle s’accommoda fort de sa bourse et de figurer par cette intimité. Lorsque le roi eut et changea de maîtresses, elle fut toujours leur meilleure amie ; et quand il lia avec Mme de Soubise, c’étoit chez la maréchale qu’elle alloit, et chez qui elle attendoit Bontems à porte fermée, qui la menoit par des détours chez le roi. La maréchale elle-même me l’a conté, et comme quoi elle fut un jour embarrassée à se défaire du monde que Mme de Soubise trouva chez elle, qui n’avoit pas eu le temps de l’avertir ; et comme elle mouroit de peur que Bontems ne s’en retournât, et que le rendez-vous ne manquât, s’il arrivoit avant qu’elle se fût défaite de sa compagnie.

Elle fut donc amie de Mmes de La Vallière, de Montespan et de Soubise, et surtout de la dernière, jusqu’au temps où j’ai connu la maréchale, et le sont toujours demeurées intimement. Elle le devint après de Mme de Maintenon, qu’elle avoit connue chez Mme de Montespan, et à qui elle s’attacha à mesure qu’elle vit arriver et croître sa faveur. Elle étoit telle au mariage de Monseigneur que le roi n’eut pas honte de la faire dame d’atours de la nouvelle Dauphine ; mais n’osant aussi l’y mettre en plein, il ne put trouver mieux que la maréchale de Rochefort pour y être en premier, et pour s’accommoder d’une compagne si étrangement inégale, et avoir cependant pour elle toutes les déférences que sa faveur exigeoit. Elle y remplit parfaitement les espérances qu’on en avoit conçues, et sut néanmoins avec cela se concilier l’amitié et la confiance de Mme la Dauphine jusqu’à sa mort, quoiqu’elle ne pût souffrir Mme de Maintenon, ni Mme de Maintenon cette pauvre princesse.

Une femme si connue du roi, et si fort à toutes mains, étoit son vrai fait pour mettre auprès de Mme la duchesse de Chartres qui entroit si fort de traverse dans une famille tellement au-dessus d’elle, et avec une belle-mère outrée, et qui n’étoit pas femme à contraindre ses mépris. Si une maréchale de France, et de cette qualité, avoit surpris le monde dans la place de dame d’atours de Mme la Dauphine, ce fut bien un autre étonnement de la voir dame d’honneur d’une bâtarde, petite-fille de France. Aussi se fit-elle prier avec cette pointe de gloire qui lui prenoit quelquefois, mais qui plioit le moment d’après. Elle étoit fort tombée par la mort de M. de Louvois, quoique M. de Barbezieux eût pour elle les mêmes égards qu’avoit eus son père. Tout ce qu’elle gagna à ce premier refus fut une promesse d’être dame d’atours lorsqu’on marieroit Mgr le duc de Bourgogne.

Mme de Mailly étoit une demoiselle de Poitou qui n’avoit pas de chausses, fille de Saint-Hermine, cousin issu de germain de Mme de Maintenon. Elle l’avoit fait venir de sa province demeurer chez elle à Versailles, et l’avoit mariée, moitié gré, moitié force, au comte de Mailly, second fils du marquis et de la marquise de Mailly, héritiers de Montcavrel qui, mariés avec peu de biens, étoient venus à bout avec l’âge, à force d’héritages et de procès, d’avoir ce beau marquisat de Nesle, de bâtir l’hôtel de Mailly, vis-à-vis le pont Royal, et de faire une très-puissante maison. Le marquis de Nesle, leur fils aîné, avoit épousé malgré eux la dernière de l’illustre maison de Coligny. Il étoit mort devant Philippsbourg en 1688, maréchal de camp, et n’avoit laissé qu’un fils et une fille. C’étoit à ce fils que les marquis et marquise de Mailly vouloient laisser leurs grands biens. Ils avoient troqué un fils et une fille, et fait prêtre malgré lui un autre fils ; une autre fille avoit épousé malgré eux l’aîné de la maison de Mailly.

Le comte de Mailly qui leur avoit échappé, ils ne vouloient lui rien donner ni le marier. C’étoit un homme de beaucoup d’ambition, qui se présentoit à tout, aimable s’il n’avoit pas été si audacieux, et qui avoit le nez tourné à la fortune. C’étoit une manière de favori de Monseigneur. Avec ces avances il se voulut appuyer de Mme de Maintenon pour sa fortune et pour obtenir un patrimoine de son père : c’est ce qui fit le mariage en faisant espérer monts et merveilles aux vieux Mailly qui vouloient du présent, et sentoient en gens d’esprit que le mariage fait, on les laisseroit là, comme il arriva. Mais quand on a compté sur un mariage de cette autorité, il ne se trouve plus de porte de derrière, et il leur fallut sauter le bâton d’assez mauvaise grâce. La nouvelle comtesse de Mailly avoit apporté tout le gauche de sa province dont, faute d’esprit, elle ne sut se défaire ; et enta dessus toute la gloire de la toute-puissante faveur de Mme de Maintenon : bonne femme et sûre amie d’ailleurs, quand elle l’étoit, noble, magnifique, mais glorieuse à l’excès et désagréable avec le gros du monde, avec peu de conduite et fort particulière. Les Mailly trouvèrent cette place avec raison bien mauvaise, mais il la fallut avaler.

M. de Fontaine-Martel, de bonne et ancienne maison des Martel et des Claire de Normandie, étoit un homme perdu de goutte et pauvre. Il étoit frère unique du marquis d’Arcy, dernier gouverneur de M. le duc de Chartres, qui avoit acquis une grande estime par la conduite qu’il lui avoit fait tenir à la guerre et dans le monde, qui y étoit lui-même fort estimé, et qui s’étoit fait auparavant ce dernier emploi une grande réputation dans ses ambassades. Il étoit chevalier de l’ordre et conseiller d’État d’épée, et mourut des fatigues de l’armée et de son emploi sans avoir été marié, au printemps de 1694, à Valenciennes. Ce fut à cette qualité de frère de M. d’Arcy que la charge fut donnée. Sa femme étoit fille posthume de M. de Bordeaux, mort ambassadeur de France en Angleterre, et de Mme de Bordeaux, qui, pour une bourgeoise, étoit extrêmement du monde et amie intime de beaucoup d’hommes et de femmes distingués. Elle avoit été belle et galante ; elle en avoit conservé le goût dans sa vieillesse, qui lui avoit conservé aussi des amies considérables. Elle avoit élevé sa fille unique dans les mêmes mœurs : l’une et l’autre avoient de l’esprit et du manège. Mme de Fontaine-Martel s’étoit ainsi trouvée naturellement du grand monde ; elle étoit fort de la cour de Monsieur. La place de confiance que M. d’Arcy, son beau-frère, y remplit si dignement lui donna de la considération, et tout cela ensemble leur valut cette lucrative charge.

Le lundi gras, toute la royale noce et les époux superbement parés se rendirent un peu avant midi dans le cabinet du roi, et de là à la chapelle. Elle étoit rangée à l’ordinaire comme pour la messe du roi, excepté qu’entre son prie-Dieu et l’autel étoient deux carreaux pour les mariés, qui tournoient le dos au roi. Le cardinal de Bouillon tout revêtu y arriva en même temps de la sacristie, les maria et dit la messe. Le poêle fut tenu par le grand maître et par le maître des cérémonies, Blainville et Sainctot. De la chapelle on alla tout de suite se mettre à table. Elle étoit en fer à cheval. Les princes et les princesses du sang y étoient placés à droite et à gauche, suivant leur rang, terminés par les deux bâtards du roi, et pour la première fois, après eux la duchesse de Verneuil ; tellement que M. de Verneuil, bâtard d’Henri IV, devint ainsi prince du sang, tant d’années après sa mort sans s’être jamais douté de l’être. Le duc d’Uzès le trouva si plaisant, qu’il se mit à marcher devant elle, criant tant qu’il pouvoit : « Place, place à Mme Charlotte Séguier ! » Aucune duchesse ne fit sa cour à ce dîner que la duchesse de Sully et la duchesse du Lude, fille et belle-fille de Mme de Verneuil, ce que toutes les autres trouvèrent si mauvais qu’elles n’osèrent plus y retourner. L’après-dînée, le roi et la reine d’Angleterre vinrent à Versailles avec leur cour. Il y eut grande musique, grand jeu, où le roi fut presque toujours fort paré et fort aise, son cordon bleu par-dessus comme la veille. Le souper fut pareil au dîner. Le roi d’Angleterre ayant la reine sa femme à sa droite et le roi à sa gauche ayant chacun leur cadenas[4]. Ensuite on mena les mariés dans l’appartement de la nouvelle duchesse de Chartres, à qui la reine d’Angleterre donna la chemise, et le roi d’Angleterre à M. de Chartres, après s’en être défendu, disant qu’il étoit trop malheureux. La bénédiction du lit se fit par le cardinal de Bouillon, qui se fit attendre un quart d’heure, ce qui fit dire que ces airs-là ne valoient rien à prendre pour qui revenoit comme lui d’un long exil, où la folie qu’il avoit eue de ne pas donner la bénédiction nuptiale à Mme la duchesse s’il n’étoit admis au festin royal, l’avoit fait envoyer.

Le mardi gras grande toilette de Mme de Chartres, où le roi et la reine d’Angleterre vinrent, et où le roi se trouva avec toute la cour ; la messe du roi ensuite ; puis le dîner comme la veille. On avoit dès le matin renvoyé Mme de Verneuil à Paris, trouvant qu’elle en avoit eu sa suffisance. L’après-dînée, le roi s’enferma avec le roi et la reine d’Angleterre ; et puis grand bal comme le précédent, excepté que la nouvelle duchesse de Chartres y fut menée par Mgr le duc de Bourgogne. Chacun eut le même habit et la même danseuse qu’au précédent.

Je ne puis passer sous silence une aventure fort ridicule qui arriva au même homme à tous les deux. C’étoit le fils de Montbron, qui n’étoit pas fait pour danser chez le roi, non plus que son père pour être chevalier de l’ordre, qui le fut pourtant en 1688, et qui étoit gouverneur de Cambrai, lieutenant général, et seul lieutenant général de Flandre, sous un nom qu’il ne put jamais prouver être le sien. Ce jeune homme, qui n’avoit encore que peu ou point paru à la cour, menoit Mlle de Mareuil, fille de la dame d’honneur de Mme la Duchesse (les bâtards de cette grande maison des Mareuil) et qui, non plus que lui, ne devoit pas être admise à cet honneur. On lui avoit demandé s’il dansoit bien, et il avoit répondu avec une confiance qui donna envie de trouver qu’il dansoit mal : on eut contentement. Dès la première révérence il se déconcerta. Plus de cadence dès les premiers pas. Il crut la rattraper et couvrit son défaut par des airs penchés et un haut port de bras ; ce ne fut qu’un ridicule de plus qui excita une risée qui en vint aux éclats, et qui, malgré le respect de la présence du roi qui avoit peine à s’empêcher de rire, dégénéra enfin en véritable huée. Le lendemain, au lieu de s’enfuir ou de se taire, il s’excusa sur la présence du roi qui l’avoit étourdi, et promit merveilles pour le bal qui devoit suivre. Il étoit de mes amis, et j’en souffrois. Je l’aurois même averti si le sort tout différent que j’avois eu ne m’eût fait craindre que mon avis n’eût pas de grâce. Dès qu’au second bal on le vit pris à danser, voilà les uns en pied, les plus reculés à l’escalade, et la huée si forte qu’elle fut poussée aux battements de mains. Chacun, et le roi même, rioit de tout son cœur, et la plupart en éclats, en telle sorte, que je ne crois pas que personne ait jamais rien essuyé de semblable. Aussi disparut-il incontinent après, et ne se remontra-t-il de longtemps. Il eut depuis le régiment Dauphin infanterie, et mourut tôt après sans avoir été marié, Il avoit beaucoup d’honneur et de valeur, et ce fut dommage. Ce fut le dernier de ces faux entés sur Montbron, c’est-à-dire son père qui lui survécut.


  1. On appelait ordinairement M. le Duc le fils aîné du prince de Condé. Il s’agit ici de Louis de Bourbon, né le 11 octobre 1688, mort le 4 mars 1710.
  2. Ce titre désignait le grand écuyer qui était alors Louis de Lorraine, comte d’Armagnac, né en 1641, mort en 1718.
  3. Le nom est en blanc dans le manuscrit.
  4. Coffret de métal précieux contenant la cuiller, la fourchette et le couteau. Le cadenas étoit un signe distinctif des princes et des seigneurs du plus haut rang.