Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/16


CHAPITRE XVI.


Distribution des armées. — Profonde adresse de M. de Noailles qui le remet mieux que jamais avec le roi, en portant M. de Vendôme à la tête des armées. — Maladie du maréchal de Lorges, delà le Rhin. — Attachement de son armée pour lui. — Maréchal et maréchale de Lorges à Landau, et le maréchal de Joyeuse fort près des ennemis. — Situation des armées. — Maréchal de Joyeuse repasse le Rhin. — Traité de Casal. — Bombardement aux côtes. — Succès à la mer. — Siège de Namur par le prince d’Orange. — Le maréchal de Boufflers s’y jette. — Vaudémont et son armée échappés au plus grand danger. — Maréchal de Villeroy habile et heureux courtisan. — Lavienne, premier valet de chambre. — Sa fortune. — Le roi, outré d’ailleurs, rompt sa canne à Marly sur un bas valet du serdeau. — Reddition de la ville de Namur. — Deinse et Dixmude pris. — Bruxelles fort bombardé. — Reddition du château de Namur. — Guiscard chevalier de l’ordre. — Maréchal de Boufflers duc vérifié. — Maréchal de Lorges de retour à son armée tombe en apoplexie.


Les armées et les corps séparés eurent les mêmes généraux que l’année précédente, excepté que le maréchal de Villeroy succéda au maréchal de Luxembourg, et eut M. le duc de Chartres pour général de la cavalerie, les deux princes du sang et M. du Maine pour lieutenants généraux parmi les autres, et le comte de Toulouse servant à la tête de son régiment.

M. de Noailles, brouillé avec le roi, jusqu’à être presque perdu par l’artifice de Barbezieux que j’ai raconté plus haut, sur le projet manqué du siège de Barcelone, n’avoit pu se faire écouter de tout l’hiver sur la noirceur qui l’avoit accablé. Il comprit le danger d’une situation si forcée à la tête d’une armée, si même il la pouvoit obtenir, et jugea sagement que, parvenu au bâton de maréchal de France, il n’y avoit de bon parti pour lui que de se raccommoder solidement avec le roi par un sacrifice qui lui seroit agréable, et de demeurer à la cour avec une faveur renouvelée, et à l’abri d’un ennemi avec qui il n’auroit plus à compter. Trop rusé courtisan, quoique d’ailleurs fort lourd, pour ne pas sentir l’essor du goût du roi pour les bâtards par tout ce qu’il venoit de faire pour eux, et son peu d’inclination à rien faire pour M. le Duc et M. le prince de Conti, il avisa à se rétablir pleinement dans les bonnes grâces du roi, en flattant son goût pour les uns, et lui ouvrant une porte qui le tireroit d’embarras avec les autres.

Pour cela, il fit confidence de son projet, sous le dernier secret, à M. de Vendôme, non pour se servir de lui, mais pour qu’il lui en sût tout le gré, et par lui M. du Maine ; puis il témoigna au roi qu’ayant été assez malheureux de lui déplaire à la tête d’une armée, qui avoit réussi partout, et dont le fruit des succès lui avoit été enlevé malgré lui, sans qu’il eût pu se justifier sur une chose si certaine, il ne pouvoit se résoudre ni à se voir ôter cette même armée ni à la commander : que le premier seroit un châtiment qui le déshonoreroit, que l’autre l’exposeroit sans cesse aux noirceurs de Barbezieux ; qu’il aimoit mieux y succomber de bonne grâce, mais en secret, et en faire au roi un sacrifice ; que pour cela, il avoit imaginé de se rendre à l’ordinaire en Catalogne, d’y tomber malade en arrivant, de continuer à l’être de plus en plus, d’envoyer un courrier pour demander son retour ; qu’en même temps, il ne voyoit personne à portée de ces frontières plus propre à commander l’armée de Catalogne que M. de Vendôme, qui avoit déjà un corps séparé vers Nice, aux ordres du maréchal Catinat ; et que si cet arrangement convenoit au roi, il pourroit, pour ne perdre point de temps à laisser son armée sans général, emporter des patentes de général de son armée pour M. de Vendôme, et les lui envoyer par un autre courrier en même temps qu’il demanderoit son retour. Il est impossible d’exprimer le soulagement et la satisfaction avec laquelle cette proposition fut reçue. La jalousie étoit extrême entre le prince de Conti et M. de Vendôme. Le roi, par politique et plus encore par aversion depuis le voyage de Hongrie, ne vouloit point mettre M. le prince de Conti à la tête de ses armées ni aucun autre prince du sang ; cela même le retenoit de faire faire ce grand pas à M. de Vendôme. Son goût pour sa naissance l’en pressoit, et plus encore d’en faire en ce genre le chausse-pied de M. du Maine ; mais le comment, il n’avoit encore pu le trouver sans mettre les princes du sang au désespoir, relever le mérite, à lui, déjà si importun, du prince de Conti, l’amour des armées, de la ville et jusque de la cour, malgré lui, et exciter un cri public d’autant plus fâcheux qu’il seroit plus juste. M. de Noailles l’affranchissoit de tous ces inconvénients : c’étoit un général arrivé à son armée, mais hors d’état de la commander ; nécessité donc de lui en substituer un autre sans délai, et pour cela de le prendre au plus près qu’il étoit possible. M. de Vendôme, une fois général d’armée, ne pouvoit plus servir en autre qualité ; c’étoit donc une affaire finie, et finie par un hasard dont les princes du sang pouvoient être fâchés, mais non offensés ; et ce chausse-pied de M. du Maine une fois établi, c’étoit toujours la moitié de la chose exécutée.

De ce moment, M. de Noailles rentra plus que jamais dans les bonnes grâces du roi. Ce prince fit la confidence à M. de Vendôme, qui obtint en même temps pour le grand prieur, son frère, le commandement de ce corps séparé vers Nice. Le secret demeura impénétrable entre le roi et les ducs de Vendôme et de Noailles, sans que le grand prieur même en sût un mot, ni que Barbezieux en eût le moindre vent. Chacun partit pour sa destination à l’ordinaire, et tout s’exécuta pour la Catalogne comme je viens de l’expliquer. Mais l’exécution même trahit tout le secret. On fut surpris d’apprendre M. de Noailles, à peine arrivé à Perpignan, demander à revenir, et beaucoup plus, qu’il avoit envoyé en même temps, et sans attendre aucune réponse, chercher M. de Vendôme à Nice pour lui remettre le commandement de son armée ; et ce qui acheva de lever toutes les voiles, c’est qu’on sut incontinent après qu’il lui avoit remis des lettres patentes de général de l’armée, qu’il n’avoit pu recevoir d’ici, et que peu après il avoit pris le chemin du retour.

Les princes du sang sentirent le coup dans toute sa force ; mais les apparences avoient été gardées, en sorte qu’ils furent réduits au silence. M. de Noailles arriva et fut reçu comme son adresse le méritoit. Il fit l’estropié de rhumatisme, et le joua longtemps, mais il lui échappoit quelquefois de l’oublier et de faire un peu rire la compagnie. Il se fixa pour toujours à la cour, où il fut en pleine faveur, et y gagna beaucoup plus qu’il n’eût pu espérer de la guerre, au grand dépit de Barbezieux qui eut à compter avec M. de Vendôme, lequel, secouru de M. du Maine, ne le laissa pas broncher à son égard.

Tout le monde partit pour les armées. Celle du Rhin ne tarda pas à le passer ; mais à peine étions-nous sur le prince Louis de Bade et en état d’entreprendre, que M. le maréchal de Lorges tomba extrêmement malade, le lundi 20 juin, au camp d’Unter-Neishem, sa droite appuyée à Bornhsall et les ennemie retranchés à Eppingen. On manquoit de fourrages, parce que ce n’étoit pas un lieu à demeurer et qu’il n’y en avoit guère dans le voisinage. L’armée, qui toujours en est si avide, pensa moins à elle qu’à son général. Tous les majors de brigade eurent ordre de demander instamment qu’on ne décampât point, et jamais armée ne montra tant d’intérêt à la vie de son chef, ni d’amour pour sa personne. Il fut à la dernière extrémité, tellement que les médecins qu’on avoit fait venir de Strasbourg désespérant entièrement de lui, je pris sur moi de lui faire prendre des gouttes d’Angleterre ; on lui en donna cent trente en trois prises : celles qu’on mit dans des bouillons n’eurent aucun effet ; les autres dans du vin d’Espagne réussirent. Il est surprenant qu’un remède aussi spiritueux et qui n’a rien de purgatif ait mis ceux qui avoient été donnés en si grand mouvement, et qui depuis plus de vingt-quatre heures qu’on les donnoit, n’avoient eu aucun effet. L’opération fut douce mais prodigieuse, par bas ; la connoissance revint et peu à peu le pourpre parut partout. Cette éruption fut son salut, mais non la fin de la maladie.

Cependant l’armée souffroit beaucoup ; le maréchal de Joyeuse qui en avoit pris le commandement nous exposa son état, à moi et aux neveux de M. le maréchal de Lorges. Il nous dit que quoi qu’il pût arriver, il ne prendroit aucun parti que de notre consentement, et en usa en homme de sa naissance avec toutes sortes de soins et d’égards. L’armée, informée qu’il s’agissoit de prendre un parti, déclara par la bouche de tous ses officiers, qui nuit et jour assiégeoient la maison du malade, qu’il n’y avoit point d’extrémité qu’elle ne préférât au moindre danger de son chef, et ne voulut jamais qu’on fit le moindre mouvement.

Le prince Louis de Bade offrit par des trompettes toutes sortes de secours, de médecins et de remèdes, et sa parole de toute la sûreté et de tous les soulagements de vivres et de fourrages pour le général, pour ce qui demeureroit auprès de lui, et pour l’escorte qui lui seroit laissée si l’armée s’éloignoit de lui, avec l’entière sûreté pour la rejoindre ou aller partout où il voudroit, avec tous ses accompagnements, sitôt qu’il le voudroit. Il fut, remercié comme il le méritoit de ces offres si honnêtes, dont on ne voulut point profiter.

Peu à peu la santé se fit entièrement espérer, et l’armée d’elle-même en fit éclater sa joie par des feux de joie à la tête de tous les camps, dés tables qui y furent établies, et des salves qu’on ne put jamais empêcher. On ne vit jamais un témoignage d’amour si universel ni si flatteur. Cependant Mme la maréchale de Lorges étoit arrivée à Strasbourg, puis à Landau, dans une chaise de M. de Barbezieux, et des gens à lui outre les siens pour la conduire plus diligemment, et Lacour, capitaine des gardes de M. le maréchal de Lorges, qui avoit été dépêché sur son extrémité. Le roi l’avoit entretenu près d’une heure à Marly, sur l’état de son général et de l’armée, avoit lui-même consulté Fagon son premier médecin, et avoit paru extrêmement sensible à ce grand accident. Toute la cour en fut infiniment touchée. Il n’y étoit pas moins aimé et honoré que dans les troupes. Enfin, dès qu’il fut possible de transporter M. le maréchal de Lorges à Philippsbourg, Mme la maréchale de Lorges y vint de Landau l’attendre : on peut juger de la joie avec laquelle ils se revirent. J’avois été au-devant d’elle jusqu’à Landau. Toute la fleur de l’armée avoit accompagné son général à Philippsbourg, et la plupart des officiers généraux. Le lendemain M. le maréchal de Lorges, entre deux draps en carrosse, et Mme la maréchale en chaise, s’en alla à Landau suivi de tout ce qui étoit venu de plus distingué à Philippsbourg. Il s’établit au gouvernement chez Mélac qui lui étoit fort attaché, et moi chez Verpel, ingénieur, dans une très-jolie maison tout proche.

Dès le lendemain nous repartîmes tous et allâmes rejoindre l’armée. Nous couchâmes à Philippsbourg, où Desbordes, gouverneur, nous dit avoir défense du maréchal de Joyeuse de laisser passer personne pour son nouveau camp, tellement qu’il nous fallut longer le Rhin en deçà, et le passer en bateau au village de Ketsch, où on dressoit un pont. Comme l’escorte et la compagnie étoient nombreuses, le passage fut fort long ; nous primes les devants pour la plupart, et allâmes à trois lieues de là, où nous trouvâmes l’armée, sa droite à Roth et sa gauche à Waldsdorff, où étoit le quartier général ; nous y apprîmes que le maréchal de Joyeuse avoit perdu une belle occasion de battre les ennemis en venant en ce camp, qui s’étoient présentés avec peu de précaution sur les hauteurs de Malsch. Comme je n’y étois pas je n’en dirai pas davantage. Le lendemain de notre arrivée, une partie de l’armée monta à cheval ; on se mit sous les armes sur les sept heures du matin pour une légère alarme. Le général Schwartz, avec dix-huit mille hommes de contingent de Hesse, de Munster et de Lunebourg, parut sur les hauteurs de Weisloch, et s’y allongea comme pour joindre l’armée du prince Louis de Bade. On reconnut bientôt qu’il prenoit un camp séparé ; d’un lieu un peu éminent à notre gauche on découvrit très-distinctement les trois armées.

De notre gauche à la droite de Schwartz, il n’y avoit guère que demi-lieue, et un petit quart de lieue de notre droite à la gauche du prince Louis, qui étoit à Kisloch. Tout étoit séparé par des défilés qu’on jugeoit inaccessibles, mais on ne laissoit pas de monter toutes les nuits un bivouac à chaque aile, avec un lieutenant général à l’un et un maréchal de camp à l’autre. Celui de la gauche étoit aux trouées et au moulin du ruisseau de Weisloch, tout proche du pont où le pauvre d’Averne avoit été tué la dernière campagne. Mon tour de le monter n’arriva qu’une fois ; ce fut sous Vaubecourt, pour maréchal de camp, et Harlus dans la brigade duquel j’étois encore. Schwartz avoit un assez gros poste au Neu-Weisloch et nous au château du Vieux, qu’Argenteuil lieutenant-colonel d’Harlus, qui étoit un officier de distinction, alla relever avec beaucoup d’adresse. Sur les trois heures du matin nous entendîmes cinq ou six fortes grosses décharges sur la droite : Vaubecourt y voulut courir de sa personne, et Harlus en ce moment-là n’étoit pas avec nous. Je représentai à Vaubecourt que ce ne pouvoit être qu’un poste attaqué ou une escarmouche de notre bivouac de la droite ; qu’au premier cas tout seroit décidé et fini avant qu’il y pût être, qu’au second c’étoit un engagement de combat qui ne s’exécuteroit point sans un concert du prince Louis et de Schwartz, lequel attaqueroit bientôt le nôtre, qui étant lé poste du maréchal de camp, il seroit fâché de ne s’y être pas trouvé. Il me crut et envoya au maréchal de Joyeuse, qui lui manda que les ennemis avoient voulu surprendre un poste que nous tenions dans l’église de Lehn, à cinq cents pas derrière notre droite au delà d’un ruisseau ; qu’ils en avoient été repoussés avec beaucoup de perte, et qu’il ne nous en avoit coûté que quelques soldats, avec le capitaine, qui étoit un fort bon officier et qui fut regretté.

Cependant nous manquions tout à fait de fourrage le nez dans les bois, fort engouffrés entre ces deux camps et acculés au Rhin, tandis que les ennemis avoient abondance de tout, et se faisoient apporter de loin tout ce qu’ils vouloient : c’étoit à qui décamperoit le dernier. Toute communication nous étoit coupée avec Philippsbourg, et tout moyen d’y aller repasser le Rhin sous la protection de la place. Le prince Louis avoit occupé le défilé des Capucins.

Lui et Schwartz étoient postés à nos deux flancs, et étoient ensemble beaucoup plus nombreux que nous, et leur situation rendoit fort délicat de défiler devant eux dans la plaine d’Hockenun. Le plus fâcheux inconvénient étoit l’humeur du maréchal de Joyeuse qui ne se communiquoit à personne, et à qui il échappoit des brusqueries si fréquentes et si fortes même aux officiers généraux les plus principaux, que personne n’osoit lui parler, et que chacun l’évitoit et le laissoit faire. Enfin l’excès du besoin lui fit prendre son parti. Il le communiqua d’abord au comte du Bourg, maréchal de camp, puis à Tallard, lieutenant général, enfin à Barbezières, un de nos meilleurs maréchaux de camp, qu’il chargea d’aller reconnoître ce qu’il vouloit savoir, et de l’exécution s’il la trouvoit possible. Barbezières prit ce qu’il voulut d’infanterie et de cavalerie, et en chemin on lui fit trouver beaucoup d’outils.

Je fus de ce détachement.

Barbezières en marchant m’apprit le dessein. Il alloit visiter les ruines de Manheim, que M. de Louvois avoit fait brûler en 1688, avec tout le Palatinat ; et il alloit voir si dans leurs derrières on pouvoit faire un pont de bateaux pour le passage de l’armée. En passant le ruisseau de Schweitzingen, il y laissa le bonhomme Charmarel, lieutenant-colonel de Picardie et un des meilleurs et des plus estimés brigadiers d’infanterie, avec beaucoup d’infanterie, avec ordre d’y faire une centaine de ponts. Arrivé aux ruines de Manheim, il fit demeurer toutes les troupes dans la plaine qui est au devant, prit avec lui cent maîtres et ceux qu’il avoit menés pour travailler, et alla tout reconnoître. Il me permit de le suivre. Nous fîmes le tour de tout ce qui étoit la ville et le château de Manheim ; nous coulâmes ensuite derrière ces ruines le long du Rhin pour en reconnoître les bords ; et après qu’il eut tout fort exactement examiné, il jugea que le pont y seroit construit avec facilité au moyen que je vais expliquer.

On pouvoit mettre l’entrée du pont en sûreté avec peu de travail dans ces ruines et peu d’infanterie à le garder. Il se trouvoit en cet endroit du Rhin une petite île d’abord et une plus grande ensuite, ce qui donnoit la commodité de trois ponts, et celle de rompre le premier quand tout auroit passé dans la première lie, et le second de même si le passage se trouvoit inquiété ou pressé.

Tout ainsi bien reconnu, nous retournâmes à Charmarel sur le ruisseau de Schweitzingen, où nous mangeâmes une halte que j’avois, après avoir été douze heures à cheval. Charmarel demeura avec toute notre infanterie pour la garde des ponts qu’il faisoit, et nous nous retirâmes à l’armée. En approchant du camp nous trouvâmes tous les vivandiers de l’armée qui s’en alloient passer le Rhin sur le pont de bateaux que nous avions à Ketsch, d’où nous comprimes qu’elle marcheroit le lendemain. Du Héron, colonel des dragons, étoit à une demi-lieue au delà de ce pont avec tous les gros bagages, il y avoit quelques jours, et nous trouvâmes en arrivant l’ordre donné pour que les menus bagages prissent à minuit le chemin du même pont et le passer.

L’armée partit en effet le lendemain 20 juillet, et marcha sur quatre colonnes par les bois, jusque dans la plaine de Hockenun, les deux lignes rompues par leurs centres qui eurent l’avant-garde, et les droites et les gauches l’arrière garde. Mélac, lieutenant général de jour, fit l’arrière-garde de tout à la gauche avec un gros détachement, et le maréchal de Joyeuse, avec un autre, se chargea de l’arrière-garde de tout à la droite, le tout sans aucun bruit de trompettes, de timbales ni de tambours. La Bretesche, lieutenant général, menoit notre colonne. Il entendit quelques bruits de guerre malgré les défenses. Nous étions vus et entendus des troupes de Schwartz postées sur des hauteurs, qui fit ce qu’il put pour nous attirer vers lui. Comme on ne gagnoit rien à cette sourdine imparfaite, La Bretesche permit tout le bruit de guerre. Le prince Louis ne montra aucune troupe au maréchal de Joyeuse, et nous arrivâmes tous à la plaine d’Hockenun, sans avoir été suivis de personne.

Le débouché se fit dans une telle confusion que personne ne se trouva à sa place, ni à la tête ou à la suite des troupes avec lesquelles on devoit être. À ce désordre il s’en joignit d’autres ; la cavalerie étoit parmi le bois, l’infanterie dans la plaine, nul intervalle entre les lignes ni entre les bataillons et les escadrons, tout en foule et pêle-mêle et sans aucun espace à se pouvoir remuer. Une situation si propre à faire battre toute l’armée par une poignée de gens qui l’auroit suivie, ou qui s’en seroit aperçue à temps, dura plus de quatre heures qu’on mit à se débrouiller et à se débarrasser les uns des autres, sans qu’il fût possible aux officiers généraux de replacer les troupes dans leur ordre.

On attendit là que les menus bagages eussent passé le Rhin à Ketsch, et que notre pont de bateaux y fût rompu et amené et redressé à Manheim.

Deux raisons avoient empêché de faire traverser l’armée à Ketsch : la difficulté d’y faire d’assez grands et bons retranchements pour bien assurer le passage de l’arrière-garde, et la hauteur des bords du Rhin, très-supérieure à l’autre côté, qui auroit donné aux batteries que les ennemis auroient pu établir la facilité de rompre le pont sous l’armée à demi passée, de fouetter l’autre rivage, et d’y démonter les batteries que nous y aurions faites.

Après quatre heures de halte assez inutile pour remettre quelque ordre dans l’armée, elle continua sa marche sur les quatre mêmes colonnes autant qu’elle le put, jusqu’aux ponts que Charmarel avoit faits sur le ruisseau de Schweitzingen, et bientôt après on entendit sept ou huit coups de canon ; des brigades entières firent volte-face et coururent, sans aucun commandement, vers ce bruit pendant un bon quart d’heure, que les officiers généraux arrêtèrent tout, et les firent remarcher d’où elles étoient parties. C’étoit Schwartz, qui, sorti des bois avec très-peu de monde et quelques petites pièces de campagne, étoit venu enfin voir s’il ne pourroit point profiter de notre désordre, et, suivant ce qu’il trouveroit, se faire soutenir de tout son corps ; mais il s’en étoit avisé trop tard. Le maréchal de Joyeuse débanda sur lui Gobert, excellent brigadier de dragons, avec son régiment et quelques troupes détachées, qui rechassèrent fort brusquement ce peu de monde dans les bois. Si le maréchal eût fait soutenir Gobert, comme il en fut fort pressé, il auroit eu bon marché de cette poignée de gens trop éloignée de leur gros et leur eût pris leurs pièces de campagne ; mais il aima mieux allonger sa marche sans s’amuser à ce petit succès, dans l’incertitude de ce qui pouvoit être dans les bois, où on sut depuis qu’il n’y avoit personne, par Derrondes, major de Gobert, officier très-distingué qui fut pris, et comblé de civilités par le prince Louis, qui blâma fort cette équipée que Schwartz avoit hasardée de lui-même.

On continua donc la marche par une telle chaleur, que plusieurs soldats moururent de soif et de lassitude. Le tonnerre tomba en plusieurs endroits et même sur l’artillerie où heureusement il ne causa aucun accident. Les bois et les défilés qu’on rencontra de nouveau la retardèrent tellement et avec tant de confusion, que les premières troupes n’arrivèrent qu’à une heure de nuit, et les dernières fort avant dans la matinée du lendemain. On campa dans la plaine qui règne le long du Necker, depuis vis-à-vis d’Heidelberg, jusqu’à son embouchure, le cul à Manheim, et la gauche appuyée au bord du Necker au village de Seckenheim, en attendant la queue de l’armée, encore fort éloignée à cause des défilés.

La Bretesche, lieutenant général, et moi crûmes que le quartier général étoit en ce village, et comme la brigade d’Harlus dont j’étois y touchoit, j’y allai avec lui : il n’y avoit personne ; nous ne laissâmes pas d’entrer dans une assez grande maison, de faire jeter force paille fraîche dans une grande chambre en bas, et d’y faire décharger ce que malgré les défenses j’avois à manger. Plusieurs officiers étoient avec nous. Comme nous tâchions à nous refaire des fatigues de la journée, nous entendîmes grand bruit et bientôt un vacarme épouvantable : c’étoit un débandement de l’armée qui, à travers la nuit cherchant de l’eau, avoit trouvé ce village, qui par le bout opposé à celui où nous étions touchoit au Necker, et qui après s’être désaltéré se mit à piller, violer, massacrer et faire toutes les horreurs que la licence la plus effrénée inspire, couverte par une nuit fort noire. Incontinent le désordre vint jusqu’à nous, et nous eûmes peine à nous défendre dans notre maison. Il faut pourtant dire qu’au milieu de cette fureur, la livrée de M. le maréchal de Lorges, dont quelques-uns avoient suivi mes gens parce que le gros de ses équipages étoit demeuré à l’armée, fut respectée de ces furieux, et mit à couvert les maisons auprès desquelles elle fut reconnue, tandis qu’en même temps un garde du maréchal de Joyeuse, et bien reconnu pour tel avec ses marques et en sauvegarde, fut battu, dépouillé et chassé. La Bretesche se sut bon gré de ne m’avoir pas cru, qui lui avois conseillé de défaire sa jambe de bois pour se reposer plus à son aise ; il m’a souvent dit qu’il n’avoit jamais rien vu de semblable quoiqu’il se fût plusieurs fois trouvé à des pillages et à des sacs. Nous achevâmes de passer la nuit du mieux que nous pûmes en ce malheureux endroit, qui ne fut abandonné que longtemps après qu’il n’y eut plus rien à y trouver. Dès qu’il fit grand jour La Bretesche et moi allâmes au camp.

Nous trouvâmes l’armée qui commençoit à s’ébranler. Elle avoit passé la nuit comme elle avoit pu, sans ordre, les troupes arrivant toujours, et les dernières ne faisant que de joindre. On alla camper sur sept ou huit lignes à une grande demi-lieue, la droite et le quartier général au village de Neckerau, la gauche au Necker, le centre et le cul aux ruines de Manheim ; on avoit réparé comme on avoit pu avec des palissades celles de la citadelle, et on y travailloit encore. On y jeta six brigades d’infanterie avec Chamilly pour lieutenant général de l’armée, et Vaubecourt, maréchal de camp. L’embouchure du Necker dans le Rhin étoit tout à fait près de notre gauche. On demeura là deux jours, et tous sans exception réduits à la paille et à la gamelle des cavaliers, jusqu’à ce que le pont de bateaux fut achevé où Barbezières l’avoit marqué, et cependant on dressa une batterie de canons dans la première île. Enfin le 24, toute l’armée repassa le Rhin sans que les ennemis eussent seulement fait mine de nous suivre, en sorte que tout se passa avec la plus grande tranquillité. Nous n’ouïmes plus parler d’eux de toute la campagne ; et le lendemain de ce passage le maréchal de Joyeuse me permit d’aller à Landau, où je demeurai avec M. et Mme la maréchale de Lorges, jusqu’à ce que ce général s’alla remettre à la tête de l’armée.

M. de Vendôme promit de grandes choses, prit Hostalric, battit quelques miquelets, se présenta pour secourir Palamos que les ennemis assiégeoient, se retira aussitôt sans rien entreprendre, et ce qu’il n’avoit pu, l’arrivée de la flotte du roi sur ces côtes l’opéra, et Palamos par cela seul fut délivré du siège.

L’Italie ne fournit rien non plus que le siège de Casal, qui fut long ; à la fin, Crenan, lieutenant général, qui en étoit gouverneur, capitula par ordre du roi. Le traité fut que la place et le château seroient démolis, qu’il y demeureroit avec sa garnison jusqu’à la démolition entièrement achevée, qu’il seroit après conduit à Pignerol avec toutes ses troupes, et leurs armes et bagages, qu’il emmèneroit avec lui toute l’artillerie de la place et du château qui se trouveroit marquée aux armes de France, et que Casal seroit remise au duc de Mantoue comme à son seigneur naturel.

Les flottes ennemies bombardèrent nos côtes de Bretagne et de Normandie. Saint-Malo s’en ressentit peu, Dieppe beaucoup davantage. Nos armateurs et nos escadres leur prirent force vaisseaux marchands, en battirent les convois et valurent force millions à notre commerce, au roi et à M. le comte de Toulouse.

Il se passa en Flandre des choses plus intéressantes. Ce fut d’abord un beau jeu d’échecs, et plusieurs marches du prince d’Orange et des corps détachés de son armée sous l’électeur de Bavière et sous le comte d’Athlone, le maréchal de Villeroy avec la grande armée. Le maréchal de Boufflers avec la moindre, le marquis d’Harcourt avec son corps vers la Meuse, et le vieux Montal vers la mer, régloient leurs mouvements sur ceux qu’ils voyoient faire ou qu’ils croyoient deviner. Montal, toujours le même, malgré son grand âge et la douleur du bâton, sauva la Kenoque et eut divers avantages l’épée à la main, en prit d’autres par sa capacité et sa prudence, et eut enfin Dixmude et Deinse avec les garnisons prisonnières de guerre.

Après diverses montres de différents côtés et avoir nacé plusieurs de nos places, le prince d’Orange, qui avoit bien pris toutes ses mesures pour couvrir son vrai dessein et n’y manquer de rien, tourna tout à coup sur Namur, et l’investit les premiers jours de juillet. L’électeur de Bavière, demeuré au gros de l’armée, l’y fut promptement joindre avec un grand détachement, et laissa le reste sous M. de Vaudemont. Le maréchal de Boufflers s’en étoit toujours douté. Il avoit toujours eu soin que la place fût abondamment fournie ; il avoit sans cesse averti Guiscard, lieutenant général, qui en étoit gouverneur et qui étoit dedans avec Leaumont qui y commandoit sous lui ; et ce maréchal cependant s’étoit mis à portée, et il se jeta dans Namur par la porte du Condros, le 2 juillet, la seule qui étoit encore libre et qui dès le soir du même jour ne la fut plus. Il mena avec lui Mesgrigny, gouverneur de la citadelle de Tournai, maréchal de camp et ingénieur de grande réputation, d’autres ingénieurs et sept régiments de dragons. Il y en avoit un huitième déjà dans la place et vingt et un bataillons, qui tous ensemble firent plus de quinze mille hommes effectifs. Harcourt et Bartillat avoient accompagné le maréchal, et ramenèrent la cavalerie qu’il avoit avec lui et les chevaux de six des sept régiments de dragons entrés avec lui ; le comte d’Horn, colonel de cavalerie, et plusieurs autres l’y suivirent volontaires.

Cette grande entreprise parut d’abord téméraire à notre cour, d’où on m’écrivit qu’on s’en réjouissoit comme d’une expédition qui ruineroit leurs troupes et ne réussiroit pas. J’en eus une autre opinion, et je me persuadai qu’un homme de la profondeur du prince d’Orange ne se commettroit pas à un siège si important sans savoir bien comment en sortir, autant que toute prudence humaine en peut être capable.

Le comte d’Albert, frère du duc de Chevreuse d’un autre lit, étoit demeuré à Paris avec congé du roi pour des affaires. Les dragons-Dauphins, dont il étoit colonel, étoient dans Namur ; il y courut, se déguisa à Dinant en batelier, traversa le camp des assiégeants et entra dans Namur en passant la Meuse à la nage.

Cependant le maréchal de Villeroy serroit M. de Vaudemont le plus près qu’il pouvoit, et celui-ci, de beaucoup plus foible, mettoit toute son industrie à esquiver. L’un et l’autre sentoient que tout étoit entre leurs mains : Vaudemont, que de son salut dépendoit le succès du siège de Namur, et Villeroy, qu’à sa victoire étoit attaché le sort des Pays-Bas et très vraisemblablement une paix glorieuse et toutes les suites personnelles d’un pareil événement. Il prit donc si bien [ses] mesures qu’il se saisit de trois châteaux occupés sur la Mundel par cinq cents hommes des ennemis, et qu’il s’approcha tellement de M. de Vaudemont, le 13 au soir, qu’il étoit impossible qu’il lui échappât le 14, et le manda ainsi au roi par un courrier. Le 14 dès le petit jour tout fut prêt. M. le Duc commandoit la droite, M. du Maine la gauche. M. le prince de Conti toute l’infanterie, M. le duc de Chartres la cavalerie : c’étoit à la gauche à commencer, parce qu’elle étoit la plus proche. Vaudemont, pris à découvert, n’avoit osé entreprendre de se retirer la nuit devant des ennemis si proches, si supérieurs en nombre et en bonté de troupes, toutes les meilleures étant au siège ; et un ennemi dont rien ne le séparoit. Il n’osa encore l’attendre sans être couvert de quoi que ce soit, et il, n’eut de parti à prendre que de marcher au jour avec toutes les précautions d’un général qui compte bien qu’il sera attaqué dans sa marche, mais qui a un grand intérêt à s’allonger toujours pour se tirer d’une situation fâcheuse, et gagner comme il pourra un pays plus couvert et coupé, à trois bonnes lieues d’où il se trouvoit.

Le maréchal de Villeroy manda dès qu’il fut jour à M. du Maine d’attaquer et d’engager l’action, comptant de le soutenir avec toute son armée, et qui pour arriver à temps avoit besoin que les ennemis fussent retardés, puis empêchés de marcher par l’engagement dans lequel notre gauche les auroit mis. Impatient de ne point entendre l’effet de cet ordre, il dépêche de nouveau M. du Maine, et redouble cinq ou six fois. M. du Maine voulut d’abord reconnoître, puis se confesser, après mettre son aile en ordre qui y étoit depuis longtemps et qui pétilloit d’entrer en action. Pendant tous ces délais, Vaudemont marchoit le plus diligemment que la précaution le lui pouvoit permettre. Les officiers généraux de notre gauche se récrioient. Montrevel, lieutenant général le plus ancien d’eux, ne pouvant plus souffrir ce qu’il voyoit, pressa M. du Maine, lui remontra l’instance des ordres réitérés qu’il recevoit du maréchal de Villeroy, la victoire facile et sûre, l’importance pour sa gloire, pour le succès de Namur, pour le grand fruit qui s’en devoit attendre de l’effroi et de la nudité des Pays-Bas après la déroute de la seule armée qui les pouvoit défendre. Il se jeta à ses mains, il ne put retenir ses larmes, rien ne fut refusé ni réfuté, mais tout fut inutile. M. du Maine balbutioit, et fit si bien que l’occasion échappa, et que M. de Vaudemont en fut quitte pour le plus grand péril qu’une armée pût courir d’être entièrement défaite, si son ennemi qui la voyoit et la comptoit homme par homme eût fait le moindre mouvement pour l’attaquer.

Toute notre armée étoit au désespoir, et personne ne se contraignoit de dire ce que l’ardeur, la colère et l’évidence suggéroient. Jusqu’aux soldats et aux cavaliers montroient leur rage sans se méprendre ; en un mot, officiers et soldats, tous furent plus outrés que surpris. Tout ce que put faire le maréchal de Villeroy fut de débander trois régiments de dragons, menés par Artagnan, maréchal de camp, sur leur arrière-garde, qui prirent quelques drapeaux et mirent quelque désordre dans les troupes qui faisoient l’arrière-garde de tout.

Le maréchal de Villeroy, plus outré que personne, étoit trop bon courtisan pour s’excuser sur autrui. Content du témoignage de toute son armée et de ce que toute son armée n’avoit que trop vu et senti, et des clameurs dont elle ne s’étoit pas tenue, il dépêcha un de ses gentilshommes au roi, à qui il manda que la diligence dont Vaudemont avoit usé dans sa retraite l’avoit sauvé de ses espérances qu’il avoit crues certaines, et sans entrer en aucun détail se livra à tout ce qu’il pourroit lui en arriver. Le roi, qui depuis vingt-quatre heures les comptoit toutes dans l’attente de la nouvelle si décisive d’une victoire, fut bien surpris quand il ne vit que ce gentilhomme au lieu d’un homme distingué, et bien touché quand il apprit la tranquillité de cette journée. La cour en suspens, qui pour son fils, qui pour son mari, qui pour son frère, demeura dans l’étonnement, et les amis du maréchal de Villeroy dans le dernier embarras. Un compte si général et si court rendu d’un événement si considérable et si imminent réduit à rien, tint le roi en inquiétude ; il se contint en attendant un éclaircissement du temps. Il avoit soin de se faire lire toutes les gazettes de Hollande. Dans la première qui parut, il lut une grosse action à la gauche, des louanges excessives de la valeur de M. du Maine ; que ses blessures avoient arrêté le succès et sauvé M. de Vaudemont et que M. du Maine avoit été emporté sur un brancard. Cette raillerie fabuleuse piqua le roi, mais il le fut bien davantage de la gazette suivante qui se rétracta du combat qu’elle avoit raconté, et ajouta que M. du Maine n’avoit pas même été blessé. Tout cela, joint au silence qui avoit régné depuis cette journée, et au compte si succinct que le maréchal de Villeroy lui en avoit rendu et sans chercher aucune excuse, donna au roi des soupçons qui l’agitèrent.

Lavienne, baigneur à Paris fort à la mode, étoit devenu le sien du temps de ses amours. Il lui avoit plu par ses drogues qui l’avoient mis en état plus d’une fois de se satisfaire davantage, et ce chemin l’avoit conduit à devenir un des quatre premiers valets de chambre. C’étoit un fort honnête homme, mais rustre, brutal et franc ; et cette franchise, dans un homme d’ailleurs vrai, avoit accoutumé le roi à lui demander ce qu’il n’espéroit pas pouvoir tirer d’ailleurs quand c’étoient des choses qui ne passoient point sa portée. Tout cela conduisit jusqu’à un voyage à Marly, et ce fut là où il questionna Lavienne. Celui-ci montra son embarras, parce que, dans la surprise, il n’eut pas la présence d’esprit de le cacher. Cet embarras redoubla la curiosité du roi et enfin ses commandements. Lavienne n’osa pousser plus loin la résistance ; il apprit au roi ce qu’il eût voulu pouvoir ignorer toute la vie, et qui le mit au désespoir. Il n’avoit eu tant d’embarras, tant d’envie, tant de joie de mettre M. de Vendôme à la tête d’une armée que pour y porter M. du Maine, toute son application étoit d’en abréger les moyens en se débarrassant des princes du sang par leur concurrence entre eux. Le comte de Toulouse étant amiral avoit sa destination toute faite. C’étoit donc pour M. du Maine qu’étoient tous ses soins. En ce moment il les vit échoués, et la douleur lui en fut insupportable. Il sentit pour ce cher fils tout le poids du spectacle de son armée, et des railleries que les gazettes lui apprenoient qu’en faisoient les étrangers, et son dépit en fut inconcevable.

Ce prince, si égal à l’extérieur et si maître de ses moindres mouvements dans les événements les plus sensibles, succomba sous cette unique occasion. Sortant de table à Marly avec toutes les dames et en présence de tous les courtisans, il aperçut un valet du serdeau (1) qui en desservant le fruit mit un biscuit dans sa poche. Dans l’instant il oublie toute sa dignité, et sa canne à la main qu’on venoit de lui rendre avec son chapeau, court sur ce valet qui ne s’attendoit à rien moins, ni pas un de ceux qu’il sépara sur son passage, le frappe, l’injurie et lui casse sa canne sur le corps : à la vérité, elle étoit de roseau et ne résista guère.

1. Lieu ou office de la maison du roi où l’on portoit ce que l’on desservoit de sa table. De là, le tronçon à la main et de l’air d’un homme qui ne se possédoit plus, et continuant à injurier ce valet qui étoit déjà bien loin, il traversa ce petit salon et un antichambre, et entra chez Mme de Maintenon, où il fut près d’une heure, comme il faisoit souvent à Marly après dîner. Sortant de là pour repasser chez lui, il trouva le P. de La Chaise. Dès qu’il l’aperçut parmi les courtisans : « Mon père, lui dit-il fort haut, j’ai bien battu un coquin et lui ai cassé ma canne sur le dos ; mais je ne crois pas avoir offensé Dieu. » Et tout de suite lui raconta le prétendu crime. Tout ce qui étoit là trembloit encore de ce qu’il avoit vu ou entendu des spectateurs. La frayeur redoubla à cette reprise : les plus familiers bourdonnèrent contre ce valet ; et le pauvre père fit semblant d’approuver entre ses dents pour ne pas irriter davantage, et devant tout le monde. On peut juger si ce fut la nouvelle, et la terreur qu’elle imprima, parce que personne n’en put alors deviner la cause, et que chacun comprenoit aisément que celle qui avoit paru ne pouvoit être la véritable. Enfin tout vient à se découvrir, et peu à peu et d’un ami à l’autre, on apprit enfin que Lavienne, forcé par le roi, avoit été cause d’une aventure si singulière et si indécente.

Pour n’en pas faire à deux fois, ajoutons ici le mot de M. d’Elbœuf. Tout courtisan qu’il étoit, le vol que les bâtards avoient pris lui tenoit fort au cœur, et le repentir peut-être de son adoration de la croix après MM. de Vendôme. Comme la campagne étoit à son déclin et les princes sur leur départ, il pria M. du Maine, et devant tout le monde, de lui dire où il comptoit de servir la campagne suivante, parce que, où que ce fût, il y vouloit servir aussi. Et après s’être fait presser pour savoir pourquoi, il répondit que « c’est qu’avec lui on étoit assuré de sa vie. » Ce trait accablant et sans détour fit un grand bruit. M. du Maine baissa les yeux et n’osa répondre une parole ; sans doute qu’il la lui garda bonne ; mais M. d’Elbœuf fort bien avec le roi et par lui et par les siens, étoit d’ailleurs en situation de ne s’en soucier guère. Plus le roi fut outré de cette aventure qui, influa tant sur ses affaires, mais que le personnel lui rendit infiniment plus sensible, plus il sut de gré au maréchal de Villeroy, et plus encore Mme de Maintenon augmenta d’amitié pour lui. Sa faveur devint plus éclatante, la jalousie de tout ce qui étoit le mieux traité du roi, et la crainte même des ministres.

Le fruit amer de cet événement en Flandre fut la prise de la ville de Namur qui capitula le 4 août, après [plusieurs] jours de tranchée ouverte.

Le prince d’Orange, pour éviter les difficultés de ce que le roi ne le reconnoissoit point, ne parut en rien, ni par conséquent le maréchal de Boufflers ; et tout se passa sous leur direction et à peu près comme ce dernier le demanda, entre l’électeur de Bavière et Guiscard, qui signèrent. Maulevrier, fils acné du lieutenant général, mort chevalier de l’ordre, Vieuxbourg, gendre d’Harlay conseiller d’État qui l’étoit de Boucherat chancelier de France, et Morstein, tous trois colonels d’infanterie, et de grande espérance, y furent tués. Ce dernier étoit fils du grand trésorier de Pologne qui avoit autrefois été ambassadeur ici. Il s’étoit fort enrichi et avoit excité l’envie de ses compatriotes. La peur qu’il eût d’être poussé le fit retirer en France avec sa femme, ce fils unique et quantité de richesses. Elles séduisirent le duc de Chevreuse qui n’avoit rien à donner à ses filles ; il en donna une au jeune Morstein, dont le monde fut assez surpris. Par l’événement il avoit bien fait : ce jeune homme, s’il eût vécu, eût été un grand sujet en tous genres. Je le regrettai fort et Maulevrier, qui étoient fort de mes amis. Nous n’avons guère perdu que douze cents hommes ; tout ce qui étoit sain se retira au château.

Montal cependant avoit pris Dixmude et Deinse, et, par ordre du roi, on avoit retenu les garnisons : c’est-à-dire que, s’étant rendues prisonnières de guerre, on n’avoit pas voulu les échanger. Le maréchal de Villeroy bombarda aussi Bruxelles qui fut fort maltraité, en représailles de nos côtes ; ensuite il eut ordre de tenter tout pour le secours de Namur ; mais l’occasion, qui est chauve, ne revint plus. Il trouva les ennemis si bien retranchés sur la Mehaigne, qu’il ne put les attaquer. Il la longea, et, chemin faisant, il la fit passer aux brigades de cavalerie de Praslin et de Sousternon qu’il lâcha sur une quarantaine d’escadrons des ennemis dont ces brigades se trouvèrent le plus à portée, et qui les poussèrent fort vivement : Praslin s’y distingua fort, et Villequier y eut une main estropiée ; cette blessure lui fit moins d’honneur sur les lieux qu’à la cour, mais tout cela ne fut qu’une échauffourée. Le secours demeura impossible. L’armée s’éloigna ; et le château, après avoir pensé être emporté aux deux derniers assauts, capitula pour sortir le 5 septembre, n’y ayant pas trois mille hommes en santé de toute la garnison.

La capitulation fut honorable, traitée et signée corme celle de la ville. La difficulté fut pour la sortie du maréchal de Boufflers : il en faisoit une grande, avec raison, de saluer l’électeur de Bavière de l’épée, et n’en auroit pu faire au prince d’Orange s’il avoit été reconnu. Enfin il fallut s’y résoudre, parce que ce dernier voulut au moins rendre le salut équivoque. Pour cela, l’électeur se tint toujours à son côté, et n’ôtoit son chapeau qu’après que le prince d’Orange avoit ôté le sien, qui, par cette affectation, marquoit qu’il recevoit le salut, et que l’électeur ne se découvroit ensuite que parce que lui-même étoit découvert. Cela se passa donc de la sorte à l’égard du maréchal, puis de Guiscard, sans mettre pied à terre, et de tout ce qui les suivit. Les compliments se passèrent entre l’électeur et eux ; et le prince d’Orange ne s’y mêla point, parce qu’il n’auroit point eu de Sire ni de Majesté ; mais l’électeur lui rapportoit tout, ne lui parloit jamais que le chapeau à la main ; le prince d’Orange se contentoit de se découvrir quelquefois seulement et peu, pour lui parler ou pour lui répondre, et le plus souvent sans se découvrir.

Un quart d’heure après que le maréchal de Boufflers eut passé devant eux et qu’il suivoit son chemin entretenu par des officiers ennemis des plus principaux, il fut arrêté par Overkerke et L’Estang, lieutenants des gardes du prince d’Orange. Overkerke étoit un bâtard de Nassau, général en chef des troupes de Hollande, grand écuyer du prince d’Orange, et de tous temps dans sa confiance la plus intime : L’Estang y étoit aussi. Le maréchal fut fort surpris et se récria que c’étoit violer la capitulation ; mais, pour tout ce qu’il put dire et ce qu’il se trouva des nôtres auprès de lui, ils n’étoient pas les plus forts, et il fallut monter dans un carrosse qu’on tenoit là tout prêt. Du reste cette violence se passa avec toute la politesse, les égards et le respect que les ennemis y purent mettre. Portland, favori dès sa jeunesse du prince d’Orange, sous le nom de Bentinck, et Hollandois, et qu’il avoit fait comte en Angleterre et chevalier de la Jarretière, avec Dyckweldt, frère d’Overkerke et général, vinrent trouver le maréchal dans la ville de Namur où il fut conduit, et lui expliquèrent qu’il étoit arrêté en représailles des garnisons de Deinse et de Dixmude, prisonnières de guerre, que le roi n’avoit pas voulu laisser racheter.

Guiscard cependant étoit retourné à l’électeur de Bavière qui lui dit être très fâché de cet arrêt, qu’il n’avoit su que le matin et auquel il ne pouvoit rien ; et Guiscard, dépêché par le maréchal, vint tout de suite rendre compte au roi de cet événement et de tout le siège, qui fut très-étonné et piqué de ce procédé.

Le maréchal de Boufflers eut toute sa maison avec lui, la garde et tous les honneurs partout de général d’armée, et la liberté de se promener partout. Il auroit bien pu faire rendre les garnisons de Deinse et de Dixmude pour se tirer de prison, mais il eut la sagesse de n’user point de ce pouvoir, et d’attendre ce qu’il plairoit au roi. L’électeur lui fit faire force compliments et excuses de ne l’aller pas voir, sur ce qu’il craignoit que cette visite déplût au prince d’Orange.

Guiscard en arrivant fut déclaré chevalier de l’ordre, pour la première fête. Mesgriny, qui avoit été mandé pour rendre compte du siège avant qu’on sût l’arrivée de Guiscard, eut six mille livres de pension et un cordon rouge ; et le roi manda par un courrier au maréchal de Boufflers qu’il le faisoit duc vérifié au parlement. Ce courrier le trouva à Huy, gardé par L’Estang, mais avec toute sorte de liberté et tous les honneurs qu’il auroit sur notre propre frontière. Il lui envoya deux jours après pouvoir de rendre les garnisons de Deinse et de Dixmude qui le trouva à Maestricht. Il envoya à milord Portland et l’affaire ne traîna pas. Le maréchal de Boufflers partit dès que tout fut convenu, et fut reçu à Fontainebleau avec des applaudissements extraordinaires. Il fit faire Mesgrigny lieutenant général, et avancer en grade tout ce qui étoit avec lui dans Namur, ce qui lui fit beaucoup d’honneur. M. le duc de Chartres étoit revenu aussitôt après la capitulation. Le prince d’Orange, peu de jours après, s’en alla à Breda, laissant l’armée à l’électeur de Bavière ; et en même temps M. le Duc, M. le prince de Conti, M. du Maine et M. le comte de Toulouse revinrent à la cour. Le prince d’Orange, quelque mesuré qu’il fût, ne put s’empêcher d’insulter à notre perte lorsqu’il apprit toutes les récompenses données au maréchal de Boufflers, à Guiscard et à tout ce qui avoit défendu Namur ; il dit que sa condition étoit bien malheureuse d’avoir toujours à envier le sort du roi, qui récompensoit plus libéralement la perte d’une place, que lui ne pouvoit faire tant d’amis et de dignes personnages qui lui en avoient fait la conquête. Les armées ne firent plus que subsister et se séparèrent à la fin d’octobre, et tous les généraux d’armée revinrent à la cour.

J’ai laissé le maréchal de Joyeuse séparé par le Rhin du prince Louis de Bade, et M. et Mme la maréchale de Lorges à Landau, où après que nous eûmes repassé je les vins trouver. Pendant plus de six semaines que nous y demeurâmes, toute l’armée, qui n’étoit pas loin, les vint voir. La santé rétablie, M. le maréchal de Lorges eut impatience de retourner à la tête de son armée ; et Mme la maréchale s’en alla à Paris. Il est impossible de décrire la joie et les acclamations de toute l’armée à ce retour de son général ; tout ce qui la put quitter vint deux lieues à sa rencontre. Les décharges d’artillerie et de mousqueterie furent générales et réitérées malgré toutes ses défenses. Toute la nuit le camp fut en feu et en bonne chère, et des tables et des feux de joie devant tous les corps. Le maréchal de Joyeuse ne s’étoit pas fait aimer. Il étoit de plus accusé d’avoir beaucoup pris, et d’avoir réduit la cavalerie et les équipages à une maigreur extrême, faute de fourrages dans un pays qui en regorgeoit ; et ce passage de lui à un général qui se faisoit adorer par ses manières et par son désintéressement causa cet incroyable transport de joie qui fut universel.

Peu après ce retour, l’armée fut partagée pour la commodité des subsistances.

Les maréchaux demeurèrent vers l’Alsace avec une partie, et Tallard mena l’autre vers la Navé et le Hondsrück, où j’allai avec mon régiment. Je n’y demeurai pas longtemps que j’appris que le maréchal de Lorges étoit tombé en apoplexie, et sur-le-champ je partis pour l’aller trouver avec le comte de Roucy et le chevalier de Roye, ses neveux, et une escorte que Tallard nous donna. Le mal eût été léger si on y eût pourvu à temps, mais il lui est ordinaire de ne se laisser pas sentir ; et il n’y eut pas moyen de persuader le malade de se conduire et de faire ce qu’il auroit fallu ; tellement que le mal augmenta au point qu’il en fallut venir aux remèdes les plus violents qui, avec un grand péril, réussirent. Cependant arrivèrent les quartiers de fourrages, et en même temps Mme la maréchale de Lorges à Strasbourg qui n’avoit eu guère le temps de se reposer à Paris. Nous fûmes tous l’y voir et y demeurer jusqu’à son départ avec M. le maréchal pour Vichy. En même temps arrivèrent les quartiers d’hiver, et je m’en allai à Paris.