Mémoires (La Rochefoucauld) – Partie 4

février – août 1651
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La prison de Monsieur le Prince avait ajouté un nouveau lustre à sa gloire, et il arrivait à Paris avec tout l’éclat qu’une liberté si avantageusement obtenue lui pouvait donner. M. le duc d’Orléans et le Parlement l’avaient arraché des mains de la Reine ; le Cardinal était à peine échappé de celles du peuple et sortait du Royaume chargé de mépris et de haine ; enfin, ce même peuple qui, un an auparavant, avait fait des feux de joie de la prison de Monsieur le Prince, venait de tenir la cour assiégée dans le Palais-Royal pour procurer sa liberté. Sa disgrâce semblait avoir changé en compassion la haine qu’on avait eue pour son humeur et pour sa conduite, et tous espéraient également que son retour rétablirait l’ordre et la tranquillité publique.

Tel était l’état des choses lorsque Monsieur le Prince arriva à Paris avec M. le prince de Conti et le duc de Longueville. Une foule innombrable de peuple et de personnes de toutes qualités alla au-devant de lui jusqu’à Pontoise. Il rencontra, à la moitié du chemin, M. le duc d’Orléans, qui lui présenta le duc de Beaufort et le coadjuteur de Paris, et il fut conduit au Palais-Royal au milieu de ce triomphe et des acclamations publiques. Le Roi, la Reine et M. le duc d’Anjou étaient demeurés au Palais-Royal avec les seuls officiers de leur maison, et Monsieur le Prince y fut reçu comme un homme qui était plus en état de faire grâce que de la demander.

Plusieurs ont cru que M. le duc d’Orléans et lui firent une faute très considérable de laisser jouir la Reine plus longtemps de son autorité : il était facile de la lui ôter ; on pouvait faire passer la Régence à M. le duc d’Orléans par un arrêt du Parlement, et remettre non seulement entre ses mains la conduite de l’État, mais aussi la personne du Roi, qui manquait seule pour rendre le parti des Princes aussi légitime en apparence qu’il était puissant en effet. Tous les partis y eussent consenti, personne ne se trouvant en état ni même en volonté de s’y opposer, tant l’abattement et la fuite du Cardinal avaient laissé de consternation à ses amis. Ce chemin si court et si aisé aurait sans doute empêché pour toujours le retour de ce ministre, et ôté à la Reine l’espérance de le rétablir. Mais Monsieur le Prince, qui revenait comme en triomphe, était encore trop ébloui de l’éclat de sa liberté pour voir distinctement tout ce qu’il pouvait entreprendre. Peut-être aussi que la grandeur de l’entreprise l’empêcha d’en connaître la facilité. On peut croire même que, la connaissant, il ne put se résoudre de laisser passer toute la puissance à M. le duc d’Orléans, qui était entre les mains des Frondeurs, dont Monsieur le Prince ne voulait pas dépendre. D’autres ont cru plus vraisemblablement qu’ils espéraient, l’un et l’autre, que quelques négociations commencées et la faiblesse du gouvernement établiraient leur autorité par des voies plus douces et plus légitimes. Enfin ils laissèrent à la Reine son titre et son pouvoir, sans rien faire de solide pour leurs avantages. Ceux qui considéraient leur conduite, et en jugeaient alors selon les vues ordinaires, remarquaient qu’il leur était arrivé ce qui arrive souvent en de semblables rencontres, même aux plus grands hommes qui ont fait la guerre à leurs souverains, qui est de n’avoir pas su se prévaloir de certains moments favorables et décisifs. Ainsi le duc de Guise, aux premières barricades de Paris, laissa sortir le Roi, après l’avoir tenu comme assiégé dans le Louvre tout un jour et une nuit ; et ainsi ceux qui disposaient du peuple de Paris aux dernières barricades lui laissèrent passer toute sa fougue à se faire accorder par force le retour de Broussel et du président de Blancmesnil, et ne songèrent point à se faire livrer le Cardinal, qui les avait fait enlever, et qu’on pouvait sans peine arracher du Palais-Royal, qui était bloqué. Enfin, quelles que fussent les raisons des Princes, ils laissèrent échapper une conjoncture si importante, et cette entrevue se passa seulement en civilités ordinaires, sans témoigner d’aigreur de part et d’autre, et sans parler d’affaires. Mais la Reine désirait trop le retour du Cardinal pour ne tenter pas toutes sortes de voies pour y disposer Monsieur le Prince. Elle lui fit offrir par Mme la princesse Palatine de faire une liaison étroite avec lui, et de lui procurer toute sorte d’avantages à cette condition ; mais, comme ces termes étaient généraux, il n’y répondit que par des civilités qui ne l’engageaient à rien. Il crut même que c’était un artifice de la Reine pour renouveler contre lui l’aigreur générale, et, en le rendant suspect à M. le duc d’Orléans, au Parlement et au peuple, par cette liaison secrète, l’exposer à retomber dans ses premiers malheurs. Il considérait encore qu’il était sorti de prison par un traité signé avec Mme de Chevreuse, par lequel M. le prince de Conti devait épouser sa fille ; que c’était principalement par cette alliance que les Frondeurs et le coadjuteur de Paris prenaient confiance en lui, et qu’elle faisait aussi le même effet envers le garde des sceaux de Château neuf, qui tenait alors la première place dans le Conseil et qui était inséparablement attaché à Mme de Chevreuse. D’ailleurs cette cabale subsistait encore avec les mêmes apparences de force et de crédit, et elle lui offrait le choix des établissements pour lui et pour Monsieur son frère. M. de Châteauneuf venait même de les rétablir tous deux, et le duc de Longueville aussi, dans les fonctions de leurs charges. Enfin Monsieur le Prince trouvait du péril et de la honte de rompre avec des personnes dont il avait reçu tant d’avantages et qui avaient si puissamment contribué à sa liberté.

Quoique ces réflexions fissent balancer Monsieur le Prince, elles ne ralentirent pas le dessein de la Reine. Elle désira toujours avec la même ardeur d’entrer en négociation avec lui, espérant, ou de l’attacher véritablement à ses intérêts, et s’assurer par là du retour du Cardinal, ou de le rendre de nouveau suspect à tous ses amis. Dans cette vue, elle pressa Mme la princesse Palatine de faire expliquer Monsieur le Prince sur ce qu’il pouvait désirer pour lui et pour ses amis, et lui donna tant d’espérance de l’obtenir, que cette princesse le fit enfin résoudre de traiter et de voir secrètement chez elle MM. Servien et de Lyonne. Il voulut que le duc de la Rochefoucauld s’y trouvât aussi, et il le fit de la participation de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville.

Le premier projet du traité qui avait été proposé par Mme la princesse Palatine était qu’on donnerait la Guyenne à Monsieur le Prince, avec la lieutenance générale pour celui de ses amis qu’il voudrait ; le gouvernement de Provence pour M. le prince de Conti ; qu’on ferait des gratifications à ceux qui avaient suivi ses intérêts ; qu’on n’exigerait de lui que d’aller dans son gouvernement avec ce qu’il choisirait de ses troupes pour sa sûreté ; qu’il y demeurerait sans contribuer au retour du cardinal Mazarin, mais qu’il ne s’y opposerait pas ; et quoi qu’il arrivât, que Monsieur le Prince serait libre d’être son ami ou son ennemi, selon que sa conduite lui en donnerait sujet. Ces mêmes conditions furent non-seulement confirmées, mais encore augmentées par MM. Servien et de Lyonne ; car sur ce que Monsieur le Prince voulait faire joindre le gouvernement de Blaye à la lieutenance générale de Guyenne pour le duc de la Rochefoucauld, ils lui en donnèrent toutes les espérances qu’il pouvait désirer. Il est vrai qu’ils demandèrent du temps pour traiter avec M. d’Angoulême du gouvernement de Provence, et pour achever de disposer la Reine à accorder Blaye ; mais apparemment ce fut pour rendre compte au Cardinal de ce qui se passait et recevoir ses ordres. Ils s’expliquèrent aussi de la répugnance que la Reine avait au mariage de M. le prince de Conti et de Mlle de Chevreuse ; mais on ne leur donna pas lieu d’entrer plus avant en matière sur ce sujet, et l’on fit seulement connaître que l’engagement que l’on avait pris avec Mme de Chevreuse était trop grand pour chercher des expédients de le rompre. Ils n’insistèrent pas sur cet article : ainsi l’on crut que la liaison de la Reine avec Monsieur le Prince était sur le point de se conclure.

L’un et l’autre avaient presque également intérêt que cette négociation fût secrète. La Reine devait craindre d’augmenter les défiances de M. le duc d’Orléans et des Frondeurs, et de contrevenir sitôt et sans prétexte aux déclarations qu’elle venait de donner au Parlement contre le retour du CardinalI. Monsieur le Prince, de son côté, n’avait pas moins de précautions à prendre, puisque le bruit de son traité, en faisant croire à ses amis qu’il l’avait fait sans leur participation, pouvait fournir un juste prétexte au duc de Bouillon et à M. de Turenne de quitter ses intérêts. Il craignait encore que, rompant tout de nouveau avec les Frondeurs et avec Mme de Chevreuse, il ne renouvelât au Parlement et au peuple l’image affreuse de la dernière guerre de Paris. Cette affaire demeura ainsi quelque temps sans éclater ; mais celui qu’on avait pris pour la conclure produisit bientôt des sujets de la rompre, et de porter les choses dans les extrémités où nous les avons vues depuis.

Cependant l’assemblée de la noblesse ne s’était pas séparée, bien que les Princes fussent en liberté ; elle continuait toujours sous divers prétextes. Elle demanda d’abord le rétablissement de ses privilèges et la réformation de plusieurs désordres particuliers ; mais son véritable dessein était d’obtenir l’assemblée des états généraux, qui était en effet le plus assuré et le plus innocent remède qu’on pût apporter pour remettre l’État sur ses anciens fondements, dont la puissance trop étendue des favoris semble l’avoir arraché depuis quelque temps. La suite n’a que trop fait voir combien ce projet de la noblesse eût été avantageux au Royaume ; mais M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince ne connaissant pas leurs véritables intérêts, et voulant se ménager vers la cour et vers le Parlement, qui craignaient également l’autorité des états généraux, au lieu d’appuyer les demandes de la noblesse, et de s’attirer par là le mérite d’avoir procuré le repos public, ils songèrent seulement aux moyens de dissiper l’assemblée et crurent avoir satisfait à tous leurs devoirs, en tirant parole de la cour de faire tenir les états six mois après la majorité du Roi. En suite d’une promesse si vaine, l’assemblée se sépara.

La cour était alors partagée en plusieurs cabales ; mais toutes s’accordaient à empêcher le retour du Cardinal. Leur conduite néanmoins était différente : les Frondeurs se déclaraient ouvertement contre lui ; mais le garde des sceaux de Châteauneuf paraissait attaché à la Reine, bien qu’il fût le plus dangereux ennemi du Cardinal. Il croyait que le meilleur moyen de le tenir éloigné et d’occuper sa place, était d’affecter d’entrer dans tous les sentiments de la Reine. Elle rendait compte de tout au Cardinal dans sa retraite, et son éloignement augmentait encore son pouvoir. Mais, comme ses ordres venaient lentement, et que l’un était souvent détruit par l’autre, cette diversité apportait une confusion aux affaires à laquelle on ne pouvait remédier.

Cependant les Frondeurs pressaient le mariage de M. le prince de Conti et de Mlle de Chevreuse. Les moindres retardements leur étaient suspects, et ils soupçonnaient déjà Mme de Longueville et le duc de la Rochefoucauld d’avoir dessein de le rompre, de peur que M. le prince de Conti ne sortît de leurs mains, pour entrer dans celles de Mme de Chevreuse et du coadjuteur de Paris. Monsieur le Prince augmentait encore adroitement leurs soupçons contre Madame sa sœur et contre le duc de la Rochefoucauld, croyant que, tant qu’ils auraient cette pensée, ils ne découvriraient jamais la véritable cause du retardement du mariage, qui était que Monsieur le Prince n’ayant encore ni conclu ni rompu son traité avec la Reine, et ayant eu avis que M. de Châteauneuf devait être chassé, il voulait attendre l’événement pour faire le mariage, si le Cardinal était ruiné par M. de Châteauneuf, ou faire sa cour à la Reine en le rompant, si M. de Châteauneuf était chassé par le Cardinal.

Cependant on envoya à Rome pour avoir la dispense sur la parenté. Le prince de Conti l’attendait avec impatience, tant parce que la personne de Mlle de Chevreuse lui plaisait, que parce que le changement de condition avait pour lui la grâce de la nouveauté. Il cachait toutefois ce sentiment à ses amis avec tout l’artifice dont il était capable ; mais il craignait surtout que Mme de Longueville ne s’en aperçût, de peur de ruiner les apparences d’une passion extraordinaire et bizarre, dont il voulait qu’elle le crût touché. Dans cet embarras, il pria secrètement le président Viole, qui devait dresser les articles du mariage, d’accorder tous les points qu’on voudrait contester, et de surmonter toutes les difficultés.

En ce même temps, on ôta les sceaux à M. de Châteauneuf, et on les donna au premier président Molé. Cette action surprit et irrita les Frondeurs ; et le Coadjuteur, ennemi particulier du Premier Président, alla avec précipitation à Luxembourg en avertir M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince, qui étaient ensemble. Il exagéra devant eux la conduite de la cour avec toute l’aigreur possible, et la rendit si suspecte à M. le duc d’Orléans, que l’on tint sur l’heure un conseil où se trouvèrent plusieurs personnes de qualité, pour délibérer si on irait à l’instant même au Palais arracher les sceaux au Premier Président, et si on ferait émouvoir le peuple pour soutenir cette violence. Mais Monsieur le Prince y fut entièrement contraire, soit qu’il s’y opposât par raison ou par intérêt ; il y mêla même quelque raillerie, et dit qu’il n’était pas assez brave pour s’exposer à une guerre qui se ferait à coups de grès et de tisons. Les Frondeurs furent piqués de cette réponse, et se confirmèrent par là dans l’opinion qu’ils avaient que Monsieur le Prince prenait des mesures secrètes avec la cour ; ils crurent que l’éloignement de M. de Châteauneuf, et le retour de M. de Chavigny, auparavant secrétaire d’État et ministre, qui avait été rappelé en ce même temps, avaient été concertés avec lui, bien qu’en effet il n’y eût aucune part. Cependant la Reine rétablit aussitôt M. de Chavigny dans le conseil. Elle crut que, revenant sans la participation de personne, il lui aurait l’obligation tout entière de son retour, et en effet, tant que M. de Chavigny espéra de gagner créance sur l’esprit de la Reine, il parut éloigné de Monsieur le Prince et de tous ses principaux amis ; mais, dès que les premiers jours lui eurent fait connaître que rien ne pouvait faire changer l’esprit de la Reine pour le Cardinal, il se réunit secrètement avec Monsieur le Prince, et crut que cette liaison l’élèverait à tout ce que son ambition démesurée lui faisait désirer. Son premier pas fut d’obliger Monsieur le Prince à déclarer à M. le duc d’Orléans le traité qu’il faisait avec la Reine, afin qu’il lui aidât à le rompre, et, bien qu’il dût à Mme de Longueville et au duc de la Rochefoucauld toute la confiance que Monsieur le Prince prenait en lui, il exigea néanmoins de Monsieur le Prince d’ôter à l’un et à l’autre la connaissance précise et entière de ses desseins.

Durant que M. de Chavigny agissait ainsi, l’éloignement de M. de Châteauneuf avait augmenté les défiances de Mme de Chevreuse touchant le mariage qu’elle souhaitait ardemment : elle ne se trouvait plus en état de pouvoir procurer à Monsieur le Prince et à ses amis les établissements auxquels elle s’était engagée ; et cependant Mme de Rhode était convenue, par son ordre, avec le duc de la Rochefoucauld que ces établissements et le mariage s’exécuteraient en même temps, et seraient des marques réciproques de la bonne foi des deux partis. Mais si, d’un côté, elle voyait diminuer ses espérances avec son crédit, elle les reprenait par les témoignages de passion que M. le prince de Conti donnait à Mademoiselle sa fille : il lui rendait mille soins qu’il cachait à ses amis, et particulièrement à Madame sa sœur ; il avait des conversations très-longues et trèsparticulières avec Laigue et Noirmoustier, amis intimes de Mlle de Chevreuse ; et, contre sa coutume, il ne rendait plus compte de rien à personne. Enfin sa conduite parut si extraordinaire, que le président de Nesmond, serviteur particulier de Monsieur le Prince, se crut obligé de lui donner avis du dessein de Monsieur son frère. Il lui dit qu’il allait épouser Mlle de Chevreuse sans sa participation et sans dispense ; qu’il se cachait de tous ses amis pour traiter avec Laigue, et que s’il n’y remédiait promptement, il verrait Mme de Chevreuse lui ôter Monsieur son frère et achever ce mariage dans le temps qu’on croyait qu’il avait plus d’intérêt de l’empêcher. Cet avis retira Monsieur le Prince de son incertitude ; et, sans concerter sa pensée avec personne, il alla chez M. le prince de Conti. Il commença d’abord la conversation par des railleries sur la grandeur de son amour, et la finit en disant de Mlle de Chevreuse, du Coadjuteur, de Noirmoustier et de Caumartin, tout ce qu’il crut de plus capable de dégoûter un amant ou un mari. Il n’eut pas grande peine à réussir dans son dessein. M. le prince de Conti crut qu’il disait vrai, ou ne voulut pas lui témoigner qu’il en doutait ; il le remercia d’un avis si salutaire, et résolut de ne point épouser Mlle de Chevreuse. Il se plaignit même de Mme de Longueville et du duc de la Rochefoucauld de ne l’avoir pas averti plus tôt de ce qui se disait dans le monde. On chercha dès lors des moyens de rompre cette affaire sans aigreur ; mais les intérêts en étaient trop grands et les circonstances trop piquantes pour ne pas renouveler et accroître encore l’ancienne haine de Mme de Chevreuse et des Frondeurs contre Monsieur le Prince, et contre ceux qu’ils soupçonnaient d’avoir part à ce qu’il venait de faire. Le président Viole fut chargé d’aller trouver Mme de Chevreuse pour dégager, avec quelque bienséance, Monsieur le Prince et Monsieur son frère des paroles qu’ils avaient données pour le mariage. Ils devaient ensuite, l’un et l’autre, l’aller voir le lendemain ; mais, soit qu’ils ne pussent soutenir la présence d’une personne à qui ils faisaient un si sensible déplaisir, ou que les deux frères, qui s’aigrissaient tous les jours pour les moindres choses, se fussent aigris touchant la manière dont ils devaient rendre cette visite à Mme de Chevreuse, enfin ni eux, ni le président Viole, ne la virent point ; et l’affaire se rompit de leur côté sans qu’ils essayassent de garder aucune mesure, ni de sauver la moindre apparence.

Je ne puis dire si ce fut de la participation de M. de Chavigny que Monsieur le Prince accepta l’échange du gouvernement de Guyenne avec celui de Bourgogne, qui fut donné au duc d’Épernon ; mais enfin ce traité fut conclu par lui, sans qu’il y fût parlé de ce qu’il avait demandé pour Monsieur son frère, pour le duc de la Rochefoucauld, et pour tous ses autres amis. Cependant les conseils de M. de Chavigny avaient tout le succès qu’il désirait. Il avait seul la confiance de Monsieur le Prince, et il l’avait porté à rompre son traité avec la Reine, contre l’avis de Mme de Longueville, de Mme la princesse Palatine, et des ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld. MM. Servien et de Lyonne se trouvèrent brouillés des deux côtés pour cette négociation, et furent chassés ensuite. La Reine niait d’avoir jamais écouté la proposition de Blaye, et accusait M. Servien de l’avoir faite exprès, pour rendre les demandes de Monsieur le Prince si hautes qu’il lui fût impossible de les accorder. Monsieur le Prince, de son côté, se plaignait de ce que M. Servien étant entré en matière avec lui de la part de la Reine, sur des conditions dont elle n’avait point eu de connaissance, on lui avait fait tant de vaines propositions pour l’amuser sous l’apparence d’un traité sincère, qui n’était en effet qu’un dessein., prémédité de le ruiner. Enfin, bien que M. Servien fût soupçonné par les deux partis, cela ne diminua point l’aigreur qui commençait à renaître entre la Reine et Monsieur le Prince. Cette division était presque également fomentée par tous ceux qui les approchaient. On persuadait à la Reine que la division de Monsieur le Prince et de Mme de Chevreuse allait réunir les Frondeurs aux intérêts du Cardinal, et que les choses se trouveraient bientôt aux mêmes termes où elles étaient lorsqu’on arrêta Monsieur le Prince. Lui, de son côté, était poussé de rompre avec la cour par divers intérêts : il ne trouvait plus de sûreté avec la Reine, et craignait de retomber dans ses premières disgrâces. Mme de Longueville savait que le Coadjuteur l’avait brouillée irréconciliablement avec son mari, et qu’après les impressions qu’il lui avait données de sa conduite, elle ne pouvait l’aller trouver en Normandie, sans exposer au moins sa liberté. Cependant le duc de Longueville voulait la retirer auprès de lui par toutes sortes de voies, et elle n’avait plus de prétexte d’éviter ce périlleux voyage, qu’en portant Monsieur son frère à la guerre civile. M. le prince de Conti n’avait point de but arrêté ; il suivait toutefois les sentiments de Madame sa sœur, sans les connaître, et voulait la guerre parce qu’elle l’éloignait de sa profession, qu’il n’aimait pas. Le duc de Nemours la conseillait aussi avec empressement ; mais ce sentiment lui venait moins de son ambition que de sa jalousie contre Monsieur le Prince. Il ne pouvait souffrir qu’il vît et qu’il aimât Mme de Châtillon ; et, comme il ne pouvait l’empêcher qu’en les séparant pour toujours, il crut que la guerre ferait seule cet effet, et c’était le seul motif qui la lui faisait désirer. Les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld étaient bien éloignés de ce sentiment : ils venaient d’éprouver à combien de peines et de difficultés insurmontables on s’expose pour soutenir une guerre civile contre la présence du Roi ; ils savaient de quelle infidélité de ses amis on est menacé lorsque la cour y attache des récompenses et qu’elle fournit le prétexte de rentrer dans son devoir. Ils connaissaient la faiblesse des Espagnols, combien vaines et trompeuses sont leurs promesses, et que leur vrai intérêt n’était pas que Monsieur le prince ou le Cardinal se rendît maître des affaires, mais seulement de fomenter le désordre entre eux pour se prévaloir de nos divisions. Le duc de Bouillon joignit encore son intérêt particulier à celui du public ; et il espérait de s’acquérir quelque mérite envers la Reine s’il contribuait à retenir Monsieur le Prince dans l’obéissance. Le duc de la Rochefoucauld ne pouvait pas témoigner si ouvertement sa répugnance pour cette guerre : il était obligé de suivre les sentiments de Mme de Longueville, et ce qu’il pouvait faire alors était d’essayer de lui faire désirer la paix ; mais la conduite de la cour et celle de Monsieur le Prince fournirent bientôt des sujets, de défiance de part et d’autre dont la suite a exposé l’État et tant d’illustres maisons du Royaume.

Pendant que les choses se disposaient de tous côtés à une entière rupture, Monsieur le Prince avait envoyé quelque temps auparavant le marquis de Sillery en Flandres, sous prétexte de dégager Mme de Longueville et M. de Turenne des traités qu’ils avaient faits avec les Espagnols pour procurer sa liberté ; mais en effet il avait ordre de prendre des mesures avec le comte de Fuensaldagne et de pressentir quelle assistance il pourrait tirer du roi d’Espagne, s’il était obligé de faire la guerre. Fuensaldagne répondit selon la coutume ordinaire des Espagnols, et promettant en général beaucoup plus qu’on ne lui pouvait raisonnablement demander, il n’oublia rien pour engager Monsieur le Prince à prendre les armes.

D’un autre côté, la Reine avait fait une nouvelle liaison avec le Coadjuteur, dont le principal fondement était leur commune haine pour Monsieur le Prince. Ce traité devait être secret par l’intérêt de la Reine et par celui des Frondeurs, puisqu’elle ne pouvait attendre aucun service d’eux que par le crédit qu’ils avaient sur le peuple, lequel ils ne pouvaient conserver qu’autant qu’on les croyait ennemis du Cardinal. Les deux partis rencontraient également leur sûreté à perdre Monsieur le Prince. On offrit même à la Reine de le tuer ou de l’arrêter prisonnier ; mais elle eut horreur de cette première proposition, et consentit volontiers à la seconde. Le Coadjuteur et M. de Lyonne se trouvèrent chez le comte de Montrésor pour convenir des moyens d’exécuter cette entreprise ; ils demeurèrent d’accord qu’il la fallait tenter, sans résoudre rien pour le temps ni pour la manière de l’exécuter ; mais, soit que M. de Lyonne en craignît les suites pour l’État, ou que, voulant empêcher, comme on l’en soupçonnait, le retour du Cardinal, il considérât la liberté de Monsieur le Prince comme le plus grand obstacle qu’on y pût apporter, il découvrit au maréchal de Gramont, qui était son ami, tout ce qui avait été résolu contre Monsieur le Prince chez le comte de Montrésor. Le maréchal de Gramont usa de ce secret comme avait fait M. de Lyonne : il le dit à M. de Chavigny, après l’avoir engagé, par toutes sortes de serments, de ne le point révéler ; mais M. de Chavigny en avertit à l’heure même Monsieur le Prince. Il crut quelque temps qu’on faisait courre le bruit de l’arrêter pour l’obliger à quitter Paris, et que ce serait une faiblesse d’en prendre l’alarme : il voyait avec quelle chaleur le peuple prenait ses intérêts, et il se trouvait continuellement accompagné d’officiers d’armée, de ceux de ses troupes, de ses domestiques et de ses amis particuliers. Dans cette confiance, il ne changea rien à sa conduite, que de n’aller plus au Louvre ; mais cette précaution ne le put garantir de s’exposer lui-même à ce qu’il voulait éviter ; car il se trouva, par hasard, au Cours, dans le temps que le Roi y passait en revenant de la chasse, suivi de ses gardes et de ses chevaux légers. Cette rencontre, qui devait perdre Monsieur le Prince, ne produisit aucun effet. Le Roi continua son chemin, sans que pas un de ceux qui étaient auprès de lui osât lui donner de conseil ; et Monsieur le Prince sortit aussitôt du Cours, pour ne lui donner pas le temps de former un dessein. La Reine et les Frondeurs se consolèrent d’avoir perdu une si belle occasion, par l’espérance de la recouvrer bientôt.

Cependant, les avis continuels qu’on donnait de toutes parts à Monsieur le Prince commencèrent à lui persuader qu’on songeait en effet à s’assurer de sa personne, et dans cette vue il se réconcilia avec Mme de Longueville et avec le duc de la Rochefoucauld. Il fut néanmoins quelque temps sans prendre de nouvelles précautions, quoi qu’on pût faire pour l’y résoudre ; mais, après avoir résisté à tant de conjectures apparentes et à tant d’avis certains, il fit, sur une fausse nouvelle, ce qu’il avait refusé de faire par le véritable conseil de ses amis. Un soir, étant dans le lit, et causant encore avec Vineuil, celui-ci reçut un billet d’un gentilhomme nommé le Bouchet, qui lui mandait d’avertir Monsieur le Prince que deux compagnies des Gardes avaient pris les armes, et qu’elles allaient marcher vers le faubourg Saint-Germain. Cette nouvelle lui fit croire qu’elles devaient investir l’hôtel de Condé, au lieu qu’elles étaient seulement commandées pour faire payer les entrées aux portes de la Ville. Il se crut obligé de monter à cheval à l’heure même, et étant seulement suivi de six ou sept de ses gens, il sortit par le faubourg Saint-Michel. et demeura quelque temps dans le grand chemin pour attendre des nouvelles de M. le prince de Conti, qu’il avait envoyé avertir ; mais une seconde méprise, plus vaine que la première, l’obligea d’abandonner son poste. Il entendit un assez grand nombre de chevaux qui marchaient au trot vers lui, et, croyant que c’était un escadron qui le cherchait, il se retira vers Fleury, près de Meudon ; mais il se trouva que ce n’était que des coquetiers, qui marchaient toute la nuit pour arriver à Paris. Dès que M. le prince de Conti sut que Monsieur son frère était parti, il en donna avis au duc de la Rochefoucauld, qui alla joindre Monsieur le Prince pour le suivre ; mais il le pria de retourner à l’heure même à Paris, pour rendre compte à M. le duc d’Orléans du sujet de sa sortie et de sa retraite à Saint-Maur.

Ce départ de Monsieur le Prince produisit dans le monde ce que les grandes nouvelles ont accoutumé d’y produire, et chacun faisait de différents projets. L’apparence d’un changement donna de la joie au peuple, et de la crainte à ceux qui étaient établis. Le Coadjuteur, Mme de Chevreuse et les Frondeurs crurent que l’éloignement de Monsieur le Prince les unissait avec la cour, et augmentait leur considération par le besoin qu’on aurait d’eux. La Reine prévoyait sans doute les malheurs qui menaçaient l’État ; mais elle ne pouvait s’affliger de ce qui pouvait avancer le retour du Cardinal. Monsieur le Prince craignait les suites d’une si grande affaire, et ne pouvait se résoudre d’embrasser un dessein si vaste. Il se défiait de ceux qui le poussaient à la guerre, il en craignait la légèreté, et il jugeait bien qu’ils ne lui aideraient pas longtemps à en soutenir le poids. Il voyait, d’autre part, que le duc de Bouillon se détachait sans éclat de ses intérêts ; que M. de Turenne s’était déjà expliqué de n’y prendre désormais aucune part ; que le duc de Longueville voulait demeurer en repos, et était trop mal satisfait de Madame sa femme pour contribuer à une guerre dont il la croyait la principale cause. Le maréchal de la Motte s’était dégagé de la parole qu’il avait donnée de prendre les armes ; et quelle que fût la raison de son changement, il dit qu’il n’avait plus de prétexte de se plaindre de la cour, puisque le Tellier en était chassé, qui lui avait seul attiré la persécution qu’il avait soufferte ; et enfin tant de raisons et tant d’exemples auraient sans doute porté Monsieur le Prince à suivre l’inclination qu’il avait de s’accommoder avec la cour, s’il eût pu se confier à la parole du Cardinal ; mais l’horreur de la prison lui était encore trop présente pour s’y exposer sur la foi de ce ministre. D’ailleurs, Mme de Longueville, qui était tout de nouveau pressée par son mari de l’aller trouver en Normandie, ne pouvait éviter ce voyage, si le traité de Monsieur le Prince s’achevait.

Parmi tant de sentiments contraires, le duc de la Rochefoucauld voulait tout à la fois garantir Mme de Longueville d’aller à Rouen, et de porter Monsieur le Prince à traiter avec la cour. Les choses étaient néanmoins bien éloignées de cette disposition : Monsieur le Prince, peu d’heures après son arrivée à Saint-Maur, avait refusé de parler en particulier au maréchal de Gramont, qui était venu de la part du Roi lui demander le sujet de son éloignement, le convier de retourner à Paris, et lui promettre toute sûreté. Monsieur le Prince lui répondit devant tout le monde, que bien que le cardinal Mazarin fût éloigné de la cour, et que MM. Servien, le Tellier, et de Lyonne se fussent retirés par ordre de la Reine, l’esprit et les maximes du Cardinal y régnaient encore ; et qu’ayant souffert une si rude et si injuste prison, il avait éprouvé que son innocence ne suffisait pas pour établir sa sûreté ; qu’il espérait de la trouver dans sa retraite, où il conserverait les mêmes sentiments qu’il avait fait paraître tant de fois pour le bien de l’État et pour la gloire du Roi. Le maréchal de Gramont fut surpris et piqué de ce discours. Il avait cru entrer en matière avec Monsieur le Prince, et commencer quelque négociation entre la cour et lui ; mais il ne pouvait pas raisonnablement se plaindre que Monsieur le Prince refusât d’ajouter foi aux paroles qu’il lui venait porter pour sa sûreté, puisque M. de Lyonne lui avait confié la résolution qu’on avait prise chez le comte de Montrésor de l’arrêter une seconde fois. Madame la Princesse, M. le prince de Conti et Mme de Longueville se rendirent à Saint-Maur aussitôt que Monsieur le Prince ; et, dans les premiers jours, cette cour ne fut pas moins remplie de personnes de qualité que celle du Roi. Tous les divertissements même s’y rencontrèrent pour servir à la politique, et les bals, les comédies, le jeu, la chasse, et la bonne chère y attiraient un nombre infini de ces gens incertains qui s’offrent toujours au commencement des partis, et qui les trahissent ou les abandonnent d’ordinaire selon leurs craintes ou leurs intérêts. On jugea néanmoins que leur nombre pouvait rompre les mesures qu’on aurait pu prendre d’attaquer Saint-Maur, et que cette foule, inutile et incommode en toute autre rencontre, pouvait servir en celle-ci et donner quelque réputation aux affaires. Jamais la cour n’avait été agitée de tant d’intrigues différentes. Les pensées de la Reine, comme je l’ai dit, se bornaient au retour du Cardinal. Les Frondeurs proposaient celui de M. de Châteauneuf, et il leur était nécessaire à beaucoup de desseins ; car, étant une fois rétabli, il pouvait plus facilement traverser sous main ceux du Cardinal, et occuper sa place, s’il venait à tomber. Le maréchal de Villeroy contribuait, autant qu’il lui était possible, à y disposer la Reine ; mais cette affaire, comme toutes les autres, ne pouvait se résoudre sans le consentement du Cardinal.

Pendant qu’on attendait ses ordres à la cour sur les choses présentes, Monsieur le Prince balançait encore sur le parti qu’il devait prendre, et ne pouvait se déterminer ni à la paix ni à la guerre. Le duc de la Rochefoucauld, voyant tant d’incertitude, crut se devoir servir de cette conjoncture pour porter Monsieur le Prince à écouter avec plus de facilité des propositions d’accommodement, dont il semblait que Mme de Longueville essayait de le détourner. Il eût voulu aussi la pouvoir garantir d’aller en Normandie ; rien ne convenait mieux à ces deux desseins que de la disposer à s’en aller à Mourond. Dans cette pensée, il fit voir à Mme de Longueville qu’il n’y avait que son éloignement de Paris qui pût satisfaire Monsieur son mari et rompre le voyage qu’elle craignait ; que Monsieur le Prince se pouvait aisément lasser de la protection qu’il lui avait donnée jusqu’alors, ayant un prétexte aussi spécieux que celui de réconcilier une femme avec son mari, et surtout s’il croyait s’attacher par là M. le duc de Longueville ; de plus, qu’on l’accusait de fomenter elle seule le désordre ; qu’elle se trouverait responsable en plusieurs façons, et envers Monsieur son frère et envers le monde, d’allumer une guerre dans le Royaume, dont les événements seraient funestes à sa maison ou à l’État, et qu’elle avait presque un égal intérêt à la conservation de l’un et de l’autre. Il lui représentait encore que les excessives dépenses que Monsieur le Prince serait obligé de soutenir ne lui laisseraient ni le pouvoir ni peut-être la volonté de subvenir à la sienne, et que, ne tirant rien de M. de Longueville, elle se trouverait réduite à une insupportable nécessité ; qu’enfin, pour remédier à tant d’inconvénients, il lui conseillait de prier Monsieur le Prince de trouver bon que Madame la Princesse, M. le duc d’Enghien et elle, se retirassent à Mourond, pour ne l’embarrasser point dans une marche précipitée, s’il se trouvait obligé de partir, et pour n’avoir pas aussi le scrupule de participer à la périlleuse résolution qu’il allait prendre, ou de mettre le feu dans le Royaume par une guerre civile, ou de confier sa vie, sa liberté et sa fortune à la foi douteuse du cardinal Mazarin. Ce conseil fut approuvé par Mme de Longueville, et Monsieur le Prince voulut qu’il fût suivi bientôt après.

Le duc de Nemours commençait à revenir de son premier emportement, et, bien que toutes ses passions subsistassent encore, il ne s’y laissait pas emporter avec la même impétuosité qu’il avait fait d’abord. Le duc de la Rochefoucauld se servit de cette occasion pour le faire entrer dans ses sentiments. Il lui fit connaître que leurs intérêts ne pouvaient jamais se rencontrer dans une guerre civile ; que Monsieur le Prince pouvait bien détruire leur fortune par de mauvais succès, mais qu’ils ne pouvaient presque jamais se prévaloir des bons, puisque la diminution de l’État causerait aussi nécessairement leur ruine ; que, comme Monsieur le Prince avait peine à se résoudre de prendre les armes, il en aurait encore plus à les quitter, s’il les prenait ; qu’il ne trouverait pas aisément sa sûreté à la cour après l’avoir offensée, puisqu’il ne l’y pouvait pas rencontrer sans avoir encore rien fait contre elle ; qu’enfin, outre ce qu’il avait à ménager dans l’humeur de Monsieur le Prince, il devait considérer qu’en l’éloignant de Paris, il s’en éloignait aussi lui-même et mettait sa destinée entre les mains de son rival.

Ces raisons trouvèrent le duc de Nemours disposé à les recevoir, et, soit qu’elles lui eussent donné des vues qu’il n’avait pas, ou que, par une légèreté ordinaire aux personnes de son âge, il se portât à vouloir le contraire de ce qu’il avait voulu, il se résolut de contribuer à la paix avec le même empressement qu’il avait eu jusques alors pour la guerre, et prit des mesures avec le duc de la Rochefoucauld pour agir de concert dans ce dessein.

La Reine était alors de plus en plus animée contre Monsieur le Prince ; les Frondeurs cherchaient à se venger de lui par toutes sortes de moyens, et cependant ils perdaient leur crédit parmi le peuple, par l’opinion qu’on avait de leur liaison avec la cour. La haine du Coadjuteur éclatait particulièrement contre le duc de la Rochefoucauld : il lui attribuait la rupture du mariage de Mlle de Chevreuse, et, croyant toutes choses permises pour le perdre, il n’oubliait rien pour y engager ses ennemis par toutes sortes de voies extraordinaires. Le carrosse du duc de la Rochefoucauld fut attaqué trois fois de nuit, sans qu’on ait pu savoir quelles gens y avaient part. Cette animosité ne l’empêcha pas néanmoins de travailler pour la paix conjointement avec le duc de Nemours. Mme de Longueville même y donna les mains, dès qu’elle fut assurée d’aller à Mourond ; mais les esprits étaient trop échauffés pour écouter la raison, et tous ont éprouvé à la fin que personne n’a bien connu ses véritables intérêts. La cour même, que la fortune a soutenue, a fait souvent des fautes considérables ; et l’on a vu, dans la suite, que chaque parti s’est plus maintenu par les manquements de celui qui lui était opposé, que par sa bonne conduite.

Cependant Monsieur le Prince employait tous ses soins pour justifier ses sentiments envers le Parlement et envers le peuple ; et, voyant que la guerre qu’il allait entreprendre manquait de prétexte, il essayait d’en trouver dans le procédé de la Reine, qui avait rappelé auprès d’elle MM. Servien et le Tellier, après les avoir éloignés en sa considération, et il essayait de persuader que leur retour était moins pour l’offenser que pour avancer celui du Cardinal. Ces bruits semés parmi le peuple y faisaient quelque impression. Le Parlement était plus partagé que jamais : le premier président Molé était devenu ennemi de Monsieur le Prince, croyant qu’il avait contribué à lui faire ôter les sceaux, pour les donner à M. de Châteauneuf. Ceux qui étaient gagnés de la cour se joignaient à lui ; mais la conduite des Frondeurs était plus réservée : ils n’osaient paraître bien intentionnés pour le Cardinal, et toutefois ils le voulaient servir en effet.

Les choses étaient en ces termes lorsque Monsieur le Prince quitta Saint-Maur pour retourner à Paris : il crut être en état, par le nombre de ses amis et de ses créatures, de s’y maintenir contre la cour, et que cette conduite fière et hardie donnerait de la réputation à ses affaires. Il fit partir en même temps Madame la Princesse, M. le duc d’Enghien et Mme de Longueville pour aller à Mourond, dans la résolution de les y aller joindre bientôt, et de passer en Guyenne, où l’on était disposé à le recevoir. Il avait envoyé le comte de Tavannes en Champagne, pour y commander ses troupes qui servaient dans l’armée, avec ordre de les faire marcher en corps à Stenay, aussitôt qu’il le lui manderait. Il avait pourvu à ses autres places, et avait deux cent mille écus d’argent comptant : ainsi il se préparait à la guerre, bien qu’il n’en eût pas encore entièrement formé le dessein. Il essayait néanmoins, dans cette vue, d’engager des gens de qualité dans ses intérêts, et, entre autres, le duc de Bouillon et M. de Turenne.

Ils étaient l’un et l’autre particulièrement amis du duc de la Rochefoucauld, qui n’oublia rien pour les faire prendre le même parti qu’il se voyait déjà obligé de suivre. Le duc de Bouillon lui parut irrésolu, désirant de trouver ses sûretés et ses avantages, se défiant presque également de la cour et de Monsieur le Prince, et voulant voir l’affaire engagée avant que de se déclarer. M. de Turenne, au contraire, lui parla toujours d’une même manière depuis son retour de Stenay. Il lui dit que Monsieur le Prince ne l’avait ménagé sur rien depuis sa liberté, et que, bien loin de prendre ses mesures de concert avec lui, et de lui faire part de ses desseins, il s’en était non seulement éloigné, mais avait mieux aimé laisser périr les troupes qui venaient de combattre pour sa liberté, que de dire un mot pour leur faire donner des quartiers d’hiver. Il ajouta encore qu’il avait affecté de ne se louer ni de ne se plaindre de Monsieur le Prince, pour ne pas donner lieu à des éclaircissements dans lesquels il ne voulait pas entrer ; qu’il croyait n’avoir rien oublié pour servir Monsieur le Prince ; mais qu’il prétendait aussi que l’engagement où il était entré avec lui avait dû finir avec sa prison, et qu’ainsi il pouvait prendre des liaisons selon ses inclinations ou ses intérêts. Ce furent les raisons par lesquelles M. de Turenne refusa de suivre une seconde fois la fortune de Monsieur le Prince. Le duc de Bouillon, qui voulait éviter de s’expliquer, se trouvait bien embarrassé pour s’empêcher de répondre précisément. Monsieur le Prince et lui avaient choisi pour médiateur entre eux le duc de la Rochefoucauld ; mais, comme ce dernier jugeait bien qu’un emploi comme celui-là est toujours délicat parmi des gens qui doivent convenir sur tant de différents articles et si importants, il les engagea à se dire eux-mêmes, en sa présence, leurs sentiments, et il arriva, contre l’ordinaire de semblables éclaircissements, que la conversation finit sans aigreur, et qu’ils demeurèrent satisfaits l’un de l’autre sans être liés ni engagés à rien.

Il semblait alors que le principal but de la cour et de Monsieur le Prince fût de se rendre le Parlement favorable. Les Frondeurs affectaient d’y paraître sans autre intérêt que celui du public ; mais, sous ce prétexte, ils choquaient Monsieur le Prince en toutes choses, et s’opposaient directement à tous ses desseins. Dans les commencements, ils l’accusaient encore avec quelque retenue ; mais, se voyant ouvertement appuyés de la cour, le Coadjuteur trouva de la vanité à paraître ennemi déclaré de Monsieur le Prince, et dès lors nonseulement il s’opposa, sans garder des mesures, à tout ce qu’il proposait, mais encore il n’alla plus au Palais sans être suivi de ses amis et d’un grand nombre de gens armés. Un procédé si fier déplut avec raison à Monsieur le Prince, et il ne trouvait pas moins insupportable d’être obligé de se faire suivre au Palais, pour disputer le pavé avec le Coadjuteur, que d’y aller seul et d’exposer ainsi sa vie et sa liberté entre les mains de son plus dangereux ennemi. Il jugea néanmoins qu’il devait préférer sa sûreté à tout le reste, et il résolut enfin de n’aller plus au Parlement sans être accompagné de tout ce qui était dans ses intérêts.

On crut que la Reine était bien aise de voir naître ce nouveau sujet de division entre deux personnes que dans son cœur elle haïssait presque également, et qu’elle imaginait assez quelles en pourraient être les suites pour espérer d’être vengée de l’un par l’autre et de les voir périr tous deux. Elle donnait néanmoins toutes les apparences de sa protection au Coadjuteur, et elle voulut qu’il fût escorté par une partie des gens d’armes et des chevaux légers du Roi, et par des officiers et des soldats du régiment des Gardes. Monsieur le Prince était suivi d’un grand nombre de personnes de qualité, de plusieurs officiers d’armée, et d’une foule de gens de toutes sortes de professions, qui ne le quittaient plus depuis son retour de Saint-Maur. Cette confusion de gens de différents partis, se trouvant tous ensemble dans la grande salle du Palais, fit appréhender au Parlement de voir arriver un désordre qui les pourrait tous envelopper dans un même péril et que personne ne serait capable d’apaiser. Le Premier Président, pour prévenir le mal, résolut de prier Monsieur le Prince de ne se plus faire accompagner au Palais. Il arriva même un jour que M. le duc d’Orléans ne s’y étant point trouvé, et que Monsieur le Prince et le Coadjuteur s’y étant rendus avec tous leurs amis, leur nombre et l’aigreur qui paraissait dans les esprits augmentèrent de beaucoup la crainte du Premier Président. Monsieur le Prince dit même quelques paroles piquantes, qui s’adressaient au Coadjuteur ; mais il y répondit sans s’étonner, et osa dire publiquement que ses ennemis ne l’accuseraient pas au moins d’avoir manqué à ses promesses, et que peu de personnes se trouvaient aujourd’hui exemptes de ce reproche, voulant désigner par là Monsieur le Prince et lui reprocher tacitement la rupture du mariage de Mlle de Chevreuse, le traité de Noisy, et l’abandonnement des Frondeurs quand il se réconcilia avec le Cardinal.

Ces bruits semés dans le monde par les partisans du Coadjuteur, et renouvelés encore avec tant d’audace devant le Parlement assemblé et en présence de Monsieur le Prince, le devaient trouver sans doute plus sensible à cette injure qu’il ne le parut alors : il fut maître de son ressentiment et ne répondit rien au Coadjuteur ; mais, en même temps, on vint avertir le Premier Président que la grand salle était remplie de gens armés, et qu’étant de partis si opposés, il n’était pas possible qu’il n’arrivât quelque grand malheur, si on n’y apportait un prompt remède. Alors le Premier Président dit à Monsieur le Prince que la Compagnie lui serait obligée, s’il lui plaisait de faire retirer tous ceux qui l’avaient suivi ; qu’on était assemblé pour remédier aux désordres de l’État et non pas pour les augmenter, et que personne ne croirait avoir la liberté entière d’opiner tant qu’on verrait le Palais, qui devait être l’asile de la justice, servir ainsi de place d’armes. Monsieur le Prince s’offrit sans hésiter de faire retirer ses amis, et pria le duc de la Rochefoucauld de les faire sortir sans désordre. En même temps, le Coadjuteur se leva ; et, voulant que l’on crût qu’il le fallait traiter d’égal avec Monsieur le Prince en cette rencontre, il dit qu’il allait donc de son côté faire la même chose, et, sans attendre de réponse, sortit de la grand chambre pour aller parler à ses amis. Le duc de la Rochefoucauld, indigné de ce procédé, marchait huit ou dix pas derrière lui, et il était encore dans le parquet des huissiers, lorsque le Coadjuteur était déjà arrivé dans la grand salle. À sa vue, tout ce qui tenait son parti mit l’épée à la main sans en savoir la raison, et les amis de Monsieur le Prince firent aussi la même chose ; chacun se rangea du côté qu’il servait, et, en un instant, les deux troupes ne furent séparées que de la longueur de leurs épées, sans que, parmi un si grand nombre de braves gens, animés par tant de haines différentes et par tant d’intérêts contraires, il s’en trouvât aucun qui allongeât un coup d’épée, ou qui tirât un coup de pistolet. Le Coadjuteur, voyant un si grand désordre, connut le péril où il était, et voulut, pour s’en tirer, retourner dans la grand chambre ; mais, en arrivant à la porte de la salle par où il était sorti, il trouva que le duc de la Rochefoucauld s’en était rendu le maître. Il essaya de l’ouvrir avec effort, mais, comme elle ne s’ouvrait que par la moitié, et que le duc de la Rochefoucauld la tenait, il la referma en sorte, dans le temps que le Coadjuteur rentrait, qu’il l’arrêta ayant la tête passée du côté du parquet des huissiers et le corps dans la grand salle. On pouvait croire que cette occasion tenterait le duc de la Rochefoucauld, après tout ce qui s’était passé entre eux, et que les raisons générales et particulières le pousseraient à perdre son plus mortel ennemi, puisqu’avec la satisfaction de s’en venger, il vengeait encore Monsieur le Prince des paroles audacieuses qu’on venait de dire contre lui. Le duc de la Rochefoucauld trouvait juste aussi que la vie du Coadjuteur répondît de l’événement du désordre qu’il avait ému, et duquel le succès aurait sans doute été terrible ; mais, considérant qu’on ne se battait point dans la salle, et que de ceux qui étaient amis du Coadjuteur dans le parquet des huissiers, pas un ne mettait l’épée à la main pour le défendre, il n’eut pas le même prétexte pour l’attaquer qu’il aurait eu si le combat eût été commencé en quelque endroit. Les gens même de Monsieur le Prince qui étaient près du duc de la Rochefoucauld ne sentaient pas de quel poids était le service qu’ils pouvaient rendre à leur maître ; et enfin l’un, pour ne vouloir pas faire une action qui eût paru cruelle, et les autres, pour être irrésolus dans une si grande affaire, donnèrent temps à Champlâtreux, fils du Premier Président, d’arriver, avec ordre de la grand chambre de dégager le Coadjuteur, ce qu’il fit, et ainsi il le retira du plus grand péril où il se fût jamais trouvé. Le duc de la Rochefoucauld, le voyant entre les mains de Champlâtreux, retourna dans la grand chambre prendre sa place, et le Coadjuteur y arriva dans le même temps, avec le trouble qu’un péril tel que celui qu’il venait d’éviter lui devait causer. Il commença par se plaindre à l’assemblée de la violence du duc de la Rochefoucauld. Il dit qu’il avait été près d’être assassiné, et qu’on ne l’avait tenu à la porte que pour l’exposer à tout ce que ses ennemis auraient voulu entreprendre contre sa personne. Le duc de la Rochefoucauld, se tournant vers le Premier Président, répondit qu’il fallait sans doute que la peur eût ôté au Coadjuteur la liberté de juger de ce qui s’était passé ; qu’autrement il aurait vu qu’il n’avait pas eu dessein de le perdre, puisqu’il ne l’avait pas fait, ayant eu longtemps sa vie entre ses mains ; qu’en effet il s’était rendu maître de la porte et l’avait empêché de rentrer, mais qu’il ne s’était pas cru obligé de remédier à sa peur en exposant Monsieur le Prince et le Parlement à une sédition, que ceux de son parti avaient émue en le voyant arriver. Ce discours fut suivi de quelques paroles aigres et piquantes, qui obligèrent le duc de Brissac, beau-frère du duc de Retz, de répondre ; et le duc de la Rochefoucauld et lui résolurent de se battre le jour même sans seconds ; mais, comme le sujet de leur querelle était public, elle fut accordée, au sortir du Palais, par M.le duc d’Orléans.

Cette affaire, qui apparemment devait avoir tant de suites, finit ce qui pouvait le plus contribuer au désordre ; car le Coadjuteur évita de retourner au Palais, et ainsi ne se trouvant plus où était Monsieur le Prince, il n’y eut plus lieu de craindre un accident pareil à celui qui avait été si près d’arriver. Néanmoins, comme la fortune règle les événements plus souvent que la conduite des hommes, elle fit rencontrer Monsieur le Prince et le Coadjuteur dans le temps qu’ils se cherchaient le moins, mais dans un état, à la vérité, bien différent de celui où ils avaient été au Palais ; car un jour que Monsieur le Prince en sortait avec le duc de la Rochefoucauld, dans son carrosse, et suivi d’une foule innombrable de peuple, il rencontra la procession de Notre-Dame, et le Coadjuteur revêtu de ses habits pontificaux, marchant après plusieurs châsses et reliques. Monsieur le Prince, s’arrêta aussitôt pour rendre un plus grand respect à l’Église, et le Coadjuteur, continuant son chemin sans s’émouvoir, lorsqu’il fut vis-à-vis de Monsieur le Prince, lui fit une profonde révérence, et lui donna sa bénédiction et au duc de la Rochefoucauld aussi. Elle fut reçue de l’un et de l’autre avec toutes les apparences de respect, bien que nul des deux ne souhaitât qu’elle eût l’effet que le Coadjuteur pouvait désirer. En même temps, le peuple qui suivait le carrosse de Monsieur le Prince, ému d’une telle rencontre, dit mille injures au Coadjuteur, et se préparait à le mettre en pièces si Monsieur le Prince n’eût fait descendre ses gens pour apaiser le tumulte.


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