G. E. Desbarats (p. 200-243).


CHAPITRE HUITIÈME.


Aimez-moi malgré mes folies ; je suis un bon diable au fond.
Benjamin Constant.
We Britons had at a time particularly settled that it was reasonable to doubt our having and our being the best of every thing.
Dickens.


Je regarde de tous côtés, j’écoute de ma bonne oreille, je lis les journaux de mes deux bons yeux ; tout me frappe d’étonnement, et je dis à part moi : Que les temps sont changés depuis ma jeunesse ! Chacun donne aujourd’hui son opinion ouvertement, discute, sans crainte, les questions politiques les plus délicates, blâme l’Angleterre, loue la France, et tout cela impunément. Celui qui eût osé prendre cette licence autrefois, aurait été considéré comme un french and bad subject, c’est-à-dire, français et sujet déloyal. On ne se parlait alors que dans le tuyau de l’oreille. Les journaux du jour discutent dans leurs polémiques, l’avantage ou le désavantage d’une annexion de la province du Canada à la République des États-Unis, et leurs éditeurs sont des British and loyal subjects ! (Anglais et sujets loyaux !) On doit au moins le penser, quoique notre bénin gouvernement semble admirer ces gentillesses. Les autorités d’autrefois auraient pris la chose plus au sérieux : éditeurs, rédacteurs, collaborateurs, auraient gambillé au bout d’un cordeau ; et afin de s’assurer s’ils étaient bien et dûment morts, on aurait brûlé leur cœur sur un réchaud et séparé leur tête de leurs épaules. Ô le bon vieux temps !

On publie de nos jours les calomnies les plus atroces contre les hommes les plus respectables : les épithètes de voleurs, d’assassins, de meurtriers, dansent et sautillent dans les périodes de nos journaux ; et comme ce sont des différends politiques qui valent ces aménités aux personnes ainsi diffamées, elles se donnent bien de garde de recourir aux tribunaux : sachant qu’il est à parier cent contre un que la moitié des jurés d’une politique contraire soutiendra les calomniateurs. Ô l’heureux temps que celui où nous vivons !

J’ai dit qu’on ne parlait autrefois de certaines choses que dans le tuyau de l’oreille. Les journaux anglais, certaines feuilles françaises même publiées en Angleterre, stipendiées par le gouvernement britannique et par les émigrés français ; des pamphlets sortant des mêmes sources, répandaient alors les calomnies les plus atroces contre le grand Napoléon : c’était une espèce d’animal féroce qui frappait sa femme et ses dames d’honneur, qui battait ses aides de camp et leur arrachait les oreilles ; c’était un tigre altéré de sang qui, monté sur son char (sic) parcourait les champs de bataille après la victoire, écrasait sous les pieds de ses chevaux les soldats blessés, les morts et les mourants de son armée. Les incestes les plus odieux étaient les moindres de ses crimes : enfant précoce, le jeune Bonaparte, âgé de onze ans, avait fait violence à une femme respectable. On donnait même les noms de ses complices, de ses victimes ; et ces femmes innocentes étaient clouées au pilori de l’opinion publique. Rien n’y manquaient : les lieux, les circonstances, les détails étaient donnés avec un cynisme dégoûtant : on aurait pu croire que, comme ce chien impudent d’Absalom, de triste mémoire, Napoléon commettait ses crimes les plus honteux à la face de toute la France.

Il y avait pourtant aux yeux des gens sensés des choses assez invraisemblables dans ces accusations, mais il fallait faire semblant d’y croire sous peine de passer pour un french and bad subject ! (Français et sujet déloyal !) Il n’était pas même permis d’admirer les brillants exploits de cet homme prodigieux, qui n’a eu d’égal, s’il ne les a pas surpassés, qu’Alexandre et César. Ô le bon vieux temps !

Si la scène que je vais rapporter n’amuse guère le lecteur, elle me divertit jadis beaucoup, ainsi que ma mère.

Mon père était un haut torie, un royaliste quand même. Il n’aimait pas Napoléon, qu’il traitait d’usurpateur ; ce qui ne l’empêchait pas, tout en maugréant, un peu beaucoup, de rendre justice à son puissant génie militaire. Il m’appelait républicain, démocrate, quand j’osais différer d’opinion avec lui : car, né naturellement enthousiaste, il m’échappait, quelquefois de louer en sa présence mon héros plus qu’il ne l’aurait voulu. Mes amis de leur côté me reprochaient d’être un peu torie : il est à supposer que je tenais le juste milieu ; et que suivant le proverbe anglais, j’étais disposé à rendre au diable ce qui lui appartient.

C’était en l’année 1805, nous étions à la veille d’Austerlitz ; l’ancien et le nouveau monde étaient dans l’attente d’événements qui pouvaient changer la face de l’Europe. On ne voyait de tous côtés que des gravures de farouches Cosaques, montés sur de petits chevaux et armés de lances à embrocher une dizaine de Français d’un seul coup. Les armées russes et autrichiennes, commandées par les deux empereurs d’Autriche et de Russie, devaient écraser l’audacieux conquérant qui avait osé pénétrer jusque dans la Moravie.

Ma famille passait l’hiver à Québec ; je veillais avec ma mère en attendant mon père qui dînait au château Saint-Louis. Il arrive vers les dix heures du soir, fronce, en entrant dans le salon, ses grands sourcils d’un noir d’ébène, et se promène de long en large sans proférer une parole. Celui qui se sent une mauvaise conscience est toujours sur les épines. Mon père, pensais-je, a-t-il découvert une ou plusieurs de mes fredaines ? Je n’étais pas tout à fait un saint, et mon père, que je craignais comme le feu, était sévère en diable pour mes peccadilles. Alors, pour en finir avec cet état de suspens plus pénible que la réalité, je lui adressai en tremblant la parole ; mais ses yeux s’adoucirent aussitôt en répondant à ma question. J’étais sauvé pour le quart d’heure : c’était une éternité à l’âge de dix-neuf ans.

— Eh bien ! dit ma mère, avez-vous eu un bon dîner, et surtout bien gai, malgré l’absence des dames ?

Mon père marmotta une réponse quelconque, et continua sa promenade en silence. Ma mère me fit un signe en souriant : ce qui voulait dire la bombe va bien vite éclater ; nous n’aurons pas longtemps à attendre pour savoir quel désagrément il a eu.

— Croirais-tu, Catherine, fit mon père en s’arrêtant tout à coup, que j’ai passé ce soir pour un sujet déloyal ? ce que Messieurs les Anglais appellent un bad subject.

— J’en suis d’autant plus fâché, fit ma mère en riant, que j’ai déjà préparé un mémoire adressé à notre bon roi George III, dans lequel je l’informe que s’il connaissait ta loyauté à toute épreuve, il t’accorderait une pension considérable. Mais mon père n’était pas d’humeur à plaisanter, et il continua :

— Oui ; j’ai passé pour un sujet déloyal ! j’ai plus de loyauté dans l’âme, continua-t-il en s’animant, que les deux tiers de ces messieurs qui sont si richement rentés pour en avoir ; quoique je ne reçoive pas un sol du gouvernement !

— Voyons ; mon cher, fit ma mère, en riant, conte-nous tes tribulations, afin que nous puissions compatir à tes peines.

— Tu sais, dit-il, ou tu ne sais pas probablement, car les femmes s’occupent plus de chiffons que de politique, que les armées françaises, autrichiennes et russes sont maintenant en présence, et que l’on attend avec anxiété l’issue d’une grande bataille, dont peut dépendre le sort de l’Europe. La conversation, ce soir, a roulé uniquement sur ce sujet, et tous les Anglais ont déclaré qu’Alexandre avec ses terribles cosaques allait écraser l’armée de l’usurpateur. Je me suis hasardé à dire que j’avais tout lieu de craindre une issue différente, que le génie de Bonaparte avait triomphé jusqu’à ce jour des armées autrichiennes que je considère les premières troupes de l’Europe, et que les nuées de barbares indisciplinés de l’empereur Alexandre seraient un mince accessoire aux forces des alliés. Les plus civilisés se récrièrent, et les autres me rirent franchement au nez. Le sang me bouillait dans les veines.

— Tu devais faire de jolis yeux, observa ma mère, en se tenant à quatre pour s’empêcher de rire ; mais, quel mauvais génie t’a inspiré, toi qui dévores ceux qui disent quelques choses de flatteur de l’empereur Napoléon ? comment as-tu pu te fourrer la tête dans ce guêpier ?

— Guêpier ! guêpier ! s’écria mon père en serrant les dents ; tu sais que je suis franc et que je ne suis pas tout à fait un imbécile ! j’enrageais de voir des militaires, aveuglés par leurs préjugés, se mentir à eux-mêmes, et sembler ignorer que les grandes batailles se gagnent par des calculs stratégiques ; que l’empereur Alexandre et ses cosaques n’étaient pas de taille à lutter avec Napoléon, qui, dans la première guerre d’Italie, a défait successivement, avec trente mille hommes seulement quatre armées autrichiennes, deux fois plus nombreuses que la sienne. Ce n’était, après tout, qu’un doute que j’exprimais modestement, malgré ma conviction intérieure ; et je ne méritais pas, quand bien même je me serais trompé dans mes prévisions, de passer pour un sujet déloyal et............

Mon père n’acheva pas sa phrase, mais continua de marcher de long en large en marmottant des mots inintelligibles. Ma mère, dont je m’étais rapproché, dit tout bas : le sac des griefs n’est pas vide.

— Tu connais, sans doute, dit mon père, en s’arrêtant devant nous, cette manière agréable qu’ont messieurs les Anglais de se moquer d’une personne le plus sérieusement du monde ? Il ne faut pas faire pour cela une grande dépense d’esprit, mais le sang du mystifié n’en bout pas moins dans les veines, car une personne souffre moins quand elle est raillée avec finesse, que lorsque le railleur le fait sans esprit. Il ne s’agit pour le mauvais plaisant, d’après le système anglais, que de répéter les mêmes paroles et de surenchérir, même dans le sens de la victime. Le colonel Pye, que Satan serre dans ses griffes, qui parle notre langue aussi bien qu’un parisien, se chargea de me répondre.

— Monsieur, dit-il, a certainement raison : l’épée formidable des terribles Français fera bien vite justice des petits cosaques et de leurs petites lances. Les Français ne sont-ils pas invincibles, à preuve leur campagne d’Égypte !

— J’avais beaucoup de peine, ajouta mon père, à me contenir dans les bornes d’un homme bien élevé. Je répondis que l’ironie n’était pas un argument et que je souhaitais autant que lui le triomphe de la cause de nos alliés.

— Qui ose en douter ? fit l’imperturbable colonel, que le diable emporte ! Il est très naturel que monsieur, (il prononça le mot monsieur à l’anglaise, ce qui est considéré un sarcasme très spirituel), que monsieur étant Français d’origine, mais sujet anglais, se réjouisse de la défaite de ses anciens compatriotes ! — J’enrageais ; tous les regards étaient fixés sur moi, lorsque le gouverneur ayant, je suppose, pitié de mon supplice, donna le signal de se lever de table.

Mon père marcha ensuite à grands pas dans le salon ; et, pourpre de colère, s’écria : Que Dieu me pardonne ! je rirais de bon cœur si Bonaparte leur donnait une bonne raclée !

Mais, voyant que je souriais, il ajouta : quant à toi, démocrate ! tu en serais, je suppose, très content.

— Pour cette fois seulement, mon cher père, répliquai-je, afin de vous venger de cet insolent colonel.

Ma mère se leva d’un air de mystère, ferma les deux portes du salon, en disant : chut ! chut ! si quelqu’un nous entend, je serai obligée de brûler mon fameux mémoire à Sa Majesté George III.

Comme cette espièglerie ne rendit pas mon père de meilleure humeur, ma mère fit apporter un petit réveillon, et lui dit que puisqu’il refusait de souper, il devrait au moins prendre un verre de vin.

— Non, fit-il, crainte que tu dises ensuite que c’est pour faire passer la pilule qui m’est restée dans la gorge. Et là-dessus il nous souhaita le bonsoir.

La bombe d’Austerlitz avait fait explosion et les éclats avaient rejaillis sur notre hémisphère, lorsque mon père rentra chez lui d’un air moins satisfait que son ami Pye l’aurait supposé, et s’écria : je l’avais prévu, Bonaparte a écrasé l’armée des alliés !

Un gentilhomme allemand me racontait, sur cette terrible bataille, une anecdote, que je n’ai lue nulle part, et qu’il tenait d’un de ses cousins, officier dans l’armée prussienne, avec lequel il correspondait. La voici.

Lors de la déroute des armées alliées, pendant que l’artillerie française foudroyait les malheureux fugitifs entassés sur les glaciers du lac Sokolnitz, et que leur cavalerie, acharnée à la poursuite des vaincus, les sabraient sans pitié, un général autrichien, prisonnier, se jeta aux genoux de Napoléon, en s’écriant : Pour Dieu ! sire, faites cesser le carnage !

Une particularité, assez singulière des Anglais d’autrefois, c’est que, tout en se vantant d’avoir toujours battu les Français, ils refusaient même le courage à leurs ennemis. Cowardly (lâches) était ordinairement l’épithète dont ils assaisonnaient le nom de Français ; et nous en recevions les éclaboussures. Il me semble à moi, qui me targue d’avoir le gros sens commun, que c’était peu glorieux pour eux de battre des lâches et des poltrons ! et pourtant de se faire battre quelquefois par des hommes aussi pusillanimes ! N’importe ; nous fûmes un jour noblement vengés, même par un Anglais.

C’était un peu avant la guerre de 1812 : on s’occupait activement des mesures propres à résister à nos puissants voisins, lorsqu’un officier dit qu’il serait à peu près inutile de confier des armes aux Canadiens ; qu’ils n’auraient pas, probablement, le courage de s’en servir.

— Pourquoi ? monsieur, fit le général Brock ; le sang français ne coule-t-il pas dans leurs veines ? (et il aurait pu dire : ainsi que dans les miennes). Eh bien ! messieurs, je me suis trouvé plusieurs fois face à face avec les Français sur les champs de bataille, et je puis témoigner de leur bravoure à toute épreuve : et bon sang ne ment jamais.

Tout le monde connaît les brillantes qualités de ce grand homme et sa mort funeste, en chargeant, à la tête de son brave régiment, le 49e d’infanterie, l’armée américaine à Queenstown-Hight, où un monument lui a été érigé ; aussi ne parlerais-je que de ses qualités sociales. Il était adoré des officiers et des soldats qu’il commandait. Il se faisait un devoir d’introduire tous ses officiers dans les sociétés où son rang l’appelait, car disait-il, je réponds d’eux comme de moi-même. Et je puis dire en toute vérité que jamais corps de gentilshommes n’a mieux mérité que celui du 49e, l’éloge qu’en faisait son colonel. J’ai eu le malheur de l’offenser bien involontairement sans doute, à un souper chez mon oncle Baby ; mais il ne m’en conserva nulle rancune. C’était alors la mode de chanter au dessert, et lorsque mon tour arriva, je ne sais par quelle étourderie, je m’avisai de choisir dans mon immense répertoire de chansons à boire, une d’elles dont voici le refrain :

Mon père était pot,
Ma mère était broc,
Ma grand-mère était pinte.

Je n’eus pas lâché le malencontreux refrain que je devins rouge comme un coq-d’Inde que j’étais ; mais ne sachant comment me tirer de ce mauvais pas, je pris le parti de continuer, en abrégeant la terrible chanson autant que possible. J’aurais rentré en terre, si je l’eusse pu.

Mon ami, l’honorable Butler, alors lieutenant dans le 49e, qui était au souper, me dit le lendemain : Quel diable vous a possédé de choisir une semblable chanson ? Savez-vous que le colonel s’est trouvé très mal à l’aise ?

— Et moi encore beaucoup plus que lui, répliquai-je : j’aurais voulu être à cent lieues, je suais sang et eau ; je vais de ce pas lui faire mes excuses.

— Non, non, fit Butler : il a fini par rire, en disant : De Gaspé is a very foolish boy (De Gaspé est un enfant sans cervelle).

La sentence prononcée contre moi me paru parfaitement juste, et je l’acceptai en toute humilité.

Cette scène, et une autre que je vais rapporter, peuvent être utiles aux jeunes gens sans expérience comme le sont ceux qui font leur entrée dans le monde, et les mettre sur leurs gardes : on n’a pas toujours affaire à de vrais gentilshommes portés à l’indulgence envers la jeunesse.

Nous dansions à un bal d’assemblée une contredanse, dont je ne goûtais ni l’air, ni les figures, et je dis à ma danseuse, ma cousine : au diable la danse !

Le major Loyld, brave officier, couvert de blessures, s’approcha de moi et me dit : monsieur, on ne maudit pas une danse qu’un gentilhomme a choisie.

Je répliquai que ma sortie avait été contre la danse elle-même et non contre celui qui l’avait demandée, que je ne connaissais même pas.

— Alors, dit-il, retirez vos paroles offensantes.

C’est ce qu’un jeune homme de vingt ans aurait dû faire sans hésiter ; mais croyant mon honneur compromis, je refusai net.

— Très bien ; jeune homme, dit le major, je vous ferai rétracter.

Et il se retira.

J’avoue que je ne fus pas tout à fait sur un lit de rose après cette affaire ; je réfléchis que c’était faire une triste entrée dans le monde que de me quereller avec un homme de l’âge et de la respectabilité du major Loyld ; et je dois convenir aussi, avec ma franchise ordinaire, que chaque coup de marteau que j’entendais frapper, le lendemain, à ma porte, me semblait un message hostile du terrible major. Mais j’avais heureusement affaire à un vrai gentilhomme. Je reçus, le soir, un billet du colonel Carleton, m’invitant à dîner, chez lui, le lendemain. Lady Dorchester, sa mère, lui avait recommandé, avant son départ pour le Canada, de rendre visite aux familles qu’elle avait connues pendant son long séjour dans cette colonie, et dont il avait, lui-même, peu de souvenance, étant parti enfant du Canada. Les premières familles auxquelles il rendit visite furent celles des Hale, des Smith, des Sewell, des De Gaspé, des Baby, et des De Lanaudière.

Quelle fut ma surprise, en entrant dans le salon du colonel Carleton, le lendemain, d’y trouver le terrible major ?

— Permettez-moi, dit le colonel, de vous introduire mon jeune ami, monsieur de Gaspé.

— Charmé de faire sa connaissance, fit le major, en me secouant la main avec cordialité.

Le dîner fut très gai, malgré un peu de contrainte de ma part : j’avais hâte de me trouver seul avec le major pour lui faire mes excuses. En effet, une fois dans la rue, je lui exprimai combien j’étais mortifié de l’avoir offensé même sans le vouloir, mais qu’une mauvaise honte m’avait empêché de lui faire des excuses auparavant.

N’y pensons plus, jeune monsieur, me dit-il en me serrant la main : il est probable que j’en aurais fait autant à votre âge.

Et il m’invita à dîner à son mess, le lendemain.

J’ai appris depuis que, sachant que j’étais l’ami du colonel Carleton, il lui avait fait part de notre petite querelle et qu’ils avaient tous deux ménagé cette réconciliation, après le témoignage que le colonel avait rendu en ma faveur. Je n’étais, certainement, ni querelleur, ni suffisant, je crois même pouvoir dire que j’étais poli et courtois dans mes rapports sociaux, et surtout avec mes supérieurs. C’était un mouvement d’orgueil mal placé d’un jeune homme sans expérience.

Si mon ami, monsieur Hamond Gowan,[1] l’un des plus anciens et des plus respectables citoyens de la ville de Québec, ne m’eût rappelé, hier, l’anecdote que je vais citer, je n’en aurais pas fait mention dans ces mémoires, quoique les conséquences qui s’en suivirent, tout en accusant les folies de ma jeunesse, puissent être utiles à beaucoup de nos jeunes gens.

Je rencontre un jour mon ami de collège, William Philips,[2] qui me dit : viendras-tu à la course demain ? — Quelle course ? lui dis-je. — Mais d’où sors-tu ? — Je sors de déjeuner, et je vais, dans l’instant, reprendre le collier de misère, repris-je en montrant le bureau dans lequel je faisais mon cours de droit.

— Eh bien ! dit William, puisque tu sembles plutôt sortir de l’autre monde, toi, ordinairement rendu le premier à toutes nos parties fines, je t’annonces qu’il y aura demain, sur les plaines, une course à laquelle tous ceux qui jouissent de bonnes jambes ont droit de prendre part ; et voici ce qui a donné lieu à cette lutte pédestre. Un jeune cockney (badaud), ayant nom Bowes, arrivé récemment de Londres, se donne des airs de supériorité qui nous déplaisent fort à nous, Canadiens-anglais : il méprise tout ce qu’il voit ici, répétant à chaque instant : ce n’est pas comme dans la vieille Angleterre ! À l’entendre parler, il excelle en tout : il se donne pour un grand chasseur, pour un pêcheur sans pareil et enfin pour un coureur de première force, se faisant fort de vaincre, à cet exercice, tous les jeunes gens de Québec. Nous avons accepté le défi, et demain, à six heures du matin, est le grand jour de la lutte. La lice sera ouverte à tout venant ; l’enjeu sera d’une piastre par tête : le vainqueur s’obligeant de donner un déjeuner à tous les concurrents à l’hôtel d’O’Hara. Je compte sur toi, le meilleur coureur du séminaire, j’excepte seulement le grand Vincent, le sauvage : il avait, au moins, six ans plus que toi, et tu étais toujours sur ses talons.

— Mais, lui dis-je, vous avez, ici, Grant, de Montréal, qui court, à ce que l’on dit, comme un chevreuil.

— Il est malheureusement reparti avant-hier : son temps était limité, et nous tenons fort à rabaisser l’orgueil de ce cockney, ajouta Philips.

— Je vous connais parfaitement, messieurs les Canadiens-anglais, repris-je, et je suis persuadé qu’entre deux maux vous choisirez celui qui vous paraîtra le moindre, préférant être vaincus par un badaud de votre race, que par un Canadien d’origine française.

— Tu ne conçois donc pas, fit William en riant, quel sera notre triomphe, lorsque nous lui dirons que nous avons ménagé nos forces, sachant bien qu’un Canadien-français même était suffisant pour le vaincre.

— Pas mal, mais à bon chat bon rat : je lui soutiendrai effrontément que je suis un sauvage pur sang que vous avez soldé pour l’occasion ; vous sachant incapables de lutter contre lui.

— Il ne te croira pas, en voyant ta peau blanche comme celle d’une femme.

— Je lui dirai, alors, que je suis un sauvage de la tribu des Indiens albinos, animal dont il n’a jamais entendu parler et auquel il ajoutera foi.

Après avoir badiné quelque temps sur ce ton, je promis d’être exact au rendez-vous.

Nous entrâmes dix-huit en lice le lendemain au matin ; la course était d’un mille ; le cockney et moi prîmes bien vite le devant ; et les autres, convaincus de leur impuissance, abandonnèrent la partie, comme s’ils se fussent donné la main, suivant la prédiction de Philips, pour laisser le Français seul aux prises avec l’Anglais pur sang. Bref, il s’était vanté d’être un grand coureur sans l’être ; et je remportai une victoire assez facile, aux grands applaudissements de tous mes amis tant Anglais que Canadiens-français.

Un badaud s’avoue rarement vaincu ; aussi mon antagoniste dit-il d’un grand sérieux, pendant le déjeuner : j’aurais pu gagner aisément cette course.

— Pourquoi, alors, ne l’avez-vous pas fait ? répliquai-je.

— Parce que vous aviez une manière de courir si…… si ridicule, que ça me portait plutôt à rire qu’à avancer.

— Merci, monsieur : mais, voyez-vous, c’est ma manière, et jusqu’ici je m’en suis bien trouvé.

La saillie de mon antagoniste n’eut pas tout le succès qu’il en attendait, car les jeunes gens lui rirent franchement au nez.

Le petit triomphe que j’avais obtenu pensa me coûter cher environ six semaines après. Mettez la vanité dans la tête d’un jeune homme, et s’il n’est pas tout à fait sot, il ne tardera pas à le devenir. Je reçus une invitation des membres d’un club militaire à une partie de cricket (jeu de la crosse), qui devait avoir lieu sur les plaines d’Abraham, et je leur fis réponse que c’était un jeu inconnu à nous Canadiens-français.[3] N’importe, me dit mon ami le capitaine Day : si vous ne jouez pas, vous prendrez toujours votre part d’un bon dîner, sur les lieux même après la joute.

Rendus sur l’arène, les deux plus forts joueurs choisirent, chacun de leur côté, ceux qui devaient prendre part à la lutte ; et l’un d’eux me prit pour compléter le nombre de ses associés. On parla beaucoup pendant le dîner, et surtout au dessert, de cette partie de cricket si bien contestée, et les vainqueurs dirent que courant très vite j’avais puissamment contribué au gain de la partie. Je ne m’en serais jamais douté ; mais il ne m’en fallut pas davantage pour me monter la tête, déjà fortement exaltée par le vin de Madère qui coulait à grands flots suivant l’usage à cette époque ; et je fis la gageure la plus sotte, la plus insensée que jamais jeune homme ait proposée. Je pariai dix guinées contre une que je vaincrais, à une course d’un mille, n’importe quel antagoniste des officiers en garnison à Québec, que l’on m’opposerait. Mon pari fut aussitôt accepté par tous les assistants, mais il me restait encore assez de bon sens pour me borner à quatre. Le capitaine Skynner se chargea aussitôt de soutenir l’honneur de l’armée.

Il était nuit close lorsque nous retournâmes à Québec, les uns à pied, les autres en voiture. Arrivés à la porte Saint-Louis, un cheval rétif refusa de passer outre et il fallut le dételer. Il me passa une idée lumineuse par la tête : celle de faire une entrée triomphale dans la cité, en traînant nous-mêmes la calèche dans laquelle prendraient place les meilleurs joueurs de cricket. Le dedans de la voiture fut encombré dans l’instant, et trois même se tinrent debout comme des laquais derrière la calèche.[4] À moi, comme de droit, appartenait l’honneur de servir de cheval de trait, tandis que d’autres me seconderaient en tirant les timons en dehors, et que trois pousseraient la voiture par derrière. Nous parcourûmes la rue Saint-Louis comme une avalanche, en poussant des hurrah : ce qui attira tout le monde aux fenêtres ; mais la nuit était si sombre qu’il était impossible de nous reconnaître.

Tout allait bien jusque-là ; le terrain était planche et je ne courais aucun danger. Il n’en fut pas de même lorsque nous débouchâmes sur la place d’Armes, notre boulevard actuel. J’avais beau crier : arrêtez ! arrêtez ! mes amis n’en poussaient et n’en tiraient que plus fort et nous descendions cette côte comme la foudre ! Je calculais, à part moi, mes chances de salut. J’avais en effet trois genres de mort en perspective : me briser la tête sur les maisons que nous avions en face, ce qui aurait pourtant décidé une question bien importante, celle de s’assurer si ma tête contenait une cervelle ; ou en lâchant les deux timons, de me faire casser les reins par le sommier de la calèche ; ou enfin en me précipitant à terre au risque de me faire broyer par une des roues de la voiture. L’instinct de la conservation vint heureusement comme l’éclair à mon secours, car toute la scène que je viens de décrire occupa à peine une demi-minute. Par un effort puissant qui fit lâcher prise à ceux qui, à mes côtés, m’aidaient à tirer la voiture, je me précipitai à terre sans lâcher les timons, la seule chance de salut qui me restât. Ce brusque mouvement fit perdre l’équilibre à deux ou trois des occupants de la voiture, dont deux même me tombèrent sur les reins ; mais ce surcroît de charge ne m’empêcha pas de labourer, avec mon pauvre corps, l’espace de dix-sept pieds de terre dure, parsemée de gravois, pierres et cailloux, ainsi que l’attestait encore l’inspection des lieux huit jours après l’accident, et que les mauvais plaisants appelèrent le sillon de Gaspé. Veste, chemise, pantalons, furent déchirés en lambeaux, auxquels adhérait une partie notable de ma chair depuis le menton jusques en bas, et y compris mes deux genoux. Je me trouvai écorché comme une anguille qu’une cuisinière se prépare à mettre sur le gril. Une robe de chambre, que l’on me prêta, me permis d’achever cette fine partie dans l’hôtel d’O’Hara, situé sur le lieu même, et où nous soupâmes.[5]

Bien penaud se réveilla le lendemain au matin le sieur Philippe-Aubert de Gaspé : il lui sembla qu’un battant de cloche, suspendu à la partie supérieure de son crâne, vide pour l’occasion, frappait à coups redoublés sur cet organe desséché. Une soif brûlante le dévorait. Il voulait remuer la langue pour s’humecter la bouche, mais, oh ! horreur ! il lui sembla, que comme sa cervelle, elle avait déguerpi. Pour s’en assurer, il y porta la main, qu’il retira bien vite : elle était si sèche qu’il craignit qu’elle ne se brisât comme l’amadou entre ses doigts. Apercevant sur une table, près de son lit, un vase d’eau fraîche, il fait un effort pour se mettre sur son séant ; un cri de douleur lui échappe et il retombe la tête sur son oreiller.

Après avoir parlé de ce digne personnage à la troisième personne, par le respect qu’il m’inspire, je dois maintenant faire part au lecteur du dialogue suivant :

La conscience : Tu étais ivre hier au soir, mon fils Philippe ?

Moi : Je nie la majeure : exalté ? oui ; ivre ? non ; un jeune homme de vingt-et-un ans, s’il eût été ivre n’aurait pas parcouru à la vive course, attelé à une voiture contenant six à sept personnes, l’espace compris entre la porte Saint-Louis et la rue Sainte-Anne, et n’aurait pas fait le tour de force qui lui sauva la vie.

La conscience : Nous ne chicanerons pas, mon fils, pour si peu ; mais tu ne peux nier du moins que tu ne sois un maître sot ?

Moi, très humblement : Accordé, madame : le triste état dans lequel je suis réduit, en est une preuve évidente : il me faudra près d’un mois pour faire une nouvelle peau et pour reprendre ma place parmi l’espèce humaine, privé que je suis de la faculté que j’envie à ce vil reptile qui, en déposant sa vieille enveloppe, se trouve tout à coup muni d’une nouvelle peau beaucoup plus flexible que la première.

La conscience : Ce n’est qu’un accessoire, mon fils ; parlons de choses plus sérieuses.

Moi : Vous en parlez à votre aise, madame : on voit bien que vous ne sentez pas les tourments que j’endure : d’abord……

La conscience : Bagatelles que tout cela ! purs accessoires ! venons au principal. Tu as fait une gageure plus bête que celle du badaud dont tu t’es si fort moqué, en jetant le gant à toute la garnison de Québec. Si tu es vaincu, il te faudra avoir recours à ton père, lui faire l’aveu de tes méfaits, et il se mettra dans une colère épouvantable. Il t’accorde généreusement, et même plus qu’il ne devrait faire, une somme assez considérable pour les menus plaisirs d’un jeune homme de ton âge, et tu es toujours au dernier sou par tes prodigalités.

Moi : C’est une dette d’honneur qu’il s’empressera de payer.

La conscience : D’accord ; il est trop honorable pour en agir autrement ; mais sa colère n’en sera que plus terrible en pensant qu’il paie tes folies pour faire rire les autres à tes dépens : car il a une haute opinion de son cher fils Philippe.

Moi : Je lui dirai, pour le désarmer, de déduire quarante guinées sur la somme qu’il m’alloue pour mes menus plaisirs.

La conscience : Tu as du bon, mon fils ; je te pardonne, moi : puisse ton cher père en faire autant !

Mon ami Pierre de Sales Laterrière, étudiant en médecine, entrant sur ces entrefaites, interrompit cet intéressant dialogue avec ma conscience. Je lui fis un récit fidèle de mon aventure, mais il ne fit qu’en rire en disant : — Pas mal débuté ; je n’aurais pas fait mieux, moi, qui m’en pique. Un long gémissement fut ma seule réponse à cette saillie intempestive.

— Voyons, mon fiston, puisque tu n’as pas, contre ton ordinaire, l’humeur à rire, ce matin, examinons les dommages. D’abord point de fractures : les os sont dans leur état normal.

— C’est très consolant, répliquai-je en poussant un gros soupir : il n’aurait manqué à mes jouissances qu’une double fracture !

— Tu es, il est vrai, me dit-il, écorché au vif ; mais quelques aunes d’emplâtres, judicieusement appliquées et aussi un peu d’aide à la nature au moyen d’un diaphorétique, te guériront comme père et mère.

— C’est très heureux ! repris-je, j’en suis, quant à mes blessures, après tout, quitte à bon marché : quelques aunes d’emplâtres ! ce n’est qu’une misère.

— Allons doucement, ajouta mon ami : un de tes genoux est très enflé, et je crains la tumeur blanche, qui est une affection très dangereuse. Le moins qui pourrait t’arriver, si l’amputation ne devenait pas nécessaire, serait de rester boiteux pendant le reste de tes jours : ce serait vraiment dommage, toi, qui te sers si bien des jambes que le bon Dieu t’a données.

Et il me fit ensuite un long discours, très savant sans doute, pour m’expliquer tous les symptômes et toutes les phases de cette cruelle maladie, en ajoutant qu’elle pourrait entraîner l’ankylose.

— Homme ou diable ! parle un langage chrétien ou laisse-moi tranquille avec tes mots barbares et va-t-en !

Laterrière se mit à rire, et me dit qu’il n’avait parlé ainsi que pour m’effrayer un peu.

— Maintenant, mon cher Esculape, lui dis-je, quand pourrais-je sortir ? — Dans huit jours, je l’espère. — Je suis pourtant décidé à le faire après-demain. — Je te le défends au nom de la faculté, fit mon ami, très au fait de son Molière ; je te le défends sous peine d’être accablé de tous les maux que nous tenons en réserve pour tous les sujets récalcitrants et rebelles à la médecine. — Va-t-en à tous les diables ! farceur impitoyable ! lui criai-je, et sache que je me moque de toi et de toute la faculté médicale, et que je sortirai après-demain. — Tu mourras alors de la bradypepsie ! fit Laterrière en continuant le même jeu.

— Mais tu vois bien, infernal bourreau ! répliquai-je, que je ne suis pas d’humeur à écouter tes sornettes : garde tes facéties pour consoler les parents de ceux que tu as déjà tués. Il est, vois-tu, de toute nécessité que je parle à ceux avec lesquels j’ai fait cette folle gageure ; ils la considéreront, j’espère, sous les circonstances, comme non avenue.

— J’ai plus d’expérience que toi sur ces matières, fit sérieusement mon ami, et si tu m’en crois, tu t’abstiendras de leur en parler ; ou, si tu le veux absolument, tourne la chose en badinage de manière à faire croire que l’issue t’est à peu près indifférente.

Ainsi que je me l’étais proposé, je sortis, tant bien que mal, le troisième jour, et je fis part à un de ceux qui avait accepté ma gageure, le capitaine Kerr, aide de camp du gouverneur Craig, du triste état de ma santé, ajoutant qu’il me serait impossible de courir dans cinq jours ; que je me traînais avec peine et douleur.

My dear fellow, fit-il, quand une personne parie dix contre un, on doit supposer qu’il est certain du succès ; et l’on n’accepte la gageure que dans l’espoir qu’il lui arrivera quelque accident : tel que de se donner une entorse, en courant, ou, encore mieux, de s’écorcher comme vous avez fait.

Je rougis jusqu’au blanc des yeux, et je répliquai :

Excusez mon ignorance : dans un cas semblable, j’aurais proposé, moi-même, d’annuler une folle gageure, dont votre excellent vin de Madère a été la seule cause en troublant mon cerveau ; mais n’en parlons plus ; j’en serai quitte pour payer mon sot pari, car il n’est guère probable que j’aie la force de courir mardi prochain.

Et tu videris, me dit le gentleman, en me saluant avec beaucoup de civilité.

Le et tu videris me fit frissonner comme s’il eût appliqué un fer rouge sur mes écorchures, et je dis, en grinçant les dents : Oh ! oui, je comprends, c’est mon affaire ; mais c’est aussi mon affaire de ne pas me laisser plumer comme un moineau, et quand je devrais en mourir à la peine, la lutte sera chaude.

Le grand jour arriva ; je descendis assez pesamment de voiture, sur l’arène, où m’attendait mon adversaire, ainsi qu’un grand nombre de curieux. J’avais tout le corps endolori, et même un peu de fièvre. Trois de mes amis intimes, les lieutenants Le Breton, Angouville, et le capitaine Day, dirent à mes adversaires, sans me consulter, qu’en toute justice la course devrait être remise à un autre jour. Mais ils s’y refusèrent, en alléguant les mêmes raisons que mon ami et tu videris.

Il se fit subitement une réaction, une surexcitation extraordinaire dans mon système organique, et je ne sentis plus qu’un besoin : celui de me venger de ce que, dans mon ignorance des lois du turf, je croyais être une injustice envers moi.

Ce fut, sans doute, mon heureuse étoile qui influa sur le choix qu’ils firent de leur champion : Skynner avait l’haleine d’un sauvage, mais peu de vitesse. Après un parcours d’un demi-mille, surpris de ce qu’il ne courait pas plus fort, je ne pus m’empêcher de lui dire : Si nous allons toujours de ce train-là, nous ne serons rendu qu’au soleil couchant. — Passez, me dit-il, si vous êtes pressé. Je crus qu’il badinait ; mais pour en avoir le cœur net, je lui dis : Adieu, donc ! et je repris la course de toute la vitesse dont j’étais capable et je la terminai de même. Skynner n’avait ni augmenté ni ralenti son train. Il était loin d’égaler mon cockney pour une semblable distance. Après sa défaite, il me proposa de courir, dans huit ou quinze jours, six milles contre moi : je le remerciai, en lui disant qu’il pourrait m’arriver malheur d’ici là, et qu’il me faudrait lutter quand même, ou payer l’enjeu.

Ce n’est pas une conséquence, fit le capitaine : on peut mettre pour condition que si vous prenez le typhus ou que si vous vous rompez le cou en descendant la côte de la basse-ville, attelé sur une calèche chargée de six personnes, sans compter les deux ou trois qui la pousseront à l’arrière, qu’alors, et dans tel cas, la gageure sera nulle.

— Merci de votre indulgence, capitaine, dis-je en riant, mais je ne puis en profiter.

Skynner avait gagné précédemment une course de six milles : c’était un coureur infatigable. Si le choix de mes adversaires eût tombé sur un jeune lieutenant d’artillerie, nommé Collins, gendre du docteur Holmes, qui me frappa pour son agilité le jour de la partie de crosse, il est probable que j’aurais subi les conséquences de ma folle gageure.

Lorsque je retournai le lendemain, neuf jours après mon escapade, à mon bureau, chez l’Honorable Jonathan Sewell, alors procureur du roi, mes deux amis Green et Cartwright, mes compagnons d’études, me dirent que le patron avait tout appris et qu’il m’attendait pour me laver la tête d’importance. La cloche sonne, je fais mon entrée chez mon patron d’un air contrit et humilié ; il lève les yeux sur moi et me dit :

— Je croyais que vous vous étiez sauvé de nous.

C’est la traduction littérale de son expression : run away from us. C’était une allusion très fine à mon escapade et à mon absence de son bureau : le mot anglais run away voulant dire prendre le mors aux dents, lorsqu’on parle d’un cheval.

M. Sewell était non seulement très indulgent envers ses clercs, mais en agissait avec nous comme si nous eussions été ses propres enfants. Outre les fréquentes invitations que nous recevions à sa table, lorsqu’il donnait de grands dîners, nous étions constamment invités aux parties du soir. Malgré les reproches auxquels sa politique l’a exposé, M. Sewell n’en était pas moins, dans la vie sociale et privée, un des hommes les plus estimable que j’aie connus. Sans parler de sa charité envers les pauvres et d’autres qualités solides, il avait aussi la courtoisie d’un Anglais de la vieille souche. Lorsque je signai le brevet d’usage, en entrant dans son bureau, mon père mit sur sa table un rouleau de cent guinées, honoraires que monsieur le procureur du roi exigeait pour les cinq années d’étude de ses clercs. M. Sewell écrivit une quittance de cette somme au bas de l’acte, et dit à mon père : Accepter votre argent, monsieur, serait m’ôter le plaisir que j’ai de recevoir un jeune gentilhomme comme votre fils dans mon étude.

La gratitude n’a jamais été un fardeau pour moi, et je saisis avec plaisir cette occasion, la seule qui se présente, de rendre justice aux éminentes qualités de mon ancien patron.

Le jeune James Cartwright, haut-Canadien dont j’ai déjà parlé, mourut trois à quatre ans après son retour dans sa famille. J’ai rarement connu un jeune homme doué de plus aimables qualités : aussi fûmes-nous bien vite amis inséparables pendant les trois ans qu’il resta à Québec. Notre correspondance devint très vive quelque temps après son départ, lorsqu’à ma grande surprise elle fut interrompue tout à coup. Ne recevant aucune réponse à mes deux dernières lettres je ne savais à quoi attribuer un silence qui m’affligeait, lorsqu’étant arrêté un jour près de la cathédrale de Québec, je vis venir un marchand anglais que je ne connaissais que de vue. Il était accompagné d’un jeune étranger, qui, après avoir échangé quelques paroles avec son compagnon, s’avança vers moi, me tendit la main, et me dit avec une vive émotion : « poor Cartwright is dead ! » (le pauvre Cartwright est mort) et ayant ainsi parlé, il continua sa route. Ces courtes paroles, prononcées avec un accent de mélancolie profonde, par cet étranger qui s’éloigna aussitôt, me firent une impression si douloureuse que j’entrai dans l’église déserte pour cacher ma douleur.

Le cher Cartwright ne m’avait pas oublié ; il avait souvent parlé de moi à ses amis haut-canadiens. Il leur avait sans doute dit : si vous allez à Québec, je vous donnerai une lettre d’introduction pour Gaspé, mon plus sincère ami, et il fera honneur à ma lettre. Le jeune étranger, dont l’apparition avait été si courte et si subite, en aurait sans doute profité du vivant de Cartwright, mais le lien qui nous aurait uni était maintenant rompu : j’étais maintenant un étranger auquel, avec une réserve toute britannique, il craignait sans doute de s’imposer sans introduction suffisante. J’essayai de le rejoindre le lendemain, mais il s’était embarqué la veille pour l’Angleterre. Il me semble que son nom était Baldwin.

J’étais à Kamouraska trois ou quatre ans après la mort de cet excellent jeune homme, lorsque mon ami John Ross[6] me dit que le conseiller Cartwright, du Haut-Canada, sachant que j’étais sur les lieux, désirait beaucoup faire ma connaissance. Je m’empressai de lui rendre visite. C’était un beau vieillard, d’une haute stature, dont tous les traits me rappelèrent son fils ; et surtout cet air de douceur et de franchise, que j’ai rarement vu empreint sur la physionomie même d’un jeune homme. Aussitôt que Ross m’eût nommé, il se leva de son siège, me tendit deux mains tremblantes d’émotion, et dit en serrant les miennes : poor James loved you well (le pauvre James vous aimait bien). Il me parla longtemps, mais avec la plus grande résignation aux décrets de la Providence, de la perte qu’il avait faite, répétant souvent : J’ai perdu un bon fils ! Il ajouta : Vos deux dernières lettres ont été scellées sous la même enveloppe avec celles que vous aviez écrites à mon fils lorsqu’il vivait ; il aurait été peu délicat de violer des secrets de jeunes gens confiés à l’amitié.

Ce que je vais raconter doit avoir eu lieu pendant l’été de l’année 1807. Quelque insignifiante que soit la petite aventure, elle ne laissera pas de faire ouvrir de grands yeux à la jeune génération qui connaît aujourd’hui la ville de Québec.

Nous étions de retour d’un charmant pic-nic à l’Ancienne-Lorette, vers dix heures du soir. Les autres voitures étaient déjà dans l’enceinte des murs de notre bonne cité, lorsque nous arrivâmes à la porte Saint-Jean ; mais bernique ! elle était bien et dûment fermée. J’avais une dame dans mon gig ; et un de mes amis, qui me suivait, en ramenait deux dans sa calèche. Sachant qu’une des portes de la ville était toujours ouverte pendant la nuit, nous nous hâtâmes de tourner bride, pensant avoir une meilleure chance à celle du Palais, mais elle ne nous fit pas un plus gracieux accueil.

Allons sonder la porte Hope, dîmes-nous un peu déconcertés par rapport à nos précieuses charges.

Nous débouchâmes dans la rue Saint-Charles ; mais arrivés à l’ancienne brasserie de M. McCallum, dont on voit encore les masures, autre obstacle.

Bah ! dit le lecteur, il est facile d’en deviner la raison ; il s’était fait probablement un éboulis du cap qui avait encombré cette rue. Il fallait alors prendre la rue Saint-Paul et vous rendre soit à la porte Hope ou à celle de la basse-ville.

Il n’y avait qu’une petite difficulté, c’est que la dite rue Saint-Paul n’existait pas alors, que la grève sur laquelle on a depuis construit les quais qu’elle parcourt, était dans le moment à une douzaine de pieds sous l’eau.

— Mais, dites-vous, la communication entre le faubourg Saint-Roch et la basse-ville était donc interrompue à la marée haute ?

Elle l’était certainement pour les voitures : les charretiers attendaient, en jurant comme des païens, qu’il plût à madame la marée de leur livrer passage. Quant aux piétons, il y avait une ressource, grâce aux dispositions débonnaires de nos bons Canadiens, dont les maisons construites sur les bords d’un quai situé au pied du cap, et munies de galeries se communiquant sans interruption, invitaient les passants à se servir de cette voie de communication.

Comme le plus pressé était de déposer nos dames dans leur domicile, je pris la voie des galeries pour savoir des nouvelles de la porte Hope ; elle était hermétiquement fermée. Dans ce grand désarroi, nous proposâmes à nos aimables demoiselles, qu’un de nous resterait à la garde des voitures, tandis que l’autre les accompagnerait jusques chez elles, en passant par la porte de la basse-ville, qui était certainement ouverte. Il ne s’agissait que de prendre la voie des galeries, descendre la côte aux Chiens, ou rue Dambourgès, qui débouche sur la rue Sault-au-Matelot. Mais elles jetèrent les hauts cris, alléguant qu’il faisait bien noir, qu’elles pourraient faire de fâcheuses rencontres de matelots ivres, qu’il y avait une frégate dans le port, et que si elles rencontraient la press gang, elles mourraient de frayeur.

Nous leur dîmes que les officiers de la marine anglaise étaient trop galants pour presser le beau sexe.

Ce sont dirent-elles, des monstres de marins, accoutumés au carnage, qui ne respectent rien.

Nous rîmes beaucoup de leurs craintes ; mais il fallut céder ; et nous attendîmes au moins deux mortelles heures avant d’être délivrés. Nous fûmes ensuite assez mal accueillis par les papas et les mamans de nos demoiselles, mourant d’inquiétude ; ils nous tancèrent de la belle manière malgré notre innocence.

Je racontais dernièrement cette scène au major Lafleur, un de nos anciens ; et j’ajoutais qu’il m’était impossible de bien reconnaître maintenant les lieux, dont je voulais donner une description exacte.

— Je me fais fort, me dit-il, d’aider votre mémoire, car j’ai constamment passé et repassé dans cette partie de la ville depuis mon enfance.

Nous étions le lendemain sur les lieux.

— Voici, me dit-il, la partie de la rue Saint-Charles, et de la Canoterie, que l’eau inondait à la marée haute. Ici, au pied du cap, étaient les maisons ornées de galeries qui livraient passage aux piétons. À dix pieds au nord, où est cette épicerie, j’ai vu, il y a cinquante ans, un navire décharger une cargaison de bouteilles.

La lumière se faisait dans mon esprit à mesure qu’il me parlait : j’étais transporté aux beaux jours de ma jeunesse ; tout passait devant mes yeux comme les ombres produites par une lanterne magique.

— Tous les Canadiens, fit le major, se connaissaient alors : les passants s’asseyaient sans façon aux fenêtres des propriétaires de ces galeries, et l’on faisait la jasette avec les gens de la maison, sans plus de façon que si l’on eût été chez soi.

Et les deux vieillards soupiraient à ce souvenir du bon vieux temps.

Après la scène que j’ai décrite plus haut entre le docteur Laterrière et moi, il me semble ne pouvoir mieux terminer ce chapitre qu’en entretenant le lecteur de cet ami de mon enfance.

LE DOCTEUR PIERRE DE SALES LATERRIÈRE


J’éprouve un sentiment pénible en écrivant cette notice sur un de mes amis dont la mort, en brisant les liens qui nous unissaient depuis l’enfance, m’a le plus affligé. Il est rare que deux enfants qui ont les mêmes goûts, les mêmes penchants les mêmes passions, ne se sentent pas entraînés l’un vers l’autre ; aussi, dès que j’eus fait la connaissance de Pierre de Sales Laterrière, nous devînmes amis inséparables. Gamin redoutable comme moi, pendant son enfance, son père, ainsi que le mien, se vit obligé de le mettre pensionnaire au séminaire de Québec, pour mettre fin à une carrière très honorable sans doute, mais promettant peu pour l’avenir de l’Esculape en herbe, qui devait hériter de la nombreuse clientèle de son papa.

Si nous n’avons pas fait brûler le séminaire, c’est que la Providence veillait sur cette maison qui a rendu des services si éminents à la jeunesse canadienne. L’usage de la pipe était sévèrement interdit aux élèves ; raison de plus pour nous en donner la fantaisie. Un immense approvisionnement de bois de chauffage couvrait alors le terrain sur lequel est situé le jeu de paume actuel ; il ne s’agissait que d’y pratiquer une chambre au beau milieu pour être à l’abri des recherches les plus minutieuses. Comme nous étions surveillés de bien près, le travail fut long ; mais à force de persévérance, un comité de la pipe fut enfin organisé.

Le bruit courait alors qu’un malheureux membre de notre Parlement, Jean-Baptiste pur sang (nom que l’on donnait aux cultivateurs), député de je ne sais plus quel comté, avait trouvé une ingénieuse idée pour se soustraire aux défenses de l’auguste corps qui avait prohibé l’usage de la pipe dans toutes les chambres qu’occupait l’aréopage canadien. Couché à plat ventre, Jean-Baptiste envoyait les bouffées de tabac qui l’auraient sans cela étouffé, dans la petite porte du poêle qui chauffait le vestibule de la chambre des séances. O tempora ! s’il eût vécu de nos jours, il aurait eu ses franches coudées, et aurait fumé assis confortablement sur un bon fauteuil, dans un appartement élégamment meublé, que l’on appelle aujourd’hui le comité de la pipe, et dans lequel on fume le meilleur tabac : les méchants ajoutent même que c’est aux frais de la province. Ce sont des mauvaises langues.

— Tu devais faire un triste législateur, mon cher Jean-Baptiste ! Les idées lumineuses ne devaient pas menacer de te suffoquer ! Si Painchaud, Laterrière, Maguire et Philippe de Gaspé, tout enfants qu’ils étaient alors, eussent été membre du Parlement, ils auraient fumé, si tel eût été leur bon plaisir, même sous le siège de l’orateur, sans qu’il s’en fût aperçu.

Jetons le voile sur nos folies de jeunes gens dès notre entrée dans le monde : qu’il suffise d’ajouter que l’ardeur fiévreuses des jouissances, que Laterrière et moi possédions en commun, fut loin de se refroidir après avoir mis bas le capot d’écolier. Que deux traînées de poudre voisines suivent parallèlement la même route, si l’une s’enflamme, l’autre ne tardera pas à faire explosion.

Tandis que je faisais mon droit, mon ami se livrait sérieusement à l’étude de la médecine, à Québec. Il passa ensuite en Angleterre, où il suivit avec succès les cours de Sir Ashley Cooper. Après une absence de trois ans, il revint pratiquer au Canada, où il se distingua comme un de nos plus habiles opérateurs.

Il me racontait une anecdote qui pourra surprendre ceux qui n’ont pas vu les traits mâles, francs et ouverts de mon ami.

Nous partîmes, dit-il, en toute hâte de Londres, pour porter secours à de nombreux blessés de l’armée anglaise, arrivés à Ramsgate. Les plus avancés des élèves en chirurgie, et j’étais du nombre, avaient été mis en réquisition. Mon départ fut si précipité que je me mis en route avant de tirer sur mon banquier, ce que je fis néanmoins aussitôt que je fus arrivé à ma destination. À l’expiration de trois jours, il ne me restait, pour toutes ressources, qu’une seule guinée dans ma poche ; mais comme il faut toujours faire plutôt envie que pitié, je la dépensai le soir même avec mes amis. Je me rends le lendemain au bureau de la poste où je ne trouvai ni lettre, ni argent. Dans ce grand embarras, mon parti fut bien vite pris, je me transporte chez un banquier, je raconte ma déconvenue, et demande bravement dix louis en échange de mon billet.

Celui auquel je m’adressais, surpris, sans doute, de tant d’audace de la part d’un inconnu, secouait la tête d’un air assez négatif, lorsqu’un des directeurs, qui avait tout entendu, me regarda attentivement, et dit au caissier : donnez à ce monsieur les dix louis qu’il demande.

Je retournai le lendemain chez les mêmes banquiers, muni d’une traite tirée sur eux-mêmes, par mon banquier de Londres, et après en avoir retiré le montant, déduction faite des dix louis que j’avais touchés le jour précédent, je demandai au même directeur qui m’avait si galamment obligé, ce qui pouvait l’avoir induit à se fier à la parole d’un inconnu.

— Mon cher monsieur, me dit-il, chacun a son faible dans ce bas monde : j’ai étudié Lavater, et le mien est de me croire un grand physionomiste. Vous jugeant d’après les principes de mon maître, j’ai pensé que si votre figure n’était pas une caution suffisante pour dix louis, il ne me resterait qu’à renoncer à mon étude favorite.

— Alors, monsieur, lui dis-je, en badinant, c’est vous maintenant qui êtes dans mes dettes.

— Certainement, fit-il, et pour commencer à m’acquitter envers vous, je vous prie de vouloir bien accepter un dîner en famille, chez moi, aujourd’hui.

J’acceptai une première invitation suivie de plusieurs autres, et les soirées que je passai avec cette aimable famille et les amis de la maison m’ont exempté bien des folies.

Laterrière, le plus gai des hommes, me disait à ce sujet : Tu ne t’imagines pas combien j’étais porté sur la main par mes jeunes amis anglais, qui n’avaient aucune idée de la gaîté française. Dès que je faisais mon entrée dans un cercle où j’étais attendu, les jeunes gens s’écriaient : le voici ! le voici ! nous allons passer une soirée agréable.

Laterrière me racontait un petit épisode assez divertissant d’un de ses voyages en Angleterre.

Nous avions fait la connaissance, Laterrière et moi, après notre sortie du pensionnat du séminaire, d’un jeune Anglais, nommé Walker ; et voici sous quelles circonstances. Nous admirions, un jour, un superbe navire, ancré le long du quai de la Reine, lorsqu’un jeune étranger, très bien mis et aux manières engageantes, nous invita à visiter son vaisseau, et nous fit ensuite servir une excellente collation. Une liaison est bien vite formée entre jeunes gens du même âge, et Walker, sans être introduit dans nos familles, n’en fut pas moins fêté par nous et nos amis.

Quelques années après, Laterrière visitant je ne me rappelle plus quelle ville de l’Angleterre, muni d’excellentes recommandations à des gentlemen de l’endroit, rencontra un dimanche, l’après-midi, notre ancienne connaissance Walker, prenant le frais, dans un lieu très fréquenté, avec deux de ses amis. La joie fut mutuelle entre lui et Walker, qui l’introduisit à ses compagnons. Et voilà Laterrière se promenant bras dessus, bras dessous, avec eux, lorsqu’au milieu de la conversation il fut tiré à part par deux des gentlemen qui avaient fait honneur aux recommandations de leurs amis de Londres.

— Mon cher monsieur, lui dit un des gentlemen, votre société nous a procuré beaucoup de plaisir, mais tout rapport doit nécessairement cesser entre nous, si vous continuez à fréquenter les mêmes personnes que vous venez de laisser.

— Le seul que je connaisse, fit Laterrière, est M. Walker, jeune gentilhomme dont nous faisions autrefois notre société dans le Canada. Y a-t-il quelque chose contre son caractère ?

— Rien, reprit le gentleman, c’est, au contraire, un parfait honnête homme ; mais, voyez-vous, nous fréquentons, mes amis et moi, des cercles différents de ceux de nos barbiers.

Laterrière leur raconta alors sous quelles circonstances il avait connu Walker, qui dépensait généreusement alors l’argent dont il était amplement muni, avec ses amis de Québec.

J’y suis maintenant, dit l’un des messieurs : je me rappelle que Walker, ayant reçu une petite succession d’une de ses tantes, laissa la boutique paternelle dans laquelle il jouait très habilement des ciseaux et du rasoir, et que quand il eut tout dépensé, il revint bravement terminer son apprentissage, après avoir joué, je suppose, au gentleman dans les pays étrangers.

Laterrière fit part le soir même, à Walker, de la révélation qui lui avait été faite à son sujet ; mais le barbier prit la chose en bonne part, comme fait un homme de bon sens qui connaît les distinctions sociales, et accepta, avec plaisir, l’invitation que lui fit Laterrière de venir de temps en temps le visiter privément le soir à son hôtel pour parler de ses anciennes connaissances du Canada.

Si le vieux curé Primrose, de Goldsmith, fut mystifié pendant une soirée entière par un maître-d’hôtel, jouant le rôle de gentilhomme, il n’est pas surprenant que deux jeunes gens, comme nous, aient pris Walker pour un des plus fashionables gentlemen de la cité de Londres.

Au début de la guerre de l’année mille huit cent douze, le docteur Laterrière fut nommé chirurgien major dans le corps des voltigeurs, bataillon d’élite de la milice incorporée, commandé par le colonel de Salaberry. Il servit avec distinction pendant toute la durée de la lutte avec nos voisins. Il passa ensuite en Angleterre, où il épousa une riche héritière, la fille de Sir Fenwick Bulmer. Il me racontait, à ce sujet, un petit incident caractéristique d’un homme d’affaire de la cité de Londres.

Mon cher beau-père, disait-il, faisait valoir deux raisons puissantes pour me refuser la main de sa fille : la première, parce que j’étais catholique, et la seconde, parce qu’il me considérait comme un jeune homme dissipé, prodigue même (il se trompait fort) et plutôt enclin à dépenser les écus qu’à les faire profiter. Mais ce que femme veut Dieu le veut, et Sir F. Bulmer finit par consentir d’assez mauvaise grâce à notre union. Il me dit la veille du jour fixé pour le mariage :

— Je suppose qu’au train de vie que vous menez, vous n’êtes guère chargé d’argent : voici un ordre de cent louis sur mon banquier ; mais vous me devez un chelin pour le droit de timbre.

Je mis son check dans une poche, et tirant un chelin de l’autre, je le présentai à mon futur beau-père, qui le mit tranquillement dans la sienne. Son intention était de me faire présent de cent louis ; mais de pas un sol de plus. Quant à moi, j’aurais fait, de bon cœur, le même échange tous les jours de ma vie.

Mon ami revint ensuite au Canada avec sa jeune Anglaise, qui sut bien vite se faire aimer, par son esprit, sa douceur, son amabilité, de la nouvelle société dans laquelle elle fut introduite. Après un court séjour à Québec, elle passa une année aux Éboulements, tandis que son mari faisait réparer une de ses maisons à la basse-ville, qu’il se proposait d’habiter l’année suivante.

Madame Laterrière, après son retour d’un exil momentané, nous amusait beaucoup de la frayeur que les habitants des Laurentides lui avaient inspirée.

J’avais lu, nous disait-elle, beaucoup d’ouvrages sur les aborigènes de l’Amérique du Nord ; et ce ne fut pas sans un certain effroi que je mis le pied sur le sol canadien. Mes craintes furent cependant bien vite dissipées à la vue de vos citadins ; mais il en fut autrement dès mon arrivée dans vos montagnes. Outre que le costume primitif des Éboulois était différent de tous ceux que j’avais vu, même à Québec, ces montagnards sont naturellement très bruns, et je me crus si bien au beau milieu d’une population de sauvage, que je fus longtemps sans oser m’éloigner seule du manoir seigneurial. Je leur croyais des goûts d’anthropophages ; et je supposais que s’ils ne m’avaient pas encore dévorée, c’est qu’ils me trouvaient trop maigre pour faire honneur à leur cuisine. Nos Éboulois sont pourtant de bonnes et braves gens, que je sus ensuite apprécier.

Après avoir résidé plusieurs années à Québec, monsieur et madame Laterrière retournèrent à Londres, où les appelait l’âge avancé de sir Fenwick Bulmer. Il mourut deux ans après, en laissant une brillante fortune à sa fille. Ma bonne amie, madame Laterrière, n’est jamais revenue en Canada ; elle vit encore[7] en Angleterre, mais l’ami de mon enfance, de ma jeunesse, de mon âge mûr, repose depuis trente ans sur le sol du Canada, où il avait toujours dit qu’il reviendrait mourir.

Environs deux ans avant sa mort, il vint me rendre visite à Saint-Jean Port-Joli, et c’est la dernière fois que j’ai pressé la main d’un des hommes qui m’a le plus aimé.

Nous fîmes ensemble une partie de pêche à mon beau lac Trois-Saumons. Laterrière gravit les trois montagnes, que nous avions à franchir, avec autant de vigueur que moi, et nous nous assîmes sur le piton de la dernière pour nous reposer. Après avoir admiré le superbe panorama qui se déroulait à nos yeux, y comprise la paroisse des Éboulements, où il devait dormir de son dernier sommeil, il me dit, après avoir tiré une lancette de sa poche :

— Tiens, mon cher Gaspé, regarde cet instrument : eh bien ! je consentirais à recommencer la vie à vingt-cinq ans, sans autres biens sur la terre que les habits que je porte maintenant et ma lancette à la main.

— À d’autres ! lui dis-je : tu n’as que quarante ans, tu as une charmante famille, tu as toujours aimé l’argent et tu en es gorgé, possédant une fortune d’au moins cent mille louis, et tu penses me faire accroire que, pour quelques années de vie de plus, tu renoncerais à tout cela ! allons donc ! tu n’es pas sérieux !

— À quoi me servent les richesses, reprit-il, lorsque j’ai un pied dans la tombe !

— Tu veux badiner, répliquai-je, tu es dans toute la vigueur de l’âge viril, tu as gravi ces montagnes d’un pas aussi léger que moi, tu as encore les belles couleurs que tu avais il y a vingt ans ; tout annonce chez toi une force musculaire peu commune ; et tu parles de mourir ! Allons donc ! tu veux badiner !

— La mort est un sujet trop sérieux, me dit-il, pour en parler légèrement : je suis affecté de la diabète, et cette cruelle maladie mettra bientôt fin à mon existence.

Il m’expliqua ensuite les diagnostics de cette maladie que j’ignorais alors ; mais je lui dis que la force de sa constitution en triompherait, que les médecins étaient plus sujets à s’alarmer que leurs malades mêmes ; et je continuai à le badiner sur la prétendue poltronnerie des chirurgiens qui coupent et rognent dans la chair humaine sans sourciller et jettent les hauts cris aux moindres petits bobos qu’ils ressentent.

Mon ami reprit sa gaîté ordinaire, qu’il conserva pendant tout le temps qu’il passa chez moi.

Environ dix-huit mois après cette visite, une personne de ma famille, arrivant de Québec, me dit :

J’ai vu ton ami Laterrière ; il est de retour au Canada, où il se propose de passer l’hiver, et j’ai été frappée, comme tout le monde, du changement qui s’est fait en lui : il serait mort avant six mois que je n’en serais pas surprise.

— Quoi ! déjà ! m’écriai-je : il reviendrait déjà accomplir le vœu qu’il a fait de mourir sur le sol de la patrie ! Impossible ! Il y avait trop de vitalité dans cette âme ardente ! dans ce corps aux muscles de fer !

Un journal de Québec annonçait, cinq mois après, la mort de mon ami. Je laissai tomber la feuille, et m’enfermant dans une chambre d’où je découvrais la paroisse des Éboulements, je fis de pénibles réflexions, en pensant que là gisait le corps inanimé de celui dont la gaîté animait naguère les cercles de ses nombreux amis, de celui dont tous les traits s’épanouissaient de plaisir chaque fois qu’il venait à ma rencontre, comme l’aurait fait un tendre ami après une longue absence. Ô néant de la vie ! m’écriai-je, s’il m’était donné de traverser ce fleuve couvert de glace, de me pencher sur la tombe de mon ami, je n’y rencontrerais que le froid accueil des hôtes ordinaires du sépulcre !

Dors en paix, ô mon ami, sur la rive droite du majestueux Saint-Laurent ! Celui que tu as tant aimé trouvera aussi bien vite le repos sur la rive opposée du même fleuve ! Les tempêtes qui bouleverseront ses flots ne troubleront pas plus ton repos que les ouragans beaucoup plus terribles de la vie humaine, auxquels ton ami sera exposé jusqu’au jour où il trouvera aussi la paix et la tranquillité dans le silence d’un sépulcre creusé en face de ta tombe ![8]

  1. Ce qui précède était écrit avant la mort de M. Hamond Gowan, enlevé il y a une couple d’années à ses nombreux amis.
  2. M. William Philips, enlevé si subitement, par une mort cruelle, à son excellente famille et à un nombreux cercles d’amis.
  3. Ce jeu est pourtant d’origine bretonne ; il s’appelle encore criquet dans la Bretagne.
  4. Une calèche canadienne est une voiture à deux roues seulement.
  5. L’hôtel d’O’hara, remplacé par les bureaux du gouvernement, à l’encoignure de la rue de Fort et de la rue Sainte-Anne. La galerie qu’on y voit n’existait pas alors.
  6. M. John Ross, Protonotaire de la cour du Banc du Roi, aussi doux, aussi aimable, qu’il était ami sincère. Il mourut jeune et universellement regretté.
  7. Madame Laterrière vivait encore lorsque j’écrivais ce chapitre, l’hiver dernier : elle avait lu avec beaucoup de plaisir mes « Anciens Canadiens ; » et je me proposais de lui envoyer ces chroniques, quand j’appris sa mort par son beau-frère, l’Honorable Paschal de Sales Laterrière.
  8. Le docteur Pierre de Sales Laterrière publia, à Londres, en l’année 1830, une brochure en langue anglaise, intitulée : « A Political and historical account of Lower Canada. »

    Cette brochure patiotique fit sensation parmi ses compatriotes Canadiens.