G. E. Desbarats (p. 108-137).


CHAPITRE CINQUIÈME


L’injustice me révolte et me passionne, ma voix tremble en en parlant et y pensant. Je voudrais n’être jamais né.
Mémoires du Marquis d’Argenson.


je svis vn chien qvi Ronge lo,
en le rongeant je prends mon repos,
vn temps viendra qvi n’est pas venv
qve je morderai qvi m’avra mordv.
1736.

Inscription du « Chien d’or ».


Lorsque je vis, étant enfant, l’inscription du bas-relief de la rue Buade, il n’était pas aussi brillant qu’aujourd’hui : lettres et chien étaient en pierre, que l’on a dorée depuis ; d’où est venu le nom moderne de « chien d’or. »

On s’est plu à faire un grand nombre de contes plus ou moins ingénieux, sur la fin tragique de Philibert blessé à mort par Monsieur de Repentigny. On a lancé force sarcasmes à l’ancienne noblesse canadienne : les plus indulgents ont dit que c’était un noble orgueilleux, lequel, en vertu de son rang et de certains privilèges nobiliaires, croyait mordicus avoir le droit de verser impunément le sang d’un plébéien ; que le roi de France n’aurait jamais gracié un homme du peuple qui eût versé le sang d’un gentilhomme. Que sais-je !

Les poignards, les revolvers sont cependant aujourd’hui très à la mode chez nous et chez nos voisins ; et les meurtriers sont fréquemment acquittés sur preuve d’une grande provocation, et même de torts à réparer. Ce ne sont plus des gentilshommes qui ont l’insolence de croire qu’ils pouvaient verser impunément le sang du populaire, mais bien des roturiers qu’un mouvement de colère domine. Ce n’est plus un roi, un tyran, toujours prêt à pardonner à un assassin de noble extraction, mais un corps de juré qui amnistie un des ses pairs.

Messieurs les Anglais ont de tout temps, à ma connaissance, beaucoup applaudi aux sarcasmes lancés contre la noblesse canadienne, sans songer que leurs riches parvenus sont beaucoup plus hautains, plus orgueilleux, que ne l’a jamais été la noblesse française et même celle de leur nation. Je ne me flatte pas d’avoir de l’esprit, mais le bon gros sens commun, bagage assez rare de nos jours, m’en tient lieu. J’avale le moins de canards qu’il m’est possible, je n’ajoute foi à aucune calomnie, je ne crois aux médisances que sur de forts témoignages ; et sur le tout, je consulte le gros sens commun.

Le récit suivant fera voir que les monarques français, avant la conquête, n’étaient pas les seuls qui graciassent les nobles, coupables d’homicides, mais que le peuple lui-même se passait la fantaisie de sauver des meurtriers.

Un soldat assassina à Québec, peu d’années avant la conquête, un de ses camarades, très mauvais sujet, qu’il soupçonnait, autant qu’il m’en souvient, d’intrigues criminelles avec sa femme, et fut en conséquence condamné à être pendu. Le meurtrier, d’un caractère doux et paisible, d’une conduite irréprochable avant ce crime, était aimé de tous les citoyens de Québec ; tandis que la victime, homme débauché, brutal, violent, en était détesté. On disait qu’il avait eu ce qu’il méritait.

On se concerta avec tant de précaution pour sauver le coupable, que les autorités n’eurent aucun soupçon du complot. Toutes les mesures prises, et le criminel lui-même prévenu, voici comment la scène se passa.

Le lieu des exécutions ordinaires était alors sur la Butte-à-Nepveu, sur le chemin Saint-Louis, et le père récollet qui assistait le criminel pendant le trajet de la prison au lieu du supplice, paraissait avoir une affection bien tendre pour son pénitent, car il l’étreignait fortement d’un bras appuyé sur ses épaules ; mais à l’extrémité de ce bras était une main qui n’était pas oisive ; car, tout en paraissant serrer avec tendresse le cou du pénitent, elle imprégnait avec une fiole contenant de l’acide nitrique, la corde qui devait l’étrangler.

Arrivé à sa destination, le condamné monte à reculons l’échelle fatale ; le bourreau la tourne et la corde corrodée se rompt. Le peuple ouvre aussitôt les rangs, le prisonnier renverse d’un bond furieux un ou deux soldats qui obstruait le passage, et prend sa course dans la direction de la basse-ville. Les rangs du peuple se resserrent aussitôt ; et il fallu un certain temps au piquet de soldats qui entouraient la potence pour se faire jour à travers une masse compacte d’hommes, peu disposés à leur livrer passage. Il est aussi à supposer que les soldats mettaient peu de bon vouloir à rattraper un de leurs camarades qui avait toute leur sympathie. Cet obstacle, néanmoins, surmonté, ils se mirent à la poursuite du fugitif qu’ils ne perdirent de vue que lorsqu’il se réfugia chez un tonnelier dans la rue Sault-au-Matelot.

Lorsqu’ils entrèrent dans cette maison, ils virent le tonnelier, un cercle d’une main, un maillet de l’autre, et le dos tourné à une tonne placée au beau milieu de sa boutique, et qu’il achevait de foncer.

— Où est le prisonnier, dit celui qui commandait les soldats ?

— Quel prisonnier ? fit le tonnelier, en les regardant avec un sang froid mêlé d’un étonnement joué à merveille.

Les soldats crurent en voyant la porte qui donnait sur la cour ouverte, que le fugitif s’était évadé ce côté-là. Le tonnelier les accompagne dans leur recherche inutile, s’empresse même d’aller quérir une chandelle pour visiter la cave de sa maison et paraît faire son possible pour découvrir le criminel.

Tout avait été concerté d’avance, le tonnelier attendait le fugitif, ses douves et son maillet à la main. Quelques jours après, le condamné, dont les antécédents étaient connus du capitaine et de l’équipage d’un vaisseau partant pour l’Europe, faisait, dans une tonne déposée à bord en plein jour, partie de la provision d’eau d’un navire.

Plusieurs années après, mon grand-père voyageant dans je ne sais quelle partie de la France, se trouva face à face avec le fugitif.

— Capitaine de Gaspé, s’écria-t-il, je suis un homme perdu si vous me dénoncez.

— Je ne suis pas un mouchard, fit mon grand-père ; je vous ai plaint, comme tout le monde, lors de votre triste aventure ; mais j’espère du moins que cette terrible leçon vous a profité.

— Informez-vous de moi dans le village sous mon nom d’emprunt de ……… et vous verrez que je mène une vie honnête et sans reproche. Il disait la vérité.

Et c’est ainsi qu’un gentilhomme sauvait la seconde fois la vie à un roturier, par un sentiment d’humanité que réprouvait le stricte devoir d’un officier français. Oh non ! la noblesse française n’était pas si avide du sang du peuple que le bon peuple lui-même devait l’être du sang des nobles ! Témoins les horreurs de la révolution française.

Mais revenons à M. de Repentigny. J’ai connu beaucoup de vieillards, tant gentilshommes que plébéiens, demeurant à Québec, lors de la mort de Philibert, et leur version était la même. L’enseigne même de cet homme témoignait de son caractère hargneux et vindicatif, car le mensonge ne faussera pas l’histoire gravée sur le granit : la date de cette inscription menaçante, écrite sur la pierre, est de l’année 1736 ; elle ne pouvait donc être une annonce de vengeance pour le sang de Philibert, qui ne fut versé qu’en l’année 1748. Il est surprenant que cette circonstance n’ait pas frappé ceux qui ont écrit sur ce malheureux événement, qui n’était qu’un homicide justifiable, commis dans un premier mouvement de colère, laquelle est plus terrible encore chez les personnes douces et patientes que chez les autres, comme j’ai eu occasion souvent de l’observer.

Voici le récit simple que me faisaient les gens du peuple de cette catastrophe. Philibert était un homme querelleur et violent ; il se disputait un jour avec un officier français, lorsqu’une femme, qui sortait du marché, un panier sous le bras, s’arrêta devant la porte où cette scène avait lieu. Des menaces, Philibert en vint aux coups, et frappait l’officier avec une canne. L’officier, qui était un homme doux et patient, parait les coups comme il pouvait, lorsque cette femme lui dit : « Comment, monsieur, vous souffrez qu’un malva comme Philibert, vous abîme de coups ; et vous portez l’épée ! » L’officier, surmonté par la colère, tira alors son épée et en perça Philibert, qui mourut quelques jours après. L’opinion de ceux qui racontaient cette scène, paraissait être que M. de Repentigny n’aurait pas songé à tirer l’épée sans le sarcasme de cette femme.

Chose assez extraordinaire, c’est que toute la sympathie, même parmi le peuple, paraissait être pour l’officier. La version des gentilshommes était la même ; mais ils ajoutaient que M. de Repentigny disait souvent que cette catastrophe empoisonnait sa vie.

Si ma version est correcte, et je n’ai aucun lieu d’en douter, je demande aux gens de bonne foi si M. de Repentigny mérite la tache dont on a voulu ternir sa mémoire. Combien arriverait-il d’accidents aussi déplorables, si nous étions toujours armés maintenant, comme on l’était autrefois ? Témoin ce qui se passe chez nous et chez nos voisins depuis quelques années. On a mêlé l’intendant Bigot à cette aventure, pour jeter, je suppose, plus d’odieux sur M. de Repentigny ; mais je ne vois pas qu’un billet de logement émané par cet homme ou par une autre autorité, change rien à cette malheureuse affaire. Cependant, dans une brochure anglaise intitulée : Reminiscences of Quebec derived from reliable sources for the use of travellers, by an old inhabitant, et publiée au bureau du Mercury en l’année 1858, l’auteur prétend que Philibert ayant eu maille à partir avec l’intendant Bigot, celui-ci l’aurait fait assassiner par un officier de la garnison ; que cet officier, très fier sans doute de servir de bourreau, aurait enfoncé son épée dans le dos de Philibert, lorsqu’il descendait la côte de la basse-ville. Mais c’est de mieux en mieux ! Quel lâche que cet officier ! N’avoir pas même le courage d’attaquer en face un homme désarmé, lui, un officier distingué de cette colonie, ainsi qu’il appert par les états de service de M. de Repentigny, cotés à la fin de ce chapitre.

Quoi ! un officier français, le plus chevaleresque des hommes, assassiner de sang-froid, par derrière, un homme sans défense ! Il n’y a donc action si vile, si lâche, si basse qu’on ne puisse imputer à un officier français ! et celui-ci était un brave gentilhomme canadien, estimé de tout le monde, qui, après cette malheureuse affaire, n’a pas cessé de jouir de la confiance de ses officiers supérieurs, qui a rendu tant de services à cette colonie, ainsi que ses états de service le prouvent. On ignore donc qu’il aurait craché à la figure de Bigot, s’il eût osé lui proposer une telle infamie ! On ignore donc que les compagnons d’armes de M. de Repentigny, que les soldats qu’il a commandés ensuite, se seraient détournés de dégoût en voyant le stigmate imprimé sur le front de cet officier ! S’il eût osé se présenter dans un salon, les dames françaises et canadiennes se seraient écriées : « Chassez cet homme dont les mains puent le sang ! »

Comme il n’est plus de bon ton aujourd’hui parmi certains Anglais, comme c’était la mode il n’y a guère plus de trente ans, d’ajouter l’épithète de lâche (cowardly) en parlant d’un Français, je vais mettre fin à cette calomnie par un moyen bien simple. J’en appelle à tous les officiers de l’armée anglaise, et si un seul, après avoir lu la note placée à la fin de ce chapitre, déclare qu’un assassinat aussi lâche est possible de la part d’un aussi brave officier, je consens que l’on considère alors tout ce que j’ai écrit, pour justifier M. de Repentigny, comme non avenu.

Quant à feu M. Alfred Hawkins, auteur du pamphlet susmentionné, je l’ai toujours connu pour un homme honorable, et il doit avoir consigné de bonne foi une des mille calomnies que ses compatriotes se plaisaient à répandre contre les Canadiens. Je rends même ici, à feu M. Hawkins, la justice de déclarer que s’il eût connu les antécédents de M. de Repentigny, il n’aurait jamais publié une note si injurieuse à sa mémoire.

Puisque j’ai parlé de l’intendant Bigot et de la manière dont il se vengeait de ses ennemis par le ministère d’officiers français faisant l’office de bourreau, je vais m’occuper d’une histoire très jolie sous le rapport du style et de l’imagination, publiée il y a je crois quelques vingt ans, et dont voici la substance.

M. Bigot possédait un château ayant nom « l’Hermitage », dont il reste quelques vestiges aux pieds des montagnes de Charlesbourg. Chassant un jour dans la forêt, et s’étant séparé de sa suite, il s’y égara, lorsqu’une jeune et belle Indienne, arrivant fort à propos pour le tirer d’affaires, lui servit de guide. Bigot, qui était d’humeur galante, ne manqua pas, pour la récompenser d’un tel service, d’en faire sa maîtresse. Mais comme elle empiétait sur les droits de madame Bigot, légitime épouse de l’intendant, celle-ci, jalouse comme une tigresse, surprit, pendant la nuit, la jeune fille seule dans l’Hermitage et la poignarda ; une autre version veut qu’elle l’empoisonna.

Je n’ai aucune objection d’accorder au sieur Bigot une Indienne pour maîtresse. Il devait, pourtant, faire peu de victimes, car il avait l’agrément, suivant la tradition, d’être punais, en sorte qu’il empestait ceux qui l’approchaient de trop près, nonobstant les parfums dont il embaumait sa personne et parfumait ses habits. N’importe ; il était riche et puissant : les dames en raffolaient et je lui allouerai autant de maîtresses que l’on voudra, car ce n’était pas, il faut l’avouer, un homme de mœurs irréprochables, que le sieur Bigot. Mais il se rencontre une petite difficulté, quant à madame Bigot et à sa vengeance : c’est peu, à la vérité, mais il faut toujours en faire mention : il paraît que la chère madame Bigot n’a jamais existée !

D’autres légendaires ont prétendu que les parents de la jeune Indienne, scandalisés de sa vie peu édifiante l’avaient probablement assassinée : ceux-là avaient, je suppose, des doutes quant à l’existence de madame Bigot. J’ai connu beaucoup de jeunes et jolies sauvagesses autrefois : on prétendait qu’elles n’étaient pas irréprochables du côté de la chasteté, et que leurs parents étaient assez indulgents pour leurs faiblesses. Un missionnaire rassemble un jour les chefs d’une tribu indienne, que je me donnerai garde de nommer, et leur reproche avec sévérité qu’ils ferment les yeux sur la conduite licencieuse de leurs enfants ; l’auditoire paraît très contrit et repentant, et aux parties les plus pathétiques de la semonce, baisse les épaules en poussant le cri Hoa ! Le missionnaire, croyant à leur contrition, allait se retirer, lorsqu’un vieux chef, après s’être consulté avec les autres, se lève et dit : « Que veux-tu, mon père, ça été avant nous, et ça sera encore après. » — Cet Indien était, je pense, fataliste.

L’auteur de la brochure anglaise que j’ai citée, tout en racontant que la femme de M. Bigot empoisonna la maîtresse de son infidèle mari, reporte cette scène tragique à des temps beaucoup plus reculés et l’attribue à un des anciens gouverneurs de la Nouvelle-France ; ce qui m’interdit la mission chevaleresque de soutenir l’honneur de nos anciennes dames canadiennes.

Raillerie à part, si un assassinat avait eu lieu sous de semblables circonstances, je devrais en être instruit, car j’ai connu plusieurs contemporains de l’intendant Bigot.

Voici, à ce propos, quelques incidents dont j’ai souvenance.

Une vieille dame, ayant nom Descarrières, était un répertoire vivant d’anecdotes des temps anciens. Toute octogénaire qu’elle était, elle aimait, avec cette vanité qui n’abandonne jamais même les vieilles femmes, à en raconter une qui prouvait qu’elle avait été jolie pendant sa jeunesse : on ne s’en serait jamais douté à l’âge que je l’ai connue. Toute sa société, connaissant son faible, ne manquait pas de lui dire souvent : « Vous devez, madame Descarrières, avoir connu l’intendant Bigot ? » La vieille douairière se rengorgeait et faisait toujours son récit dans les mêmes termes.

— C’était un bien galant homme que M. l’intendant Bigot. Lorsque je lui fus présentée, à l’âge de dix-huit ans, il m’embrassa, suivant l’usage à une première présentation, tant à l’Intendance qu’au château Saint-Louis ; il me prit ensuite la taille entre ses quatre doigts (j’étais si menue alors que les doigts se rejoignirent), et il s’écria : « Quelle belle poignée de brune ! » J’étais, voyez-vous, une brune claire.

Elle racontait que le même intendant, pendant le siège de Québec, faisait servir un plat de cheval rôti sur sa table, toujours somptueuse, malgré la disette de vivres ; mais tout le monde s’accordait à dire que c’était pour donner le bon exemple aux autres, et pour les encourager, mais qu’il n’en mangeait jamais lui-même.

Je me promenais un jour, avec ma tante Bailly de Messein, sur les grèves de la rivière Saint-Charles, vis-à-vis les ruines du palais de l’Intendance :

— Arrêtons-nous ici, dit-elle, afin de voir si je reconnaîtrai les lieux que j’ai souvent visités pendant mon enfance. Après avoir promené ses regards sur les ruines, elle ajouta :

— C’est là qu’était le salon dans lequel dansaient ceux qui avaient leurs entrées au palais de l’Intendant : il régnait à l’entour de cette chambre une galerie à laquelle le peuple avait accès en montant de sa salle de danse à celle-ci ; car le peuple, grâce à la munificence de Bigot, était aussi fêté par cet intendant qu’il aimait beaucoup. Nos mères nous envoyaient, sous la conduite de nos bonnes, jouir de ce spectacle, dont celles-ci profitaient en se relayant, dans cette galerie, tandis que les autres dansaient. Quoique je ne fusse âgée que de douze ans, lors de l’invasion de cette colonie par les Anglais, je n’en ai pas moins assisté, comme spectatrice, deux ans auparavant, sous la protection de ma bonne, à un bal dans ce palais.

J’ai connu, en outre, un grand nombre de personnes contemporaines de Bigot, et pas une seule ne m’a parlé de la tragédie de l’Hermitage, qu’elles devaient connaître et qu’elles n’avaient aucun intérêt à cacher. Elles n’épargnaient guère, d’ailleurs, la réputation du dernier possesseur de ce château. Cet assassinat aurait été trop récent pour être oublié ; et celui même de la version anglaise, dont j’ai parlé, ne se serait jamais effacé de la mémoire des anciens colons. L’invention y perd ; j’en suis affligé, mais je me crois obligé de rétablir les faits.

Quant à messieurs les touristes anglais ou autres mêmes de cette nation, qui ont fait un assez long séjour au Canada, ils se sont de tout temps beaucoup égayé aux dépens de Jean-Baptiste. Ils ont forgé force histoires dans leurs écrits, et ont répandu beaucoup de calomnies contre nous ; il n’y a pas lieu de s’en formaliser : c’était un plaisir fort innocent, très à la mode autrefois, et même encore aujourd’hui, quoiqu’avec un peu moins d’acrimonie. Mais, bah ! on finira, je l’espère, par mieux se connaître, et, en mettant un peu chacun du sien, on finira par devenir bons compagnons.[1]

Un touriste anglais publiait, il y a soixante ans, que les dames canadiennes-françaises passaient les journées entières, pendant l’été, à leurs fenêtres ouvertes, leur couture à la main, pour se faire admirer, et faire des agaceries à ceux qui passaient. Il y avait, à la vérité, à Québec deux couturières auxquelles on pouvait, en toute rigueur, faire ce petit reproche. Toutes les dames, quoique innocentes, en devinrent solidaires et furent obligées d’avaler l’insulte.

On fait un jour courir le bruit que trois officiers de l’armée anglaise, frères et canadiens-français de naissance ont été cashiered (renvoyés du service) ; et voilà les gazettes anglaises qui publient qu’il n’y a rien de surprenant, vu la manière dont notre race élève ses enfants. Autre goujon qu’il nous fallut avaler : ce qui n’a pas empêché l’un de ces officiers, Daniel Baby,[2] de s’élever au grade de général, qu’il a conservé jusqu’à sa mort arrivée tout récemment, à Londres ; et l’autre, Louis, d’aller, portant toujours l’uniforme, se faire tuer en duel, dans les Indes Orientales, quelques années après sa prétendue expulsion du régiment. Le troisième, Dupéron, n’est sorti de l’armée qu’à la paix.

L’extrait suivant, que je vais traduire, est tiré d’un ouvrage publié à Londres, en l’année 1809, et intitulé : Occasional Essays on various subjects, chiefly Political and Historical, &c., &c., &c. C’est une des mille calomnies que l’on faisait circuler alors contre les Canadiens.

« Voici un autre exemple, beaucoup plus fort que le premier, du caractère violent de Jean-Olivier Briand, évêque papiste de Québec, extrait d’une lettre écrite par une personne digne de foi, de la cité de Québec, à un de ses amis, à Londres, vers la fin de septembre de l’année 1775.

« Cette personne digne de foi, le Procureur du Roi Masères, n’était pas papistes quoique d’origine française, ainsi que son nom l’atteste, et la sainte horreur qu’il avait des catholiques romains.

« Un des censitaires de M. de Gaspé, seigneur de Saint-Jean Port-Joli, désirant épouser sa cousine à un degré de parenté assez éloigné, s’adressa à l’évêque pour obtenir la dispense d’usage. Comme monsieur Briand aime assez l’argent, il exigea de ce pauvre homme une somme plus élevée que la valeur de sa terre, ce qui engagea ce malheureux, dans son désespoir, de recourir, pour se marier, à un ministre protestant, dont il éprouva un refus. Cet homme invite alors ses parents et amis à un festin, mais avant de se mettre à table produit sa fiancée, et, en présence de son père et de ses amis, les deux parties consentent à devenir mari et femme. C’était sans doute blâmable, mais la punition des coupables n’était pas suffisante pour assouvir la vengeance de l’évêque. Il ne se contenta pas d’excommunier les nouveaux mariés, mais aussi ceux qui avaient assisté à la cérémonie, ainsi que tous les habitants de la paroisse sans exception ; en sorte que M. de Gaspé,[3] seigneur de la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, ainsi que sa femme, vivant à quatre milles et demi du lieu où l’offense avait été commise, furent enveloppés dans l’excommunication.

« Le curé de l’Islet, qui desservait la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, y fut envoyé pour exécuter cette sentence d’excommunication. Il arrive à l’église, éteint la lampe du grand autel, jette les cierges à terre, fait sonner les cloches, brûle les espèces consacrées, emporte la boîte dans laquelle elles étaient enfermées, ainsi que l’ostensoir, lit la sentence d’excommunication et déclare qu’elle sera en force pendant tout le temps que la paroisse donnera un asile aux deux rebelles. Les habitants de cette malheureuse paroisse, saisis d’épouvante, députent leurs marguilliers auprès de l’évêque, pour implorer sa miséricorde : ceux-ci se transportent à Québec et l’implorent à deux genoux de retirer la sentence d’excommunication, sans réussir à le toucher. Il se comporta, au contraire, envers eux avec la plus grande brutalité, et les traita avec le plus grand mépris, en disant :

— Non ! je ne lèverai pas cette sentence d’excommunication. Je vous apprendrai à craindre la puissance d’un évêque ; et toute la province, instruite par votre exemple, sera, à l’avenir, plus soumise à l’Église. Je vous ordonne, en conséquence, de chasser ces deux misérables du milieu de vous ; et si vous m’obéissez, je verrai alors ce que j’aurai à faire.

— Les pauvres marguilliers, à ces paroles cruelles, tombèrent à genoux, versèrent des larmes et répondirent :

« Que ces individus étant sur leur terre, personne autre qu’une cour de justice n’avait le droit de les expulser de la paroisse. »

« — Sortez, vauriens, sortez de cette chambre, répliqua l’évêque, en leur ouvrant la porte.

« Sur ce, ils se relevèrent pour sortir ; mais un d’eux prenant son courage à deux mains, resta quelque temps après que les autres furent sortis, et dit à l’évêque d’une voix ferme en présence de Monsieur Mabane,[4] Juge de la cour des plaidoyers communs qui était alors avec l’évêque :

« — Monseigneur, si cet homme vous eût donné les cent cinquante piastres que vous lui demandiez pour ses dispenses, vous les auriez alors accordées, et il ne se serait pas rendu coupable de cette offense. Et maintenant, monseigneur, qu’il l’a commise, vous auriez dû l’en punir, seul, et non toute la paroisse innocente de son crime.

« M. Mabane fut frappé de la justesse de l’observation, et ne put s’empêcher de rire lorsque cet homme la fit ; mais il intercéda inutilement en sa faveur, car l’évêque jugea à propos de continuer l’interdiction pendant l’espace de deux mois, et ne la leva que sur l’humble et urgente intercession de M. et madame de Gaspé. Cette histoire me fut raconté par François Leclerc, l’un même des marguilliers qui se rendit auprès de l’évêque dans cette occasion. »

Voici un compte-rendu bien touchant de la tyrannie de l’évêque, qui avait refusé les dispenses de mariage à deux malheureux amants trop pauvres pour payer cent cinquante piastres, pour grossir la bourse de l’opulent prélat. Malheureusement pour la véracité de l’auteur, et de M. le Juge Mabane, et alii, il n’y a jamais eu de dispenses de mariage dont l’aumône (qui est toujours distribuée aux pauvres) s’élevât à cent cinquante piastres, au Canada : la plus forte, celle entre cousins germains est de cent piastres seulement ; et l’auteur admet lui-même que les liens de parenté étaient très faibles. Comment le marguillier aurait-il alors parlé de cent cinquante piastres, quand il devait savoir qu’une dizaine de piastres, tout au plus, étaient exigibles par l’Évêque ?

Cet événement a eu lieu douze ans avant ma naissance ; j’ai été quasi bercé avec cette histoire. J’ai même connu le célébrant de ce mariage. Les habitants, avec l’esprit satyrique de leurs ancêtres qui leur fait aussitôt trouver l’épithête la plus mordante, l’avaient nommé le « pape ; » c’était en effet les attributions du chef de l’Église catholique, dont il s’était emparé, puisqu’il avait fait un acte que ni prêtre, ni évêque même pouvaient accomplir. Lorsqu’il passait dans les chemins, les habitants disaient : « voilà le pape qui passe ; » s’il approchait d’une maison on disait : « voici le pape qui arrive : préparons-nous à lui demander des indulgences ! »

J’ai sous les yeux le mandement d’interdiction de l’évêque, où il déclare qu’il n’avait pas les pouvoirs de les marier, et voici le passage : on lit à l’article septième : « Nous déclarons que les personnes qui ont ainsi attenté de se marier avec un empêchement sur lequel nous n’avons pas dispensé, parce que nous ne le pouvons pas et qu’il fallait recourir au pape, se sont.......................................

Et voilà pour la dispense de cent cinquante piastres ! et voilà pour les tendances tyranniques du Prélat.

Mon grand-père et ma grand-mère sollicitèrent plusieurs fois de leur ami, Monseigneur Briand, des dispenses de mariage pour ces deux censitaires qu’ils plaignaient, mais ils en recevaient constamment la même réponse : « Nous ne le pouvons pas. »

Voici maintenant en quelle manière fut célébré ce prétendu mariage. On éleva un simulacre d’autel surmonté d’un crucifix ; et le grand-prêtre improvisé, habitant de la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, après avoir singé les cérémonies d’usage de l’Église catholique en pareil cas, les déclara bien et dûment mariés. Il y eût ensuite fortes réjouissances, comme il se pra- tiquait alors aux noces dans nos campagnes. Le mariage étant élevé jusqu’à la dignité de sacrement par l’Église catholique, je le demande aux personnes les plus préjugées, si ce n’était pas une indigne profanation des pratiques les plus saintes de notre culte ?

Je sais, sans être théologien, que les évêques même ne peuvent accorder des dispenses de mariage dans certains cas, et en voici un : une femme mariée complote avec son amant le meurtre de son mari, et l’assassine dans le but d’épouser son amant, et vice versa. Alors l’évêque n’a pas le droit d’accorder les dispenses.

Nos Canadiens sont essentiellement religieux ; ils s’étaient laissé séduire par les belles paroles d’un bavard, comme il y en a encore plusieurs qui faussent leur jugement naturellement droit ; aussi, grand fut leur désespoir, lorsque l’Évêque eût prononcé la sentence d’interdiction, lorsque ce temple, source de tant de consolation pour eux dans leur souffrance, leur fut fermé.

Tous les paroissiens de Saint-Jean Port-Joli, leur seigneur en tête, firent tant de supplications auprès du prélat, qu’il se laissa fléchir, et au bout de deux mois l’interdit fut levé. Ils promirent tous d’être de bons enfants à l’avenir, et ont tenu parole. Sous la conduite de leur digne et bien-aimé curé Messire Parent, successeur de mon vieil ami le vénérable Messire Boissonnault, ils peuvent s’enorgueillir de ne le céder à aucune autre paroisse pour leurs vertus morales et chrétiennes.

Pour varier et égayer mon sujet, après le triste épisode que je viens de terminer, je vais citer une petite scène qui eût probablement lieu vers cette époque. C’est le capitaine Gouin, ancien et respectable cultivateur de Sainte-Anne de La Parade qui parle :

— Je conduisais Lord Dorchester, dans ma carriole par un froid du mois de janvier à faire éclater une église, lorsque je m’aperçus qu’il avait le nez aussi blanc que de la belle crème. C’était un maître nez que celui du gouverneur ! Je puis l’affirmer sans manquer à sa mémoire, car c’était un brave homme, aussi poli avec un habitant que s’il eût été un gros bonnet. C’était un plaisir de jaser avec lui : il parlait français comme un Canadien ; et une question n’attendait pas l’autre.

— Excellence, que je lui dis, sauf le respect que je vous dois, vous avez le nez gelé comme un greton.[5]

— Que faut-il faire alors ? me dit le général, en portant la main à la partie endommagée, qu’il ne sentait pas plus entre ses doigts que si elle eût appartenu à son voisin ?

— Ah ! Dam ! voyez-vous, mon général je n’ai encore manié que des nez canadiens : les nez anglais c’est peut-être une autre paire de manches.

— Que fait-on dans ce cas, me dit le Gouverneur, à un nez canadien ?

— Un nez canadien, Excellence, c’est accoutumé à la misère, et on les traite assez brutalement en conséquence.

— Supposez, dit le général, que le mien, au lieu d’être anglais, soit un nez canadien ?

— Oui, Excellence, mais il se rencontre encore une petite difficulté ! Tous les Anglais n’ont pas l’honneur de porter un nez de gouverneur, et vous sentez que le respect et la considération............

G…m ! dit Lord Dorchester, perdant patience, allez-vous en finir avec vos égards pour mon pauvre nez, qui est déjà dur comme du bois ? je vous dis de me faire le remède que vous connaissez, si vous l’avez sous la main.

— Oh ! là n’est pas la difficulté, Excellence ; il n’est pas nécessaire d’en faire une provision avant de se mettre en route, j’en ai trois bon pieds de cette médecine sous ma carriole : elle ne coûte pas tant que celle des chirurgiens.

— Comment, dit le Lord, c’est de la neige ?

— Certainement.

— Allons, vite au remède, avant que le nez me tombe dans la carriole.

— Je n’ose, dis-je : le respect, la considération, que je dois à votre Excellence............

— Voulez-vous vous dépêcher, bavard infernal, qu’il me dit.

Quand je vis qu’il se fâchait, lui toujours si doux, si bon, je commençai la besogne en conscience, et avec quelques poignées de neige, je lui dégelai le nez comme père et mère ; mais il faut avouer que j’en avais plein la main de ce nez de gouverneur ?


Je n’ai aucune souvenance de Lord Dorchester, mais je me rappelle parfaitement son épouse, parce qu’elle me plaça un jour dos à dos avec un de ses enfants pour juger de notre taille. Un grand personnage ne laisse pas plus de trace dans la mémoire d’un enfant, qu’un autre individu, à moins que quelques circonstances ne le rappelle à son souvenir. Mais j’ai bien connu son fils le colonel Carleton, vers l’année 1810. Ma mère disait qu’il était l’image vivante de son père, et je dois alors convenir que le capitaine Gouin, avait raison de dire « qu’il avait plein la main de ce nez de Gouverneur. »

Les affections hystériques n’étaient guère connues des anciens Canadiens : la scène suivante semble le prouver. C’est ma grand-mère maternelle qui fait ce récit :

J’étais un soir chez Lady Dorchester ; sa sœur, Lady Anne, semblait très inquiète de l’absence de son mari parti le matin pour la chasse, et en retard de quatre à cinq heures. Nous la rassurâmes du mieux qu’il nous fut possible, en lui donnant toutes les raisons d’usage pour motiver son absence. Vers onze heures, Lady Anne se mit à pousser des éclats de rire, qui nous parurent assez étranges. Lady Dorchester, qui paraissait évidemment mal à l’aise, me dit à l’oreille : N’y faites pas attention, ma sœur est sous l’influence d’une attaque hystérique.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette maladie, lui dis-je.

— C’en est une très dangereuse, fit Lady Dorchester ; je suis très inquiète, car elle est maintenant dans la phase la plus alarmante de cette affection nerveuse : si elle peut pleurer le danger sera moins grand.

J’ouvrais de grands yeux sans bien me rendre compte de ce que je voyais et entendais ; et, à l’expiration d’une dizaine de minutes, lady Anne se mit à pousser des hurlements qu’un loup de la forêt lui aurait envié, et se mit ensuite à pleurer à chaudes larmes. Son mari, qui arriva peu de temps après, mit fin à cette douleur conjugale.

— Est-ce que vous ne connaissez pas cette cruelle maladie ? me dit lady Dorchester, après que sa sœur eut laissé le salon avec son époux.

— Non, milady, lui dis-je ; mais je puis vous affirmer que si les jeunes filles canadiennes se donnaient les airs d’avoir ce que vous appelez des hystéries, leurs mères y mettraient bien vite ordre à grands renforts de soufflets.

— Vous êtes bien tous les mêmes, fit en riant lady Dorchester ; appelant gestes anglaises tout ce qui est étranger à votre race ; vous voulez même nous priver de nos chères hystériques.

On a prétendu que l’usage du thé produit ces affections nerveuses chez les femmes anglaises. Toujours est-il que nos Canadiennes ne se passent guère plus maintenant de leurs chères hystéries que de leurs infusions de feuilles de thé.

Le général Prescott, gouverneur du Canada, vers l’année 1796, était très aimé des Canadiens-français. Il ne s’en rapportait pas toujours aux avis que lui donnait son conseil exécutif, mais consultait les bourgeois qui lui paraissaient les plus honnêtes ; aussi a-t-il laissé le Canada, brouillé avec tous ses conseillers. Je l’ai connu pendant mon enfance : c’était un tout petit vieillard, aux manières simples, et toujours vêtu, surtout pendant l’hiver, comme s’il eût voulu imiter le sultan Aaroon, des « Mille et une Nuits. »

Un habitant de Beauport se rendant à Québec, avec un voyage de bois, fit rencontre, sur le pont de glace de la Petite-Rivière, d’un vieillard vêtu d’une redingote usée, le chef couvert d’un vieux casque de martre tout pelé. Ses yeux rouges laissaient échapper quelques larmes. Jean-Baptiste, mû par la compassion, à la vue de ce vieillard, dont la fatigue semblait arracher des pleurs lui dit :

— Vous paraissez bien fatigué, père : ma voiture n’est guère convenable, mais vous ferez toujours mieux sur ma charge de bois que de marcher dans cette neige boulante.

Le piéton accepte l’offre avec reconnaissance, monte sur la charge et une longue conversation s’engagea entre lui et cet homme si poli pour les vieillards. Arrivé au pied de la côte du Palais, l’habitant fut un peu surpris de le voir rester toujours sur la charge, sans égard pour son cheval. Mais, pensa-t-il, le pauvre vieux est apparemment bien fatigué ; ma guevalle (cavale) est vaillante, il est bien chétif, elle ne s’en apercevra guère.

« Guard ! turn out ! » (sortez garde) cria un sergent, aussitôt qu’ils eurent franchi la porte de la ville. Le vieillard porte la main à son casque ; Jean-Baptiste regarde de tous côtés, ne voit aucun officier dans la rue, et ôte son bonnet, en disant : une politesse se rend par une autre. L’habitant poursuit sa route, pour se rendre au marché à bois, situé alors où sont maintenant les étaux des bouchers de la haute-ville de Québec, prend la rue Saint-Jean, débouche par celle de la Fabrique, et l’inconnu, comme le vieillard malfaisant des « Mille et une Nuits », qui portait sans cesse sur ses épaules, attaché à son cou, Sinbad le marin, ne bouge pas de la charge. « Guard ! turn out ! » cria la sentinelle des casernes des Jésuites : le piquet présente les armes, le vieillard porte de nouveau la main à son vieux casque et salue aussi les passants qui se découvrent à son aspect. Jean-Baptiste ôte de nouveau son bonnet, salue d’abord la garde et ensuite tous les citoyens si polis envers eux. Il était tout émerveillé de voir que la civilisation, depuis sa dernière visite, avait avancée, ou plutôt rétrogradée de cinquante ans. Il arrête à la fin sa voiture, le vieillard saute assez lestement à terre, le remercie de sa courtoisie, lui coule une pièce de monnaie quelconque dans la mitaine, et était déjà loin, quand quelques personnes, accourues par curiosité, lui demandèrent ce que le Gouverneur lui avait donné.

— Quel Gouverneur ? fit Jean-Baptiste : apprenez, messieurs, qu’on ne se moque pas du monde comme ça : si ma voiture n’est pas convenable pour mener des Gouverneurs, elle me suffit pour vous amener du bois. Vous gèleriez de froid et crèveriez de faim, bande de fainéants, sans les habitants qui vous chauffent et vous nourrissent ! Sachez que j’ai une belle et bonne carriole, quand je veux sortir proprement, le dimanche, et que beaucoup d’entre vous ne peuvent en dire autant.

Les habitants de Beauport n’étaient pas aisés à ferrer, suivant le proverbe canadien.

— Mais, dit quelqu’un, regardez donc dans votre mitaine.

L’habitant suit ce conseil et en retire une belle pièce d’or, un peu limée d’un côté, comme l’étaient alors presque toutes les pièces étrangères, mais qui valait bien encore près de huit piastres : c’était une demi-portugaise.

— Mé ! mé ! (mais) dit Jean-Baptiste, tout joyeux ; moi qui croyais l’avoir mené par charité ! Fiez-vous, à présent, à la mine du monde !

La scène suivante donnera une idée de la manière simple dont vivait le général Prescott, dans son intérieur. Un menuisier était occupé à quelques ouvrages de son métier, dans la cuisine du château Saint-Louis, lorsqu’il entendit sonner la cloche. Il regarde de tous côtés, mais les domestiques étaient absents. La cloche sonne une seconde fois ; il continue sa besogne : bredigne ! bredagne ! un carillon d’enfer ; mais il ne s’en dérange pas. Il entend ensuite les pas d’un homme qui descendait, en grondant, les escaliers quatre à quatre, et qui lui demanda pourquoi il n’avait pas répondu à l’appel. C’était le Gouverneur lui-même. Le menuisier s’excusa en disant qu’il n’était pas un domestique du château.

Le général Prescott, tout en continuant à pester contre ses domestiques, ouvre l’armoire d’un garde-manger, en tire une salade de betteraves, coupe un morceau de pain et une tranche de fromage ; puis, muni de ces provisions, remonte l’escalier en grommelant.

C’était la première fois, me disait l’ouvrier, que je parlais à un Gouverneur, et ses yeux rouge me firent une peur de tous les diables. (Il était chassieux.)

Les officiers de 6e régiment d’infanterie de Sa Majesté Britannique, stationnés, vers ce temps-là, à Québec, étaient bien le corps d’hommes le plus turbulent dont la colonie ait été gratifiée depuis la conquête. Légion était le nombre d’espiègleries de tous genres qu’ils faisaient aux paisibles citoyens. Un habitant, le chef orné d’une tuque ou bonnet, de la plus brillante écarlate, de deux pieds de longueur, ayant disposé de son voyage de foin, était arrêté, le matin, debout, dans sa traîne, vis-à-vis les casernes des Jésuites, et jasait tranquillement avec un de ses amis. Quelques officiers, groupés à une petite distance, lui lâchaient force épigrammes accompagnées de grands éclats de rire, en pointant du doigt le flambant bonnet rouge, dont il avait le chef affublé. Le loustic du groupe satirique s’en détache et s’approchant de Jean-Baptiste, lui dit dans son baragouin français :

— Vous le avoir un bel bonnet, comme de bishop (évêque) catholique. Vous le vouloir vendre à moa ! Où avoir vous achêté cette souperbe ornaminte ? Moa vouloir achêter yune de même pour de grands parades.

Jean-Baptiste haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur : il comprenait.

— Vos femme, continua l’officier, devoir beaucoup embrasser vous quand elle vous voir ce pain de sucre sur vos tête. Elle doit trouver vous un grand bouc, (buck, petit maître.)

— Pas plus bouc que toi, fit l’habitant, piqué au vif : quand ma femme m’embrasse, elle embrasse un blanc et non pas un s――é nègre comme toi, entends-tu ?

Ed***, né dans les Indes, était très brun.

— Fâche pas ! continua l’officier ; vous l’avoir payé grands beaucoup de livres sterling pour vos sac à pudding !

— Va-t-en au diable ! avec ton sac et tes quilles, fit l’habitant.

Jean-Baptiste charadait.

— Tendrement ! tendrement ! (softly) fit le militaire : moa vouloir être le hami à vous et proposer yune petit exchange de ma casque contre vos moule à fromage ?

Et ce disant, il arrache le bonnet rouge et s’en affuble, tout en mettant son propre casque sur la tête de Jean-Baptiste, aux grands éclats de rire des assistants et surtout de ses amis militaires. Mais la scène change tout à coup de face : Jean-Baptiste ne perd pas la tête, tire un fouet accroché à sa ceinture, en applique un rude coup sur la croupe de son vigoureux cheval, qui part comme l’éclair, enfile la rue de la Fabrique et la rue Saint-Jean, débouche par celle du Palais, franchit la porte de la ville et lance son cheval au galop sur le pont de glace de la rivière Saint-Charles, pressé sans doute de montrer à sa femme le beau troque qu’il a fait de sa tuque, pour un casque de martre valant pour le moins six à sept guinées.

Il est inutile d’ajouter que les hourras, les bravos du peuple se firent longtemps entendre après la disparition de Jean-Baptiste.

NOTES




Je voudrais citer au long les états de service du capitaine Pierre de Repentigny, après l’homicide dont il est question dans ces mémoires, mais le cadre de cet ouvrage ne me permet d’en donner que des extraits bien succincts, tirés du journal militaire du chevalier de Lévis.

« M. de Repentigny prend le commandement des forts de la Presqu’île et de la rivière au Bœuf, le 30 juillet 1754.

Le capitaine de Repentigny commande, le 7 Octobre 1755, un parti de 600 Canadiens à l’affaire du baron Dieskau, lac Saint-Sacrement.

Le 12 Septembre 1758, M. le chevalier de Lévis forme un détachement de 300 hommes, soldats de la marine, Canadiens et sauvages, aux ordres du capitaine de Repentigny, sur le même lac Saint-Sacrement, etc.

Le capitaine de Repentigny est devant Québec, le 13 Septembre 1759. Le 20, il est chargé d’un détachement de 400 hommes sur le front du haut de la rivière du Cap Rouge, etc. Le 17 Novembre 1759, il commande un détachement de 300 hommes, à la Pointe-aux-Trembles. Du 1er Décembre 1759 au 1er juin 1760, il tient les postes avancés jusqu’à Saint-Augustin, et fait de fréquentes découvertes. À l’occasion de la bataille du 20 Avril 1760, M. de Lévis rend ce témoignage : « Le bataillon de la ville de Montréal, aux ordres du capitaine de Repentigny, a servi avec le même courage que les troupes réglées. »
EXTRAIT DES ARCHIVES DE LA MARINE, EN FRANCE.
État des services de Philippe-Ignace Aubert de Gaspé, capitaine d’Infanterie, Chevalier admis à l’ordre royal et militaire de Saint-Louis.
ÉTATS DES SERVICES DANS LES COLONIES.

En 1727, il est entré cadet dans les troupes et a fait exactement le service dans les garnisons jusqu’en 1735, qu’il fit la campagne contre les sauvages (Renards), sous les ordres de M. de Noyelle.

En 1739, il fut fait enseigne en second et fit la campagne, sous les ordres de M. le baron de Longueuil, pour aller réduire les sauvages Natchez et Chikakas.

En 1742, il fut détaché pour aller tenir garnison à Michillimakinac, et y a servi trois ans sous les ordres de M. de Verchères.

En 1745, il a été fait enseigne en pied et a fait la campagne de l’Acadie, en cette qualité, sous le commandement de M. de Ramezay. Il y resta pendant l’été. L’hiver suivant, il fut détaché, avec M. de Coulombier de Villiers, aux mines, d’où ils chassèrent les Anglais. En 1750, il fut détaché pour aller faire bâtir un fort à la rivière Saint-Jean, où il a commandé pendant deux années et demie.

En 1753, il a monté, dans l’hiver, à la Belle-Rivière, pour l’établissement qu’on y avait, et il était avec M. de Villiers, pour prendre le fort Necessity sur les Anglais.

En 1755, il fut détaché, cinq mois, avec M. de Villiers, pour couvrir le fort Niagara et empêcher les incursions des Anglais sur ce fort.

En 1756, il fut fait capitaine, il passa l’espace de six mois au portage de Carillon, sous les ordres de M. de La Corne, et l’hiver suivant il fut commander au fort Saint-Frédéric, où il a été jusqu’au printemps de 1757, où on lui donna l’ordre de se rendre au portage de Carillon, pour y commander, et de là il a fait la campagne, sous les ordres de M. de Montcalm, pour la prise du fort George.

En 1758, il a eu ordre de se rendre à Carillon, où il est resté pendant l’été, sous les ordres de M. de Montcalm, et s’est trouvé à l’affaire du 8 Juillet, où les ennemis furent repoussés avec grandes pertes.

En 1759, il eut ordre, dès le printemps, de se rendre à Carillon, jusqu’à l’évacuation qu’on a faite de ce fort, pour y commander deux piquets des troupes de la marine ; et de là il s’est rendu à l’Île-aux-Noix, où il est resté jusqu’à la dernière saison.

En 1760, il se trouvait à la bataille gagnée sur les Anglais, le 28 Avril, après laquelle, ayant accepté la place de capitaine des grenadiers que l’on avait formés des troupes de la compagnie, au lieu de M. de La Ronde Denis, qui avait été tué dans l’affaire ; il a commandé cette compagnie pendant le siège et à la tranchée, qui a été ouverte, l’espace de dix-huit jours, après la levée du siège.

Il est revenu à Deschambault continuer ses services avec la compagnie des grenadiers, sous les ordres de M. Dumas.

D’après les certificats de MM. de Ramesay et de Noyelle, il s’est acquitté de ses devoirs avec valeur, zèle et distinction.


GASPÉ.
Expectative d’Enseigne en second, Canada
25 Mars 1738,
Enseigne en second, Canada
1 Avril 1739,
Enseigne en pied
1745,
Lieutenant
1749,
Capitaine
1756,
Chevalier de Saint-Louis
24 Mars 1761.

À cet état de services de mon grand-père, je crois devoir ajouter une anecdote, ne serait-ce que pour démontrer que la vie ou la mort d’un homme tiennent souvent à des incidents bien futiles en apparence.

Le capitaine de Gaspé fumait paisiblement la pipe, pendant le siège de Québec, en 1760, avec deux de ses frères d’armes, les capitaines Vassal et de Bonne, dans une excavation faite la veille par une bombe ennemie. Cette retraite les mettait à l’abri d’un vent glacial du nord-est, accompagné d’une pluie qui tombait à torrents, et semblait aussi devoir les protéger des bombes et des boulets de l’ennemi.

— Il faudra que le diable s’en mêle, dit en riant le capitaine Vassal, si une autre bombe vient nous déterrer dans ce trou par cette nuit sombre. Ainsi fumons et jasons en paix. Ils étaient là depuis quelques minutes, devisant avec la gaieté habituelle des Français, lorsque le capitaine de Gaspé, croyant entendre quelqu’un qui l’appelait, dit, en sortant de l’excavation :

— On craint apparemment que nos jambes s’engorgent faute d’exercice.

Mais il était à peine éloigné de quelques pas, qu’une seconde bombe, tombant dans la retraite qu’il venait de laisser, tua ses deux amis.

Feu le juge de Bonne et feu le colonel Vassal, adjudant-général des milices canadiennes, pendant la guerre de 1812, s’entretenaient souvent avec mon père de cette fatalité qui les avaient fait tous deux orphelins, tandis qu’un hasard providentiel avait sauvé la vie au père de leur ami.

  1. Les Canadiens-Français étaient autrefois exposés à toutes sortes d’insultes, sans pouvoir se disculper faute de journaux en langue française, pour se défendre.
  2. Ces trois officiers canadiens étaient les oncles de la femme de l’auteur.
  3. Grand-père de l’auteur.
  4. Ce monsieur Mabane, que l’on avait fait juge, était un chirurgien d’Édimbourg, tandis qu’il y avait alors à Québec des hommes de loi éminents d’origine canadienne.
  5. C’est une partie de graisse de porc dont les canadiens sont très friands surtout quand elle est en gelée.