G. E. Desbarats (p. 31-54).


CHAPITRE DEUXIÈME.


Le Duc de Kent, ayant entendu parler d’une vieille centenaire qui demeurait à l’Isle d’Orléans, alla un jour lui rendre visite. Après avoir causé avec la vieille, qui avait conservé tout son jugement, il lui demanda s’il pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable.

— Oh ! oui, certainement, monseigneur, fit le centenaire ; danser un menuet avec moi, afin que je puisse dire, avant de mourir, que j’ai eu l’honneur de danser avec le fils de mon souverain.

Le Prince, se prêtant de la meilleure grâce à la demande de la vieille, dansa le menuet, et lui fit un salut gracieux en la reconduisant à sa chaise. Elle y répondit par une profonde révérence.

Cette anecdote vaut bien celles que l’on a fait circuler lors de la visite du Prince de Galles, sur le compte du petit-fils du Duc de Kent.

Le Duc estimait beaucoup un soldat de son régiment nommé Rose ou La Rose. C’était un français, dont il connaissait la bravoure à toute épreuve. Mais le sieur La Rose, ne prisant guère la discipline allemande à laquelle il était soumis, prit un jour la clef des champs. Ce fut le Duc de Kent lui-même qui l’arrêta à la Pointe-aux-Trembles. Le déserteur était à table, lorsque le Prince, accompagné d’une escorte, le surprit.

Vous êtes heureux, monseigneur, dit La Rose, que je sois sans armes, car je prends le ciel à témoin que, si j’avais un pistolet, je vous flamberais la cervelle.

La Rose fut condamné à recevoir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf coups de fouet, le maximum alloué par le code militaire anglais (Mutiny Act). Il subit le supplice atroce, sans sourciller, repoussa avec dédain ceux qui voulaient l’aider à mettre ses habits après cet horrible châtiment, et se tournant vers le Prince, il lui dit en se frappant le front du doigt : C’est du plomb, monseigneur, et non du fouet, qu’il faut pour dompter un soldat français.

La Rose méritait, certainement, la mort ; mais on rapportait que le Duc de Kent n’avait jamais pu se résoudre à le faire mourir.

Les soldats de l’armée anglaise étaient soumis autrefois à une discipline cruelle et barbare : il se passait peu de vendredis, que ceux qui fréquentaient le marché de la haute-ville de Québec, ne fussent attristés des cris de douleurs sortant de la cour des casernes. Il y avait pourtant quelques soldats qui recevaient jusqu’à cinq cents coups de fouet sans faire entendre une seule plainte. J’ai souvent eu l’occasion de m’entretenir à cet égard avec plusieurs officiers de l’armée britannique ; ils s’accordaient tous à dire que vingt-cinq à trente mauvais sujets dans chaque régiment étaient les seuls qui reçussent cette cruelle punition. La plupart, disaient-ils, deviennent presque insensibles à la douleur à la suite de fréquentes flagellations. Leur chair s’endurcit si bien que le martinet ne frappe que sur une peau sèche comme du parchemin collé sur les os. Ils ajoutaient aussi que les juges des cours martiales évitaient autant que possible d’infliger la punition du fouet à ceux qui n’avaient jamais reçu ce châtiment, parce que, après l’avoir subi une seule fois, ils devenaient ensuite des sujets incorrigibles.

Il me semble qu’après un tel aveu de la part des officiers anglais, il fallait être aveugle pour ne pas effacer du code militaire cette punition dégradante. On s’est souvent étonné que le soldat anglais, soumis à un semblable code, fasse preuve de tant de bravoure et de persévérance sur les champs de bataille ; la raison en est toute simple : c’est qu’un bien petit nombre d’entre eux ont été dégradés par le fouet.

Ce fut à cette époque que le Duc de Clarence, plus tard le Roi Guillaume IV, visita les possessions britanniques de l’Amérique du Nord.[1] Il fut reçu à Québec avec la pompe et l’étiquette dues au fils de notre souverain. Une seule anecdote de cette visite est tout ce que je crois devoir relater. Que ceux qui désirent être plus amplement édifiés sur son voyage aux possessions britanniques de l’Amérique du Nord, consultent la chronique d’Halifax, et sur mon honneur ils seront amplement rémunérés de leur peine.

Il y eut, comme de droit, un grand bal au château Saint-Louis. On dînait alors à quatre heures ; le bal commença entre six et sept heures. Le jeune Prince, après avoir dansé avec quelques-unes des dames les plus considérables, belles, laides et indifférentes, s’émancipa un peu, et s’affranchissant de l’étiquette qu’on voulait lui imposer, il choisit lui-même ses danseuses parmi les demoiselles les plus jolies de la réunion, au grand déplaisir de Lady Dorchester qui s’écriait de temps à autres : Ce jeune homme n’a aucun égard pour les convenances !

Le jeune marin, tout à son plaisir, n’avait fait aucune attention à un incident qui ne le frappa qu’entre onze heures et minuit. S’adressant alors à mon oncle Charles de Lanaudière, aide de camp de lord Dorchester, il lui demanda si, dans la ville de Québec, les dames et les messieurs ne s’asseyaient que pour prendre leurs repas ?

— C’est, répliqua l’aide de camp, par respect pour Votre Altesse Royale, que tout le monde reste debout en sa présence.

— Alors, fit le Prince, dites-leur que mon Altesse Royale les dispense de cette étiquette.

L’aide de camp, après avoir consulté Lord et Lady Dorchester, proclama que Son Altesse Royale, le Duc de Clarence, permettait aux dames de s’asseoir ; ce dont plusieurs, surtout les vieilles, avaient grand besoin.

Comme le coin de Fanchette ne refuse rien, même les événements arrivés, peut-être, avant ma naissance, je vais citer une petite scène qui amusa assez les badauds de la bonne ville de Québec.

Le colonel Murray, neveu du premier gouverneur anglais du Canada, acheta, sur les bords de la rivière Saint-Charles, un petit cottage, auquel il donna le nom de « Sans Bruit. » Possession prise des lieux, il écrivit lui-même aux messieurs F―――, marchands forains, demeurant à la basse-ville de Québec, une lettre à peu près ainsi conçue :


Messieurs,

Vous m’enverrez, aussitôt que faire se pourra, les effets suivants, savoir : (Ci-suit une longue liste de tout ce dont le colonel avait besoin.)

Je suis, etc.,
(Signé)Murray.

Sans Bruit, 1er juin, 17―.

En voilà une idée celle-là ! dit un ces associés après avoir lu la lettre : le colonel nous prend-il pour des contrebandiers, qu’il nous recommande de lui envoyer les effets dont il a besoin, sans bruit, à la sourdine ?

— Bah ! dit l’autre après avoir aussi pris communication de l’épître, ces Anglais sont si excentriques que rien ne me surprend de leur part. Nous mettons en hiver, nos bas de laine dans nos souliers, et ils les portent par-dessus. Nous mettons nos gilets sous nos habits, et eux les mettent par-dessus.[2] Après tout, ce n’est pas notre affaire : le colonel est une bonne pratique ; il faut le contenter. La nuit est heureusement sombre, je me charge de lui livrer les effets sans que personne n’en ait connaissance.

Il pouvait être une heure après minuit, lorsque monsieur F―――, suivi de deux voitures chargées de marchandises, entra dans la cour de Sans Bruit. Le plus grand silence y régnait. Il commença par frapper discrètement à la porte du maître d’hôtel, et ensuite beaucoup plus fort, sans pouvoir réveiller ce respectable fonctionnaire chargé du département de la cave, dans laquelle il avait, peut-être, puisé un profond sommeil. Mais un autre domestique, qui ne buvait probablement qu’au suçoir, c’est-à-dire, les restes et rinçures des verres et des bouteilles, finit par ouvrir une porte en demandant ce que l’on voulait :

Ce sont les effets et marchandises que le colonel m’a demandés, dit monsieur F―――, venez vite me montrer où je dois faire décharger les deux charrettes.

— Allez au diable ! fit le domestique en fermant la porte. Et il regagna aussitôt son lit.

Monsieur F――― se mit à frapper de nouveau, et fit un tel tintamarre que le colonel Murray ouvrit une fenêtre et demanda si le feu était à la ville, ou s’il y avait une émeute parmi les Français.

— C’est moi, colonel, dit monsieur F―――, qui vous apporte les effets et marchandises que vous m’avez demandés.

— Mais, reprit le colonel, il me semble que vous avez assez mal choisi votre temps que de les faire transporter ici pendant la nuit ?

— Je n’ai fait, colonel, qu’exécuter vos ordres : il m’aurait été difficile de les transporter secrètement pendant le jour, tandis que, grâce à la nuit sombre et aux précautions que j’ai prises, je puis vous garantir que personne n’en a eu connaissance.

Est-il fou ! pensa le colonel, ou bien est-ce une mauvaise plaisanterie de sa part !

— Moi, monsieur ! fit tout haut le colonel, commençant à perdre patience, je vous ai recommandé de m’envoyer secrètement les effets dont je vous ai envoyé un mémoire ? Allez vous coucher, mon cher monsieur F――― : vous en avez, je crois, grand besoin.

— Que j’aille me coucher ! répliqua monsieur F――― stupéfait ; que j’aille me coucher ! Heureusement que j’ai dans ma poche votre lettre, dont voici les propres mots : « Vous m’enverrez les effets, etc., etc., sans bruit le 1er Juin ; » et sans bruit signifie secrètement, à la sourdine ; ou bien je ne comprends pas ma langue maternelle.

Murray poussa un immense éclat de rire ; et tout s’expliqua à la satisfaction du négociant et de sa pratique.

Quand ma mère allait à Québec, elle logeait souvent chez sa tante Desplaines, veuve riche qui, pour jouir de plus de tranquillité sur ses vieux jours, louait des chambres à l’hospice des Dames de l’Hôpital-Général. Ces chambres communiquaient à l’église par un jubé. Un matin, elle me mène à la messe avec elle ; j’entends chanter l’office et je mêle ma voix enfantine et assez discordante à celles du chœur des religieuses. Ma mère, après avoir essayé inutilement de m’imposer silence, prend le parti le plus sage, celui d’emporter son maussade enfant hors de l’édifice sacré ; mais très contrariée d’avoir été la cause de ce petit scandale, elle se rend après l’office chez le vieux chapelain du couvent, l’abbé de Rigaudville, pour lui faire des excuses.

— Il fallait, madame, dit le vieil abbé, le laisser continuer : il chantait, comme les petits oiseaux, les louanges de Dieu dans son langage.

Cette réponse était à la fois galante, spirituelle et philosophiquement religieuse.

L’hospice de l’Hôpital-Général, situé hors des murs de la cité de Québec, et protégé, du consentement du général anglais, Lord Dorchester, par le drapeau noir, servait d’asile, en 1775, pendant le siège de Québec, aux malades et aux blessés de l’armée américaine commandée par le général Montgomery. L’abbé de Rigaudville passant dans les salles, le matin du premier janvier, entend des lamentations dont il ne peut deviner la cause, ne comprenant pas un mot de la langue anglaise. Les Américains élevaient les mains au ciel en criant : « Montgomery is dead ! » L’abbé comprenait parfaitement que Montgomery voulait bien dire Montgomery leur général, mais là s’arrêtait toute sa science. Supposant, avec raison, que la nouvelle que l’on venait de communiquer aux Américains n’avait rien de flatteur pour eux, mais qu’elle devait nous être favorable, il s’empresse de raconter à la supérieure et aux religieuses du couvent les paroles qu’il a entendues. Mais les pauvres religieuses sont aussi empêchées que les magiciens de Balthasar à la vue des caractères tracés sur les murs de la salle de festin. On répétait sur tous les tons « Montgomery is dead ! » sans en être plus avancé, lorsque mademoiselle Desgoutins, jeune acadienne de Louisbourg, qui demeurait dans l’hospice, les tira d’embarras en leur apprenant que dead voulait dire mort, et que ce mot appliqué à Montgomery annonçait l’heureuse nouvelle que le général américain était passé de vie à trépas. Mais comme les religieuses n’étaient pas les plus fortes chez elles, elles se donnèrent bien de garde d’en témoigner de la joie ; au contraire tout le monde feignit d’être très sensible à cette perte, en répétant d’un accent pitoyable, avec nos ennemis : « poor Montgomery is dead ! »

Que ceux qui désirent connaître où le corps de Montgomery fut transporté après avoir reçu le coup de mort en montant à l’assaut de la ville de Québec, le 31 décembre, 1775, s’arrêtent dans la rue Saint-Louis, vis-à-vis une très petite maison appartenant à cette époque à la veuve Gobert, et portant aujourd’hui le No. 44. C’est là qu’il fut déposé. Que le visiteur continue sa promenade jusqu’à la porte de la ville, s’il est curieux de savoir où il fut enterré, qu’il compte cent pas en se dirigeant vers la citadelle, que là, il se tourne du côté des murs de la ville, et il sera à quelques pieds lieu où Montgomery a reposé jusque vers l’année 1825, que son corps fut remis à sa famille par les autorités d’alors. Il ne reste plus aujourd’hui au Canada que le souvenir de sa défaite et son épée maintenant entre les mains de monsieur l’assistant-commissaire-général Thompson, auquel son père, un des défenseurs de Québec, l’a remise en mourant.

Le rebelle Montgomery reposait depuis trois jours dans sa tombe, peu regretté des Anglais qu’il avait trahis, et encore moins des Canadiens-français, dont il avait incendié les paisibles habitations en 1759, lorsqu’il servait sous le général Wolfe. Déjà peut-être il était oublié de ceux qui avaient été naguère ses amis, lorsqu’on s’aperçut qu’un seul et dernier ami, le plus fidèle quoique privé de la raison, ne l’avait pas abandonné.

Quelqu’un informa mon oncle Charles de Lanaudière, aide de camp de Lord Dorchester, qu’un superbe chien de la grande race des épagneuls était couché, depuis trois jours, sur le sépulcre de Montgomery, et qu’il grattait la terre avec ses pattes en poussant des hurlements plaintifs et douloureux, quand une personne en approchait.

Ce fidèle gardien de la tombe implorait-il dans son langage la pitié des passants pour rappeler son maître à la vie, pour l’aider à déblayer la terre qui l’étouffait ? Que se passait-il dans ce cœur fidèle et affectionné ? Il devait souffrir des angoisses bien cruelles puisqu’il implorait la commisération même des meurtriers de son maître !

Lorsque monsieur de Lanaudière arriva sur les lieux, le chien était accroupi sur le sol, la tête tournée du côté des assistants qu’il regardait avec méfiance, mais sans colère. Mon oncle lui dit quelques paroles d’une voix affectueuse en langue anglaise et prononça le nom de Montgomery. Le pauvre animal fut aussitôt debout, et poussa un hurlement plaintif en le regardant avec tristesse. M. de Lanaudière s’approcha de lui d’un air caressant, et lui présenta de l’eau et du pain. Le chien but quelques gorgées d’eau à la hâte et se coucha sur la tombe de son maître, sans vouloir prendre d’autre nourriture. Bref ce ne fut qu’à l’expiration d’une huitaine de jours, que M. de Lanaudière réussit, à force de soins, de caresses, et en lui donnant à boire et à manger lui-même, à l’arracher du sépulcre de son maître.

Montgomery, (ce fut le nouveau nom qu’on lui donna) devint bien vite le favori de la famille de son bienfaiteur, sur laquelle il finit par reporter toute son affection. Six à sept mois après, mon oncle laissant Québec avec sa famille pour sa seigneurie de Sainte-Anne de La Pérade, donna l’ordre à ses domestiques de tenir le chien renfermé pendant une couple de jours. Soit négligence, soit adresse de la part de l’animal, Montgomery recouvra la liberté le soir même. Douze heures environ s’étaient écoulées depuis le départ de son maître. Le lendemain, vers quatre ou cinq heures du matin, ma tante réveillée par les aboiements d’un chien, dit à son mari : « J’entend la voix de Montgomery. »

— Tu rêves Babet ! (Elizabeth)[3] lui dit son époux ; le chien n’est jamais venu ici avec nous auparavant, il est impossible qu’il ait deviné la route que nous avons prise.

Mais c’était bien Montgomery qui avait suivi, l’espace de vingt-deux lieues, pendant la nuit, la piste des chevaux de son maître parti vers les six heures du matin.


Je crois que les enfants naissent généralement véridiques et qu’ils ne deviennent enclins au mensonge qu’à leur corps défendant. Les parents d’abord, et les maîtres ensuite, auxquels est confiée leur éducation, finissent par leur faire déguiser la vérité pour se soustraire aux châtiments dont ils sont menacés le plus souvent pour des peccadilles.

Je suis né naturellement véridique, je ne crois pas avoir fait un seul mensonge à mes parents, et je le dois en grande partie à la manière dont ils m’ont élevé, et à un incident en apparence assez insignifiant. Mon père sort un jour d’assez mauvaise humeur de son jardin en tenant un jeune concombre tronqué.

Je ne sais, dit-il à ma mère, qui peut avoir coupé ce concombre ? J’attends prochainement mon ami Couillard[4] qui se pique d’être un grand jardinier, et j’espérais remporter sur lui, ce printemps, le prix des prémisses de nos jardins. Tes diables d’enfants mettent tout au saccage. C’est par pure malice, car ils n’ont seulement pas emporté le morceau qu’ils ont coupé avec leurs dents. On en voit encore la marque. Le morceau est resté sur la couche chaude. Il faut que je découvre le coupable.

— Voilà bien du train pour un misérable concombre, fit ma mère, tu n’as pas besoin de faire de grandes recherches, demande-le à Philippe ; tu sais qu’il ne ment jamais, et si c’est lui qui a commis le grand forfait, il va te l’avouer.

J’entendais cette conversation d’une chambre voisine et j’appris avec surprise et avec orgueil que je n’étais pas un menteur : à dire vrai, je n’y voyais aucun mérite, ça me semblait tout naturel. J’étais bien jeune alors ; c’est d’aussi loin des scènes de mon enfance que je puis m’en souvenir, et cependant l’impression que ces paroles me firent ne s’est jamais effacée.

— Est-ce toi qui as coupé mon concombre ? dit mon père en me regardant avec ses grands yeux noirs.

— Oui, c’est moi, répliquai-je ; je l’avais mis dans ma bouche pour jouer, j’ai serré les dents sans avoir dessein de le couper, mais le morceau m’est resté dans la bouche.

Ce n’est pas par gloriole que je rapporte ce trait, mais pour le faire suivre de réflexions utiles. Plusieurs enfants naissent avec une horreur naturelle du mensonge : c’est aux parents à encourager ses heureuses dispositions. Ils doivent accepter tout ce qu’ils disent comme véritable, jusqu’à ce qu’ils les surprennent en mensonge.

Lorsqu’ils avouent une faute ingénument, ils doivent leur pardonner ; ou si la faute est assez grave pour mériter punition, leur faire comprendre que ce n’est qu’en considération de l’aveu qu’ils ont fait qu’ils adoucissent le châtiment.

Un homme qui m’a menti une seule fois, disait souvent mon père, dirait la vérité tout le reste de sa vie que je n’en croirais pas un mot.

Le lecteur doit comprendre que cet aphorisme n’avait rapport qu’aux choses sérieuses, et non aux innocents badinages que font les brodeurs d’histoires pour les rendre plus piquantes.

Un menteur peut être un sujet d’étude assez amusante, lorsqu’il est contraint de dire la vérité. Je m’étais souvent posé la question suivante : que ferait M――― s’il était sommé de paraître comme témoin devant une cour de justice ? Je fus servi à souhait. Le voilà un jour, cour tenante, dans la boîte, la main droite étendue sur l’Évangile, l’ennemi le plus déclaré du mensonge. Il regarde alternativement, d’un air inquiet, le livre saint, le greffier et les juges, les juges qui condamnent sans pitié les parjures au pilori ! S’il ne craignait pas Dieu, il craignait le pilori, instrument toujours en permanence sur le marché de la haute-ville de Québec.

Que les hommes d’autrefois étaient bonasses ! Ils prenaient tout au sérieux, même le parjure ! Pas plus de pitié pour un pauvre diable qui se parjurait volontairement que s’il eût été un de ces hommes de paille que l’on met dans les jardins pour épouvanter les corbeaux ! Nous avons heureusement changé tout cela dans notre siècle de progrès ! Un témoin commet maintenant un parjure qui ruine une famille, qui fait condamner un innocent ; on lui inflige une amende d’une dizaine de piastres, et le juge débonnaire lui dit : « Allez, mon ami, et ne péchez plus ! » Quel vaste champ à exploiter pour ces grands hommes secs dont parle Racine, et que les plaideurs envoyaient chercher afin de les faire jurer pour eux au besoin ! Un parjure d’habitude ne pouvait être qu’un homme sec autrefois, la nourriture ne lui profitait guère, car il avait sans cesse le carcan en perspective devant les yeux, mais on verra aujourd’hui les plaideurs se rendre en cour suivis de braves témoins à gage, au ventre dodu comme des épicuriens ! Embrassons-nous, mes chers amis, et chantons un « ça ira ! » à faire écrouler la ville de Québec !

Mais je reviens à mon menteur qui m’attend là d’un air inquiet et la main sur l’Évangile.

C’était une simple affaire de rixe, d’assaut, dont il avait été témoin, et à laquelle il n’avait aucun intérêt. À chaque question que lui faisait l’avocat, il commençait par nier, pour revenir ensuite à dire à peu près la vérité. Il s’en retira à la fin tant bien que mal, après avoir sué sang et eau.

J’ai dit que le pilori était en permanence alors à Québec. Il eût été très coûteux d’en faire construire un nouveau pour chaque patient qui devait y être cloué. Il n’était jamais longtemps veuf de sa dernière victime. Il se passait peu de mois pendant mon enfance, pendant ma jeunesse même, que la ville de Québec n’offrit le dégradant spectacle soit d’un malheureux pendu pour grand larcin, soit d’un autre voleur attaché à un poteau aussi en permanence sur la même place. Le coupable recevait trente-neuf coups de fouet pour petit larcin ; une autre fois, c’était un criminel incorrigible attaché par les mains derrière une charrette, et promené dans les principales rues de la cité, recevant à certaines encoignures des rues une portion des dits trente-neuf coups de fouet, jusqu’à ce que la sentence fut accomplie ; ou bien enfin c’était un criminel qu’on exposait sur le pilori, pour parjure ou autre crime odieux. Le carcan ou planche transversale qui couronnait le poteau patibulaire, était situé à environ trois à quatre pieds au-dessus de la plate-forme, qui, elle-même, était élevée à environ huit pieds de terre. Le patient avait la tête et les mains assujetties dans ce carcan, ce qui lui laissait peu de chances d’éviter les œufs pourris, ou les autres projectiles que la canaille lui lançait.

Mais si le pilori n’était pas un lieu de délice pendant la belle saison, qu’était-ce lorsque le malheureux patient restait exposé pendant une heure sur ce poste élevé et privé de tout exercice par un froid de vingt à vingt-cinq degrés de Réaumur. Mais ce n’était pas l’affaire des juges, c’était celle du criminel qui n’était pas là pour ses bienfaits. Cependant comme les mœurs finissent toujours par s’adoucir par degrés, un shérif, que je ne nommerai pas, mais que son ami Louis Plamondon, avocat satirique, déclara être un shérif bénin, (il aurait peut-être mieux fait de dire benêt), se prit de compassion pour les malheureux condamnés, et substitua, en l’année 1816, à l’ancien instrument alors en usage, un carcan tournant sur un pivot.

Le criminel put alors prendre un certain exercice en tournant comme font les chevaux d’une distillerie. Il pouvait ainsi éviter de recevoir en pleine figure une partie des projectiles que lui lançait la populace toujours placée du même côté que les spectateurs. Mais, ô surprise ! Le criminel, profitant de la liberté de la locomotion, se met à tourner tout au tour du poteau ; la canaille privée d’une partie de ses jouissances, celles d’atteindre le malheureux au visage, le suit dans ses évolutions et continue à lancer ses projectiles, dont une grande partie atteignaient les paisibles passants. Ce fut un sauve qui peut général, et la foule se répandit en invective contre le fonctionnaire par trop bienveillant qui leur avait ménagé cette surprise, en leur faisant partager une partie du supplice du criminel.

Un vendredi de l’année 1806, un criminel était exposé, pour un crime odieux, sur le pilori. La populace exaspérée commença l’attaque qui devint furieuse, lorsque les soldats de la caserne vinrent s’en mêler. Les perturbateurs se ruèrent d’abord sur les voitures des habitants, alors sur le marché, et s’emparèrent de vive force de tout ce qu’ils trouvaient dans les charrettes : œufs, légumes, têtes, pattes, fraises et fressures de veaux, malgré les cris des femmes cherchant à protéger leurs denrées. Après avoir assailli le criminel, ils attaquèrent le bourreau qu’ils poursuivirent sous les charrettes des habitants, où il s’était réfugié. Le malheureux nègre, souple comme un serpent, avait beau se glisser sous les voitures, se réfugier sous les pieds même des chevaux, il n’en était pas moins maltraité tant par la populace que par les habitants mêmes dont les effets étaient au pillage.

La rage des perturbateurs se tourna ensuite contre les connétables qui voulaient maintenir la paix. Assaillis de toutes parts, les uns se réfugiaient dans la cathédrale, ou dans le séminaire, tandis que les autres fuyaient par la côte de Léry,[5] d’où ils furent poursuivis jusque au-delà de la porte Hope.

Le désordre était à son comble, lorsque le colonel Brock arriva sur les lieux. Comme il était à cheval, il lui fut facile de juger la cause principale de cette émeute, et il cria d’une voix de tonnerre aux soldats de rentrer dans les casernes. À la voix de leur chef, qu’ils aimaient autant qu’ils le craignaient, ceux-ci s’empressèrent d’obéir. Le colonel parut réprimander vivement l’officier de garde, qui fit aussitôt fermer les portes des casernes. La populace craignant, sans doute, que la garde ne prêtât main forte au shérif, se tint coi, et tout finit par une scène burlesque.

Avant que les connétables, revenus de leur panique, eussent repris leur poste, un matelot, tenant d’une main deux perdrix, monta sur le pilori, et se mit à haranguer le peuple, tandis que d’une main il ébouriffait les cheveux du criminel déjà assez en désordre, et que de l’autre il lui frottait le visage avec les perdrix. La harangue du matelot irlandais devait être bien drôle, car ceux des spectateurs, qui étaient trop éloignés pour l’entendre, riaient autant que ceux qui le comprenaient.

Ceci me rappelle une anecdote que me racontait mon cousin, monsieur de Montenach, qui avait servi dans le régiment des Meurons. Chaque compagnie dans l’armée suisse a un farceur qu’elle nomme loustic.

Un jour de parade, tout un régiment se met à rire :

— Qu’avez-vous à rire ? dit un officier à quelques soldats près de lui.

— Ché né ché pas, dit l’un d’eux, mais lé loustic là-pas il afoir dit quelque chose de trôle.

Après un saut de plusieurs années en avant, je retourne au bon vieux temps, ne serait-ce que pour rapporter un jugement qui paraîtrait assez extraordinaire aujourd’hui, que l’on ne juge qu’avec le code de loi à la main ; ce qui n’empêche pourtant pas les juges de se tromper souvent, ainsi qu’il appert par le nombre de jugements qui sont infirmés à chaque séance des cours d’appel.

Madame B―――, femme d’un respectable et inoffensif citoyen de la ville de Québec, était une de ces langues, maudites qui faisait trembler les personnes les plus respectables. Les calomnies les plus atroces ne lui coûtaient rien. Elle eût été poursuivie maintes et maintes fois pour diffamation de caractère devant les tribunaux, sans les égards que l’on avait pour son mari généralement aimé et respecté. Il désarmait ceux qui lui portaient des plaintes, et qui menaçaient de la poursuivre, en leur disant :

— grâce, messieurs, épargnez-moi ! Je suis déjà assez malheureux d’avoir une si méchante femme qui fait le tourment de ma vie !

Vivait, alors, dans la même ville, un vieillard spirituel, facétieux, nommé Liard, qui amusait tout le monde par ses saillies. Il riait franchement au nez de ceux dont la femme B――― avait terni la réputation, et leur disait que si elle avait l’audace de le calomnier, il avait le secret d’une emplâtre qui lui fermerait la bouche pour toujours. La femme B――― a vent de cette menace, et tient aussitôt sur lui les propos les plus diffamants. Monsieur Liard la laisse dire pendant quelque temps, malgré les brocards de ses amis. Mais lorsque la coupe fut pleine, il l’attendit, un jour de grand marché, pour exercer sa vengeance, et l’apostropha par ces mots au moment où elle approchait d’une voiture d’habitant dans laquelle il avait dressé ses batteries :

— Salut à la belle dame à la langue de vipère !

— C’est bien à toi, fit la mégère, d’oser me parler, vieil ivrogne ! Infâme débauché ! Voleur..........

Elle allait continuer sur ce ton, lorsque sa voix fut coupée court par une emplâtre, par trop dégoûtante, que monsieur Liard lui appliqua sur la bouche, et qu’il avait tenu cachée dans la charrette du cultivateur.

L’affaire fut portée devant les tribunaux, et donna occasion à une cause célèbre et très divertissante pour les citoyens de Québec. L’accusé tout en avouant le délit, allégua qu’il avait infligé cette punition pour venger tous les honnêtes gens diffamés depuis longtemps par cette calomniatrice, et que, loin d’être blâmable, il avait bien mérité de la patrie.

Le juge, en prononçant la sentence de la cour, exprima le regret de ne pouvoir absoudre entièrement le prévenu du délit dont il s’avouait coupable, car la plaignante avait été traitée comme elle le méritait ; et que la cour espérait que cette leçon lui profiterait à l’avenir. Après ce préambule, la cour condamna le sieur Liard à payer à la plaignante la somme de huit piastres, étant la valeur d’une mante de soie, à elle appartenant, qu’il avait gâtée ; chaque partie payant ses frais.

Monsieur Liard, après avoir payé la dite somme, s’empara de la mante produite comme pièce de conviction, et dont il venait de payer le coût. Il en affubla une femme de mauvaise vie, connue sous le sobriquet de Pock-nose, parce qu’elle avait en partie perdu le nez. La dite Pock-nose s’obligeant par reconnaissance pour un si beau cadeau, à passer au moins une fois par jour, devant la demeure de madame B――― pendant l’espace de six mois.

Je ne sais si le jugement de cette cour des anciens temps était bien légal, mais il eut l’effet désiré, car oncques depuis la mauvaise langue n’osa calomnier personne. Il est probable que pour ne point perdre l’usage de ce précieux organe, elle s’en tint modestement à la médisance.

Ce n’était guère l’usage autrefois, dans les campagnes, de fermer, pendant la nuit, les maisons, soit au verrou soit à la clef. Une serrure était un aussi grand objet de curiosité pour nos bons et paisibles habitants que les poêles de fer, dont les premiers firent apparition, pendant mon enfance, dans la paroisse de Saint-Jean Port-Joli. On se rendait, le dimanche, d’une lieue à la ronde, chez l’heureux propriétaire d’un meuble si précieux et d’un ornement de si grand luxe.

Une servante frappe, le matin, à la porte de la chambre à coucher de mon père en lui criant qu’un homme, qu’elle ne connaissait pas, avait pris possession pendant la nuit d’un des cabinets destinés aux étrangers. Mon père passe une robe de chambre, et trouve en effet son ami le colonel Malcolm Fraser qui venait de s’éveiller.

— Allons, colonel ! cria mon père, nous ne sommes plus en 1759.[6] Quand on s’empare aujourd’hui, pendant la nuit, de la maison d’un Français, on a du moins la courtoisie de lui demander à souper.

— Quant au souper, fit le colonel, j’en ai fait un excellent chez notre ami monsieur Verrault, curé de Saint-Roch, qui a voulu aussi me garder à coucher. Mais je l’ai refusé pour me rapprocher de Québec, où je désire être ce soir ; soyez-donc tranquille de ce côté-là.

— Ce n’est pas sans peine que je me suis emparé de votre forteresse défendue par votre chien Niger.[7] J’ai eu beau lui dire que j’étais un Écossais très pacifique et un ami de la maison, que nous étions même lui et moi un peu compatriote, je ne pouvais réussir à le calmer. Mais comme on finit toujours par s’entendre avec de bonnes raisons, votre cerbère a fini par capituler aux conditions suivantes, savoir : qu’il me serait loisible d’entrer dans la maison, de prendre possession d’une chambre à coucher, de me mettre même au lit, pourvu que le dit Niger ne me perdit pas un instant de vue, et qu’il se posât en sentinelle jusqu’au jour, devant la porte de ma chambre. Il craignait, je suppose, qu’on ne troublât mon repos. Et ma foi ! comme chacun de nous a respecté religieusement les articles de la capitulation, je n’ai fait qu’un somme pendant toute la nuit, sous l’égide du sieur Niger.

Je finirai ce chapitre par une excentricité, anglaise, dont mon oncle Charles de Lanaudière, qui avait vécu plusieurs années en Angleterre, amusait ses amis du Canada.

Un lord, dont j’ai oublié le nom, poussait le luxe jusqu’à ne point se passer d’une bande de voleurs de grands chemins ; non pour dévaliser les autres à l’instar de certains seigneurs châtelains du bon vieux temps de la chevalerie, mais pour se faire voler lui-même.

Chaque fois que le bon Lord retournait, pendant la nuit, de Londres à son château, en sortant soit du parlement, soit d’un dîner ou du théâtre, son carrosse était infailliblement arrêté, au même lieu, par la même troupe de bandits. Sa seigneurie baissait elle-même les glaces de la voiture, et le chef de la bande lui disait très poliment : My Lord, votre bourse, s’il vous plaît.

Un Lord anglais a toujours une bourse bien garnie, mais comme la taxe aurait finie par être très-onéreuse, celui-ci portait pour l’occasion une bourse à part contenant cinq guinées, ni plus, ni moins. Il la jetait à la tête de l’oiseau de nuit en lui criant : Emporte, coquin ! Le voleur très bien élevé répondait en faisant un profond salut : Merci, my Lord ; que Dieu vous accorde une longue vie !

Il disait ensuite au cocher qu’il pouvait continuer sa route.

Lorsque les amis de ce seigneur philanthrope le raillaient à ce sujet, il répondait que volé pour volé, il préférait l’être par ce hardi coquin, qui risquait bravement sa vie pour cinq misérables guinées, que par une bande de lâches valets qui le pillaient sans s’exposer à aucun risque. Et après tout, ajoutait-il, c’est un goût comme un autre, et il me semble, tant j’y suis maintenant accoutumé, qu’il manquerait quelque chose à mon confort, si je me couchais sans avoir éprouvé l’émotion que donne un pistolet armé et dirigé à deux pieds de distance contre ma poitrine !

Ceux de mes lecteurs qui trouveront que ça ne vaut pas cinq guinées, sont certainement très-difficiles !

  1. Le Prince William Henry débarqua à Québec, le 14 Août, 1787, en qualité de capitaine de frégate, mais il fut reçu avec tous les honneurs attachés au titre de prince. À midi, toutes les milices étaient sous les armes ; les canons des remparts tirèrent 84 coups en quatre décharges, et le soir toute la ville fut illuminée.
  2. Ce sont les Anglais qui ont introduit les gros bas de laine que l’on portait par-dessus les souliers pendant l’hiver, ainsi que le spencer, gilets que l’on mettait par-dessus l’habit à longue queue.
  3. Elle était fille du chevalier de Saint-Luc.
  4. Monsieur Jean-Batiste couillard de Lépinay, seigneur de Saint-Thomas de la rivière du Sud, amateur passionné de l’horticulture.
  5. Il est regrettable que les Canadiens n’aient pas conservé le beau nom de côte de Léry auquel on a substitué celui de Hope-Hill. C’est dans cette même côte qu’existe encore la plus ancienne maison de Québec, construite par le famille de Léry
  6. Mon père faisait allusion à un détachement de l’armée de Wolfe, dont le colonel Fraser, alors Lieutenant du 78e Fraser’s Highlanders, faisaient partie, et qui brûla toutes les habitations de la côte du sud, depuis la Rivière Ouelle jusqu’à Saint-Jean Port-Joli, y inclus le manoir et le manoir et le moulin de mon grand-père.
  7. Niger était un magnifique chien de berger dont Lord dorchester avait fait cadeau à mon père, avant son départ du Canada. Lui et son épouse avaient laissé de petits souvenirs à leurs amis du Canada ; une petite table en acajou qui existe encore chez moi est un présent que Lady Dorchester fit à ma mère. Sans être riches, ces deux nobles époux n’en étaient pas moins généreux.