Mémoires (Cellini)/t2-l7-5

CHAPITRE V.
(1548 — 1549.)

Tracasseries. — Discussion scientifique. — Préparatifs pour la fonte du Persée. — Détails de la fonte du Persée. — Accidents. — Fièvre. — Tribulations. — Réussite. — Voyage à Pise.


Après avoir jeté avec succès la Méduse, je travaillai à terminer en cire mon Persée. J’espérais et je me flattais qu’il viendrait aussi bien en bronze que la Méduse. Quand le modèle en cire fut achevé, il parut si beau, que le duc se laissa persuader ou s’imagina lui-même qu’il ne pourrait aussi bien réussir en bronze. — Dans une de ses visites, qui étaient plus fréquentes que d’ordinaire, il me dit : — « Benvenuto, cette figure ne peut être jetée en bronze, les règles de l’art s’y opposent. » — Ces paroles me blessèrent si vivement, que je répliquai : — « Signor, Votre Excellence a très-peu de confiance en moi, et je crois vraiment que cela vient ou de ce qu’elle prête trop l’oreille à ceux qui parlent mal de moi, ou de ce qu’elle ne s’y connaît pas. » — À peine le duc m’eut-il laissé achever ces mots, qu’il s’écria : — « Je prétends m’y connaître et je m’y connais très-bien. » — « Oui, lui répondis-je aussitôt, oui, comme un prince, mais non comme un artiste ; car si vous vous y connaissiez, ainsi que vous le prétendez, vous auriez confiance en moi. N’ai-je pas exécuté en bronze le beau buste colossal de Votre Excellence que l’on a envoyé à l’île d’Elbe ? N’ai-je pas restauré le Ganymède, cette belle statue de marbre, qui m’a coûté plus de peine que si je l’eusse sculptée entièrement ? Enfin, lorsque j’ai jeté en bronze la Méduse qui est devant vos yeux, n’ai-je pas surmonté d’immenses difficultés et opéré ce que personne n’avait encore jamais fait dans cet art diabolique ? Voyez, signor mio, j’ai reconstruit mon fourneau d’après une méthode nouvelle ; car, sans parler de divers perfectionnements qu’on y remarque, j’y ai pratiqué deux issues pour le bronze, seul procédé qui pût mener à bien cette figure contournée. Sa réussite, à laquelle tous les maîtres de l’art refusaient de croire, n’est donc due qu’à mon habileté. Tenez pour certain, signor mio, que tous les grands et difficiles travaux que j’ai exécutés en France pour ce merveilleux roi François Ier sont tous arrivés à bonne fin, uniquement parce que ce bon prince avait soin de m’encourager en me donnant un riche traitement et en m’accordant tous les ouvriers que je lui demandais, si bien que parfois j’en avais plus de quarante, tous choisis par moi. Voilà pourquoi j’ai fait tant d’ouvrages en si peu de temps. Ainsi donc, signor mio, ayez confiance en moi, accordez-moi ce dont j’ai besoin, et je vous terminerai, j’espère, un ouvrage qui vous plaira. Si, au contraire, Votre Excellence me décourage et ne me fournit point ce qui m’est nécessaire, elle ne saurait attendre de moi ou de tout autre quelque chose de bien. » — Le duc m’écoutait avec impatience : il se tournait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Quant à moi, pauvre malheureux, j’étais au désespoir en songeant à la magnifique position que j’avais en France. — Tout à coup le duc s’écria : — « Or çà, Benvenuto, dis-moi un peu comment pourra jamais réussir à la fonte cette belle tête de Méduse que Persée tient dans sa main et qui est si élevée ! » — « Si Votre Excellence, répliquai-je aussitôt, s’y connaissait comme elle le prétend, elle ne craindrait rien pour cette tête, mais s’inquiéterait bien plutôt de ce pied droit, qui est là, en bas. » — À ces mots, le duc, presque en colère, se tourna vers les seigneurs qui l’accompagnaient et leur dit : — « En vérité, je crois que ce Benvenuto se plait à tout contredire insolemment. » — Puis il ajouta, en se tournant vers moi avec un air de dérision qu’imitèrent tous les gens de sa suite : — « Allons, je veux avoir assez de patience pour écouter les raisons que tu imagineras de me donner à l’appui de ce que tu avances. » — « Je vous donnerai une si bonne raison, lui répliquai-je alors, que la conviction entrera dans l’esprit de Votre Excellence. Sachez, signor, que le feu tend naturellement à s’élever, c’est pourquoi je vous promets que cette tête de Méduse viendra parfaitement. Maintenant, comme il est contre la nature du feu de descendre, et qu’il faut ici le forcer par des moyens artificiels à aller à six brasses de profondeur, j’affirme à Votre Excellence qu’il est impossible que ce pied réussisse ; mais il me sera facile de le refaire. » — « Pourquoi, reprit le duc, ne t’es-tu pas arrangé de façon que ce pied vînt aussi bien que la tête ? » — « Il aurait fallu, répondis-je, construire un fourneau beaucoup plus grand, où j’eusse placé un canal de la grosseur de ma jambe. Le métal en fusion aurait été alors forcément entrainé par sa pesanteur, ce qui ne peut avoir lieu dans le canal qui, pour arriver aux pieds, parcourt un espace de six brasses, attendu qu’il n’a pas plus de deux doigts de largeur. Peu importe, cependant, car tout se réparera aisément. Enfin, quand mon moule sera plus d’à moitié plein, j’espère qu’en vertu des propriétés ascendantes du feu, la tête du Persée et celle de la Méduse réussiront parfaitement, soyez-en très-certain. » — Lorsque j’eus exposé ces excellentes raisons, et beaucoup d’autres que, pour être bref je passe sous silence, le duc partit en secouant la tête.

Je m’armai de courage, et je chassai les idées qui à chaque instant m’assaillaient et me faisaient amèrement repentir d’avoir quitté la France. Je n’étais cependant venu à Florence, ma douce patrie, que pour secourir mes six petites nièces ; mais je voyais bien que cette bonne action allait être la source d’une foule de maux. Néanmoins, je me flattais qu’aussitôt que j’aurais achevé mon Persée, tous mes tourments se convertiraient en joie et me vaudraient une glorieuse récompense. Ainsi, animé d’une nouvelle ardeur, je rassemblai mes forces, et, avec le peu d’argent qui restait dans ma bourse, j’achetai quelques piles de bois de pin de la forêt de Serristori, près de Monte-Lupo. En les attendant, je couvrais mon Persée avec des terres que j’avais préparées plusieurs mois à l’avance, afin qu’elles fussent convenablement à point. Dès que j’eus achevé ma chape de terre (chape est le terme technique), que je l’eus soigneusement garnie d’une bonne armature de fer, je commençai, à l’aide d’un petit feu, à la dépouiller de la cire qui sortait par une foule d’évents ; car, plus il y en a, mieux s’emplit le moule. Après avoir extrait la cire, je construisis autour de mon Persée, c’est-à-dire autour du moule, un fourneau à capsules, en briques, disposées les unes sur les autres de manière à laisser entre elles une foule d’espaces vides, propres à faciliter la circulation du feu ; puis, durant deux jours et deux nuits, je le chauffai continuellement jusqu’à ce que toute la cire fût sortie et le moule parfaitement cuit. Alors je commençai à creuser une fosse pour y enterrer mon moule, suivant les règles de l’art. Quand ma fosse fut prête, je pris mon moule, et, à l’aide de cabestans et de solides cordages, je le redressai avec soin et le suspendis à une brasse au-dessus du plan de mon fourneau, en le dirigeant de façon qu’il gravitât précisément vers le centre de la fosse. Je le fis alors descendre tout doucement au fond du fourneau, où on le déposa avec toutes les précautions imaginables. Dès que j’eus accompli ce beau travail, je le rechaussai avec la terre que j’avais enlevée de la fosse, et, à mesure qu’elle s’amoncelait, j’y plaçais, en guise d’évents, de ces petits tuyaux de terre cuite dont on se sert pour les éviers et autres choses de même nature. Lorsque je vis que j’avais bien consolidé le moule, que ce mode de le chausser, en y mettant ces tuyaux bien à leur place, était excellent, et que je pouvais me fier à mes ouvriers, qui comprenaient parfaitement ma méthode, si différente de celle des autres maîtres, je tournai mes pensées vers mon fourneau. Je l’avais fait emplir d’un nombre considérable de lingots de cuivre et de bronze, amoncelés les uns sur les autres, suivant les règles de l’art, c’est-à-dire en ayant soin de ménager entre eux un passage aux flammes, afin que le métal s’échauffât et se liquéfiât plus promptement. Alors, j’ordonnai résolument à mes ouvriers d’allumer le fourneau et d’y jeter des bûches de pin. Grâce à la résine qui découlait de ce bois et à l’admirable construction de mon fourneau, le feu fonctionnait si vigoureusement que je fus forcé de porter secours tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ce qui me fatiguait à un point intolérable ; cependant je redoublai d’efforts. Pour combler la mesure, le feu prit à l’atelier et nous donna lieu de craindre que le toit ne s’abimât sur nous. En outre, il me venait du côté du jardin un si grand vent et une pluie si furieuse, que mon fourneau se refroidissait. Après avoir lutté, pendant quelques heures, contre ces déplorables accidents, je me harassai tellement, que, malgré la vigueur de ma constitution, je ne pus y résister. Une fièvre éphémère, la plus violente que j’aie jamais ressentie, s’empara de moi. Je fus donc forcé d’aller me jeter sur mon lit. — Au moment où je fus contraint de prendre ce parti désolant, je me tournai vers mes auxiliaires qui étaient au nombre de plus de dix, en comptant les maîtres fondeurs, les manœuvres et les ouvriers attachés à ma boutique, je me recommandai à eux tous ; puis je m’adressai à un certain Bernardino Manellini de Mugello, qui depuis plusieurs années était chez moi, et je lui dis : — « Mon cher Bernardino, suis ponctuellement le plan que je t’ai expliqué, et va aussi vite que possible, car le métal sera bientôt à point. Tu ne peux te tromper, ces braves gens feront promptement les canaux. Avec ces deux pierriers, vous frapperez les tampons du fourneau, et je suis certain que mon moule s’emplira très-bien. Quant à moi, je me trouve plus malade que je ne l’ai jamais été depuis le jour où je suis né, et, en vérité, je crois qu’avant peu d’heures je ne serai plus de ce monde. » — Là-dessus je les quittai, le cœur bien triste, et j’allai me coucher.

Dès que je fus au lit, j’ordonnai à mes servantes de porter à boire et à manger à tous ceux qui étaient dans mon atelier, et je leur disais : — « Hélas ! demain matin je ne serai plus en vie ! » — Elles cherchèrent à m’encourager, en m’assurant que ce grand mal étant venu par trop de fatigue, il ne tarderait pas à se dissiper. La fièvre alla toujours en augmentant de violence durant deux heures consécutives, pendant lesquelles je ne cessais de répéter que je me sentais mourir. — Ma servante, qui gouvernait toute la maison et qui se nommait Mona Fiore da Castel del Rio, la femme la plus vaillante et la plus dévouée qui ait jamais existé, me prodiguait les soins les plus empressés et ne cessait de me crier que j’étais fou de me décourager ainsi. Cependant mes souffrances et mon accablement brisaient son brave cœur, et elle ne pouvait empêcher que ses yeux ne laissassent tomber des larmes qu’elle essayait de me cacher. Tandis que j’étais en proie à ces affreuses tribulations je vis entrer dans ma chambre un homme tortu comme un S majuscule, qui se mit à me dire d’une voix aussi piteuse et aussi lamentable que celle des gens qui annoncent aux condamnés leur dernière heure : — « Hélas ! Benvenuto, votre travail est perdu, et il n’y a plus de remède au monde ! » — Aux paroles de ce malheureux, je poussai un si terrible cri, qu’on l’aurait entendu du septième ciel. Je me jetai à bas du lit, je pris mes habits et commençai à me vêtir en distribuant une grêle de coups de pied et de coups de poing à mes servantes, à mes garçons et à tous ceux qui venaient pour m’aider. « Ah ! traîtres ! ah ! envieux ! leur criais-je en me lamentant, c’est une trahison préméditée ; mais je jure Dieu que je saurai à quoi m’en tenir et qu’avant de mourir je prouverai qui je suis, et de telle façon, que plus d’un en sera épouvanté. »

Lorsque j’eus achevé de m’habiller, je me rendis, l’esprit bouleversé, dans mon atelier, où je trouvai stupéfaits et comme abrutis tous ces gens que j’avais laissés si joyeux et si pleins de courage. — « Or çà, leur criai-je, écoutez-moi, et, puisque vous n’avez pas su ou voulu suivre les instructions que je vous avais données, obéissez-moi, maintenant que me voilà pour présider à mon œuvre. Que pas un ne raisonne, car, dans de telles circonstances, il faut des bras et non des conseils. » — Un certain maestro Alessandro Lastricati[1] me répondit : — « Voyez, Benvenuto, vous voulez aborder une entreprise contre toutes les règles de l’art et dont la réussite est impossible. » — À ces mots, je me retournai vers lui avec tant de fureur et avec un air qui indiquait si bien que j’étais résolu à faire un mauvais coup qu’Alessandro et tous les autres s’écrièrent à la fois : — « Là ! là ! commandez : nous obéirons à tous vos ordres tant qu’il nous restera un souffle de vie. » — Je crois qu’ils me dirent ces bonnes paroles parce qu’ils pensaient que j’allais bientôt tomber mort.

Je courus sur-le-champ à mon fourneau, et je vis que le métal s’était tout coagulé et, pour me servir d’un terme de fonderie, avait formé un gâteau. — J’envoyai deux manœuvres chercher en face, dans la maison du boucher Capretta, une pile de bois de jeunes chênes qui étaient sciés depuis plus d’un an et que madonna Ginevra, femme dudit Caprelta, m’avait offerts. Aussitôt que les premières brassées m’eurent été apportées, j’en remplis la fournaise. — Comme le chêne produit un feu plus violent que toute autre espèce de bois (on emploie le peuplier et le pin pour couler l’artillerie, qui réclame une chaleur plus douce), il arriva que mon gâteau commença à se liquéfier et à étinceler dès qu’il eut commencé à sentir ce feu infernal. — En même temps je fis ouvrir les canaux et j’envoyai sur le toit quelques-uns de mes gens pour éteindre le feu que les flammes du fourneau y avaient allumé de plus belle. Du côté du jardin j’avais fait placer des planches et tendre des tapis et des toiles qui me garantissaient de la pluie. — J’eus bientôt remédié à tous ces accidents. — De ma plus grosse voix je criais à mes hommes : — « Apportez-moi ceci, ôtez-moi cela ; » — et toute cette brigade, voyant que le gâteau commençait à se liquéfier, m’obéissait de si bon cœur que chaque ouvrier faisait la besogne de trois. — Alors je fis prendre un demi-pain d’étain qui pesait environ soixante livres, et je le jetai dans le fourneau sur le gâteau, qui, grâce au chêne qui le chauffait en dessous et aux leviers avec lesquels nous l’attaquions en dessus, ne tarda pas à devenir liquide. Quand je vis que, contre l’attente de tous ces ignorants, j’avais ressuscité un mort, je repris tant de force qu’il me semblait n’avoir plus ni fièvre ni crainte de la mort. — Tout à coup une détonation frappa nos oreilles, et une flamme semblable à un éclair brilla à nos yeux. Une indicible terreur s’empara de chacun et de moi plus que des autres. Dès que ce fracas fut passé et cette clarté éteinte, nous nous regardâmes les uns les autres. Bientôt nous nous aperçûmes que le couvercle de la fournaise avait éclaté et que le bronze débordait. J’ordonnai d’ouvrir de suite la bouche de mon moule et en même temps de frapper sur les deux tampons.

Ayant remarqué que le métal ne courait pas avec la rapidité qui lui est habituelle, je pensai qu’il fallait peut-être attribuer sa lenteur à ce que la violence du feu auquel je l’avais soumis avait consumé l’alliage. Je fis alors prendre tous mes plats, mes écuelles et mes assiettes d’étain, qui étaient au nombre d’environ deux cents ; j’en mis une partie dans mes canaux et je jetai l’autre dans le fourneau. Mes ouvriers, voyant que le bronze était devenu parfaitement liquide et que le moule s’emplissait, m’aidaient et m’obéissaient avec autant de joie que de courage. — Tout en leur commandant tantôt une chose, tantôt une autre, je disais : — « Béni sois-tu, ô mon Dieu ! qui par ta toute-puissance ressuscitas d’entre les morts et montas glorieusement au ciel ! » — À l’instant mon moule s’emplit. Je tombai à genoux et je remerciai le Seigneur de toute mon âme. — Puis, ayant aperçu un plat de salade qui était là sur un mauvais petit banc, j’en mangeai de grand appétit et je bus avec tous mes hommes. Ensuite, comme il était deux heures avant le jour, j’allai joyeux et bien mieux portant me fourrer dans mon lit, où je me reposai aussi tranquillement que si je n’eusse jamais été le moins du monde indisposé. — Pendant ce temps, ma bonne servante, sans que je lui eusse rien dit, m’avait préparé un petit chapon bien gras ; de sorte que, quand je me levai vers l’heure du dîner, elle accourut gaiement près de moi en me disant : — « Est-ce donc là cet homme qui se sentait mourir ? En vérité, je crois que ces coups de poing et ces coups de pied que, dans votre fureur diabolique, vous nous avez administrés la nuit passée, auront épouvanté la fièvre, qui se sera enfuie de peur d’en recevoir autant. » — Tous mes braves gens, qui étaient remis de leur frayeur et de leurs fatigues, coururent alors acheter, en remplacement de ma vaisselle d’étain, des plats et des assiettes de terre dans lesquels nous dînâmes joyeusement. Je ne me souviens pas d’avoir de ma vie mangé avec plus d’appétit et de gaieté.

Après le dîner, tous ceux qui m’avaient aidé vinrent me trouver. Ils se félicitaient et remerciaient Dieu de ce qui était arrivé. Ils disaient qu’ils avaient appris et vu faire des choses que tous les autres maîtres tenaient pour impossibles. De mon côté, je n’étais pas sans être un peu fier de l’habileté que j’avais déployée. Enfin, je mis la main à la poche et je payai et contentai tout mon monde.

Mon mortel ennemi, le maudit messer Pier Francesco Riccio, le majordome du duc, avait le plus vif désir de savoir comment l’affaire s’était passée. Les deux traîtres que je soupçonnais d’avoir amené mon métal à l’état de gâteau lui dirent que je n’étais pas un homme, mais plutôt le grand diable en personne, attendu que j’avais obtenu des résultats que l’art seul ne pouvait produire, et que j’avais accompli une foule de choses trop difficiles pour un simple démon. Comme ils avaient beaucoup amplifié ce qui était arrivé, sans doute afin de s’excuser de leur insuccès, le majordome, en écrivant au duc, qui était alors à Pise, se jeta de son côté dans des exagérations encore plus terribles et plus merveilleuses.

Après avoir laissé refroidir le bronze pendant deux jours, je commençai à le découvrir peu à peu. Je trouvai d’abord que la tête de la Méduse était parfaitement venue, grâce aux évents, et, comme je l’avais annoncé au duc, parce que le feu de sa nature tend à s’élever. En continuant de fouiller, je rencontrai l’autre tête, c’est-à-dire celle du Persée, qui était également réussie : j’en fus beaucoup plus étonné ; car, on le sait, elle est infiniment plus basse que celle de la Méduse. La bouche du moule s’ouvrait sur la tête et les épaules du Persée. Par un bonheur inouï, le bronze qui était dans mon fourneau se trouva exactement suffisant pour terminer la tête : chose surprenante ! il n’en resta pas un grain dans les canaux, et rien ne manqua à la mesure qui m’était nécessaire. Cela me parut un véritable miracle opéré par Dieu. Je poursuivis mon exhumation avec le même succès. Tout se présentait aussi heureusement. Lorsque j’arrivai au pied de la jambe droite qui pose à terre, je m’aperçus que le talon était venu, puisqu’il était entier. J’en fus très-content d’un côté, mais d’un autre côté j’en fus contrarié, parce que j’avais dit au duc que le pied ne pourrait réussir. En finissant de le découvrir, je vis qu’il manquait non-seulement les doigts, mais encore près de la moitié du pied. Bien que cet accident dût me donner un peu plus de travail, j’en fus enchanté, car il devait prouver au duc que je savais mon métier. Du reste, si le métal avait formé une plus grande partie du pied que je ne l’avais cru, cela tenait simplement à ce que le bronze avait été chauffé plus que les règles ne le prescrivent et à ces plats d’étain que j’y avais mêlés pour le liquéfier, procédé qu’aucun maître n’a jamais employé.

Dès que je vis mon œuvre si bien venue, j’allai à Pise trouver le duc et la duchesse, qui me firent l’accueil le plus aimable que l’on puisse imaginer. Bien que le majordome ne leur eût rien laissé ignorer, la chose leur parut encore plus étonnante quand ils me l’entendirent raconter. Enfin, lorsque je me mis à parler de ce pied qui n’avait pas réussi comme je l’avais annoncé, le duc fut émerveillé et répéta à la duchesse ce que je lui avais dit à ce sujet. — Leurs Seigneuries se montrèrent alors si favorablement disposées à mon égard, que je priai le duc de me permettre d’aller jusqu’à Rome. Il y consentit gracieusement en m’enjoignant de revenir au plus vite pour terminer son Persée ; de plus, il me donna des lettres de recommandation pour Averardo Serristori, son ambassadeur. — Cela se passait dans les premières années du pontificat de Jules de’ Monti.

  1. Cet Alessandro Lastricati est probablement purent du sculpteur et fondeur Zanobi Lastricati, lequel présida à la cérémonie des obsèques de Michel-Ange. — Voyez Vasari, Vie de Michel-Ange, t. V, p. 230 et 237.