Mémoires (Cellini)/t1-l5-3



CHAPITRE III.
(1540.)

La villa Belfiore. — La chasse aux paons. — Messer Girolamo Giliolo. — Le portrait du duc de Ferrare. — Messer Alberto Bendedio. — Le trésorier et le diamant. — Messer Alfonso de’ Trotti. — Encore les prétendus vases antiques de maestro Jacopo de Carpi. — Ce qu’il y a de bon dans le Ferrarais. — Le mont Cenis. — Séjour à Lyon.

La cardinal me logea à Ferrare dans un magnifique palais, nommé Belfiore, qui touchait aux murs de la ville. Il m’y installa de façon que je pusse travailler ; puis il donna ordre de se diriger sans moi vers la France. Ayant vu combien cela me déplaisait, il me dit : — « Benvenuto, tout ce que je fais est pour ton bien ; car, avant que tu quittes l’Italie, je veux que tu saches nettement à quoi tu seras employé en France. En attendant, avance le plus que tu pourras mon bassin et mon aiguière. Je recommanderai à un de mes intendants de te fournir tout ce dont tu auras besoin. » — Il partit et je restai très-mécontent. Je fus même plusieurs fois tenté de décamper. Je n’étais retenu que par le souvenir de ma délivrance dont je lui étais redevable ; car, du reste, ses arrangements me contrariaient beaucoup et m’étaient fort préjudiciables. Néanmoins, je me laissai guider par la reconnaissance que méritaient ses bienfaits, et je me décidai à attendre avec patience la fin de cette affaire. — Je me mis donc à l’œuvre avec mes deux jeunes gens, et j’avançai merveilleusement le bassin et l’aiguière.

Dans l’endroit que nous habitions l’air était malsain : aussi fûmes-nous tous un peu indisposés à l’approche de l’été. Pendant notre indisposition, nous visitâmes les terres qui dépendaient de notre palais. Elles étaient tout à fait abandonnées et avaient près d’un mille d’étendue. Il s’y trouvait une énorme quantité de paons qui y couvaient comme des oiseaux sauvages. M’en étant aperçu, je chargeai mon escopette avec une certaine poudre qui ne produisait aucun bruit. Je guettai les jeunes paons, et tous les deux jours j’en tuai un ; ce qui était largement suffisant pour entretenir notre table. La chair de ces jeunes paons était si exquise qu’elle nous guérit de toutes nos indispositions. Nous passâmes ainsi plusieurs mois à travailler gaiement au bassin et à l’aiguière, qui exigeaient beaucoup de temps.

Sur ces entrefaites, le duc de Ferrare termina les anciens différends qu’il avait avec le pape Paul relativement à Modène et à quelques autres villes. Comme les réclamations de l’Église étaient fondées, le duc ne parvint à conclure la paix avec le pape qu’à force d’argent. La somme qu’il donna fut considérable ; elle dépassa, je crois, trois cent mille ducats. — À cette époque, le duc avait un vieux trésorier nommé messer Girolamo Giliolo, lequel avait été élevé par le duc Alfonso, père de Son Excellence. Ce vieillard ne pouvait se faire à l’idée de voir tant d’argent aller entre les mains du pape. Cela lui semblait si exorbitant qu’il criait dans les rues : — « Son père, le duc Alfonso, plutôt que de montrer cet argent au pape, s’en serait servi pour prendre Rome ! » — Et, en dépit des ordres les plus pressants, il persistait à ne rien payer. À la fin, il fut forcé par le duc de s’exécuter ; mais il en éprouva une colique si violente que peu s’en fallut qu’il ne mourût.

Pendant que ce vieillard était malade, le duc m’appela et voulut que j’exécutasse son propre portrait. Je le fis sur une pierre noire de forme circulaire et de la dimension d’un petit tailloir de table. Mon travail et ma conversation plaisaient au duc : aussi consentait-il souvent à poser devant moi quatre ou cinq heures au moins ; quelquefois même il me gardait à souper avec lui. Huit jours me suffirent pour terminer son portrait. Il me demanda ensuite un revers. Je lui représentai la Paix sous la figure d’une femme tenant une petite torche et mettant le feu à un trophée d’armes. L’attitude de la Paix dénotait l’allégresse. Les draperies qui la couvraient étaient d’une légèreté et d’une élégance extrêmes. Elle foulait aux pieds la sombre Fureur désespérée et chargée de chaînes. J’apportai une application extraordinaire à cet ouvrage ; il me fit le plus grand honneur. Le duc ne pouvait se lasser de me témoigner sa satisfaction. Il me dicta lui-même les inscriptions qui devaient accompagner la face et le revers. Sur ce dernier, je gravai ces mots : Pretiosa in conspectu Domini, ce qui signifiait que la paix avait été chèrement vendue.

Tandis que je travaillais à ce revers, le cardinal m’écrivit de me tenir prêt à partir, attendu que le roi m’avait demandé. Les premières lettres que je recevrais de lui, ajoutait-il, me montreraient la réalisation de tout ce qu’il m’avait promis. Je veillai aussitôt à ce qu’on emballât précieusement mon bassin et mon aiguière, que le duc avait déjà vus.

Les affaires du cardinal étaient confiées aux soins d’un gentilhomme ferrarais nommé messer Alberto Bendedio. Depuis douze ans, une infirmité empêchait cet homme de sortir de sa maison. Un jour il m’envoya chercher en toute hâte, et me dit qu’il fallait que je montasse de suite en poste pour aller trouver le roi, qui m’avait instamment demandé, me croyant en France. Le cardinal, pour s’excuser, avait dit qu’une petite maladie m’avait forcé de m’arrêter à Lyon dans une de ses abbayes, mais qu’il aurait soin que je me rendisse bientôt près de Sa Majesté. Voilà pourquoi messer Alberto exigeait que je courusse en poste.

Ce messer Alberto était un fort honnête homme, mais d’une arrogance que la maladie avait contribué à pousser à un point intolérable. Comme je l’ai noté, il me signifia donc que j’eusse à me préparer à courir la poste. Je lui répondis que mon art ne se pratiquait pas en poste, et que, si j’avais à voyager, j’entendais que ce fût à petites journées et en compagnie de mes ouvriers Ascanio et Pagolo que j’avais amenés de Rome, et que, de plus, je voulais qu’un valet attaché à mon service nous suivit à cheval, et qu’on me remit tout l’argent nécessaire pour la route. Ce vieil infirme me répliqua, avec un ton de hauteur sans égale, que les fils du duc voyageaient de cette façon et non autrement. Je lui ripostai sur-le-champ : — « N’ayant jamais été fils de duc, je ne sais comment ces personnages voyagent ; mais les fils de mon art voyagent ainsi que je l’ai dit. » — J’ajoutai que, s’il blessait encore mes oreilles par de semblables paroles, je n’irais point en France, et que ces insolences et le manque de foi du cardinal m’ôteraient à coup sûr tout désir d’avoir affaire à des Ferrarais. Là-dessus, je le quittai et lui tournai les épaules en murmurant ; tandis que lui, de son côté, continuait ses menaces.

J’allai trouver le duc et je lui portai son médaillon, qui était terminé. Il me fit l’accueil le plus honorable que l’on puisse imaginer. Il avait chargé son messer Girolamo Giliolo de chercher, pour récompenser mon travail, un diamant de la valeur de deux cents écus monté en anneau, et de le remettre au Fiaschino, son camérier, pour qu’il me le donnât. En effet, le jour même où je rendis le médaillon au duc, le Fiaschino vint, à une heure de la nuit, m’apporter un anneau enrichi d’un diamant qui avait beaucoup d’apparence. Il me dit en même temps, de la part de son duc, que Son Excellence désirait qu’en souvenir d’elle ce diamant ornât la main habile qui avait si bien travaillé. Le lendemain matin, j’examinai cet anneau ; je vis que le diamant n’était qu’une mauvaise petite pierre fort mince de la valeur d’une dizaine d’écus environ. Je ne voulus pas que les merveilleux compliments du duc fussent accompagnés d’une si maigre récompense, ni que Son Excellence crût m’avoir satisfait ; d’autant plus que je pensai que son coquin de trésorier était l’auteur de cette ladrerie. Je confiai donc l’anneau à un de mes amis nommé Bernardo Saliti pour qu’il le rendît, n’importe de quelle façon, au camérier Fiaschino. Il s’acquitta admirablement de cette commission. Le Fiaschino accourut aussitôt chez moi, et me dit, avec force exclamations, que, si le duc savait que j’eusse ainsi renvoyé un présent qu’il m’avait offert si gracieusement, il en serait très-irrité, et que peut-être j’aurais lieu de m’en repentir. Je lui répondis : — « L’anneau que le duc m’a donné vaut à peu près une dizaine d’écus, et l’ouvrage que j’ai exécuté pour lui en vaut plus de deux cents. Toutefois, pour montrer au duc combien j’apprécie ses bontés, il n’a qu’à m’envoyer un de ces anneaux pour la migraine, qui viennent d’Angleterre, et qui valent un carlin environ ; je le garderai toute ma vie comme un précieux souvenir, et je n’oublierai jamais les choses gracieuses que Son Excellence m’a fait dire. Mes peines avaient été largement payées par l’estime de Son Excellence, lorsque son mesquin joyau est venu les ravaler. » — Ces paroles causèrent une si vive contrariété au duc qu’il appela son trésorier et qu’il l’accabla de reproches tels qu’il ne lui en avait jamais adressé. Il me fit enjoindre, sous peine d’encourir sa disgrâce, de ne point quitter Ferrare sans son consentement ; puis il commanda à messer Giliolo de me donner un diamant de trois cents écus. L’avare trésorier en trouva un qui passait de peu soixante écus, et il prétendit qu’il en valait plus de deux cents.

Pendant ce temps, messer Alberto Bendedio était devenu raisonnable et m’avait pourvu de tout ce que j’avais demandé. J’avais résolu de partir ce jour-là même, quoi qu’il pût m’en coûter ; mais le rusé camérier du duc s’était arrangé avec messer Alberto pour que je n’eusse point de chevaux. J’avais chargé un mulet d’une grande partie de mes bagages, parmi lesquels étaient emballés le bassin et l’aiguière que j’avais faits pour le cardinal.

Sur ces entrefaites, survint un vieux gentilhomme ferrarais, passionné pour les arts, nommé messer Alfonso de’ Trotti. Malheureusement il avait un caractère fort exagéré, et était du nombre de ces gens difficiles à contenter, mais qui, une fois qu’ils ont vu une chose à leur goût, se la représentent si belle qu’ils pensent ne pouvoir jamais en rencontrer une autre capable de leur plaire de même. Lorsque ce messer Alfonso arriva, messer Alberto, qui était présent, lui dit : — « Je suis fâché que vous soyez venu si tard, car le bassin et l’aiguière, que nous envoyons en France au cardinal, sont déjà emballés. » — Messer Alfonso répondit qu’il ne se souciait nullement de les voir ; puis il envoya un de ses serviteurs chercher chez lui une aiguière délicatement travaillée en terre blanche de Faenza. Pendant que le valet exécutait cette commission, messer Alfonso dit à messer Alberto : — « Il faut que je vous apprenne pourquoi je ne suis plus curieux de jamais voir de vases : c’est qu’un jour je vis un vase antique en argent d’une beauté si merveilleuse que l’imagination humaine ne saurait se figurer rien d’aussi parfait. Je ne tiens point à en voir d’autres, afin de ne point gâter le délicieux souvenir que j’en ai gardé. Ce vase antique fut montré secrètement à un noble et savant gentilhomme que ses affaires avaient conduit à Rome. Il réussit, à force d’argent, à gagner celui qui possédait ce précieux trésor, et il l’apporta dans notre pays ; mais il le cache soigneusement pour que le duc n’en sache rien, car il craint de le perdre de façon ou d’autre. » — Messer Alfonso débita cette longue tirade sans prendre garde à moi, qu’il ne connaissait pas. — Enfin, on apporta ce bienheureux modèle en terre, avec un appareil si plein de charlatanisme, qu’à peine l’eus-je regardé je m’écriai, en me tournant vers messer Alberto : — « Par Dieu ! il y a longtemps que je l’ai vu ! » — Messer Alfonso, irrité, lâcha une injure et me dit : — « Qui es-tu ? Tu ne sais ce que tu dis. » — « Eh bien ! écoutez-moi, répondis-je, et vous jugerez qui de nous deux sait le mieux ce qu’il dit. » — Puis j’ajoutai, en m’adressant à messer Alberto, homme grave et sensé : — « Ceci est le modèle d’un petit vase en argent, de tel poids, que j’exécutai à telle époque pour ce charlatan de chirurgien maestro Jacopo de Carpi, qui vint passer à Rome six mois, pendant lesquels il empoisonna avec une de ses drogues quelques dizaines de seigneurs et de pauvres gentilshommes à qui il extorqua plusieurs milliers de ducats. C’est alors que je lui fis ce vase et un autre encore, mais de forme différente. Il me les paya fort mal tous deux. Tous les malheureux qu’il a couverts de ses onguents sont maintenant à Rome, estropiés et en piteux état. Il est très-glorieux pour moi que mes ouvrages soient en si haut crédit auprès de vous autres, riches seigneurs ; mais je vous déclare que, depuis tant d’années, je me suis appliqué de tout mon pouvoir à me perfectionner : aussi dois-je penser que le vase que je porte en France est bien autrement digne du cardinal et du roi que celui-ci ne l’était de votre médicastre. »

À peine eus-je fini de parler que messer Alfonso témoigna le plus ardent désir de voir le bassin et l’aiguière ; mais je refusai de contenter sa curiosité. — M’étant obstiné à ne point céder à ses instances, il déclara qu’il allait se rendre chez le duc, et que, par le moyen de Son Excellence, il arriverait bien à se satisfaire. Messer Alberto Bendedio, qui, comme je l’ai déjà dit, était très-hautain, s’écria alors : — « Avant que vous ne partiez d’ici, messer Alfonso, vous verrez ces ouvrages, sans avoir besoin de la protection du duc. » — À ces mots, je me retirai, et je laissai le soin de les déballer à Ascanio et à Pagolo. Ces jeunes gens me rapportèrent ensuite que mes gentilshommes avaient beaucoup vanté mon talent. Messer Alfonso voulait même se lier intimement avec moi : aussi étais-je impatient de sortir de Ferrare et de m’éloigner de ces importuns. Les seules personnes agréables que je rencontrai dans cette ville furent le cardinal Salviati, le cardinal de Ravenne et quelques musiciens de distinction. En effet, les Ferrarais sont d’une avarice et d’une rapacité extrêmes, et ne reculent devant rien pour s’emparer du bien d’autrui : ils sont tous ainsi.

Vers la vingt-deuxième heure, le Fiaschino m’apporta le diamant de soixante écus dont j’ai parlé plus haut. En me le remettant, il me dit brièvement, et avec une mine piteuse, de le garder pour l’amour de Son Excellence. — « Je n’y manquerai pas. » — lui répondis-je, et, en sa présence même, je montai à cheval et je partis. Il prit note de mes gestes, de mes paroles, et en rendit compte au duc, qui, dans sa colère, fut fortement tenté de me forcer à revenir sur mes pas. Ce soir-là je fis plus de dix milles, toujours en trottant.

Le lendemain, j’éprouvai un indicible plaisir quand je me trouvai hors du Ferrarais ; car, à l’exception de ces jeunes paons que j’y mangeai, et qui me rappelèrent à la santé, je n’y rencontrai rien de bon.

Nous voyageâmes par le mont Cenis, en évitant Milan, de peur d’être arrêtés. J’arrivai à Lyon sain et sauf avec Pagolo, Ascanio et mon domestique. Nous avions tous quatre d’excellentes montures. Nous séjournâmes quelques jours à Lyon pour attendre le muletier qui avait le bassin et l’aiguière d’argent, ainsi que le reste de nos bagages. Nous fûmes logés dans une abbaye qui appartenait au cardinal. Dès que le muletier nous eut rejoints, nous plaçâmes tous nos paquets sur une charrette, et nous nous acheminâmes vers Paris. Nous eûmes en route quelques accidents, mais de peu d’importance.