Mémoires (Cellini)/t1-l2-1


LIVRE DEUXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.
(1524. — 1527.)

Siége de Rome. — Mort du connétable de Bourbon. — Siège du château de Santo-Agnolo. — Cellini, artilleur. — Ses exploits. — L’enseigne du Soleil-Rouge. — Le gabion. — Un colonel coupé en deux. — Absolution. — Les joyaux du pape. — Le prince d’Orange. — Le cardinal Orsini. — Fin du siége.

Le monde entier était en armes. Le pape Clément demanda plusieurs troupes de soldats au seigneur Jean de Médicis, qui les lui envoya ; mais ces auxiliaires commettaient tant d’excès à Rome, que les marchands ne pouvaient rester sans danger dans leurs boutiques. Je me retirai donc dans une bonne et grande maison située derrière les Banchi. Là, je travaillais pour mes amis ; mais les ouvrages que je fis alors étaient si peu importants, que je n’en parlerai pas. La musique et d’autres amusements de ce genre étaient mes principales occupations.

Le pape Clément, d’après le conseil de messer Jacopo Salviati, licencia les cinq compagnies que lui avait envoyées le seigneur Jean de Médicis, qui venait de mourir en Lombardie. Bourbon n’eut pas plutôt appris qu’il n’y avait plus de soldats à Rome, qu’il y conduisit son armée à marches forcées. Tous les habitants prirent les armes.

J’étais intimement lié avec Alessandro, fils de Piero del Bene. Lors de la venue des Colonna à Rome, il m’avait chargé de garder sa maison. Dans cette nouvelle et infiniment plus grave conjoncture, il me pria de lui rendre le même service, de lever une compagnie de cinquante hommes, et de me mettre à leur tête, comme j’avais fait du temps des Colonna. Je rassemblai donc cinquante jeunes gens d’un courage à toute épreuve, et nous entrâmes dans la maison d’Alessandro, où nous fûmes bien payés et bien traités.

L’armée de Bourbon étant arrivée sous les murs de Rome, Alessandro del Bene m’invita à l’accompagner pour aller examiner l’ennemi. Nous prîmes avec nous un de nos plus solides camarades, et nous rencontrâmes en chemin un jeune homme, nommé Cecchino della Casa, lequel se joignit à nous. Nous nous dirigeâmes vers les murailles du Campo-Santo, et de là nous vîmes cette terrible armée qui s’efforçait de pénétrer dans la ville. À l’endroit où nous nous trouvions, les assiégeants avaient déjà tué plusieurs jeunes gens ; on se battait avec un acharnement extrême : nous étions enveloppés d’un nuage d’une épaisseur inimaginable. Je me tournai vers Alessandro et je lui dis : — « Retirons-nous le plus promptement possible, car ici la position n’est pas tenable, voyez, l’ennemi escalade les murs et les nôtres s’enfuient. » — Alessandro épouvanté s’écria : — « Plût à Dieu que nous ne fussions point venus ! » — et il allait partir à toutes jambes, lorsque je lui dis : « Puisque vous m’avez amené ici, il faut faire quelque action digne d’un homme. » — Aussitôt, je dirigeai mon arquebuse vers le groupe de combattants qui me parut le plus nombreux et le plus serré, et je visai un personnage qui dominait tous les autres. Il y avait un nuage de poussière si épais, que je ne pus distinguer s’il était à cheval ou à pied. Je dis ensuite à Alessandro et à Cecchino de faire feu, et je les postai de manière à esquiver les balles des assiégeants. Lorsque chacun de nous eut tiré deux fois, je m’approchai de la muraille avec précaution, et je vis qu’il régnait parmi les ennemis une confusion extraordinaire, occasionnée par une de nos arquebusades qui avait tué le connétable de Bourbon. Comme on le sut plus tard, il n’était autre que ce personnage que j’avais aperçu dominant ceux qui l’entouraient.

Nous battîmes en retraite en traversant le Campo-Santo, puis nous entrâmes par San-Piero, et nous sortîmes derrière l’église de Santo-Agnolo. Enfin, nous arrivâmes à la porte du château, non sans d’énormes difficultés, car le signor Rienzo de Ceri et le signor Orazio Baglioni blessaient et tuaient tous ceux qui abandonnaient la défense des murailles. Lorsque nous fûmes près de la porte, une partie des assiégeants avait déjà envahi la ville et se trouvait sur nos talons. Le gouverneur du château ordonna de baisser la herse, mais nous eûmes le temps d’entrer. Je fus aussitôt pris par le capitaine Pallone de Médicis qui, parce que j’étais de la maison du pape, me força, à mon grand regret, de quitter Alessandro. Au moment où je montais sur les fortifications, le pape Clément entrait dans le château par les corridors. Il n’avait pas voulu sortir plus tôt du palais de San-Piero, ne pouvant croire que l’ennemi réussirait à se rendre maître de la ville.

Une fois dans le château, je m’approchai de quelques pièces d’artillerie confiées à la garde d’un bombarbier florentin, nommé Giuliano. Ce pauvre diable, le visage collé à un créneau, voyait saccager sa maison et maltraiter sa femme et ses enfants. Dans la crainte de frapper les siens, il n’osait mettre le feu à ses pièces. Il avait jeté sa mèche à terre, et se déchirait le visage en se lamentant ; d’autres bombardiers en faisaient autant. Dans cette conjoncture, je saisis une mèche, et, avec l’aide de quelques hommes plus calmes, je braquai plusieurs sacres et fauconneaux aux endroits nécessaires, et je tuai beaucoup de monde à l’ennemi. Si je n’avais pas pris ce parti, les assiégeants, qui le matin étaient entrés dans Rome, auraient marché droit au château, et ils auraient pu facilement s’en emparer, car l’artillerie ne leur faisait aucun mal. Je continuai de tirer ; aussi maints cardinaux et maints seigneurs ne m’épargnèrent-ils pas les bénédictions et les encouragements. Je ne reculai donc devant rien pour faire de mon mieux : il me suffit de dire que le matin je sauvai le château et que je ramenai les autres bombardiers à leur devoir. Je restai a l’œuvre toute la journée.

Le soir, pendant que l’armée entrait dans Rome, par le quartier des Trasteverins, le pape conféra le commandement de tous les bombardiers à un grand seigneur romain, que l’on appelait messer Antonio Santa-Croce. La première chose que fit ce gentilhomme fut de venir à moi ; il m’accabla de compliments, et me confia cinq excellentes pièces d’artillerie qui étaient placées au sommet du château, précisément à un endroit que l’on nomme l’Agnolo, et qui donne à la fois sur les Prati et sur Rome. Messer Antonio mit sous mes ordres les hommes nécessaires pour manœuvrer mes pièces, puis il me paya d’avance, m’approvisionna de pain et de vin, et me pria de continuer comme j’avais commencé. J’avais peut-être plus de dispositions pour ce métier que pour celui d’orfèvre : cette besogne me plaisait au point que je m’en acquittais mieux que de mes travaux accoutumés.

La nuit étant arrivée, et les ennemis s’étant rendus définitivement maîtres de Rome, je fus témoin d’un de ces spectacles extraordinaires dont j’ai toujours été avide, je veux parler de l’incendie que les gens qui n’étaient point dans le château n’ont pu voir ni imaginer. Je ne m’arrêterai cependant pas sur ce sujet, et je reprends l’histoire de ma vie et des choses qui s’y rapportent.

Le métier d’artilleur, que j’exerçai durant un mois entier que dura le siége du château, m’occasionna plusieurs graves accidents tous dignes d’être racontés ; mais, pour être bref et ne pas trop m’écarter de ce qui concerne ma profession, je laisserai de côté le plus grand nombre de ces événements. Je me bornerai à relater les plus remarquables, que je ne puis passer sous silence.

Un jour, messer Antonio Santa-Croce me fit descendre de mon poste de l’Agnolo, pour canonner certaines maisons voisines du château, où l’on avait vu entrer des ennemis. Pendant que je tirais, un coup de canon donna sur l’angle d’un créneau, et en détacha une masse assez considérable pour ne pas me causer grand mal ; car, grâce à sa dimension, elle me frappa d’aplomb en pleine poitrine. Je tombai par terre privé d’haleine et comme mort, mais j’entendais tout ce que les assistants disaient. Messer Antonio Santa-Croce entre autres se lamentait vivement. — « Hélas ! s’écria-t-il, nous avons perdu notre meilleur auxiliaire. » — Un musicien de mes amis, qui avait plus de dispositions pour la médecine que pour la flûte, arriva au bruit. Il courut aussitôt, les larmes aux yeux, chercher un flacon d’excellent vin grec, il fit ensuite rougir une tuile sur laquelle il mit une forte poignée d’absinthe, qu’il arrosa de ce bon vin grec ; puis, lorsque l’absinthe fut convenablement imbibée, il me l’appliqua sur la poitrine, à l’endroit où j’avais été touché. La vertu de cette absinthe fut si puissante, qu’elle me rendit immédiatement mes forces. Je voulus parler, mais je ne pus y réussir parce que des imbéciles de soldats m’avaient rempli la bouche de terre, croyant m’avoir administré la communion. Ils m’avaient plutôt excommunié, car cette terre m’empêchait de revenir à moi, et me faisait souffrir plus que le coup que j’avais reçu. Cependant, je me tirai sain et sauf de ce mauvais pas, et je retournai à mon artillerie, que je dirigeai avec tout le soin et toute la sollicitude imaginables.

Le pape Clément avait envoyé demander du secours au duc d’Urbin, qui était avec l’armée vénitienne. Sa Sainteté avait chargé son ambassadeur de dire au duc qu’il pouvait compter que le château ne serait point rendu tant que, chaque soir, l’on y allumerait au sommet trois feux, que l’on accompagnerait de trois coups de canon, trois fois répétés. J’eus mission d’exécuter ces signaux. Pendant le jour, je canonnais les endroits où je pensais devoir faire le plus de ravage. Le pape, voyant que je m’acquittais de ma besogne avec tout le soin désirable, m’avait pris en grande amitié. Le secours du duc d’Urbin n’arriva point ; mais, comme il ne m’appartient pas de traiter de semblables sujets, je n’en parlerai pas davantage.

Pendant que je me livrais à ce diabolique exercice, plusieurs prélats, surtout le cardinal de Ravenne et le cardinal Gaddi, venaient me visiter à mon poste. Maintes fois je leur dis de ne pas se montrer près de moi, parce que leurs barrettes rouges s’apercevaient de loin et pouvaient nous attirer quelques volées des édifices qui se trouvaient dans le voisinage, comme la tour de’ Bini. Ils ne tinrent point compte de mes avertissements, de façon qu’à la fin je leur fis fermer la porte, ce qui me valut leur inimitié.

J’avais encore souvent près de moi le signor Orazio Baglioni, qui me voulait beaucoup de bien. Un jour que nous causions ensemble, son attention fut attirée par une hôtellerie située hors de la porte du château, dans un endroit appelé Baccanello. Cette hôtellerie avait pour enseigne un soleil rouge peint entre deux fenêtres, lesquelles se trouvaient alors fermées. Le signor Orazio, ayant remarqué cette dernière particularité, présuma qu’entre les deux fenêtres, précisément derrière le soleil, il y avait une table de militaires faisant ripaille : — « Benvenuto, me dit-il, si tu étais capable d’envoyer avec ton demi-canon un boulet à une brasse de ce soleil, je crois que tu ferais une bonne besogne ; car il vient de là un grand bruit qui annonce des personnages de haute importance. » — « Je m’engagerais bien, lui répondis-je, à frapper au beau milieu du soleil, mais voici, près de la bouche de mon canon, un gabion l’empli de pierres, que la force de l’explosion et l’ébranlement de l’air ne manqueraient pas de jeter à terre. » — « Ne perds pas de temps, Benvenuto, me répliqua le signor Orazio ; d’abord ce gabion est placé de façon à ne pouvoir tomber : et ensuite, lors même qu’il tomberait et que le pape serait dessous, il y aurait moins de mal que tu ne penses : ainsi donc, feu ! feu ! » — Moi, sans réfléchir davantage, je touchai, selon ma promesse, au centre du soleil. Le gabion, comme je l’avais annoncé, tomba, et précisément entre le cardinal Farnese et messer Jacopo Salviati. S’il ne les écrasa pas tous deux, c’est qu’ils venaient de s’éloigner un peu l’un de l’autre, en se disant des injures, parce que le cardinal Farnese avait accusé messer Jacopo d’être la cause du sac de Rome. Aux cris qui s’élevèrent de la cour qui se trouvait au-dessous de nous, le signor Orazio descendit en toute hâte. Quant à moi, m’étant avancé pour voir ce qui se passait, j’entendis dire que l’on ferait bien de tuer le bombardier. Je me tins pour averti, et je braquai au sommet de l’escalier deux fauconneaux, déterminé à mettre le feu à l’un des deux, si l’on se hasardait à monter. Le cardinal Farnese ordonna probablement à ses gens de me faire un mauvais parti. Je les attendis la mèche à la main. Ayant reconnu quelques-uns d’entre eux, je leur criai : — « Vils sacripants, si vous ne décampez à l’instant, et si l’un de vous ose mettre le pied sur cet escalier, j’ai là deux fauconneaux qui vous pulvériseront. Allez dire au cardinal que j’ai obéi à mes chefs, et que nous travaillons à défendre vos prêtres, et non à leur faire mal. » — À peine se furent-ils retirés que le signor Orazio Baglioni arriva en courant. Je lui criai de ne point avancer, sinon que je le tuerais, attendu que je savais très-bien qui il était. Il n’osa bouger, et ce fut, non sans éprouver quelque crainte, qu’il me dit : — « Benvenuto, je suis ton ami. » — « Signor, répondis-je, montez seul, et venez comme il vous plaira. » — Ce gentilhomme, dont la fierté était extrême, s’arrêta un instant, et me dit d’un air mécontent : — « Je suis bien tenté de ne pas monter et d’exécuter précisément le contraire de ce que j’avais envie de faire pour toi. » — À cela je ripostai que, si l’on m’avait jugé apte à défendre les autres, je n’étais pas moins capable de me défendre moi-même. Il me dit alors qu’il se présenterait seul. Lorsqu’il fut monté, il avait le visage si bouleversé, que je portai la main à mon épée, en le regardant de travers. Bientôt il se dérida, et me dit gracieusement : — « Benvenuto mio, je te veux tout le bien imaginable, et je te le prouverai en temps et lieu. Plût à Dieu que tu eusses tué ces deux ribauds, car l’un est cause de nos malheurs, et l’autre nous attirera peut-être pis ! » — Il me recommanda ensuite, si l’on m’interrogeait, de nier que j’eusse été présent lorsque j’avais fait feu, et il ajouta que, du reste, je n’avais rien à redouter. La rumeur fut grande et dura longtemps, mais je ne veux pas parler davantage de cette affaire[1].

Je donnais tous mes soins à mon artillerie, et jamais je n’étais sans faire quelque coup d’éclat ; aussi avais-je acquis au plus haut point la faveur et les bonnes grâces de Sa Sainteté. Pas un jour ne s’écoulait sans que je tuasse quelqu’un des assiégeants. Une fois entre autres, le pape se promenait sur le bastion circulaire, lorsqu’il aperçut, dans les Prati, un colonel espagnol qu’il reconnut à certains signes, parce qu’il l’avait eu jadis à son service. Pendant qu’il parlait de cet officier en le regardant, moi qui ne savais rien de cela, j’étais à mon poste de l’Angiolo, d’où je voyais un homme, complétement vêtu de rouge, qui, une petite zagaie à la main, surveillait les travaux des tranchées. Après avoir ruminé les moyens de l’atteindre, je pris un galifalco, espèce de demi-coulevrine plus longue qu’un sacre ; j’en ôtai la charge, que je remplaçai par une forte quantité de poudre fine, mêlée avec de la poudre commune, et je visai ensuite attentivement l’homme rouge, en ayant soin de calculer une merveilleuse parabole ; car il était à une telle distance, que l’on ne pouvait espérer d’arriver autrement à lui, avec une semblable pièce d’artillerie. Je fis feu, et, au moment où mon officier, par une sorte de forfanterie espagnole, brandissait son épée devant lui, mon boulet le prit si bien au milieu du corps, qu’après qu’il eut frappé l’épée, on vit l’homme coupé en deux. Le pape, qui ne s’attendait pas à une telle chose, en fut aussi satisfait qu’émerveillé, tant parce qu’il croyait impossible qu’aucune pièce portât si loin, que parce qu’il ne concevait point comment cet homme avait été coupé en deux. Il m’envoya chercher et m’interrogea. Je lui expliquai la manière dont j’avais tiré ; mais ni l’un ni l’autre nous ne réussîmes à deviner la cause de l’étrange événement dont nous venions d’être témoins.

Je m’agenouillai, et je priai Sa Sainteté de m’absoudre de cet homicide et de tous ceux que j’avais commis dans ce château, pour le service de l’Église. Le pape leva aussitôt la main, traça sur moi le signe de la croix, et me dit qu’il me bénissait et me pardonnait tous les homicides que j’avais commis, et tous ceux que je commettrais pour la défense de l’Église apostolique.

Je pris ensuite congé de Sa Sainteté, et je remontai à mon poste, où je ne cessai de tirer avec tant de bonheur, que presque aucun de mes coups n’était perdu. Mon dessin, mes études, ma musique, étaient complétement laissés de côté. Je ne songeais qu’à jouer de mon artillerie. Si je voulais raconter en détail toutes les choses que je fis dans cet infernal métier, j’étonnerais le monde ; mais, pour n’être pas trop long, je les passe sous silence, sauf quelques-unes des plus remarquables qu’il est nécessaire de relater.

Jour et nuit je pensais à ce que je pouvais faire pour la défense de l’Église. J’avais remarqué que les assiégeants, pour relever leurs sentinelles, passaient par la porte de Santo-Spirito, qui se trouvait à une distance raisonnable ; mais, comme j’étais forcé de tirer obliquement, je ne leur causais pas tout le mal que j’aurais voulu. Néanmoins, chaque jour, je leur tuais un bon nombre d’hommes. Les ennemis, ayant reconnu que ce passage devenait trop dangereux pour eux, placèrent, pendant une nuit, sur le toit d’une maison, plus de trente gabions qui me masquaient la vue. Après avoir réfléchi à mon affaire un peu plus mûrement que je n’avais fait jusqu’alors, je braquai mes cinq pièces d’artillerie contre ces gabions, et j’attendis la vingt-deuxième heure, moment où les assiégeants relevaient particulièrement leurs gardes. Ils se croyaient en parfaite sécurité, de sorte qu’ils marchaient plus lentement et plus nombreux que de coutume. Je mis alors le feu à mes pièces, et non-seulement je jetai à bas leurs gabions, mais encore je leur tuai plus de trente hommes. Je renouvelai la même manœuvre deux autres fois, et avec tant de succès, que les soldats qui s’étaient gorgés de butin dans le sac de Rome essayèrent à diverses reprises de se mutiner pour aller jouir en paix du fruit de leurs travaux. Cependant, un valeureux capitaine, nommé Gian d’Urbino, arrêta ce désordre. Alors, pour relever leurs sentinelles, ils furent forcés, à leur grand déplaisir, de suivre un autre chemin, qui avait plus de trois milles, tandis que le premier n’avait qu’un demi-mille. Cet exploit me valut les bonnes grâces de tous les seigneurs qui se trouvaient dans le château. Je l’ai raconté, parce qu’il eut d’importantes conséquences, mais ce sera le dernier, car ces faits sont trop étrangers à la profession en vue de laquelle je me suis mis à écrire. Si je voulais embellir le récit de ma vie de semblables aventures, j’en aurais trop à dire. Je n’en rapporterai plus qu’une seule en temps et lieu.

Je saute donc par-dessus quelques événements, afin de raconter comment le pape Clément me fit appeler et s’enferma avec le Cavalierino et moi, pour mettre en sûreté les tiares et les nombreux et précieux joyaux de la chambre apostolique. Le Cavalierino avait été jadis palefrenier de Filippo Strozzi. Il était Français et de très-vile extraction. Néanmoins il avait su devenir le favori du pape, qui l’avait comblé de richesses, et se fiait à lui comme à soi-même. Lorsque nous fûmes tous trois renfermés, Sa Sainteté et le Cavalierino placèrent devant moi les tiares et toutes les pierreries de la chambre apostolique. Le pape m’ordonna de les démonter, ce que je fis. J’enveloppai ensuite chaque pierre dans un petit morceau de papier, puis nous les cousîmes sous la doublure des vêtements du pape et du Cavalierino. Tout l’or, qui pesait environ deux cents livres, me fut laissé, avec ordre de le fondre le plus secrètement possible.

Je montai à mon poste de l’Angiolo, où se trouvait ma chambre, que je pouvais fermer de façon à éviter d’être dérangé par personne. J’y construisis, en briques, un petit fourneau à vent, au fond duquel j’établis un assez grand cendrier en forme de plat, où tombait peu à peu l’or que je jetais sur les charbons. Pendant que ce fourneau fonctionnait, je n’étais pas une minute sans chercher les moyens de nuire à nos ennemis. Comme leurs tranchées étaient à une petite portée de trait, je leur faisais beaucoup de dommages avec de la mitraille, que j’avais trouvée parmi les anciennes munitions du château. J’avais un sacre et un fauconneau dont l’embouchure était un peu gâtée : je les bourrais jusqu’à la gueule avec cette mitraille, qui ravageait les tranchées d’une manière incroyable. Tout en fondant mon or, je tenais constamment ces deux pièces prêtes à tirer.

Un jour, un peu avant l’heure des vêpres, je vis passer sur le bord de la tranchée un mulet monté par un personnage qui parlait aux pionniers. J’eus soin de tirer avant qu’il fût arrivé en face de moi. J’avais si bien visé qu’un morceau de mitraille le frappa précisément au visage. Le mulet reçut le reste de la décharge, et tomba mort. J’entendis partir de la tranchée un bruit extraordinaire ; alors je mis le feu à mon autre pièce, qui ne laissa pas aussi de causer de grands dégâts. Le personnage que j’avais blessé était le prince d’Orange. On le transporta à l’abri de la tranchée, dans une hôtellerie voisine, où bientôt accourut toute la noblesse de l’armée. Le pape Clément, ayant appris ce que j’avais fait, me manda à l’instant. Je lui donnai tous les détails qu’il réclamait, et je lui dis que le blessé devait être un officier de très-haute importance, attendu que, autant que l’on pouvait en juger, tous les chefs de l’armée s’étaient rassemblés dans l’hôtellerie où on l’avait déposé. Le pape, en homme sagace, appela le commandant de l’artillerie, messer Antonio Santa-Croce, et lui dit d’enjoindre à tous les canonniers de braquer contre l’hôtellerie leurs pièces, qui étaient très-nombreuses, et de faire feu dès qu’ils entendraient un coup d’arquebuse. Sa Sainteté ajouta que la mort de tous les chefs entraînerait la désorganisation complète de l’armée, qui déjà était ébranlée, et enfin que Dieu peut-être aurait entendu nos prières et nous délivrerait ainsi de ces impies ribauds. Nous disposâmes donc nos pièces, suivant l’ordre de Santa-Croce. Nous attendions le signal, lorsque le cardinal Orsini, instruit de ce qui se passait, engagea une violente dispute avec le pape, déclara que, pour rien au monde, on ne devait agir ainsi, parce qu’on était sur le point d’entrer en accommodement ; que, si l’on tuait les chefs, l’armée n’étant plus retenue par aucun frein, forcerait le château et compléterait notre ruine. Il termina en disant que les cardinaux s’opposaient absolument à ce que l’on tirât. Le pauvre pape, désespéré, en se voyant entouré d’ennemis au dedans comme au dehors, consentit à laisser tout à leur discrétion. On nous transmit donc contre-ordre. Lorsque j’appris que l’on venait nous défendre de tirer, je ne pus me contenir, et je mis le feu à un demi-canon que j’avais sous la main. Le projectile alla frapper un pilastre de la cour de l’hôtellerie, près duquel je voyais un groupe de plusieurs personnes. Ce coup fit tant de mal aux ennemis qu’ils furent sur le point de déserter la maison. Le cardinal Orsini voulait me faire pendre ou massacrer ; mais le pape prit chaudement mon parti. Je sais quelles paroles ils échangèrent à ce sujet ; mais, comme je ne fais pas profession d’écrire l’histoire, je les passe sous silence pour ne parler que de ce qui me regarde.

Dès que j’eus fondu l’or, je le portai au pape, qui me remercia beaucoup, et chargea le Cavalierino de me remettre vingt-cinq écus en s’excusant de ne pouvoir me donner davantage. Peu de jours après, on signa l’accommodement.

  1. Dans le manuscrit original, huit lignes complètement biffées terminent ce paragraphe ; mais, sous les ratures, on peut lire ce qui suit : « Qu’il suffise de dire que je fus sur le point de venger mon père des mille injures que Jacopo Salviati lui avait faites, comme il s’en plaignait. Toujours est-il que je lui causai une terrible frayeur. Quant au Farnèse, je n’en veux rien dire maintenant. On verra plus loin combien j’aurais eu raison de le tuer.