Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre premier/Section 2

Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 99-129).
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M. le comte[1], qui avoit pris une très-grande amitié pour moi, et pour le service et la personne duquel j’avois pris un très-grand attachement, partit de Paris la nuit pour s’aller jeter dans Sedan, dans la crainte qu’il eut d’être arrêté. Il m’envoya quérir sur les dix heures du soir. Il me dit son dessein. Je le suppliai avec instance qu’il me permît d’avoir l’honneur de l’accompagner. Il me le défendit expressément ; mais il me confia Vanbroc, un joueur de luth flamand, et qui étoit l’homme du monde en qui il se confioit le plus. Il me dit qu’il me le donnoit en garde : que je le cachasse chez moi, et que je ne le laissasse sortir que la nuit. J’exécutai fort bien de ma part tout ce qui m’avoit été ordonné : car je mis Vanbroc dans une soupente, où il eût fallu être chat ou diable pour le trouver. Il ne fit pas si bien de son côté : car il fut découvert par le concierge de l’hôtel de Soissons, au moins à ce que j’ai toujours soupçonné ; et je fus bien étonné qu’un matin, à six heures, je vis toute ma chambre pleine de gens armés, qui m’éveillèrent en jetant la porte en dedans. Le prévôt de L’Ile s’avança, et il me dit en jurant : « Où est Vanbroc ? — À Sedan, je crois, lui répondis-je. » Il redoubla ses juremens, et il chercha dans la paillasse de tous les lits. Il menaça tous mes gens de la question. Aucun d’eux, à la réserve d’un seul, ne lui en put dire des nouvelles. Ils ne s’avisèrent pas de la soupente, qui, dans la vérité, n’étoit pas reconnoissable ; et ils sortirent très-peu satisfaits. Vous pouvez croire qu’une note de cette nature se pouvoit appeler pour moi, à l’égard de la cour, une nouvelle confusion : en voici une autre. La licence de Sorbonne expira ; il fut question de donner les lieux, c’est-à-dire de déclarer publiquement, au nom de tout le corps, lesquels ont le mieux fait dans leurs actes ; et cette déclaration se fait avec de grandes cérémonies. J’eus la vanité de prétendre le premier lieu, et je ne crus pas le devoir céder à l’abbé de La Mothe-Houdancourt, qui est présentement l’archevêque d’Auch, et sur lequel il est vrai que j’avois eu quelques avantages dans les disputes.

M. le cardinal de Richelieu, qui faisoit l’honneur à cet abbé de le reconnoître pour son parent, envoya en Sorbonne le grand prieur de La Porte, son oncle, pour le recommander. Je me conduisis dans cette occasion mieux qu’il n’appartenoit à mon âge : car aussitôt que je le sus, j’allai trouver M. de Raconis[2], évêque de Lavaur, pour le prier de dire à M. le cardinal que comme je savois le respect que je lui devois, je m’étois désisté de ma prétention aussitôt que j’avois appris qu’il y prenoit part. M. de Lavaur me vint retrouver dès le lendemain matin, pour me dire que M. le cardinal ne prétendoit point que M. l’abbé de La Mothe eût l’obligation du lieu à ma cession. La réponse m’outra : je ne répondis que par un sourire et une profonde révérence. Je suivis ma pointe, et j’emportai le premier lieu de quatre-vingt-quatre voix. M. le cardinal de Richelieu, qui vouloit être maître partout et en toutes choses, s’emporta jusqu’à la puérilité. Il menaça les députés de la Sorbonne de raser ce qu’il avoit commencé d’y bâtir, et il fit mon éloge tout de nouveau avec une aigreur incroyable.

Toute ma famille s’épouvanta. Mon père et ma tante de Maignelay[3], qui se joignoient ensemble, la Sorbonne, Remebroc, M. le comte, mon frère qui étoit parti la même nuit, madame de Guémené, à laquelle ils voyoient bien que j’étois fort attaché, souhaitoient avec passion de m’éloigner, et de m’envoyer en Italie. J’y allai et je demeurai à Venise jusqu’à la mi-août, et il ne tint pas à moi de m’y faire assassiner. Je m’amusai à vouloir faire galanterie à la signora Vendranina, noble vénitienne, et qui étoit une des personnes du monde les plus jolies. Le président de Maillé, ambassadeur pour le Roi, qui savoit le péril qu’il y a en ce pays-là pour ces sortes d’aventures, me commanda d’en sortir. Je fis le tour de la Lombardie, et je me rendis à Rome sur la fin de septembre. M. le maréchal d’Estrées y étoit ambassadeur. Il me fit des leçons sur la manière dont je devois vivre, et ces leçons me persuadèrent. Quoique je n’eusse aucun dessein d’être d’Église, je me résolus à tout hasard d’acquérir de la réputation dans une cour ecclésiastique où l’on me verroit avec la soutane. J’exécutai fort bien ma résolution ; je ne laissai pas la moindre ombre de débauche ou de galanterie ; je fus modeste au dernier point dans mes habits : et cette modestie qui paroissoit dans ma personne étoit relevée par une très-grande dépense, par de belles livrées, par un équipage fort leste, et par une suite de sept ou huit gentilshommes, dont il y en avoit quatre chevaliers de Malte. Je disputai dans les écoles de sapience, qui ne sont pas à beaucoup près si savantes que celles de Sorbonne ; et la fortune contribua encore à me relever. Le prince de Schomberg, ambassadeur d’obédience de l’Empire, m’envoya dire, un jour que je jouois au ballon dans les Thermes de l’empereur Antonin, de lui quitter la place. Je lui fis répondre qu’il n’y avoit rien que je n’eusse rendu à Son Excellence si elle me l’eût demandé par civilité ; mais puisque c’étoit un ordre, j’étois obligé de lui dire que je n’en pouvois recevoir d’aucun ambassadeur que de celui du Roi mon maître. Comme il insista, et qu’il m’eut fait dire pour la seconde fois par un de ses estafiers de sortir du jeu, je me mis sur la défensive ; et les Allemands, plus par mépris, à mon sens, du peu de gens que j’avois avec moi que par autre considération, ne poussèrent pas l’affaire. Ce coup porté par un abbé tout modeste à un ambassadeur qui marchoit toujours avec cent mousquetaires à cheval, fit un très-grand éclat à Rome, et si grand que Roze[4], que vous voyez secrétaire du cabinet, et qui étoit ce jour-là dans le jeu du ballon, dit que feu M. le cardinal Mazarin en eut dès ce jour l’imagination saisie, et qu’il lui en a parlé plusieurs fois.

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La santé de M. le cardinal de Richelieu commençoit à s’affoiblir, et à laisser par conséquent quelques vues de possibilité à prétendre à l’archevêché de Paris. M. le comte, qui avoit pris quelque teinture de dévotion dans la retraite de Sedan, et qui sentoit du scrupule de posséder, sous le nom de custodi nos, plus de cent mille livres de rentes en bénéfices, avoit écrit à mon père qu’aussitôt qu’il seroit en état d’en faire agréer à la cour sa démission en ma faveur, il me les remettroit entre les mains. Toutes ces considérations, jointes ensemble, ne me firent pas tout-à-fait perdre la résolution de quitter la soutane, mais elles la suspendirent ; elles firent plus : elles me firent prendre celle de ne la quitter qu’à bonnes enseignes, et par quelques grandes actions ; et comme je ne les voyois ni proches ni certaines, je résolus de me signaler dans ma profession, et de toutes les manières. Je commençai par une très-grande retraite ; j’étudiois presque tout le jour, je ne voyois que fort peu de monde, je n’avois presque plus d’habitude avec toutes les femmes, hors madame de Guémené[5].

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Le diable avoit apparu justement quinze jours avant cette aventure à madame la princesse de Guémené, et il lui apparoissoit souvent, évoqué par les conjurations de M. d’Andilly[6], qui le forçoit, je crois, de faire peur à sa dévote, de laquelle il étoit encore plus amoureux que moi, mais en Dieu, purement et spirituellement. J’évoquai de mon côté un démon qui lui apparut sous une forme plus bénigne et plus agréable. Je la retirai au bout de six semaines de Port-Royal, où elle faisoit de temps en temps des escapades plutôt que des retraites. Je continuai de lui rendre mes respects avec beaucoup d’assiduité, et je charmai par là et par d’autres divertissemens le chagrin que ma profession ne laissoit pas de nourrir toujours dans le fond de mon ame. Il s’en fallut bien peu qu’il ne sortît de cet enchantement une tempête qui eût fait changer de face à l’Europe, pour peu qu’il eût plu à la destinée d’être de mon avis. M. le cardinal de Richelieu aimoit la raillerie, mais il ne pouvoit la souffrir ; et toutes les personnes de cette humeur ne sont jamais que fort aigres. Il en fit une de cette nature en plein cercle à madame de Guémené, et tout le monde remarqua qu’il vouloit me désigner. Elle en fut outrée, et moi plus qu’elle ; car enfin il s’étoit contracté une espèce de ménage entre elle et moi qui avoit souvent du mauvais ménagement, quoique cependant nos intérêts ne fussent pas séparés.

Au même temps madame de La Meilleraye[7], de qui, toute sotte qu’elle étoit, j’étois deveunu amoureux[8], plut à M. le cardinal, au point que le maréchal s’en étoit aperçu devant même qu’il partît pour l’armée. Il en avoit fait la guerre à sa femme, et d’un air qui lui fit croire d’abord qu’il étoit encore plus jaloux qu’ambitieux. Elle le craignoit terriblement, et elle n’aimoit pas M. le cardinal, qui, en la mariant avec son cousin, avoit à la vérité dépouillé sa maison, de laquelle il étoit idolâtre. Le cardinal étoit d’ailleurs encore plus vieux par ses incommodités que par son âge ; et il est vrai de plus que n’étant pédant en rien, il l’étoit tout-à-fait en galanterie. On m’avoit dit le détail des avances qu’il lui avoit faites, qui étoient effectivement ridicules ; mais comme il les continua jusqu’au point de lui faire faire des séjours de temps même considérables à Ruel[9], où il faisoit le sien ordinaire, je m’aperçus que la petite cervelle de la dame ne résisteroit pas long-temps au brillant de la faveur ; et que la jalousie du maréchal céderoit bientôt un peu à son intérêt, qui ne lui étoit pas pleinement indifférent, et à sa foiblesse pour la cour, foiblesse qui n’a jamais eu d’égale.

J’étois dans les premiers feux[10] de cette nouvelle passion ; et je me figurois tant de plaisir à triompher du cardinal de Richelieu en un aussi beau champ de bataille que celui de l’Arsenal, que la rage se coula dans le plus intérieur de mon ame, aussitôt que je reconnus qu’il y avoit du changement dans toute la famille. Le mari consentoit qu’on allât souvent à Ruel ; la femme ne me faisoit plus que des confidences qui me paroissoient assez souvent fausses. Enfin la colère de madame de Guémené, dont je vous ai dit le sujet ci-dessus, la jalousie que j’eus pour madame de La Meilleraye, mon aversion pour ma profession, s’unirent ensemble dans ce moment fatal, et faillirent à produire un des plus grands et des plus fameux événemens de notre siècle.

La Rochepot[11], mon cousin germain et mon ami intime, étoit domestique de M. le duc d’Orléans[12], et extrêmement dans sa confidence. Il haïssoit cordialement M. le cardinal de Richelieu, et parce qu’il étoit fils de madame Du Fargis, persécutée et mise en effigie par le ministre, et parce que tout de nouveau M. le cardinal, qui tenoit encore son père prisonnier à la Bastille, avoit refusé l’agrément du régiment de Champagne pour lui à M. le maréchal de La Meilleraye, avoit une estime particulière pour sa valeur. Vous pouvez croire que nous faisions souvent ensemble le panégyrique du cardinal, et des invectives contre la foiblesse de Monsieur, qui, après avoir engagé M. le comte à sortir du royaume et à se retirer à Sedan, sous la parole qu’il lui donna de l’y venir joindre, étoit revenu de Blois honteusement à la cour.

Comme j’étois aussi plein des sentimens que je viens de vous marquer, que La Rochepot l’étoit de ceux que l’état de sa maison et de sa personne lui devoient donner, nous entrâmes aisément dans les mêmes pensées, qui furent de nous servir de la foiblesse de Monsieur pour exécuter ce que la hardiesse de ses domestiques fut sur le point de lui faire exécuter à Corbie, dont il faut, pour plus d’éclaircissement, vous entretenir un moment.

Les ennemis étant entrés en Picardie l’année 1636, sous le commandement de M. le prince Thomas de Savoie[13] et de Piccolomini, le Roi y alla en personne, et y mena Monsieur son frère pour général de son armée, et M. le comte pour lieutenant général. Ils étoient l’un et l’autre très-mal avec M. le cardinal de Richelieu, qui ne leur donna cet emploi que par la pure nécessité des affaires, et parce que les Espagnols, qui menaçoient le cœur du royaume, avoient déjà pris Corbie, La Capelle et Le Catelet. Aussitôt qu’ils se furent retirés dans les Pays-Bas et que le Roi eut repris Corbie, l’on ne douta point que l’on ne cherchât les moyens de perdre M. le comte, qui avoit donné beaucoup de jalousie au ministre par son courage, par sa civilité, par sa dépense, et parce qu’il étoit intimement lié avec M. le prince, et qui avoit surtout commis le crime capital de refuser le mariage de madame d’Aiguillon[14]. L’Epinay, Montrésor et La Rochepot n’oublièrent rien pour donner à Monsieur, par l’appréhension, le courage de se défaire du cardinal. Saint-Ibal, Varicarville, Bardouville et Beauregard, père de celui qui est à moi, le persuadèrent à M. le comte. La chose fut résolue, mais elle ne fut pas exécutée. Ils eurent le cardinal dans leurs mains à Amiens, et ils ne lui firent rien. Je n’ai jamais su pourquoi : je leur en ai ouï parler à tous, et chacun rejetoit la faute sur son compagnon. Je ne sais dans la vérité ce qui en est. Ce qui est vrai est qu’aussitôt qu’ils furent à Paris, la frayeur les saisit tous. M. le comte[15]… se retira à Sedan, qui étoit en ce temps-là en souveraineté à M. de Bouillon[16] ; Monsieur alla à Blois ; et M. de Retz[17], qui n’étoit pas de l’entreprise d’Amiens, mais qui étoit fort attaché à M. le comte, partit la nuit en poste de Paris, et se jeta dans Belle-Ile. Le Roi envoya à Blois M. le comte de Guiche[18], qui est présentement M. le maréchal de Gramont, et M. de Chavigni[19], secrétaire d’État et confidentissime du cardinal. Ils firent peur à Monsieur, et ils le ramenèrent à Paris, où il avoit encore plus de peur : car ceux qui étoient à lui dans sa maison, c’est-à-dire ceux de ses domestiques qui n’étoient point gagnés par la cour, ne manquoient pas de le prendre par cet endroit, qui étoit son foible, pour l’obliger de penser à sa sûreté, ou plutôt à la leur. Ce fut de ce penchant de la peur que nous crûmes, La Rochepot et moi, que nous le pourrions précipiter dans nos pensées. L’expression est bien irrégulière, mais je n’en trouve point qui marque mieux le caractère d’un esprit comme le sien. Il pensoit tout, et il ne vouloit rien ; et quand par hasard il vouloit quelque chose, il falloit l’y pousser en même temps, ou plutôt l’y jeter, pour le lui faire exécuter.

La Rochepot fit tous les efforts possibles ; et comme il vit que l’on ne répondoit que par des remises, et par les impossibilités qu’on trouvoit à tous les expédiens qu’il proposoit, il s’avisa d’un moyen qui étoit assurément hasardeux, et qui, par un sort assez commun aux actions extraordinaires, l’étoit beaucoup moins qu’il ne le paroissoit.

M. le cardinal de Richelieu devoit tenir sur les fonts Mademoiselle[20], qui, comme vous pouvez juger, étoit baptisée il y avoit fort long-temps ; mais les cérémonies du baptême n’avoient pas été faites. Il devoit venir pour cet effet au dôme[21], où Mademoiselle logeoit, et le baptême se devoit faire dans sa chapelle. La proposition de La Rochepot fut de continuer à faire voir à Monsieur, à tous les momens du jour, la nécessité de se défaire du cardinal ; de lui parler moins qu’à l’ordinaire du détail de l’action, afin d’en moins hasarder le secret ; de se contenter de l’en entretenir en général, et pour l’y accoutumer et pour lui pouvoir dire en temps et lieu que l’on ne la lui avoit pas celée ; que l’on avoit plusieurs expériences qu’il ne pouvoit lui-même être servi qu’en cette manière ; qu’il l’avoit lui-même avoué maintes fois à lui La Rochepot ; qu’il n’y avoit donc qu’à s’associer de braves gens qui fussent capables d’une action déterminée ; qu’à poster des relais, sous prétexte d’un enlèvement, sur le chemin de Sedan ; qu’à exécuter la chose au nom de Monsieur et en sa présence, dans la chapelle, le jour de la cérémonie ; que Monsieur l’avoueroit de tout son cœur dès qu’elle seroit exécutée ; et que nous le mènerions de ce pas sur nos relais à Sedan, dans un intervalle où l’abattement des sous-ministres, joint à la joie que le Roi auroit d’être délivré de son tyran, auroit laissé la cour en état de songer plutôt à le rechercher qu’à le poursuivre. Voilà la vue de La Rochepot, qui n’étoit nullement impraticable ; et je le sentis par l’effet que la possibilité prochaine fit dans mon esprit, tout différent de celui que la simple spéculation y avoit produit.

J’avois blâmé peut-être cent fois avec La Rochepot l’inaction de Monsieur et celle de M. le comte à Amiens. Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont j’avois réveillé l’idée moi-même dans l’esprit de La Rochepot, je sentis je ne sais quoi qui pouvoit être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompai : mais enfin l’imagination de l’assassinat d’un prêtre, d’un cardinal, me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi, et me dit ces propres paroles : « Quand vous serez à la guerre, vous n’enlèverez point de quartiers, de peur d’y assassiner des gens endormis. » J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime, qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par de grands périls. Nous prîmes et nous concertâmes notre résolution. J’engageai dès le soir Launoi, que vous voyez à la cour sous le nom de marquis de Pienne. La Rochepot s’assura de La Frette, du marquis de Boissy, et de L’Etourville qu’il savoit être attaché à Monsieur et enragé contre le cardinal. Nous fîmes nos préparatifs. L’exécution étoit sûre ; le péril étoit grand pour nous, mais nous pouvions raisonnablement en sortir, parce que la garde de Monsieur, qui étoit dans le logis, nous eût infailliblement soutenus contre celle du cardinal, qui ne pouvoit être qu’à la porte. La fortune, plus forte que sa garde, le tira de ce pas. Il tomba malade, ou lui, ou Mademoiselle : je ne m’en souviens pas précisément. La cérémonie fut différée. Il n’y eut plus d’occasion. Monsieur s’en retourna à Blois, et le marquis de Boissy nous déclara qu’il ne nous découvriroit pas ; mais qu’il ne pouvoit plus être de cette partie, parce qu’il venoit de recevoir je ne sais quelle grâce du cardinal.

Je vous confesse que cette entreprise, qui nous eût comblés de gloire si elle nous eût réussi, ne m’a jamais plu. Je n’en ai pas le même scrupule que des deux fautes que je vous ai marqué ci-dessus avoir commises contre la morale ; mais je voudrois de tout mon cœur n’avoir jamais été de cette entreprise. L’ancienne Rome l’auroit estimée : mais ce n’est pas par cet endroit que j’estime l’ancienne Rome. Je ressens avec tant de reconnoissance et avec tant de tendresse la bonté que vous avez de vouloir bien être informée de mes actions, que je ne me puis empêcher de vous rendre compte de toutes mes pensées : et je trouve un plaisir incroyable à les aller chercher dans le fond de mon ame, à vous les apporter et à vous les soumettre.

Il y a assez souvent de la folie à conjurer ; mais il n’y a rien de pareil pour faire les gens sages dans la suite, au moins pour quelque temps. Comme le péril, dans ces sortes d’affaires, dure même après les occasions, l’on est prudent et circonspect dans les momens qui le suivent.

Le comte de La Rochepot, voyant que notre coup étoit manqué, se retira à Commercy, qui étoit à lui, pour sept ou huit mois. Le marquis de Boissy alla trouver M. le duc de Rouanez, son père, en Poitou. Pienne, La Frette et L’Etourville prirent le chemin des lieux de leurs maisons. Mes attachemens me retinrent à Paris, mais si serré et si modéré que j’étudiois tout le jour, et que le peu que je paroissois laissoit toutes les apparences d’un bon ecclésiastique. Nous les gardâmes si bien les uns et les autres, que l’on n’eut jamais le moindre vent de cette entreprise pendant le temps de M. le cardinal de Richelieu, qui a été le ministre du monde le mieux averti. L’imprudence de La Frette et de L’Etourville fit qu’elle ne fut pas secrète après sa mort. Je dis leur imprudence : car il n’y a rien de plus mal habile que de se faire croire capable des choses dont les exemples sont à craindre.

La déclaration de M. le comte nous tira quelque temps après hors de nos tanières, et nous nous réveillâmes au bruit de ses trompettes. Il faut reprendre son histoire d’un peu plus loin.

J’ai remarqué ci-dessus qu’il s’étoit retiré à Sedan par la seule raison de sa sûreté, qu’il ne pouvoit trouver à la cour. Il écrivit au Roi en y arrivant : il l’assura de sa fidélité, et il lui promit de ne rien entreprendre, dans le temps de son séjour en ce lieu, contre son service. Il est certain qu’il lui tint très-fidèlement sa parole que toutes les offres de l’Espagne et de l’Empire ne le touchèrent point, et qu’il rebuta même avec colère les conseils de Saint-Ibal et de Bardouville, qui le vouloient porter au mouvement. Campion[22], qui étoit son domestique, et qu’il avoit laissé à Paris pour y faire les affaires qu’il pouvoit avoir à la cour, me disoit tout ce détail par son ordre ; et je me souviens, entre autres, d’une lettre qu’il lui écrivoit un jour, dans laquelle je lus ces propres paroles : « Les gens que vous connoissez n’oublient rien pour m’obliger à traiter avec les ennemis. Ils m’accusent de foiblesse, parce que je redoute les exemples de Charles de Bourbon et de Robert d’Artois. » Campion avoit ordre de me faire voir cette lettre, et de m’en demander mon sentiment. Je pris la plume au même instant, et j’écrivis, à un petit endroit de la réponse qu’il avoit commencée : Et moi je les accuse de folie. Ce fut le propre jour que je partis pour aller en Italie. Voici la raison de mon sentiment :

M. le comte avoit toute la hardiesse du cœur que l’on appelle communément vaillance, au plus haut point qu’un homme la puisse avoir ; et il n’avoit pas, même dans le degré le plus commun, la hardiesse de l’esprit, qui est ce qu’on nomme résolution. La première est ordinaire et même vulgaire ; la seconde est même plus rare que l’on ne se le peut imaginer : elle est toutefois encore plus nécessaire que l’autre pour les grandes actions ; et y a-t-il une action au monde plus grande que celle d’un parti ? Celle d’une armée a sans comparaison moins de ressorts ; celle d’un État en a davantage, mais les ressorts n’en sont pas à beaucoup près si fragiles ni si délicats. Enfin je suis persuadé qu’il faut de plus grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers ; et que, dans le rang des qualités qui le composent, la résolution marche de pair avec le jugement : je dis avec le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible. M. le comte n’avoit pas un grain de cette sorte de jugement qui ne se rencontre même que très-rarement dans un grand esprit. Le sien étoit médiocre, et susceptible par conséquent des injustes défiances, qui est de tous les caractères celui qui est le plus opposé à un bon chef de parti, dont la qualité la plus souvent et la plus indispensablement praticable est de supprimer en beaucoup d’occasions, et de cacher en toutes, les soupçons même les plus légitimes.

Voilà ce qui m’obligea à n’être pas de l’avis de ceux qui vouloient que M. le comte fît la guerre civile. Varicarville, qui étoit le plus sensé et le moins emporté de toutes les personnes de qualité qui étoient auprès de M. le comte, m’a dit depuis que quand il vit ce que j’avois écrit dans la lettre de Campion le jour que je partis pour aller en Italie, il ne douta pas des motifs qui m’avoient porté, contre mon inclination, à ce sentiment.

M. le comte se défendit toute cette année et toute la suivante des instances des Espagnols et des importunités des siens, beaucoup plus par les sages conseils de Varicarville que par sa propre force. Mais rien ne le put défendre des inquiétudes de M. le cardinal de Richelieu, qui lui faisoit faire tous les jours, sous le nom du Roi, des éclaircissemens fâcheux. Ce détail seroit trop long à vous déduire, et je me contenterai de vous marquer que le ministre, contre ses intérêts, précipita M. le comte dans la guerre civile, par des chicaneries que ceux qui sont favorisés à un certain point par la fortune ne manquent jamais de faire aux malheureux.

Comme les esprits commencèrent à s’aigrir plus qu’à l’ordinaire, M. le comte me commanda de faire un voyage secret à Sedan. Je le vis la nuit dans le château où il logeoit ; je lui parlai en présence de M. de Bouillon, de Saint-Ibal, de Bardouville et de Varicarville ; et je trouvai que la véritable raison pour laquelle il m’avoit mandé étoit le désir qu’il avoit d’être éclairci de bouche, et plus en détail que l’on ne le peut être par une lettre, de l’état de Paris. Le compte que je lui en rendis ne put lui être que très-agréable. Je lui dis (et il étoit vrai) qu’il y étoit aimé, honoré, adoré, et que son ennemi y étoit redouté et abhorré. M. de Bouillon, qui vouloit en toutes façons la rupture, prit cette occasion pour en exagérer les avantages ; Saint-Ibal l’appuya avec force, Varicarville les combattit avec vigueur.

Je me sentois trop jeune pour dire mon avis. M. le comte m’y força, et je pris la liberté de lui représenter qu’un prince du sang doit plutôt faire une guerre civile, que de rien remettre de sa réputation ou de sa dignité ; mais aussi qu’il n’y avoit que ces deux considérations qui l’y pussent judicieusement obliger, parce qu’il hasarde l’une ou l’autre par le mouvement, toutes les fois que l’une ou l’autre ne le rend pas nécessaire ; qu’il me paroissoit bien éloigné de cette nécessité ; que sa retraite à Sedan le défendoit des bassesses auxquelles la cour avoit prétendu l’obliger : par exemple, à celle de recevoir la main gauche dans la maison même du cardinal ; que la haine que l’on avoit pour le ministre attachoit même à cette retraite la faveur publique, qui est toujours beaucoup plus assurée par l’inaction que par l’action, parce que la gloire de l’action dépend du succès, dont personne ne se peut répondre ; et que celle que l’on rencontre en ces matières dans l’inaction est toujours sûre, étant fondée sur la haine dont le public ne se dément jamais à l’égard du ministre. Qu’il seroit, à mon avis, plus glorieux à M. le comte de se soutenir par son propre poids, c’est-à-dire par celui de sa vertu, à la vue de toute l’Europe, contre l’artifice d’un ministre aussi puissant que le cardinal de Richelieu ; qu’il lui seroit, dis-je, plus glorieux de se soutenir par une conduite sage et réglée, que d’allumer un feu dont les suites étoient fort incertaines ; qu’il étoit vrai que le ministre étoit en exécration, mais que je ne voyois pas encore que l’exécration fût au période qu’il est nécessaire de prendre bien justement pour les grandes résolutions ; que la santé de M. le cardinal commençoit à recevoir beaucoup d’atteintes ; que s’il périssoit d’une maladie, M. le comte auroit l’avantage d’avoir fait voir au Roi et au public qu’étant aussi considérable qu’il étoit et par sa personne et par l’important poste de Sedan, il n’auroit sacrifié qu’au bien et au repos de l’État ses propres ressentimens ; et que si la santé de M. le cardinal se rétablissoit, sa puissance deviendroit aussi odieuse de plus en plus, et fourniroit infailliblement, par l’abus qu’il ne manqueroit pas d’en faire, des occasions plus favorables aux mouvemens que celle qui se voyoit présentement.

Voilà à peu près ce que je dis à M. le comte : il en parut touché. M. de Bouillon s’en mit en colère, et me dit même d’un ton de raillerie : « Vous avez le sang bien froid pour un homme de votre âge ! » À quoi je lui répondis ces propres mots : « Tous les serviteurs de M. le comte vous sont si obligés, monsieur, qu’ils doivent tout souffrir de vous ; mais il n’y a que cette considération qui m’empêche de penser, à l’heure qu’il est, que vous pourrez bien n’être pas toujours entre vos bastions. » M. de Bouillon revint à lui ; il me fit toutes les honnêtetés imaginables, et telles qu’elles furent les commencemens de notre amitié. Je demeurai encore deux jours à Sedan, dans lesquels M. le comte changea cinq fois de résolution ; et Saint-Ibal me confessa, à deux reprises différentes, qu’il étoit difficile de rien espérer d’un homme de cette humeur. M. de Bouillon le détermina à la fin. L’on manda don Miguel de Salamanque, ministre d’Espagne ; l’on me chargea de travailler à gagner des gens dans Paris ; l’on me donna un ordre pour toucher de l’argent et pour l’employer à cet effet ; et je revins de Sedan, chargé de plus de lettres qu’il n’en falloit pour faire le procès à deux cents hommes.

Comme je ne pouvois pas me reprocher de n’avoir pas parlé à M. le comte dans ses véritables intérêts, qui n’étoient point assurément d’entreprendre une affaire dont il n’étoit pas capable, je crus que j’avois toute la liberté de songer à ce qui étoit des miens, que je trouvois même sensiblement dans cette guerre. Je haïssois ma profession plus que jamais : j’y avois été jeté d’abord par l’entêtement de mes proches ; le destin m’y avoit retenu par toutes les chaînes et du plaisir et du devoir : je m’y trouvois et m’y sentois lié d’une manière à laquelle je ne voyois plus d’issue. J’avois vingt-cinq ans passés, et je concevois aisément que cet âge étoit bien avancé pour commencer à porter le mousquet. Ce qui me faisoit le plus de peine étoit la réflexion que je faisois, qu’il y avoit eu des momens dans lesquels j’avois, par un trop grand attachement à mes plaisirs, serré moi-même les chaînes par lesquelles il sembloit que la fortune eût pris plaisir de m’attacher malgré moi à l’Église. Jugez, par l’état où ces pensées me devoient mettre, de la satisfaction que je trouvois dans une occasion qui me donnoit lieu d’espérer que je pourrois trouver dans cet embarras une issue non-seulement honnête, mais illustre ! Je pensai aux moyens de me distinguer : je les imaginai, je les suivis. Vous conviendrez qu’il n’y eut que la destinée qui rompit mes mesures.

Messieurs les maréchaux de Vitry[23] et de Bassompierre[24], M. le comte de Cramail, M. Du Fargis et Du Coudray-Montpensier étoient en ce temps-là prisonniers à la Bastille pour différens sujets. Mais comme la longueur des prisons en adoucit la rigueur, ils y étoient traités avec beaucoup d’honnêteté, et même avec beaucoup de liberté. Leurs amis les alloient voir, et l’on dînoit même quelquefois avec eux. L’occasion de M. Du Fargis, qui avoit épousé une sœur de ma mère, m’avoit donné habitude avec les autres ; et j’avois reconnu, dans la conversation de quelques-uns d’entre eux, des mouvemens qui m’obligèrent à y faire réflexion. M. le maréchal de Vitry avoit peu de sens, mais il étoit hardi jusqu’à la témérité ; et l’emploi qu’il avoit eu de tuer le maréchal d’Ancre lui avoit donné dans le monde, quoique fort injustement, à mon avis, un certain air d’affaires et d’exécution. Il m’avoit paru fort animé contre le cardinal, et je crus qu’il ne pourroit pas être inutile dans la conjoncture présente. Je ne m’adressai pas néanmoins directement à lui ; et je crus qu’il seroit plus à propos de sonder M. le comte de Cramail, qui avoit de l’entendement et tout pouvoir sur son esprit. Il m’entendit à demi mot, et il me demanda d’abord si je m’étois ouvert dans la Bastille à quelqu’un. Je lui répondis sans balancer : « Non, monsieur, et je vous en dirai la raison en peu de mots. M. le maréchal de Bassompierre est trop causeur ; je ne compte rien sur M. le maréchal de Vitry que par vous ; la fidélité de Du Coudray m’est un peu suspecte ; et mon bon oncle Du Fargis est un bon et brave homme, mais il a le crâne étroit. — À qui vous fiez-vous dans Paris ? » me dit d’un même fil M. le comte de Cramail. « À personne, monsieur, lui repartis-je, qu’à vous seul. — Bon, reprit-il brusquement, vous êtes mon homme. J’ai quatre-vingts ans passés, vous n’en avez que vingt-cinq : je vous tempérerai, et vous m’échaufferez. » Nous entrâmes en matière, nous fîmes notre plan ; et lorsque je le quittai, il me dit ces propres paroles : « Laissez-moi huit jours, je vous parlerai après plus décisivement ; et j’espère que je ferai voir au cardinal que je suis bon à autre chose qu’à faire les Jeux de l’inconnu. » Vous remarquerez, s’il vous plaît, que les Jeux de l’inconnu étoit un livre, à la vérité très-mal fait, que le comte de Cramail avoit mis au jour, et duquel M. le cardinal de Richelieu s’étoit fort moqué. Vous vous étonnerez sans doute de ce que, pour une affaire de cette nature, je jetai les yeux sur des prisonniers ; mais je me justifierai même par la nature de l’affaire, qui ne pouvoit être en de meilleures mains, comme vous l’allez voir.

J’allai justement dîner le huitième jour avec M. le maréchal de Bassompierre, qui, s’étant mis au jeu sur les trois heures avec madame de Gravelle, aussi prisonnière, et avec le bonhomme Du Tremblay, gouverneur de la Bastille, nous laissa très-naturellement M. de Cramail et moi ensemble. Nous allâmes sur la terrasse ; et là M. le comte de Cramail, après m’avoir fait mille remercîmens de la confiance que j’avois prise en lui, et mille protestations de service pour M. le comte, me tint ce propre discours : « Il n’y a qu’un coup d’épée ou Paris qui nous puissent défaire du cardinal. Si j’avois été de l’entreprise d’Amiens, je n’aurois pas fait, au moins à ce que je crois, comme ceux qui ont manqué leur coup. Je suis de celle de Paris, elle est immanquable. J’y ai bien pensé. Voilà ce que j’ai ajouté à notre plan. » En finissant ce mot, il me coula dans la main un papier écrit des deux côtés, dont voici la substance : « Qu’il avoit parlé à M. le maréchal de Vitry, qui étoit dans toutes les dispositions du monde de servir M. le comte ; qu’ils répondoient l’un et l’autre de se rendre maîtres de la Bastille, où toute la garnison étoit à eux ; qu’ils répondoient aussi de l’Arsenal ; qu’ils se déclareroient aussitôt que M. le comte auroit gagné une bataille, à condition que je leur fisse voir au préalable, comme je l’avois avancé à lui comte de Cramail, qu’ils seroient soutenus par un nombre considérable d’officiers, des colonels de Paris. » Cet écrit contenoit ensuite beaucoup d’observations sur le détail de la conduite de l’entreprise, et même beaucoup de conseils qui regardoient celle de M. le comte. Ce que j’y admirois le plus fut la facilité que ces messieurs eussent trouvée à l’exécution.

Il falloit bien que la connoissance que j’avois du dedans de la Bastille, par l’habitude que j’avois avec eux, me l’eût fait croire possible, puisqu’il m’étoit venu dans l’esprit de la leur proposer. Mais je vous confesse que quand j’eus examiné le plan de M. le comte de Cramail, qui étoit un homme d’une grande expérience et de très-bon sens, je faillis à tomber de mon haut, en voyant que des prisonniers disposoient de la Bastille avec la même liberté qu’eût pu prendre le gouverneur le plus autorisé dans sa place.

Comme toutes les circonstances extraordinaires sont d’un merveilleux poids dans les révolutions populaires, je fis réflexion que celle-ci, qui l’étoit au dernier point, feroit un effet admirable dans la ville, aussitôt qu’elle y éclateroit. Et comme rien n’anime et n’appuie plus un mouvement que le ridicule de ceux contre lesquels on le fait, je connus qu’il nous seroit aisé d’y tourner de tout point la conduite d’un ministre capable de souffrir que des prisonniers fussent en état de l’accabler, pour ainsi dire, de leurs propres chaînes. Je ne perdis pas le temps dans les suites, je m’ouvris à feu M. d’Etampes, président du grand conseil, et à M. L’Ecuyer, présentement doyen de la chambre des comptes, tous deux colonels, et fort autorisés parmi les bourgeois ; et je les trouvai tels que M. le comte me l’avoit dit : c’est-à-dire passionnés pour ses intérêts, et persuadés que le mouvement n’étoit pas seulement possible, mais qu’il étoit même facile. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces deux génies, très-médiocres même dans leur profession, étoient d’ailleurs peut-être les plus pacifiques qui fussent dans le royaume. Mais il y a des feux qui embrasent tout : l’importance est d’en connoître et d’en prévoir le moment.

M. le comte m’avoit ordonné de ne me découvrir qu’à ces deux hommes dans Paris. J’y en ajoutai de moi-même deux autres, dont l’un fut Parmentier, substitut du procureur général et l’autre L’Epinay, auditeur de la chambre des comptes. Parmentier étoit capitaine du quartier de Saint-Eustache, qui regarde la rue des Prouvelles, considérable par le voisinage des halles. L’Epinai y commandoit, comme lieutenant, la compagnie qui les joignoit du côté de Montmartre, et y avoit beaucoup plus de crédit que le capitaine, qui d’ailleurs étoit son beau-frère. Parmentier, qui par l’esprit et par le cœur étoit aussi capable d’une grande action qu’homme que j’aie jamais connu, m’assura qu’il disposeroit à coup sûr de Brigalier, conseiller à la cour des aides, capitaine de son quartier, et très-puissant dans le peuple. Mais il m’ajouta en même temps qu’il ne falloit lui parler de rien, parce qu’il étoit léger et sans secret.

M. le comte m’avoit fait toucher douze mille écus par les mains de Duneau, l’un de ses secrétaires, sous je ne sais quel prétexte. Je les portai à ma tante de Maignelay, en lui disant que c’étoit une restitution qui m’avoit été confiée par un de mes amis à sa mort, à condition de l’employer moi-même au soulagement des pauvres qui ne mendioient pas ; que comme j’avois fait serment sur l’Évangile de distribuer moi-même cette somme, je m’en trouvois extrêmement embarrassé, parce que je ne connoissois pas les gens ; et que je la suppliois de vouloir bien en prendre le soin. Elle en fut ravie : ellee me dit qu’elle le feroit très-volontiers ; mais que comme j’avois promis de faire moi-même cette distribution, elle vouloit absolument que j’y fusse présent, et pour demeurer fidèlement dans ma parole, et pour m’accoutumer moi-même aux œuvres de charité. C’étoit justement ce que je demandois, pour avoir lieu de me faire connoître à tous les nécessiteux de Paris ; ainsi je me laissois tous les jours comme traîner par ma tante dans les faubourgs et dans les greniers, et je voyois très-souvent chez elle des gens bien vêtus, connus même quelquefois, qui venoient à l’aumône secrète. La bonne femme ne manquoit presque jamais de leur dire : « Priez bien Dieu pour mon neveu ; c’est lui de qui il lui a plu se servir pour cette bonne œuvre. » Jugez de l’état où cela me mettoit parmi les gens qui sont sans comparaison plus considérables que tous les autres dans les émotions populaires ! Les riches n’y viennent que par force ; les mendians y nuisent plus qu’ils n’y servent, parce que la crainte du pillage les fait appréhender. Ceux qui y peuvent le plus sont les gens qui sont assez pressés dans leurs affaires pour désirer du changement dans le public, et dont la pauvreté ne passe toutefois pas jusqu’à la mendicité publique. Je me fis donc connoître à cette sorte de gens trois ou quatre mois durant, avec une application toute particulière ; et il n’y avoit point d’enfans au coin de leur feu à qui je ne donnasse toujours, en mon particulier, quelques bagatelles. Je connoissois Nanon et Babet. Le voile de madame de Maignelay, qui n’avoit jamais fait d’autre vie, couvroit toutes choses. Je faisois même un peu le dévot, et j’allois aux conférences de Saint-Lazarre[25].

Mes deux correspondans de Sedan, qui étoient Varicarville et Beauregard, me mandoient de temps en temps que M. le comte étoit le mieux intentionné du monde ; qu’il n’avoit plus balancé depuis qu’il avoit pris son parti. Et je me souviens entre autres qu’un jour Varicarville m’écrivit que lui et moi lui avions fait autrefois une horrible injustice ; et que cela étoit si vrai qu’il falloit présentement le retenir, et qu’il faisoit même paroître trop d’empressement aux conseils de l’Empire et de l’Espagne. Vous observerez, s’il vous plaît, que ces deux cours, qui lui avoient fait des instances incroyables quand il balançoit, commencèrent à tenir bride en main dès qu’elles le virent résolu, par une fatalité que le flegme naturel au climat d’Espagne attache sous le titre de prudence à la politique de la maison d’Autriche. Et vous pouvez remarquer en même temps que M. le comte, qui avoit témoigné une fermeté inébranlable trois mois durant, changea tout d’un coup de sentiment, dès que les ennemis lui eurent accordé ce qu’il leur avoit demandé. Tel est l’état de l’irrésolution : elle n’a jamais plus d’incertitude que dans la conclusion.

Je fus averti de cette convulsion par un courrier que Varicarville me dépêcha exprès. Je partis la nuit même, et j’arrivai à Sedan une heure après Autreville, négociateur en titre d’office, que M. de Longueville[26], beau-frère de M. le comte, avoit envoyé. Il y portoit des ouvertures d’accommodement plausibles, mais captieuses. Nous nous joignîmes tous pour les combattre. Ceux qui avoient toujours été avec M. le comte représentèrent avec force tout ce qu’il avoit cru et dit depuis qu’il s’étoit résolu à la guerre. Saint-Ibal, qui avoit négocié pour lui à Bruxelles, le pressoit sur ses engagemens, sur ses avances, sur ses instances ; insistoit sur les pas que j’avois faits par son ordre dans Paris ; sur les paroles données à messieurs de Vitry et de Cramail ; sur le secret confié à deux personnes par son commandement, et à quatre autres pour son service et par son aveu. La matière étoit belle, et depuis ses engagemens n’étoit plus problématique. Nous persuadâmes à la fin, ou plutôt nous emportâmes après quatre jours de conflit. Autreville fut renvoyé avec une réponse très-fière ; M. de Guise, qui s’étoit joint avec M. le comte, et qui avoit fort souhaité la rupture, alla à Liège donner ordre à des levées. Saint-Ibal retourna à Bruxelles pour conclure le traité ; Varicarville prit la poste pour Vienne, et je revins à Paris, pour dire aux conjurés les irrésolutions de notre chef. Il y en eut encore depuis quelques nuages, mais légers ; et comme je sus que du côté des Espagnols tout étoit en état, je fis à Sedan mon dernier voyage, pour y prendre mes dernières mesures.

J’y trouvai Metternich, colonel d’un des plus vieux régimens de l’Empire, envoyé par le général Lamboy qui s’avançoit avec une armée fort leste, et presque toute composée de vieilles troupes. Le colonel assura M. le comte qu’il avoit ordre de faire absolument tout ce que M. le comte lui commanderoit ; et même de donner bataille au maréchal de Châtillon[27], qui commandoit les armées de France qui étoient sur la Meuse. Comme toute l’entreprise de Paris dépendoit de ce succès, je fus bien aise de m’éclaircir de ce détail le plus que je pourrois par moi-même. M. le comte trouva bon que j’allasse à Givet avec Metternich. J’y trouvai l’armée belle et en bon état : j’y vis don Miguel de Salamanque, qui me confirma ce que Metternich avoit dit et je revins à Paris avec trente-deux blancs signés de M. le comte. Je rendis compte de tout à M. le maréchal de Vitry, qui fit l’ordre de l’entreprise, qui l’écrivit de sa main, et qui le porta cinq ou six jours dans sa poche : ce qui est assez rare dans les prisons. Voici la substance de cet ordre :

Aussitôt que nous aurions reçu la nouvelle du gain de la bataille, nous la devions publier dans Paris avec toutes les figures. Messieurs de Vitry et de Cramail devoient s’ouvrir en même temps aux autres prisonniers, se rendre maîtres de la Bastille, arrêter le gouverneur, sortir dans la rue Saint-Antoine avec une troupe de noblesse dont M. le maréchal de Vitry étoit assuré ; crier vive le Roi et M. le comte ! M. d’Etampes devoit, à l’heure donnée, faire battre le tambour par toute sa colonelle, joindre le maréchal de Vitry au cimetière Saint-Jean, et marcher au palais pour rendre des lettres de M. le comte au parlement, et l’obliger de donner arrêt en sa faveur. Je devois, de mon côté, me mettre à la tête des compagnies de Parmentier et de Guerin, desquelles L’Epinai me répondoit, avec vingt-cinq gentilshommes que j’avois engagés sous différens prétextes, sans qu’ils sussent eux-mêmes précisément ce que c’étoit. Mon bonhomme de gouverneur, qui croyoit lui-même que je voulois enlever mademoiselle de Rohan, m’en avoit amené douze de son pays. Je faisois état de me saisir du Pont-Neuf, de donner la main par les quais à ceux qui marcheroient au Palais, et de pousser ensuite les barricades dans les lieux qui nous paroîtroient les plus soulevés. La disposition de Paris nous faisoit croire le succès infaillible. Le secret y fut gardé jusqu’au prodige. M. le comte donna la bataille, et la gagna. Vous croyez sans doute l’affaire bien avancée : rien moins. M. le comte est tué dans le moment de sa victoire ; et il est tué au milieu des siens, sans qu’il y en ait jamais eu un seul qui ait pu dire comment la chose est arrivée. Cela est incroyable, et cela est pourtant vrai[28].

Jugez de l’état où je fus quand j’appris cette nouvelle ! M. le comte de Cramail, le plus sage assurément de toute notre troupe, ne songea plus qu’à couvrir le secret, qui du côté de Paris n’étoit qu’entre six personnes. C’étoit toujours beaucoup ; mais le manquement de secret étoit encore plus à craindre du côté de Sedan, où il y avoit des gens beaucoup moins intéressés à le garder ; parce que, ne revenant point en France, ils avoient moins de lieu d’en appréhender le châtiment. Tout le monde fut cependant également religieux. Messieurs de Vitry et de Cramail, qui avoient au commencement balancé à se sauver, se rassurèrent. Personne du monde ne parla ; et cette réflexion, jointe à une autre dont je vous parlerai dans la suite de ce discours, m’a obligé de penser et de dire souvent que le secret n’est pas si rare qu’on le croit entre des gens qui ont accoutumé de se mêler des grandes affaires.

La mort de M. le comte me fixa dans ma profession, parce que je crus qu’il n’y avoit plus rien de considérable à faire, et que je me croyois trop âgé pour en sortir par quelque chose qui ne fût pas considérable. D’ailleurs la santé de M. le cardinal de Richelieu s’affoiblissoit, et l’archevêché de Paris commençoit à flatter mon ambition. Je ne me résolus donc pas seulement à suivre, mais à faire ma profession. Tout m’y portoit : madame de Guémené s’étoit retirée depuis six semaines dans la maison de Port-Royal : M. d’Andilly me l’avoit enlevée. Elle ne mettoit plus de poudre, elle ne se frisoit plus, et elle m’avoit donné mon congé dans la forme la plus authentique que l’ordre de la pénitence pouvoit demander.

  1. Louis de Bourbon, comte de Soissons, tué à la bataille de Marfée près de Sedan, en 1641. (A. E.)
  2. M. de Raconis : Charles-François d’Abra, prédicateur et aumônier de Louis XIII, se fit connoître par un Traité de philosophie, qu’il publia en 1617. Il partageoit avec Boisrobert la confiance du cardinal de Richelieu, qui, connoissant son extrême facilité, s’amusoit quelquefois à lui faire improviser des sermons sur des textes qu’il lui donnoit. S’étant élevé contre les jansénistes, ceux-ci le désignèrent à Boileau comme un mauvais écrivait ; et son nom se trouve dans le quatrième chant du Lutrin :
    qui possède Abely, qui sait tout Raconis.
    Ce prélat mourut en 1646.
  3. Ma tante de Maignelay : Marguerite-Claude de Gondy, femme de Florimond d’Halluin, marquis de Maignelay. Elle étoit d’une grande piété, et répandoit beaucoup d’aumônes. Morte en 1650.
  4. Roze : Toussaint Roze, marquis de Caye, président à la chambre des comptes de Paris. Il fut secrétaire du cardinal de Retz, puis du cardinal Mazarin, qui le donna à Louis XIV. Devenu membre de l’Académie française, il obtint que cette compagnie seroit admise à haranguer le Roi avec les autres corps, dans les grandes occasions (Mémoires de Charles Perrault). Roze mourut en 1701, à soixante et onze ans.
  5. La princesse de Guémené étoit Anne de Rohan, fille de Pierre de Rohan, prince de Guémené, et de Madeleine de Rieux de Château-neuf. (A. E.)
  6. M. d’Andilly : Robert Arnauld d’Andilly. (Voyez la Notice qui précède ses Mémoires.)
  7. Madame de la Meilleraye étoit Marie de Cossé, fille de François de Cossé, duc de Brissac. (A. E.)
  8. Cette ligne italique n’est pas écrite de la main du cardinal de Retz. (A. E.)
  9. Maison du cardinal deRichelieu, à trois lieus de Paris. (A. E.)
  10. Il y a dans l’original sept lignes effacées, et on y a substitué ce qui est ici en italique. (A. E.)
  11. Fils d’Antoine de Silly, comte de la Rochepot. (A. E.)
  12. M. le duc d’Orléans : Gaston, Jean-Baptiste de France, frère de Louis XIII. (Voyez la Notice qui précède ses Mémoires.)
  13. Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, fils de Charles-Emmanuel, duc de Savoir, mort en 1656. (A. E.)
  14. Marie de Wignerond, morte en 1675. (A. E.)
  15. Il y a ici deux lignes effacées. (A. E.)
  16. Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, prince de Sedan, duc de Bouillon, né en 1605, et mort en 1652. (A. E.)
  17. Pierre de Gondy, frère aîné du cardinal de Retz, mort en 1676. (A. E.)
  18. Antoine de Gramont, troisième du nom, né en 1604, mort en 1678. (A. E.)
  19. Léon Bouthilier, fils de Claude Bouthilier et de Marie de Bragelonne, mort en 1652. (A. E.)
  20. Mademoiselle : Anne-Marie-Louise d’Orléans, fille de Gaston et de Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier. Elle étoit née en 1627. Ses Mémoires précèdent immédiatement ceux-ci. —
  21. Au dôme : On appeloit ainsi le château des Tuileries, parce que le pavillon du milieu étoit surmonté d’un dôme.
  22. Campion : Alexandre. Son frère a laissé des Mémoires, qui ont été publiés en 1807 par M. le général Grimoard.
  23. Nicolas de l’Hôpital, duc de Vitry, mort en 1644, le 28 sept. (A. E.)
  24. François de Bassompierre, né en 1579, et mort en 1646. Ses Mémoires font partie de cette série (tomes 19 à 21).
  25. Aux conférences de Saint-Lazarre : Ces conférences étoient faites par Vincent de Paul, ancien précepteur de Gondy.
  26. Henri d’Orléans, second du nom, mort en 1663. (A. E.)
  27. Gaspard de Coligny, troisième du nom, né en 1584, et mort en 1646. (A. E.)
  28. Cela est incroyable, et cela est pourtant vrai : « La bataille de la Marfée, dit le président Hénault, fut donnée le 6 juillet 1641. Le comte de Soissons la gagna, mais il fut tué sans qu’on ait jamais bien su par qui, ni comment. »