Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre 4


LIVRE QUATRIÈME.




La Reine, outrée de la continuation de la conduite de M. le prince, qui marchoit dans Paris avec une suite plus grande et plus magnifique que celle du Roi et celle de Monsieur, en qui elle trouvoit un changement continuel ; la Reine, dis-je, presque au désespoir, résolut de jouer à quitte ou à double. M. de Châteauneuf flatta en cela son inclination : elle y fut confirmée par une dépêche de Brulh, laquelle jetoit feu et flammes. Elle dit clairement à Monsieur qu’elle ne pouvoit plus demeurer dans l’état où elle étoit ; qu’elle lui demandoit une déclaration positive, ou pour ou contre elle. Elle me somma en sa présence de lui tenir la parole que je lui avois donnée de ne point balancer à éclater contre M. le prince, s’il continuoit à agir comme il avoit commencé. Monsieur voyant que je n’hésitois pas à prendre ce parti auquel il avoit trouvé bon lui-même que je me fusse engagé, s’en fit honneur auprès de la Reine ; et il crut la payer par ce moyen de ce qu’il ne la payoit pas de sa personne, qu’il n’aimoit pas naturellement à exposer. Il lui donna une douzaine de raisons, pour lui faire agréer qu’il ne se trouvât plus au parlement ; et il lui insinua que ma présence, qui entraînoit la meilleure partie de sa maison, feroit assez connoître à la compagnie et au public sa pente et ses intentions. La Reine se consola assez aisément de son absence, quoiqu’elle fit semblant d’en être fâchée. Elle connut en cette occasion, sans en pouvoir douter, que j’agissois sincèrement pour son service ; elle vit clairement que je ne balançois point à tenir ce que je lui avois promis. Ce fut en cet endroit où elle eut la bonté de me parler de la manière qu’il me semble que je vous ai tantôt touchée : elle s’abaissa, mais sans feinte et de bon cœur, jusqu’à me faire des excuses des défiances qu’elle avoit eues de ma conduite, et de l’injustice qu’elle m’avoit faite (ce fut son terme). Elle voulut que je conférasse avec M. de Châteauneuf de la proposition qu’elle lui avoit faite de ne demeurer pas toujours sur la défensive, comme elle avoit fait jusque là, et d’attaquer M. le prince dans le parlement. Je vous rendrai compte de la suite de cette proposition, après que je vous aurai expliqué la raison qui porta la Reine à prendre en moi plus de confiance qu’elle n’y en avoit pris jusque là. Les incertitudes de Monsieur l’avoient si fort effarouchée, qu’elle ne savoit quelquefois à qui s’en prendre ; et les sous-ministres qui entretenoient toujours un grand commerce avec elle, à la réserve de Lyonne qu’elle haïssoit mortellement, n’oublioient rien pour lui mettre dans l’esprit que Monsieur ne faisoit, dans le fond, quoi que ce soit que par mes mouvemens. Elle en remarqua quelques-uns de si irréguliers, et même si opposés à mes maximes, qu’elle ne put me les attribuer ; et je sais qu’elle écrivit un jour à Servien à ce propos : « Je ne suis pas la dupe du coadjuteur ; mais je serois la vôtre, si je croyois ce que vous m’en mandez aujourd’hui. » Bertet m’a dit qu’il étoit présent lorsqu’elle écrivit ce billet ; il ne se ressouvenoit pas précisément sur quel sujet. Quand sa patience fut à bout, et qu’elle se fut résolue, et par les conseils de M. de Châteauneuf, et par la permission qu’elle en reçut de Brulh, de pousser M. le prince, elle fut ravie d’avoir lieu de se pouvoir fier à moi pour l’y servir. Elle chercha ce lieu avec plus d’application qu’elle n’avoit fait ; et en voici une marque. Elle mena Madame avec elle aux Carmélites, un jour de quelque solennité de leur ordre, la prit au sortir de la communion ; elle lui fit faire serment de lui dire la vérité de ce qu’elle lui demanderoit ; et ce qu’elle lui demanda fut si je la servois fidèlement auprès de Monsieur. Madame lui répondit sans aucun scrupule qu’en tout ce qui ne regardoit pas le retour du cardinal je la servois non-seulement avec fidélité mais avec ardeur. La Reine, qui aimoit et qui estimoit la véritable piété de Madame, ajouta foi à son témoignage, et à un témoignage rendu dans cette circonstance. Il se trouva par bonheur que dès le lendemain j’eus occasion de m’expliquer à la Reine devant Monsieur : ce que je fis sans balancer, et d’une manière qui lui plut ; et ce qui la toucha encore plus que tout cela fut que Monsieur, qui n’avoit pas paru jusqu’à ce moment bien ferme à tenir ce qu’il avoit promis en de certaines occasions à la Reine, ne lui manqua point en celle-ci, au moins si pleinement que les autres fois. Il ne fut pas au pouvoir de M. le prince de le mener au Palais, quoiqu’il y employât tous ses efforts ; et la Reine attribua à mon industrie ce que je croyois dès ce temps-là, et que j’ai toujours cru depuis, n’avoir été que l’effet de l’appréhension qu’il eut de se trouver dans une mêlée qu’il avoit sujet de croire pouvoir être proche, et par l’emportement où il voyoit la Reine, et par le nouvel engagement que je venois de prendre avec elle. Je reviens à la conférence que j’eus avec M. de Châteauneuf par le commandement de la Reine.

Je l’allai trouver à Montrouge avec M. le président de Bellièvre, qui avoit écrit sous lui le mémoire qu’il avoit proposé à la Reine d’envoyer au parlement, et dont il est vrai que les caractères paroissoient avoir moins d’encre que de fiel. M. de Châteauneuf, qui n’avoit plus que quelques semaines à attendre pour se voir à la tête du conseil, comme je vous l’ai déjà dit ci-dessus, joignoit en cette rencontre, à sa bile et à son humeur très-violente, une grande frayeur que M. le prince ne se raccommodât avec la cour, et ne troublât son nouvel emploi. Je crois que cette considération avoit encore aigri son style. Je lui en dis ma pensée avec liberté. Le président de Bellièvre m’appuya : il en adoucit quelques termes, il y laissa toute la substance. Je le rapportai à la Reine, qui le trouva trop doux. Elle l’envoya par moi à Monsieur, qui le trouva trop fort. M. le premier président, à qui il le communiqua par le canal de M. de Brienne, y trouva trop de vinaigre, mais y mit du sel (ce fut l’expression dont il se servit en le rendant à M. de Brienne, après l’avoir gardé un demi-jour). Voici le précis de ce qu’il contenoit : Le reproche de toutes les grâces que la maison de Condé avoit reçues de la cour ; la plainte de la manière dont M. le prince s’étoit servi et conduit depuis sa liberté ; la spécification de cette manière ; ses cabales dans les provinces ; le renfort des garnisons qui étoient dans les places ; la retraite de madame de Longueville à Montrond ; les Espagnols dans Stenay ; les intelligences avec l’archiduc ; la séparation de ses troupes d’avec celles du Roi. Le commencement de cet écrit était orné d’une protestation solennelle de ne jamais rappeler le cardinal Mazarin, et la fin d’une exhortation aux compagnies souveraines, et à l’hôtel-de-ville de Paris, de se maintenir dans la fidélité.

Le jeudi 17 d’août 1651, sur les dix heures du matin, cet écrit fut lu, en présence du Roi et de la Reine, et de tous les grands qui étoient à la cour, à messieurs du parlement, qui avoient été mandés par députés au Palais-Royal. L’après-dînée, la même cérémonie se fit au même lieu à l’égard de la chambre des comptes, de la cour des aides et du prévôt des marchands.

Le vendredi 18, M. le prince, fort accompagné, se trouva à l’assemblée des chambres, qui se faisoit pour la réception d’un conseiller. Il dit à la compagnie qu’il la supplioit de lui faire justice sur les impostures dont on l’avoit noirci dans l’esprit de la Reine ; que s’il étoit coupable, il se soumettoit être puni ; que s’il étoit innocent, il demandoit le châtiment de ses calomniateurs ; que comme il avoit impatience de se justifier, il prioit la compagnie de députer sans délai vers M. le duc d’Orléans, pour l’inviter à venir prendre sa place. M. le prince crut que Monsieur ne pourroit pas tenir contre une semonce du parlement : il se trompa ; et Menardeau et Doujat, que l’on y envoya sur l’heure, rapportèrent pour toute réponse qu’il avoit été saigné, et qu’il ne savoit pas même quand sa santé lui permettroit d’assister à la délibération. M. le prince alla chez lui au sortir de la délibération. Il lui parla avec une hauteur respectueuse qui ne laissa pas de faire peur à Monsieur, qui n’appréhendoit rien tant au monde que d’être compris dans les éclats de M. le prince, comme fauteur couvert du Mazarin. Il laissa espérer à M. le prince qu’il pourroit se trouver le lendemain à l’assemblée des chambres. Je m’en doutai à midi, sur une parole que Monsieur laissa échapper. Je l’obligeai à changer de résolution, en lui faisant voir qu’il ne falloit plus après cela de ménagement avec la Reine, et encore plus en lui insinuant sans affectation le péril de la commise et du choc, qui dans la conjoncture étoit inévitable. Cette idée lui saisit si fort son imagination que M. le prince et M. de Chavigny, qui se relayèrent tout le soir, ne purent l’obliger à se rendre aux instances qu’ils lui firent de se trouver le lendemain au Palais. Il est vrai que sur les onze heures Goulas à force de le tourmenter, lui fit signer un billet par lequel Monsieur déclaroit qu’il n’avoit point approuvé l’écrit que la Reine avoit fait lire aux compagnies souveraines contre M. le prince, particulièrement en ce qu’il l’accusoit d’intelligence avec l’Espagne. Ce même billet justifioit en quelque façon M. le prince de ce que les Espagnols étoient encore dans Stenay, et de ce que les troupes de M. le prince n’avoient pas joint celles du Roi. Monsieur le signa, en se persuadant en lui-même qu’il ne signoit rien ; et il dit le lendemain à la Reine qu’il falloit bien contenter d’une bagatelle M. le prince, dans une action où il étoit même de son service qu’il ne rompît pas tout-à-fait avec lui, pour se tenir en état de travailler à l’accommodement lorsqu’elle croiroit en avoir besoin. La Reine, qui étoit très-satisfaite, de ce qui s’étoit passé le matin du jour dont Monsieur lui fit ce discours l’après-dînée, le voulut bien prendre pour bon. Il me parut effectivement le soir que cet écrit de Monsieur ne l’avoit point touchée. Je n’ai pourtant point vu d’occasion où elle en eût, ce me semble, plus de sujet. Mais ce ne fut pas la première fois de ma vie que je remarquai qu’on a une grande pente à ne se point aigrir dans les bons événemens. Voici celui que l’assemblée des chambres du samedi 19 produisit.

M. le premier président ayant fait la relation de ce qui s’étoit passé au Palais-Royal le 17, et fait faire la lecture de l’écrit que la Reine avoit donné aux députés, M. le prince prit la parole, en disant qu’il étoit porteur d’un billet de M. le duc d’Orléans qui contenoit sa justification. Il ajouta quelques paroles tendantes au même effet, et en confluant qu’il seroit très-obligé à la compagnie si elle vouloit supplier la Reine de nommer ses accusateurs. Il mit sur le bureau le billet de Monsieur, et un autre écrit beaucoup plus ample, signé de lui-même. Cet écrit étoit une réponse fort belle à celui de la Reine : il marquoit sagement et modestement les services de feu M. le prince et les siens il faisoit voir que ses établissemens n’étoient pas à comparer à ceux du cardinal : il parloit de son instance contre les sous-ministres, comme d’une suite très-naturelle et très-nécessaire de l’éloignement de M. le cardinal. Il répondit à ce qu’on lui avoit objecté de la retraite de madame sa femme et de madame de Longueville sa sœur en Berri ; que la seconde étoit dans les Carmélites de Bourges, et que la première demeuroit en celle de ses maisons qui lui avoit été ordonnée pour séjour dans le temps de sa prison. Il soutenoit qu’il n’avoit tenu qu’à la Reine que les Espagnols fussent sortis de Stenay, et que les troupes qui étoient sous son nom eussent joint l’armée du Roi ; et il allégua pour témoin de cette vérité M. le duc d’Orléans. Il demanda justice contre ses calomniateurs. Et sur ce que la Reine lui avoit reproché qu’il l’avoit comme forcée au changement du conseil qui avoit paru aussitôt après sa liberté, il répondit qu’il n’avoit eu aucune part à cette mutation que l’obstacle qu’il avoit apporté à la proposition que M. le coadjuteur et M. de Montrésor avoient faite de faire prendre les armes au peuple, et d’ôter de force les sceaux à M. le premier président.

Aussitôt que l’on eut achevé la lecture de ces deux écrits, M. le prince dit qu’il ne doutoit pas que je ne fusse l’auteur de celui qui avoit été écrit contre lui, et que c’étoit l’ouvrage digne d’un homme qui avoit donné un conseil aussi violent que celui d’armer Paris, et d’arracher de force les sceaux à celui à qui la Reine les avoit confiés. Je répondis à M. le prince que je croirois manquer au respect que je devois à Monsieur, si je disois seulement un mot pour me justifier d’une action qui s’étoit passée en sa présence. M. le prince repartit que messieurs de Beaufort et de La Rochefoucauld, qui étoient présens, pouvoient rendre témoignage de la vérité qu’il avançoit. Je lui dis que je le suppliois très-humblement de me permettre, pour la raison que je venois d’alléguer, de ne reconnoître personne pour témoin que Monsieur, et pour juge de ma conduite ; mais qu’en attendant je pouvois assurer la compagnie que je n’avois rien fait ni rien dit dans cette rencontre qui ne fût d’un homme de bien : et que surtout personne ne me pouvoit ôter ni l’honneur, ni la satisfaction de n’avoir jamais été accusé d’avoir manqué à ma parole. Ces derniers mots ne furent rien moins que sages : ils sont, à mon sens, une des grandes imprudences que j’aie jamais faites. M. le prince, quoique animé par M. le prince de Conti qui le poussa (ce qui fut remarqué de tout le monde) comme pour le presser de s’en ressentir, ne s’emporta point ce qui ne put être en lui qu’un effet de la grandeur de son courage et de son ame. Quoique je fusse ce jour-là fort accompagné, il étoit sans comparaison beaucoup plus fort que moi ; et il est constant que si on eût tiré l’épée dans ce moment il eût eu incontestablement tout l’avantage. Il eut la modération de ne le pas faire ; je n’eus pas celle de lui en avoir obligation. Comme je payai de bonne mine, et que tous mes amis payèrent d’une grande audace, je ne remerciai du succès que ceux qui m’y avoient assisté, et je ne songeai qu’à me trouver le lendemain au Palais en meilleur état. La Reine fut transportée de joie que M. le prince eût trouvé des gens qui lui eussent disputé le pavé. Elle sentit jusqu’à la tendresse l’injustice qu’elle m’avoit faite, quand elle m’avoit soupçonné d’être de concert avec lui. Elle me dit tout ce que la colère pouvoit inspirer contre son parti, et de plus tendre pour un homme qui faisoit au moins ce qu’il pouvoit pour lui en rompre les mesures. Elle ordonna au maréchal d’Albert[1] de commander trente gendarmes pour se poster où je souhaiterois. M. le maréchal de Schomberg[2] eut le même ordre pour autant de chevau-légers. Pradelle m’envoya le chevalier Ravaz, capitaine aux Gardes, qui étoit mon ami particulier, avec quarante hommes choisis entre les sergens et les plus braves soldats du régiment. Anneri, avec la noblesse du Vexin ne fut pas oublié. Messieurs de Noirmoutier, de Fosseuse, de Château-Renault, de Montauban, de Saint-Auban, de Laigues, de Montaigu d’Argenteuil, de Lameth et de Sévigné, se partagèrent et les hommes et les postes. Guerin, Brigallier et L’Epinai, officiers dans les compagnies de la ville, donnèrent des rendez-vous à un très-grand nombre de bons bourgeois, qui avoient tous des pistolets et des poignards sous leurs manteaux. Comme j’avois habitude chez les buvetiers, je fis couler le soir, dans les buvettes, quantité de gens à moi, par lesquels la salle du Palais se trouvoit ainsi, même sans qu’on s’en aperçût, investie de toutes parts. Comme j’avois résolu de poster le gros de mes amis à la main gauche de la salle, en y entrant des Consignations par les grands degrés, j’avois mis dans une chambre trente des gentilshommes du Vexin qui devoient, en cas de combat, prendre en flanc et par derrière le parti de M. le prince. Les armoires de la buvette de la quatrième, qui répondoient dans la grand’salle étoient pleines de grenades. Enfin il est vrai que toutes mes mesures étoient si bien prises, et pour le dedans du Palais et pour le dehors, où le pont Notre-Dame et le pont Saint-Michel, qui étoient passionnés pour moi, ne faisoient qu’attendre le signal, que, suivant toutes les apparences du monde, je ne devois pas être battu. Monsieur, qui trembloit de frayeur quoiqu’il fût fort à couvert dans sa maison, voulut, selon sa louable coutume, se ménager à tout événement des deux côtés. Il agréa que Ravaz, Belloy et Valois, qui étoient à lui, suivissent M. le prince ; et que le vicomte d’Autel, le marquis de La Sablonnière et celui de Genlis, qui étoient aussi ses domestiques, vinssent avec moi. On eut tout le dimanche, de part et d’autre, pour se préparer.

Le lundi 21 août, tous les serviteurs de M. le prince se trouvèrent à sept heures du matin chez lui et mes amis se trouvèrent chez moi entre cinq et six. Il arriva, comme je montois en carrosse, une bagatelle qui ne mérite de vous être rapportée que parce qu’il est bon d’égayer quelquefois le sérieux par le ridicule. Le marquis de Rouillac, fameux par son extravagance, qui étoit accompagnée de beaucoup de valeur, se vint offrir à moi. Le marquis de Canillac, homme de même caractère, y vint dans le même moment. Dès qu’il eut vu Rouillac, il me fit une grande révérence mais en arrière, et en me disant : « Je venois, monsieur, pour vous assurer de mes services : mais il n’est pas juste que les deux plus grands fous du royaume soient du même parti. Je m’en vais à l’hôtel de Condé. » Et vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il y alla. J’arrivai au Palais un quart-d’heure avant M. le prince, qui y vint extrêmement accompagné. Je crois toutefois qu’il n’avoit pas tant de gens que moi ; mais il avoit, sans comparaison, plus de gens de qualité, comme il étoit et naturel et juste. Je n’avois pas voulu que ceux qui étoient attachés à la cour, et qui fussent venus de bon cœur avec moi pour l’affaire de la Reine, s’y trouvassent, de peur qu’ils ne me donnassent quelque teinture ou plutôt quelque apparence de mazarinisme : de sorte qu’à la réserve de trois ou quatre qui, quoique attachés à la Reine, passoient pour mes amis en particulier, je n’avois auprès de moi que la noblesse frondeuse, qui n’approchoit pas en nombre de celle qui suivoit M. le prince. Ce désavantage étoit, à mon sens, plus que suffisamment récompensé, et par le pouvoir que j’avois assurément beaucoup plus grand parmi le peuple, et par les postes dont je m’étois assuré. Chateaubriand, qui étoit demeuré dans les rues pour observer la marche de M. le prince, m’étant venu dire, en présence de beaucoup de gens, que M. le prince seroit dans un demi-quart d’heure au Palais ; qu’il avoit, pour le moins, autant de monde que nous, mais que nous avions pris nos postes (ce qui nous étoit d’un grand avantage), je lui répondis : « Il n’y a certainement que la salle du Palais où nous les sussions mieux prendre que M. le prince. » Je sentis dans moi-même, en disant cette parole, qu’elle provenoit d’un mouvement de honte que j’avois de souffrir une comparaison d’un prince avec moi. Ma réflexion ne démentit point mon mouvement : j’eusse fait plus sagement si je l’eusse conservé plus long-temps, comme vous l’allez voir. Comme M. le prince eut pris sa place, il dit à la compagnie qu’il ne pouvoit assez s’étonner de l’état où il trouvoit le Palais ; qu’il paroissoit plutôt un camp qu’un temple de justice ; qu’il y avoit des postes pris, des gens commandés, des mots de ralliement ; et qu’il ne convenoit pas qu’il se pût trouver dans le royaume des gens assez insolens pour prétendre lui disputer le pavé. Il répéta deux fois cette dernière parole. Je lui fis une profonde révérence, et je dis que je suppliois très-humblement Son Altesse de me pardonner si je lui disois que je ne croyois pas qu’il y eût personne dans le royaume qui fût assez insolent pour lui disputer le haut du pavé : mais que j’étois persuadé qu’il y en avoi tqui ne pouvoient et ne devoient, par leur dignité, quitter le pavé qu’au Roi. M. le prince me répondit qu’il me le feroit bien quitter. Je lui repartis qu’il ne seroit pas aisé. La cohue s’éleva à cet instant. Les jeunes conseillers de l’un et l’autre parti s’intéressèrent dans ce commencement de contestation, qui commençoit, comme vous voyez, assez aigrement. Les présidens se jetèrent entre M. le prince et moi ; ils le conjurèrent d’avoir égard au temple de la justice, et à la conservation de la ville ; ils le supplièrent d’agréer que l’on fît sortir de la salle tout ce qu’il y avoit de noblesse et de gens armés. Il le trouva bon, et il pria M. de La Rochefoucauld de l’aller dire de sa part à ses amis. Ce fut le terme dont il se servit il fut beau et modeste dans sa bouche il n’y eut que l’événement qui empêcha qu’il ne fût ridicule dans la mienne ; il ne l’en est pas moins dans ma pensée, et j’ai encore regret de ce qu’il dépara la première réponse que j’avois faite à M. le prince touchant le pavé qui étoit juste et raisonnable. Comme il eut prié M. de La Rochefoucauld de faire sortir ses amis, je me levai en disant imprudemment : « Je vais prier les miens de se retirer. » Le jeune d’Avaux, que vous voyez présentement le président de Mesmes, et qui étoit dans ce temps-là dans les intérêts de M. le prince, me dit « Vous êtes donc armés ? — Qui en doute ? lui répondis-je. » Voilà une seconde sottise en un demi quart-d’heure. Il n’est jamais permis à un inférieur de s’égaler en paroles à celui à qui il doit du respect, quoiqu’il s’y égale dans l’action et il l’est aussi peu à un ecclésiastique de confesser qu’il est armé, même quand il l’est. Il y a des matières sur lesquelles il est constant que le monde veut être trompé. Les actions justifient assez souvent, à l’égard de la réputation publique, les hommes de ce qu’ils font contre leurs professions : je n’en ai jamais vu qui les justifient de ce qu’ils disent, qui y soit contraire.

Comme je sortois de la grand’chambre, je rencontrai dans le parquet des huissiers M. de La Rochefoucauld qui rentroit. Je n’y fis point de réflexion, et j’allai dans la salle pour prier mes amis de se retirer. Je revins, après le leur avoir dit ; et comme je mis le pied sur la porte du parquet, j’entendis une fort grande rumeur de gens dans la salle, qui crioient aux armes. Je me voulus retourner pour voir ce que c’étoit je n’en eus pas le temps. Je me sentis le cou pris entre les deux battans de la porte, que M. de La Rochefoucauld avoit fermée sur moi, en criant à messieurs de Coligny et de Ricousse de me tuer[3]. Le premier se contenta de ne le pas croire ; le second dit qu’il n’en avoit point d’ordre de M. le prince. Montrésor, qui étoit dans le parquet des huissiers avec un garçon de Paris nommé Noblet, qui m’étoit affectionné, soutenoit un peu un des battans qui ne laissoit pas de me presser extrêmement. M. de Champlâtreux, qui étoit accouru au bruit qui se faisoit dans la salle, me voyant en cette extrémité, poussa avec vigueur M. de La Rochefoucauld. Il lui dit que c’étoit une honte et une horreur qu’un assassinat de cette nature. Il ouvrit la porte, et il me fit entrer. Ce péril ne fut pas le plus grand que je courus en cette occasion, comme vous l’allez voir après que je vous aurai dit ce qui la fit naître et cesser.

Deux ou trois criailleurs de la lie du peuple du parti de M. le prince, qui n’étoient arrivés dans la salle que comme j’en sortois, s’avisèrent de crier, en me voyant de loin : Au mazarin ! Beaucoup de gens du menu peuple, et Chavignac entre autres, m’ayant fait civilité lorsque je passois, et m’ayant témoigné de la joie de l’adoucissement qui commerçoit de paroître, deux gardes de M. le prince qui étoient aussi fort éloignés s’avisèrent de mettre l’épée à la main. Ceux qui étoient, les plus proches de ces deux crièrent aux armes. Chacun les prit : mes amis mirent l’épée et le poignard à la main ; et, par une merveille qui n’a peut-être jamais eu d’exemple, ces épées, ces poignards, ces pistolets demeurèrent un moment sans action ; et dans ce moment Crenan[4], qui commandoit la compagnie des gendarmes de M. le prince de Conti, mais qui étoit aussi de mes anciens amis, et qui se trouva par bonheur en présence avec M. de Laigues avec lequel il avoit logé dix ans durant, lui dit « Que faisons-nous ? nous allons faire égorger M. le prince et M. le coadjuteur. Schelme qui ne remettra l’épée dans son fourreau ! » Cette parole proférée par un des hommes du monde dont la réputation pour la valeur étoit la mieux établie, fit que tout le monde sans exception suivit son exemple. Cet événement est peut-être un des plus extraordinaires qui soit arrivé dans notre siècle. La présence d’esprit et de cœur d’Argenteuil ne l’est guère moins. Il se trouva par hasard fort près de moi quand je fus pris par le cou dans la porte, et il eut assez de sang-froid pour remarquer que Pesche, un fameux séditieux du parti de M. le prince, me cherchoit des yeux le poignard à la main, disant : « Où est le coadjuteur ? » Argenteuil, qui se trouva par bonheur près de moi, parce qu’il s’étoit avancé pour parler à quelqu’un qu’il connoissoit du parti de M. le prince, jugea qu’au lieu de revenir à son gros et de tirer l’épée (ce que tout homme médiocrement vaillant eût fait en cette occasion), il feroit mieux d’observer et d’amuser Pesche, qui n’avoit qu’à faire un demi tour à gauche pour me donner du poignard dans les reins. Il exécuta si adroitement cette pensée, qu’en raisonnant avec lui, et en me couvrant de son long manteau, il me sauva la vie, qui étoit d’autant plus en péril que mes amis, qui me croyoient rentré dans la grand’chambre, ne songeoient qu’à pousser ceux qui étoient devant eux. Vous vous étonnerez peut-être de ce qu’ayant si bien pris mes précautions partout ailleurs, je n’avois pas garni de mes amis et le parquet des huissiers et les lanternes ; mais votre étonnement cessera quand je vous aurai dit que j’y avois fait toute la réflexion nécessaire, et que j’avois bien prévu les inconvéniens de ce manquement : mais je n’y avois point trouvé de remède, parce que le seul que j’y pouvois apporter, qui étoit de les remplir de gens affidés, étoit impraticable, ou du moins n’étoit praticable qu’en s’attirant d’autres inconvéniens encore plus grands. Presque tout ce que j’avois de gens de qualité auprès de moi avoit son emploi, et son emploi nécessaire dans les différens postes qu’il étoit important d’occuper. Il n’y eût eu rien de si odieux que de mettre des gens ou du peuple ou de bas étage dans ces sortes de lieux, où l’on ne laisse entrer dans l’ordre que des gens de condition. Si on les eût vus occupés par des gens de moindre étoffe, au préjudice d’une infinité de gens illustres que M. le prince avoit avec lui, les indifférens du parlement se fussent prévenus infailliblement contre un spectacle de cette nature. Il m’étoit important de laisser à ma conduite tout l’air de défensive ; et je préférai cet avantage à celui d’une plus grande sûreté. Il faillit à m’en coûter cher : car, outre l’aventure de la porte, de laquelle je viens de vous entretenir, M. le prince, avec lequel j’ai parlé depuis fort souvent de cette journée, m’a dit qu’il avoit fait son compte sur cette circonstance et que si le bruit de la salle eût duré encore un moment, il me sautoit à la gorge pour me rendre responsable de tout le reste. Il le pouvoit, ayant assurément dans les lanternes beaucoup plus de gens que moi ; mais je suis persuadé que la suite eût été funeste aux deux partis, et qu’il eût eu lui-même grande peine de s’en tirer. Je reprends la suite de mon récit.

Aussitôt que je fus rentré dans la grand’chambre je dis à M. le premier président que je devois la vie à monsieur son fils, qui fit effectivement, en cette occasion, tout ce que la générosité la plus haute peut produire. Il étoit, en tout ce qui n’étoit pas contraire à la conduite et aux maximes de monsieur son père, attaché à M. le prince jusqu’à la passion. Il étoit persuadé, quoiqu’à tort, que j’avois eu part dans les séditions qui s’étoient vingt fois faites contre monsieur son père dans le cours du siège de Paris ; rien ne l’obligeoit de prendre davantage de part au péril où j’étois que la plupart de messieurs du parlement, qui demeuroient fort paisiblement dans leurs places. Il s’intéressa dans ma conservation jusqu’au point de s’être commis lui-même avec le parti, qui, au moins en cet endroit, étoit le plus fort. Il y a peu d’actions plus belles, et j’en conserverai avec tendresse la mémoire jusqu’au tombeau. J’en témoignai publiquement ma reconnoissance à M. le premier président en rentrant dans la grand’chambre, et j’ajoutai que M. de La Rochefoucauld avoit fait tout ce qui étoit en lui pour me faire assassiner. Il me répondit ces propres paroles[5] : « Traître, je me soucie peu de ce que tu deviennes. » Je lui repartis ces propres mots : « Tout beau, La Franchise, mon ami (nous lui avions donné ce quolibet dans notre parti), vous êtes un poltron (je mentois, car il est assurément fort brave), et je suis un prêtre ; le duel nous est défendu. » M. de Brissac, qui étoit immédiatement au dessus de lui, le menaça de coups de bâton : il menaça M. de Brissac de coups d’éperon. Messieurs les présidens, qui crurent avec raison que ces dits et redits étoient un commencement de querelle qui alloit passer au-delà des paroles, se jetèrent entre nous. M. le premier président, qui avoit mandé un peu auparavant les gens du Roi, se joignit à eux pour conjurer pathétiquement M. le prince, par le sang de saint Louis, de ne point souffrir que le temple qu’il avoit donné à la conservation de la paix et à la protection de la justice fût ensanglanté ; et pour m’exhorter, par mon sacré caractère, à ne point contribuer au massacre du peuple que Dieu m’avoit commis. M. le prince agréa que deux de ces messieurs allassent dans la grand’salle faire sortir ses serviteurs par le degré de la Sainte-Chapelle : deux autres firent la même chose à l’égard de mes amis, par le grand escalier qui est à la main gauche en sortant de la salle. Dix heures sonnèrent ; la compagnie se leva et ainsi finit cette matinée, qui faillit à abîmer Paris.

Il me semble que vous me demandez quel personnage jouoit M. de Beaufort dans cette dernière scène ; et qu’après le rôle que vous lui avez vu dans les premières, vous vous étonnez du silence dans lequel il paroît comme enseveli depuis quelque temps. Vous verrez dans ma réponse la confirmation de ce que j’ai remarqué déjà plus d’une fois dans cet ouvrage, que l’on ne contente jamais personne quand on prétend contenter tout le monde. M. de Beaufort se mit dans l’esprit (ou plutôt madame de Montbazon le lui mit), après qu’il eut rompu avec moi, qu’il se devoit et pouvoit ménager entre M. le pririce et la Reine ; et il affecta même si fort l’apparence de ce ménagement, qu’il affecta de se trouver tout seul, et sans être suivi de qui que ce soit, dans ces deux assemblées du parlement, desquelles je viens de vous entretenir. Il dit même tout haut à la dernière, d’un ton de Caton qui ne lui convenoit pas « Pour moi, je ne suis qu’un particulier qui ne me mêle de rien. Je me tournai à M. de Brissac, et lui dis : « Il faut avouer que M. d’Angoulême et M. de Beaufort ont une bonne conduite ! » Ce que je ne proférai pas si bas que M. le prince ne l’entendît, et ne s’en prît à rire. Vous observerez, s’il vous plaît, que M. d’Angoulême avoit plus de quatre-vingt-dix ans[6], et qu’il ne bougeoit plus de son lit. Je ne vous marque cette bagatelle que parce qu’elle signifie que tout homme que la fortune seule a fait homme public devient presque toujours, avec un peu de temps, un particulier ridicule. On ne revient plus de cet état : et la bravoure de M. de Beaufort, qu’il signala encore en plus d’une occasion depuis le retour de M. le cardinal contre lequel il se déclara sans balancer, ne le put relever de sa chute. Mais il est temps de rentrer dans le fil de ma narration.

Vous comprenez aisément l’émotion de Paris dans le cours de la matinée que je viens de vous décrire. La plupart des artisans avoient leurs mousquets auprès d’eux, en travaillant dans leurs boutiques. Les femmes étoient en prières dans les églises ; mais ce qui est encore vrai, c’est que Paris fut plus touché l’après-dînée de la crainte de retomber dans le péril, qu’il ne l’avoit été le matin de s’y voir. La tristesse parut universelle sur les visages de tous ceux qui n’étoient pas tout-à-fait engagés à l’un ou à l’autre des partis. La réflexion, qui n’étoit plus divertie par les mouvement, trouva sa place dans les esprits de ceux même qui y avoient le plus de part. M. le prince dit au comte de Fiesque, au moins à ce que celui-ci raconta le soir publiquement « Paris a failli aujourd’hui à être brûlé ; quel feu de joie pour le Mazarin ! Et ce sont ses deux plus capitaux ennemis qui ont été sur le point de l’allumer. » Je concevois de mon côté que j’étois sur la pente du plus fâcheux et du plus dangereux précipice où un particulier se fût jamais trouvé. Le mieux qui me[7] pouvoit arriver étoit d’avoir l’avantage sur M. le prince ; et ce mieux se fût terminé, s’il eût péri, à passer pour assassin du premier prince du sang, à être immanquablement désavoué par la Reine, et à donner tout le fruit de mes peines et de mes périls au cardinal par l’événement, qui ne manque jamais de tourner en faveur de l’autorité royale tous les désordres qui passent jusqu’au dernier excès. Voilà ce que mes amis, au moins les sages, me représentoient ; voilà ce que je me représentois à moi-même. Mais quel moyen, quel remède, quel expédient pour se tirer d’un embarras où l’on a eu raison de se jeter, et où l’engagement en fait une seconde, qui est pour le moins aussi forte que la première ? Il plut à la Providence d’y donner ordre. Monsieur, accablé des cris de Paris qui courut d’effroi au palais d’Orléans, mais plus pressé encore par sa frayeur, qui lui fit croire qu’un mouvement aussi général que celui qui avoit failli d’arriver ne s’arrêteroit pas au Palais ; Monsieur, dis-je, fit promettre à M. le prince qu’il n’iroit le lendemain que lui sixième au Palais, pourvu que je m’engageasse à n’y aller qu’avec un pareil nombre de gens. Je suppliai Monsieur de me pardonner si je ne recevois pas ce parti, et parce que je manquerois, si je l’acceptois, au respect que je devois à M. le prince, avec lequel je savois que je ne devois faire aucune comparaison, et parce que je n’y trouvois aucune sûreté pour moi : ce nombre de séditieux qui criailloient contre moi n’ayant point de règles, et ne reconnoissant point de chef ; que ce n’étoit que contre ces sortes de gens que j’étois armé ; que je savois le respect que je devois à M. le prince ; qu’il y avoit si peu de compétence d’un gentilhomme à lui, que cinq cents hommes étoient moins à lui qu’un laquais à moi. Monsieur, qui vit que je ne donnois pas dans sa proposition, et à qui madame de Chevreuse, à laquelle il avoit envoyé Ornano pour la persuader, manda que j’avois raison ; Monsieur, dis-je, alla trouver la Reine pour lui remontrer les grands inconvéniens que la continuation de cette conduite produiroit infailliblement. Comme de son naturel elle ne craignoit rien et prévoyoit peu, elle ne fit aucun cas des remontrances de Monsieur ; et d’autant moins qu’elle eût été ravie, dans le fond, des extrémités qu’elle s’imaginoit et possibles et proches. Quand M. le chancelier qui lui parla fortement, et les Bertet et les Brachet, qui étoient accablés de tristesse et cachés dans les greniers du Palais-Royal, et qui appréhendoient d’être égorgés dans une émotion générale, lui eurent fait connoître que la perte de M. le prince et la mienne, arrivées dans une conjoncture pareille, jetteroient les choses dans une confusion que le seul nom de Mazarin pouvoit même rendre fatale à la maison royale, elle se laissa fléchir plutôt aux larmes qu’aux raisons du genre humain ; et elle consentit de donner aux uns et aux autres un ordre du Roi, par lequel il leur seroit défendu d’aller au Palais. M. le premier président, qui ne doutoit pas que M. le prince n’accepteroit point ce parti, que l’on ne pouvoit dans la vérité lui imposer avec justice, parce que sa présence y étoit nécessaire, alla chez la Reine avec le président de Nesmond. Il lui fit connoître qu’il seroit contre toute sorte d’équité de défendre à M. le prince d’assister à un lieu où il ne se trouvoit que pour demander à se justifier du crime qu’on lui imposoit. Il lui marqua la différence quelle devoit mettre entre un premier prince du sang, dont la présence étoit de nécessité dans cette conjoncture, et un coadjuteur de Paris, qui n’y avoit jamais séance que par une grâce assez ordinaire que le parlement lui avoit faite. Il ajouta que la Reine devoit faire réflexion que rien ne le pouvoit obliger à parler ainsi que la force de son devoir ; parce qu’il lui avouoit ingénument que la manière dont j’avois reçu le petit service que son fils avoit essayé de me rendre le matin (ce fut son terme) l’avoit touché si sensiblement, qu’il se faisoit une contrainte extrême à soi-même, en la priant sur un sujet qui peut-être ne me seroit pas fort agréable. La Reine se rendit à ses raisons, et aux instances de toutes les dames de la cour, qui, l’une par une raison et l’autre par une autre, appréhendoient le fracas presque inévitable du lendemain. Elle m’envoya M. de Charost, capitaine des gardes en quartier, pour me défendre au nom du Roi d’aller le lendemain au Palais. M. le premier président, que j’avois été voir et remercier le matin au lever du parlement, me vint rendre ma visite comme M. de Charost sortoit de chez moi. Il me conta fort sincèrement le détail de ce qu’il venoit de dire à la Reine. Je l’en estimai, parce qu’il avoit raison ; et je lui témoignai de plus que j’en étois très-aise, parce qu’il me tiroit avec honneur d’un très-méchant pas. « Il est très-sage, me répondit-il, de le penser, et il est encore plus honnête de le dire. » Il m’embrassa tendrement en disant cette dernière parole. Nous nous jurâmes amitié ; je la tiendrai toute ma vie à sa famille avec tendresse et reconnoissance.

Le lendemain, qui fut le mardi 22 août, le parlement s’assembla. On fit garder à tout hasard le Palais par deux compagnies de bourgeois, à cause du reste d’émotion qui paroissoit encore dans la ville. M. le prince demeura dans la quatrième des enquêtes parce qu’il n’étoit pas de la forme qu’il assistât à une délibération dans laquelle il demandoit, ou qu’on le justifiât, ou qu’on lui fît son procès. On ouvrit beaucoup de différens avis. Il passa à celui de M. le premier président, qui fut que tous les écrits tant ceux de la Reine et de M. le duc d’Orléans que de M. le prince, seroient portés au Roi et à la Reine par les députés, et que très-humbles remontrances leur seroient faites sur l’importance de ces écrits ; que la Reine seroit suppliée de faire étouffer cette affaire ; et que M. le duc d’Orléans seroit prié de s’entremettre pour l’accommodement.

Comme M. le prince sortoit de cette assemblée suivi d’une foule de peuple de ceux qui étoient à lui, je me trouvai tête pour tête devant son carrosse, assez près des Cordeliers, avec la grande procession de la grande confrérie que je conduisois. Comme elle est composée de trente ou quarante curés de Paris, et qu’elle est toujours suivie de beaucoup de peuple j’avois cru que je n’y avois pas besoin de mon escorte ordinaire ; et j’avois même affecté de n’avoir auprès de moi que cinq ou six gentilshommes, qui étoient messieurs de Fosseuse, de Lameth, de Querieux, de Châteaubriand, et les chevaliers d’Humières et de Sévigné. Trois ou quatre de la populace qui suivoient M. le prince crièrent au mazarin ! dès qu’ils me virent. M. le prince, qui avoit, ce me semble, dans son carrosse messieurs de La Rochefoucauld, de Rehan et de Goncourt, en descendit aussitôt qu’il m’eut aperçu. Il fit taire ceux de sa suite qui avoient commencé à crier : il se mit à genoux pour recevoir ma bénédiction. Je la lui donnai le bonnet en tête ; je l’ôtai aussitôt, et je lui fis une profonde révérence. Cette aventure est, comme vous voyez, assez plaisante. En voici une autre qui ne le fut pas tant par l’événement ; et c’est, à mon sens, ce qui m’a coûté ma fortune, et qui a failli plusieurs fois à me coûter la vie.

La Reine fut si transportée de joie des obstacles que M. le prince rencontroit dans ses desseins, et elle fut si satisfaite de l’honnêteté de mon procédé, que je puis dire avec vérité que je fus pendant quelques jours en faveur. Elle ne pouvoit assez témoigner à son gré, à ceux qui l’approchoient, la satisfaction qu’elle avoit de moi. Madame la palatine étoit persuadée qu’elle parloit de cœur. Madame de Lesdiguières me dit que madame de Beauvais, qui étoit assez de ses amies, l’avoit assurée que je faisois chemin dans son esprit. Ce qui me le persuada plus que tout le reste fut que la Reine, qui ne pouvoit souffrir que l’on donnât la moindre atteinte au cardinal Mazarin entra en raillerie ; et de bonne foi, d’un mot que j’avois dit de lui. Bertet (je ne me souviens pas à propos de quoi) m’avoit dit quelques jours auparavant que le pauvre cardinal étoit quelquefois bien empêché ; et je lui avois répondu « Donnez-moi le Roi de mon côté deux jours durant, et vous verrez si je le serai. » Il avoit trouvé cette sottise assez plaisante ; et comme il étoit lui-même fort badin, il n’avoit pu s’empêcher de la dire à la Reine. Elle ne s’en fâcha pas, elle en rit de bon cœur ; et cette circonstance sur laquelle madame de Chevreuse, qui connoissoit parfaitement la Reine, fit beaucoup de réflexion jointe à une parole qui lui fut rapportée par madame de Lesdiguières, lui fit naître une pensée que vous allez voir après que je vous aurai rendu compte de cette parole.

Madame de Carignan disoit un jour devant la Reine que j’étois fort laid ; et c’étoit peut-être l’unique fois de sa vie où elle n’avoit point menti. La Reine lui répondit : « Il a les dents fort belles, et un homme n’est jamais laid avec cela. » Madame de Chevreuse ayant su ce discours par madame de Lesdiguières, à qui madame de Niel l’avoit rapporté, se ressouvint de ce qu’elle avoit ouï dire à la Reine en beaucoup d’occasions, que la seule beauté des hommes étoit les dents parce que c’étoit l’unique qui fût d’usage. « Essayons, me dit-elle un soir que je me promenois avec elle dans le jardin de l’hôtel de Chevreuse. Si vous voulez bien jouer votre personnage, je ne désespère de rien. Faites seulement le rêveur quand vous êtes auprès de la Reine ; regardez continuellement ses mains ; pestez contre le cardinal. Laissez-moi faire du reste. » Nous concertâmes le détail, et nous le jouâmes juste comme nous l’avions concerté. Je demandai trois ou quatre audiences de suite à la Reine, à propos de rien. Je ne fournis à la conversation, dans ces audiences, que ce qui étoit bon pour l’obliger à chercher le sujet pour lequel je les lui avois demandées. Je suivis de point en point les avis de madame de Chevreuse ; je poussai l’inquiétude et l’emportement contre le cardinal jusqu’à l’extravagance. La Reine, qui étoit naturellement très-coquette, entendit ces airs ; elle en parla à madame de Chevreuse, qui fit la surprise et l’étonnée ; mais qui ne la fit qu’autant qu’il fallut pour mieux jouer son jeu, en faisant semblant de revenir de loin, et de faire, à cause de ce que la Reine lui en disoit, des réflexions auxquelles elle n’auroit jamais pensé sans cela, sur ce qu’elle avoit remarqué, en arrivant à Paris, de mes emportemens contre le cardinal. « Il est vrai, madame, disoit-elle à la Reine que Votre Majesté me fait ressouvenir de certaines circonstances qui se rapportent assez à ce que vous dites. Le coadjuteur me parloit des journées entières de toute la vie passée de Votre Majesté avec une curiosité qui me surprenoit, parce qu’il entroit même dans le détail de mille choses qui n’avoient aucun rapport au temps présent. Ces conversations étoient les plus douces du monde, tant qu’il ne s’agissoit que de vous. Il n’étoit plus le même homme s’il arrivoit par hasard que l’on nommât M: le cardinal ; il disoit même des rages de Votre Majesté ; et puis tout d’un coup il se radoucissoit, mais jamais pour M. le cardinal. Mais, à propos, il faut que je rappelle dans ma mémoire la manie qui lui monta un jour dans la tête contre Buckingham : je ne m’en ressouviens pas précisément. Il ne pouvoit souffrir que je disse qu’il étoit fort honnête homme. Ce qui m’a toujours empêché de faire réflexion sur mille et mille choses de cette nature que je vois d’une vue est l’attachement qu’il a pour ma fille. Ce n’est pas dans le fond que cet attachement soit si grand qu’on le croit : je voudrois bien que la pauvre créature n’en eût pas plus pour lui qu’il en a pour elle. Sur le tout je ne puis m’imaginer, madame, que le coadjuteur soit assez fou pour se mettre cette vision dans la fantaisie. »

Voilà une des conversations de madame de Chevreuse avec la Reine. Il y en eut vingt ou trente de cette nature, dans lesquelles il se trouva à la fin que la Reine persuada à madame de Chevreuse que j’étois assez fou pour me mettre cette vision dans l’esprit, et dans lesquelles pareillement madame de Chevreuse persuada à la Reine que je l’y avois effectivement beaucoup plus fortement qu’elle ne l’avoit cru elle-même. Je ne m’oubliai pas de ma part ; je jouai bien : je passai dans les conversations de la rêverie à l’égarement ; et je ne revins de celui-ci que par des reprises qui, en marquant un profond respect pour elle, marquoient toujours du chagrin et quelquefois de l’emportement contre le cardinal. Je n’aperçus pas que je me brouillois à la cour par cette conduite : mais mademoiselle de Chevreuse, à laquelle sa mère avoit jugé de la faire agréer pour la raison que vous verrez ci-après, prit en gré de la brouiller au bout de deux mois, par la plus grande et la plus signalée de toutes les imprudences. Je vous rendrai compte de ce détail après que je me serai satisfait moi-même sur une omission qu’il y a déjà assez long-temps que je me reproche dans cet ouvrage.

Presque tout ce qui y est contenu n’est qu’un enchaînement de l’attachement que la Reine avoit pour M. le cardinal Mazarin ; et il me semble par cette raison que je devois même beaucoup plus tôt vous en expliquer la nature, de laquelle je crois que vous pouvez juger plus sûrement, si je vous expose, au préalable quelques événemens de ses premières années, que je considère comme aussi clairs et aussi certains que ceux que j’ai vus moi-même, parce que je les tiens de madame de Chevreuse, qui a été la seule et véritable confidente de sa jeunesse. Elle m’a dit plusieurs fois que la Reine n’étoit Espagnole ni d’esprit ni de corps ; qu’elle n’avoit ni le tempérament ni la vivacité de sa nation ; qu’elle n’en tenoit que la coquetterie, mais qu’elle l’avoit au souverain degré ; que M. de Bellegarde[8], vieux mais poli et galant à la mode de la cour de Henri III, lui avoit plu ; mais qu’elle s’en étoit dégoûtée, parce qu’en prenant un jour congé d’elle lorsqu’il alla commander l’armée à La Rochelle, et lui ayant demandé en général la permission d’espérer une grâce avant son départ, il s’étoit réduit à la supplier de vouloir bien mettre la main à la garde de son épée ; qu’elle avoit trouvé cette manière si sotte qu’elle n’en avoit jamais pu revenir ; qu’elle avoit agréé la galanterie de M. de Montmorency beaucoup plus qu’elle n’avoit aimé sa personne ; que l’aversion qu’elle avoit pour les manières de M. le cardinal de Richelieu, qui étoit aussi pédant en amour qu’il étoit honnête homme pour les autres choses, avoit fait qu’elle n’avoit jamais pu souffrir là sienne[9]. Qu’elle lui avoit vu dès l’entrée de la régence une grande pente pour M. le cardinal, mais qu’elle n’avoit pu démêler jusqu’où cette pente l’avoit portée ; qu’il étoit vrai qu’elle avoit été chassée de la cour sitôt après ; qu’elle n’avoit pas eu le temps d’y voir clair, quand même il y auroit eu quelque chose ; qu’à son retour en France, après le siège de Paris, la Reine dans les commencemens s’étoit tenue si couverte avec elle, qu’elle n’avoit pu y rien pénétrer ; que depuis qu’elle s’y étoit raccoutumée, elle lui avoit vu dans des momens de certains airs qui avaient beaucoup de ceux qu’elle avoit eus autrefois avec Buckingham ; qu’en d’autres elle avoit remarqué des circonstances qui lui faisoient juger qu’il n’y avoit entre eux qu’une liaison intime d’esprit ; que l’une des plus considérables étoit la manière dont le cardinal vivoit avec elle, peu galante et même rude ce qui toutefois, ajouta madame de Chevreuse, a deux faces, de l’humeur dont je connois la Reine. Buckingham me disoit autrefois qu’il avoit aimé trois reines, et qu’il avoit été obligé de les gourmer toutes trois. C’est pourquoi je ne sais qu’en juger. Voilà comme madame de Chevreuse me parloit[10]. Je reviens à ma narration.

Je n’étois pas assez chatouillé de la figure que je faisois contre M. le prince, quoique je m’en tinsse très-honoré, pour ne pas concevoir dans toute leur étendue les précipices du poste où j’étois. « Où allons-nous, disois-je à M. de Bellièvre, qui me paroissoit trop aise de ce que M. le prince ne m’avoit pas dévoré ? pour qui travaillons-nous ? Je sais que nous sommes obligés de faire ce que nous faisons ; je sais que nous ne pouvons mieux faire ; mais nous devons nous réjouir d’une nécessité qui nous porte un mieux, duquel il n’est pas possible que nous ne retombions bientôt dans le pis. — Je vous entends, répondit le président de Bellièvre et je vous arrête en même temps pour vous dire ce que j’ai appris de Cromwell (M. de Bellièvre l’avoit vu et connu en Angleterre). Il me disoit un jour que l’on ne montoit jamais si haut que quand on ne sait où l’on va. — Vous savez, dis-je à de Bellièvre, que j’ai horreur pour Cromwell ; mais, quelque grand homme qu’on nous le prône, j’y ajoute le mépris s’il est de ce sentiment ; il est d’un fou. » Je ne vous rapporte ce dialogue, qui n’est rien en soi, que pour vous faire voir l’importance qu’il y a à ne parler jamais des gens qui sont dans les grands postes. M. le président de Bellièvre, en rentrant dans son cabinet où il y avoit force gens, dit cette parole comme une marque de l’injustice que l’on me faisoit quand on disoit que mon ambition étoit sans mesure et sans bornes. Elle fut rapportée au Protecteur, qui s’en souvint avec aigreur dans une occasion dont je vous parlerai dans la suite, et qui dit à, M. de Bordeaux, ambassadeur de France en Angleterre « Je ne connois qu’un homme au monde qui me méprise, qui est le cardinal de Retz. » Cette opinion faillit à me coûter cher. Je reprends le fil de ma narration.

Monsieur, qui étoit très-aise de s’être tiré à si bon marché des embarras que vous avez vus ci-dessus, ne songea qu’à les éviter pour l’avenir et s’en alla le 26 à Limours, pour faire voir, dit-il à la Reine, qu’il n’entroit en rien de tout ce que M. le prince faisoit.

Le lundi 28, et le lendemain, M. le prince fit tous ses efforts au parlement pour obliger la compagnie à presser la Reine, ou à le justifier, ou à donner des preuves de l’écrit qu’elle avoit envoyé contre lui. Mais M. le premier président demeura ferme à ne souffrir aucune délibération jusqu’à ce que M. le duc, d’Orléans fût revenu ; et comme il étoit persuadé qu’il ne reviendroit pas sitôt, il consentit qu’il fût prié par la compagnie de venir prendre sa place. M. le prince y alla lui-même l’après-dînée du 29, accompagné de M. de Beaufort, pour l’en presser. Il n’y gagna rien ; et Jouy vint à minuit de la part de Monsieur, pour me dire ce qui s’étoit passé dans leur conversation, et pour me commander d’en rendre compte à la Reine dès le lendemain.

Le lendemain, qui fut le 30, M. le prince vint au Palais, et il eut le plaisir de voir jouer à M. de Vendôme l’un des plus ridicules personnages que l’on se puisse imaginer. Il demanda acte de la déclaration qu’il faisoit, qu’il n’avoit pas ouï parler, depuis l’année 1648, de la recherche de mademoiselle de Mancini ; et vous pouvez croire qu’il ne persuada personne. M. le prince ayant demandé ensuite au premier président si la Reine avoit répondu aux remontrances que la compagnie lui avoit faites sur ce qui le regardoit, on envoya querir les gens du Roi. Ils dirent qu’elle avoit remis à répondre au retour de M. le duc d’Orléans, qui étoit à Limours. M. le prince se plaignit de ce délai comme d’un déni de justice. Beaucoup de voix s’élevèrent ; et M. le premier président fut obligé après beaucoup de résistance, à faire la relation de ce qui s’étoit passé au Palais-Royal le samedi précédent qui étoit le jour auquel il y avoit fait la remontrance. Il l’avoit portée avec une grande force, et il n’y avoit rien oublié de tout ce qui pouvoit faire voir et sentir à la Reine l’utilité et même la nécessité de la réunion de la maison royale. Il finit par le rapport qu’il en fit au parlement, en disant que la Reine l’avoit remis, aussi bien que les gens du Roi, au retour de M. le duc d’Orléans.

M. le président de Mesmes, qui étoit allé à Limours de la part de la compagnie pour l’inviter à venir prendre sa place, n’avoit rapporté qu’une réponse fort ambiguë ; et ce qui marquoit encore davantage qu’il n’y viendroit pas fut que M. de Beaufort, qui avoit accompagné la veille M. le prince à Limours, dit que Monsieur lui avoit commandé de prier la compagnie de sa part de ne le point attendre, ainsi qu’il avoit été résolu, pour consommer ce qui concernoit la déclaration contre M. le cardinal.

Le 31, M. le prince vint encore au Palais et y fit de grandes plaintes de ce que la Reine n’avoit point encore fait de réponse aux remontrances. Il est vrai qu’elle avoit fait dire simplement par M. le chancelier, aux gens du Roi, qu’elle attendoit M. de Brienne, qu’elle avoit envoyé à Limours à cinq heures du matin. Vous croyez sans doute que cet envoi de M. de Brienne à Limours fut pour remercier Monsieur de la fermeté qu’il avoit témoignée de ne pas venir au parlement, et pour l’y confirmer ; et vous aurez encore plus de sujet d’en être persuadée, quand je vous aurai dit que la Reine m’avoit commandé la veille de lui écrire de sa part qu’elle étoit pénétrée d’une reconnoissance (elle se servit de ce mot) qu’elle conserveroit toute sa vie, de ce qu’il avoit résisté aux dernières instances de M. le prince. La nuit changea tout cela, ou plutôt le moment de la nuit dans lequel Métayer, valet de chambre du cardinal, arriva avec une dépêche qui portoit entre autres choses, ces propres mots, à ce que j’ai su depuis du maréchal Du Plessis, qui m’a dit les avoir vus dans l’original : « Donnez madame, à M. le prince toutes les déclarations d’innocence qu’il voudra tout est bon pourvu que vous l’amusiez et que vous l’empêchiez de prendre l’essor. » Ce qui est admirable, c’est que la Reine m’avoit dit à moi-même trois jours avant, qu’elle eût souhaité, du meilleur de son cœur, que M. le prince fut déjà en Guienné, pourvu, ajouta-t-elle, que l’on ne crût pas que ce fût moi qui l’eût poussé. Ce point d’histoire est un de ceux qui m’a obligé à vous dire, en une autre occasion, qu’il y en a d’inexplicables dans les histoires, et impénétrables à ceux même qui en sont les plus proches. Je me souviens qu’en ce temps-là nous fîmes tout ce qui étoit en nous, madame la palatine et moi, pour démêler la cause de cette variation, si prompte que nous soupçonnâmes qu’elle étoit l’effet de quelque négociation souterraine, et que nous crûmes depuis avoir pleinement éclairci que notre conjecture n’étoit pas fondée. Ce qui nous confirma dans cette opinion fut que le premier de septembre, la Reine fit dire en sa présence par M. le chancelier, au parlement, qu’elle avoit mandé au Palais-Royal que comme les avis qui lui avoient été donnés de l’intelligence de M. le prince avec les Espagnols n’avoient point eu de suite, Sa Majesté vouloit bien croire qu’ils n’étoient point véritables, et le 4, M. le prince déclara, en pleine assemblée des chambres, que cette parole de la Reine n’étoit point une justification suffisante pour lui puisqu’elle marquoit qu’il y eût paru du crime si la première accusation eût été poursuivie. Il insista pour avoir un arrêt en forme ; et il s’étendit sur cela avec tant de chaleur, qu’il parut véritablement que le prétendu radoucissement de la Reine n’avoit pas été de concert avec lui. Comme toutefois ce radoucissement n’avoit pas été de celui de Monsieur, il fit le même effet dans son esprit que s’il y eût eu un accommodement véritable. Il rentra dans ce soupçon, en répondant à Doujat et Menardeau, qui avoient été députés du parlement dès le 2, pour le prier d’y venir prendre sa place, qu’il n’y manqueroit pas. Il n’y manqua pas effectivement. Il me soutint, tout le soir du 3, qu’un changement si soudain n’avoit pu avoir d’autres causes qu’une négociation couverte ; il crut que la Reine, qui lui fit des sermens du contraire, le jouoit ; et le 4, il appuya avec tant de chaleur la proposition de M. le prince qu’il n’y eut que trois voix dans la compagnie qui n’allassent pas à faire de très-humbles remontrances à la Reine pour obtenir une déclaration d’innocence en bonne forme en faveur de M. le prince, qui pût être enregistrée avant la majorité du Roi. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que la majorité échouoit le 7. M. le premier président ayant dit en opinant qu’il étoit juste d’accorder cette déclaration à M. le prince, mais qu’il étoit aussi nécessaire qu’il rendît auparavant ses devoirs au Roi, fut interrompu par un grand nombre de voix confuses qui demandoient la déclaration contre le cardinal.

Ces deux déclarations furent apportées au parlement le 5, avec une troisième pour la continuation du parlement, mais seulement pour les affaires publiques.

Le 6, celle qui concernoit le cardinal, et l’autre pour la continuation du parlement, furent publiées à l’audience. Celle qui regardoit l’innocence de M. le prince fut remise au jour de la majorité, sous prétexte de la rendre plus authentique et plus solennelle par la présence du Roi : mais en effet dans la vue de se donner du temps pour voir ce que l’éclat de la majesté royale, que l’on avoit projeté d’y faire paroître dans toute sa pompe, produiroit dans l’esprit du peuple. Ce qui me le fait croire, c’est que Servien dit, deux jours après, à un homme de croyance de qui je ne l’ai su que plus de dix ans après, que si la cour se fût bien servie de ce moment, elle auroit opprimé les princes et les frondeurs. Cette pensée étoit folle ; et les gens qui eussent bien connu Paris n’eussent pas été assurément de cette opinion.

M. le prince, qui n’avoit pas plus de confiance à la cour qu’aux frondeurs, n’étoit pas mal fondé dans la défiance qu’il prit et des uns et des autres. Il ne voulut pas se trouver à la cérémonie ; il se contenta d’y envoyer M. le prince de Conti, qui rendit une lettre au Roi en son nom, par laquelle il supplioit Sa Majesté de lui pardonner : que les calomnies et les complots de ses ennemis ne lui permettoient pas de se trouver au Palais ; et il ajoutoit que le seul motif du respect qu’il avoit pour elle l’en empêchoit. Cette dernière parole, qui sembloit marquer que sans la considération de ce respect il y eût pu aller en sûreté, aigrit la Reine au delà de ce que j’en avois vu jusqu’à ce moment ; et elle me dit le soir ces propres mots : « M. le prince périra, ou je périrai. » Je n’étois pas payé pour adoucir son esprit en cette occasion. Comme je ne laissai de lui représenter, par un pur principe d’honnêteté, que l’expression de M. le prince pouvoit avoir un autre sens et plus innocent, comme il étoit vrai, elle me dit d’un ton de colère : « Voilà une fausse générosité ; que je hais ! » Ce qui est constant, c’est que la lettre de M. le prince au Roi étoit très-sage et très-mesurée.

M. le prince, après le voyage de Trie, étoit revenu à Chantilly. Il y apprit que la Reine avoit déclaré les nouveaux ministres[11] le jour de la majorité, qui fut le 7 du mois ; et ce qui acheva de le résoudre de s’éloigner encore davantage de la cour fut l’avis qu’il eut dans le même moment par Chavigny, que Monsieur ne s’étoit pu empêcher de dire en riant, à propos de cet établissement : « Celui-ci durera plus que celui du jeudi saint. » Il ne laissa pas de supposer, dans la lettre qu’il écrivit à Monsieur pour se plaindre de ce même établissement, et pour lui rendre compte des raisons qui l’obligeoient à quitter la cour : il ne laissa pas, dis-je, de supposer, et sagement, que Monsieur partageoit l’offense avec lui. Monsieur, qui étoit ravi dans le fond de lui voir prendre le parti de l’éloignement, ne le fut guère moins de se pouvoir ou plutôt de se vouloir persuader à soi-même que M. le prince étoit content de lui, et par conséquent la dupe du concert dont il avoit été avec la Reine, touchant la nomination des ministres. Il crut que par cette raison il pouvoit fort bien demeurer avec lui à tout événement ; et le foible qu’il avoit toujours à tenir des deux côtés l’emporta même plus loin et plus vite qu’il n’avoit accoutumé : car il eut tant de précipitation à faire paroître de l’amitié à M. le prince au moment de son départ, qu’il ne garda plus aucunes mesures avec la Reine, et qu’il ne prit pas même le soin de lui expliquer le sous-main des fausses avances qu’il fit pour le rappeler. Il lui dépêcha un gentilhomme, pour le prier de l’attendre à Angerville. Il donna en même temps ordre à ce gentilhomme de n’arriver à Angerville que quand il sauroit que M. le prince en seroit parti. Comme il se défioit de la Reine, il ne voulut pas lui faire confidence de cette méchante finesse, qu’il ne faisoit que pour persuader à M. le prince qu’il ne tenoit qu’à lui qu’il ne demeurât à la cour. La Reine, qui sut l’envoi du gentilhomme, et qui n’en sut pas le secret, crut qu’il n’avoit pas tenu, à Monsieur de retenir M. le prince. Elle en prit ombrage, elle m’en parla ; je lui dis ingénument ce que j’en savois, qui étoit le vrai, quoique Monsieur ne, m’eût fait qu’un galimatias fort embarrassant et fort obscur. La Reine ne crut pas que je la trompasse mais elle s’imagina que j’étois trompé, et que Chavigny s’étoit rendu maître de l’esprit de Monsieur à mon préjudice. Cette opinion n’étoit pas fondée ; Monsieur haïssoit Chavigny plus que le démon : et le seul principe de toute sa conduite ne fut que sa timidité, qui cherchoit toujours à se rassurer par des ménagemens même ridicules avec tous les partis. Mais, avant que d’entrer plus avant dans le détail de ce récit, je crois qu’il est à propos de vous rendre compte d’un détail assez curieux qui concerne M. de Chavigny, que vous avez déjà vu et que vous verrez au moins encore pour quelque temps sur le théâtre.

Je crois que je vous ai dit que Monsieur avoit été sur le point de demander son éloignement à la Reine un peu après le changement du jeudi saint ; et qu’il ne changea de sentiment que sur ce que je lui représentai qu’il étoit de son intérêt de laisser dans le conseil un homme qui étoit aussi capable que celui-là d’éveiller et de nourrir la division et la défiance entre ceux de la conduite desquels Son Altesse Royale n’étoit pas contente. Il se trouva par l’événement que ma vue n’avoit pas été fausse ; l’attachement qu’il avoit avec M. le prince contribua beaucoup à rendre toutes les démarches de son parti suspectes à la Reine, parce qu’elle ne pouvoit ignorer la haine envenimée que Chavigny avoit contre le cardinal. Elle savoit, à n’en pouvoir douter, qu’il avoit été l’instigateur principal de l’expulsion des trois sous-ministres. Le ressentiment qu’elle en eut l’obligea de lui commander de se retirer chez lui en Touraine trois ou quatre jours après son expulsion. Il s’en excusa, sous prétexte de la maladie de sa mère ; il s’en défendit par l’autorité de M. le prince. Quand M. le prince n’en eut plus assez dans Paris pour le maintenir, la Reine se fit un plaisir de l’y voir sans emploi ; et elle me dit, avec une aigreur inconcevable contre lui « J’aurai la joie de le voir sur le pavé comme un laquais. » Elle lui fit dire pour cette raison, par M. le maréchal de Villeroy, le premier jour de l’établissement des nouveaux ministres, qu’il pouvoit y demeurer. Il s’en excusa, sous le prétexte de ses affaires domestiques il se retira en Touraine, où il n’eut pas la force de demeurer. Il revint en l’absence du Roi à Paris, où vous verrez dans la suite qu’il joua un triste et fâcheux personnage, qui lui coûta à la fin et l’honneur et la vie. M. de La Rochefoucauld a dit très-sagement qu’il n’y avoit rien de si nécessaire que de savoir s’ennuyer.

Il faut encore, avant que de reprendre la suite de mon discours que je fasse une autre digression de ce qui se passa en ce temps-là entre M. le prince et M. de Turenne. Aussitôt après que M. le prince fut sorti de Paris pour aller à Saint-Maur, messieurs de Bouillon et de Turenne s’y rendirent, et ils lui offrirent leurs services publiquement, et en la même manière que les autres qui paroissoient les plus engagés avec lui. M. le prince m’a dit que depuis la veille du jour qu’il quitta Saint-Maur pour aller à Trie, d’où il ne revint plus à la cour, M. de Turenne lui avoit encore promis si positivement de le servir, qu’il avoit même accepté un ordre signé de sa main, par lequel il ordonnoit à La Moussaye, qui commandoit pour lui dans Stenay, de lui remettre la place entre les mains ; et que la première nouvelle qu’il eut après cela de M. de Turenne fut qu’il alloit commander l’armée du Roi. Je vous prie d’observer que M. le prince est l’homme que j’aie jamais connu le moins capable d’une imposture préméditée. Je n’ai jamais osé faire expliquer à fond M. de Turenne sur ce point : mais ce que j’en ai pu tirer en lui en parlant indirectement est qu’aussitôt après la liberté de M. le prince il eut tous les sujets du monde d’être mal satisfait de son procédé à son égard qu’il lui préféra en tout et partout M. de Nemours, qui n’approchoit pas de son mérite, et qui ne lui avoit pas rendu d’ailleurs à beaucoup près tant de services ; et que par cette considération il s’étoit cru libre de ses premiers engagemens. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que je n’ai jamais vu personne moins capable d’une vilenie que M. de Turenne. Reconnoissons encore de bonne foi qu’il y a des points dans l’histoire inconcevables à ceux même qui se sont trouvés les plus proches des faits. Je reprends le fil de ma narration.

M. le prince, n’ayant demeuré qu’un jour ou deux à Angerville, prit le chemin de Bourges, qui étoit proprement celui de Bordeaux ; et la Reine, qui eût été bien aise, si elle eût suivi son inclination, de l’éloignement de M. le prince, mais qui avoit reçu une leçon contraire de Brulh, n’osa s’opiniâtrer contre l’avis de Monsieur, qui, fortifié par les conseils de Chavigny, et persuadé d’ailleurs que la cour entretenoit toujours quelques négociations secrètes avec M. le prince, feignit, à toute fin, un grand empressement à faire que M. le prince ne s’éloignât pas. Ce qui le confirma pleinement dans cette conduite fut qu’une ouverture qu’on attribuoit dans ce temps-là à M. Le Tellier, au moins dans le bruit du monde, lui fit croire qu’il jouoit à jeu sûr, et que cet empressement qui paroîtroit à rappeler monsieur son cousin à la cour n’iroit effectivement qu’à le tenir en repos dans son gouvernement : à quoi Monsieur prétendoit qu’il trouveroit son compte en toutes manières. Cette ouverture fut que l’on offrit à M. le prince qu’il demeurât paisible dans son gouvernement, jusqu’à ce qu’on eût assemblé les États-généraux. Cette proposition est de la nature de ces choses dont il me semble que j’ai déjà parlé quelquefois, qui ne s’entendent pas, parce qu’il est impossible de concevoir ce qui peut leur avoir donné l’être. Il est constant que cette ouverture vint de la cour, soit par M. Le Tellier, soit par un autre ; et il ne l’est pas moins qu’il n’y avoit rien au monde de plus contraire aux véritables intérêts de la cour, parce que ce repos imaginaire de M. le prince dans son gouvernement lui donnoit lieu d’y conserver, d’y fortifier et d’y augmenter ses troupes, qui par la même proposition y devoient demeurer en quartier d’hiver. Monsieur la reçut avec une joie qui me surprit au dernier point, parce qu’il m’avoit dit plus de mille fois que de l’humeur dont il connoissoit le cardinal, susceptible de toutes négociations, il ne croyoit rien de plus opposé à ses intérêts, de lui Monsieur, que les interlocutoires entre M. le prince et la cour. En pouvoit-on trouver un plus dangereux sur ce fondement, auquel cette proposition donnoit lieu ? Ce qui est merveilleux fut que ce qui étoit assurément pernicieux et à la cour et à Monsieur fut rejeté par M. le prince, et que son destin le porta à préférer et à ses inclinations et à ses vues ce caprice de ses amis et de ses serviteurs. Je ne sais de ce détail que ce que Croissy, qui fut envoyé par Monsieur à Bourges, m’en a dit depuis à Rome ; mais je suis persuadé qu’il m’en a dit la vérité, parce qu’il n’avoit aucun intérêt à me la déguiser. En voici le particulier :

M. le prince, qui étoit par son inclination fort éloigné de la guerre civile, parut d’abord à Croissy très-bien disposé à recevoir les propositions qu’il lui portoit de la part de Monsieur ; et avec d’autant plus de facilité que les offres qu’on lui faisoit le laissoient, au moins pour très-long-temps, dans la liberté de choisir entre les partis qu’il avoit à prendre. Il est très-difficile de se résoudre à refuser des propositions de cette nature, particulièrement quand elles arrivent justement dans les instans où l’on est pressé de prendre un parti qui n’est pas de son inclination. Je vous ai déjà dit que celle de M. le prince n’étoit pas à la guerre civile ; et tous ceux qui étoient auprès de lui s’en fussent aussi passés facilement, s’ils eussent pu convenir ensemble des propositions de son accommodement. Chacun l’eût voulu faire pour y trouver son avantage particulier : personne ne se voyoit en état de le pouvoir, parce que personne n’avoit assez de croyance dans son esprit pour exclure les autres de la négociation. Ils conclurent tous la guerre, parce qu’aucun d’eux ne crut pouvoir faire la paix ; et cette disposition générale se joignant à l’intérêt que madame de Longueville trouvoit à être éloignée de monsieur son mari, forma un obstacle invincible à l’accommodement. On ne connoît pas ce que c’est que parti, quand on s’imagine que le chef en est le maître ; son véritable service y est presque toujours combattu par l’intérêt même assez souvent imaginaire des subalternes ; et ce qui est encore plus fâcheux est que quelquefois son honnêteté, et presque toujours sa prudence, prend parti avec eux contre lui-même. Croissy me dit plusieurs fois que le soulèvement et l’emportement des amis de M. le prince alla en cette rencontre jusqu’au point de faire entre eux un traité à Montrond, où il étoit allé voir madame sa sœur, par lequel ils s’obligeoient de l’abandonner, et de former un tiers parti sous l’autorité de M. le prince de Conti, au cas que M. le prince s’accommodât avec la cour aux conditions que M. le duc d’Orléans lui avoit fait proposer par lui Croissy. J’aurois eu peine à ajouter foi à ce qu’il me disoit pourtant sur cela avec serment, vu la foiblesse et le ridicule de cette fanatique faction, si ce que j’avois vu incontinent après la liberté de M. le prince ne m’en eût fourni un exemple assez pareil. J’ai oublié de vous dire, en traitant cet endroit, que madame de Longueville, cinq ou six jours après qu’elle fut revenue de Stenay, me demanda en présence de M. de La Rochefoucauld si, en cas de rupture entre les deux frères, je ne me déclarerois point pour M. le prince de Conti. La subdivision est ce qui perd presque tous les partis, particulièrement quand elle est introduite par cette sorte de finesse qui est directement opposée à la prudence ; et c’est ce que les Italiens apellent comedia in comadiâ.

Je vous supplie très-humblement de ne vous point étonner si, dans la suite de cette narration, vous ne trouvez pas la même exactitude que j’ai observée jusqu’ici en ce qui regarde les assemblées du parlement. La cour s’étant éloignée de Paris aussitôt après la majorité du Roi, qui fut le 7 du mois de septembre, pour aller en Berri et en Poitou ; et M. le duc d’Orléans y agissant également entre la Reine et M. le prince, le théâtre du Palais se trouva beaucoup moins rempli qu’il n’avoit accoutumé ; et l’on peut dire que depuis la majorité jusqu’à l’ouverture de la Saint-Martin suivante, qui fut le 20 novembre, il n’y eut aucunes scènes considérables que celles du 7 et du 14 d’octobre, dans lesquelles Monsieur dit à la compagnie que le Roi lui avoit envoyé un plein pouvoir pour traiter avec M. le prince ; et qu’il avoit nommé, pour le suivre et le servir dans cette négociation, messieurs d’Aligre et de La Marguerite, conseillers d’État ; et messieurs de Mesmes, Menardeau et Cumont, du parlement. Cette députation n’eut point de lieu, parce que M. le prince, à qui M. le duc d’Orléans avoit offert d’aller conférer avec lui à Richelieu, avoit refusé la proposition comme captieuse du côté de la cour, et faite à dessein pour ralentir l’ardeur de ceux qui s’engageroient avec lui. Il étoit arrivé à Bordeaux le 12, on en eut nouvelle le 26 à Paris ; et le même jour le Roi partit pour Fontainebleau, où il sut ce soir-là qu’en faisant avancer la cour jusqu’à Bourges, elle en chasseroit les partisans de M. le prince. M. de Châteauneuf et M. le maréchal de Villeroy pressèrent la Reine au dernier point de ne pas donner le temps à Persan de s’y jeter avec la noblesse du pays. La cour s’étant donc avancée, et les principaux habitans s’étant déclarés pour le Roi, tout se rendit sans coup férir. Palluau fut laissé avec un petit corps d’armée pour faire le blocus de Montrond, défendu par Persan. M. le prince de Conti et madame de Longueville se retirèrent à Bordeaux en grande diligence ; M. de Nemours les accompagna dans ce voyage, dans le cours duquel il s’attacha à madame de Longueville plus que madame de Châtillon et M. de La Rochefoucauld n’eussent voulu. M. le prince crut qu’il avoit engagé dans son parti M. de Longueville, dans la conférence qu’il eut avec lui à Trie : ce qui n’eut pourtant aucun effet, M. de Longueville étant demeuré à Rouen. Le mouvement que les troupes commandées par le comte de Tavannes du côté de Stenay firent par l’ordre de M. le prince, après qu’il eut quitté la cour, ne fut guère plus considérable : le comte de Grand-Pré qui avoit quitté par un mécontentement le service de M. le prince, leur ayant donné une même crainte auprès de Villefranche, et une autre auprès de Givet.

La désertion de Marsin[12] dans la Catalogne fut, en récompense, d’un très-grand poids. Il commandoit dans cette province lorsque M. le prince fut arrêté. Comme on le connoissoit pour être son serviteur très-particulier, on ne jugea pas à la cour qu’il fût à propos d’y prendre confiance : on envoya ordre à l’intendant de se saisir de sa personne. Il fut remis en liberté aussitôt après celle de M. le prince, et il fut rétabli même dans son emploi. Quand M. le prince se retira de la cour après sa prison, et qu’il prit le chemin de Guienne, la Reine pensa à gagner Marsin, et elle lui envoya les patentes de vice-roi de Catalogne, qu’il avoit passionnément souhaitées, en y ajoutant toutes les promesses imaginables pour l’avenir. Comme il avoit été averti à temps de la sortie et de la résolution de M. le prince, il appréhenda le même traitement qu’il avoit reçu l’autre fois. Il quitta la Catalogne avant qu’il eût reçu les offres de la Reine ; et il se jeta dans le Languedoc avec Baltons, Lussan, Mont-Pouillan, le Marcousse, et ce qu’il put débaucher de ses troupes. Cette désertion donna un merveilleux avantage aux Espagnols dans cette province, et l’on peut dire qu’elle en a coûté la perte à la France.

M. le prince ne s’endormoit pas du côté de Guienne : il engagea toute la noblesse dans son parti. Le vieux maréchal de La Force se déclara même pour lui ; et le comte Du Dognon, gouverneur de Brouage, qui tenoit toute sa fortune du duc de Brezé, crut être obligé d’en témoigner sa reconnoissance à madame la princesse, qui étoit sœur de son bienfaiteur. On n’oublia pas de rechercher l’appui des étrangers. Lenet[13] fut envoyé en Espagne, où il conclut le traité de M. le prince avec le roi Catholique ; et M. l’archiduc, qui commandoit dans les Pays-Bas, et qui venoit de prendre Bergue. Saint-Vinox, fit de son côté des préparatifs qui coûtèrent dans la suite Dunkerque et Gravelines à la France, et qui obligèrent dès ce temps-là la cour à tenir sur la frontière une partie des troupes, qui eussent été d’ailleurs très-nécessaires en Guienne. Ces nuées ne firent pas tout le mal, au moins pour le dedans du royaume, que leur grosseur et leur noirceur en pouvoient faire appréhender. M. le prince ne fut pas servi dans ses levées comme sa qualité et sa personne le méritoient. Le maréchal de La Force n’en usa pas en son particulier d’une manière qui fût conforme au reste de sa vie. Les tours de La Rochelle, qui étoient entre les mains du comte Du Dognon, ne tinrent que fort peu de temps contre M. le comte d’Harcourt, qui commandoit l’armée du Roi ; les Espagnols auxquels il remit Bourg, place voisine de Bordeaux, entre les mains, ne le secoururent qu’assez foiblement. M. le prince ne put faire d’autres conquêtes que celle d’Agen et celle de Saintes. Il fut obligé de lever le siège de Cognac et le plus grand capitaine du monde sans exception connut ou plutôt fit connoître, dans toutes ces occasions, que la valeur la plus héroïque et la capacité la plus extraordinaire ne soutiennent qu’avec beaucoup de difficulté les nouvelles troupes contre les vieilles.

Comme je me suis fixé, dès le commencement de cet ouvrage, à ne m’arrêter proprement que sur ce que j’ai connu par moi-même, je ne touche ce qui s’est passé en Guienne, dans ces premiers mouvemens de M. le prince, que très-légèrement, et purement qu’autant que la connoissance vous en est nécessaire, par le rapport et la liaison qu’elle a à ce que j’ai, à vous raconter de ce que je voyois à Paris, et de ce que je pénétrois de la cour.

Il me semble que j’ai déjà marqué ci-dessus que la cour s’avança de Bourges à Poitiers pour être en état de remédier de plus près aux démarches de M. le prince. Comme elle vit qu’il ne donnoit pas dans le panneau qu’elle lui avoit tendu, par le moyen d’une négociation pour laquelle elle prétendoit, quoique faux, à mon opinion, avoir gagné Gourville, elle ne garda plus aucunes mesures à son égard, et elle envoya une déclaration[14] contre lui au parlement, par laquelle elle le déclaroit criminel de lèse-majesté, etc. Voici, à mon sens, le moment fatal et décisif de la révolution. Il y a fort peu de gens qui en aient connu la véritable importance : chacun s’y en est voulu former une imaginaire. Les uns se sont voulu figurer que le mystère de ce temps-là consista dans les cabales qu’ils se persuadèrent avoir été faites dans la cour pour et contre le voyage du Roi. Il n’y a rien de plus faux : il se fit d’un concert uniforme de tout le monde. La Reine brûloit d’impatience d’être libre, et en lieu où elle pût rappeler M. le cardinal quand il lui plairoit. Les sous-ministres la fortifioient par toutes leurs lettres dans la même pensée. Monsieur souhaitoit plus que personne l’éloignement de la cour, parce que sa pensée naturelle et dominante lui faisoit toujours trouver une douceur sensible à tout ce qui pouvoit diminuer les devoirs journaliers auxquels la présence du Roi l’engageoit. M. de Châteauneuf joignoit, au désir qu’il avoit de rendre par un nouvel éclat M. le prince encore plus irréconciliable à la cour, la vue de se gagner l’esprit de la Reine, dans le cours d’un voyage dans lequel l’absence du cardinal et l’éloignement des sous-ministres lui donnoient lieu d’espérer qu’il se pourroit rendre encore et plus agréable et plus nécessaire. M. le premier président y concourut de son mieux, et parce qu’il le crut très-utile au service du Roi, et que la hauteur avec laquelle M. de Châteauneuf le traitoit lui étoit devenue insupportable. M. de La Vieuville ne fut pas fâché, à ce qu’il me parut, de n’être pas trop éclairé dans les premiers jours de la fonction de la surintendance ; et Bordeaux, qui étoit son confident principal, me fit un discours qui me marqua même de l’impatience que le Roi fût déjà hors de Paris. Celle des frondeurs n’étoit pas moindre, et parce qu’ils voyoient la nécessité qu’il y avoit effectivement à ne pas laisser établir M. le prince au delà de la Loire, et parce qu’ils se tenoient beaucoup plus assurés de l’esprit de Monsieur lorsqu’il étoit éloigné de la cour que lorsqu’il étoit proche. Voilà ce qui me parut de la disposition de tout le monde sans exception, à l’égard du voyage du Roi ; et je ne comprends pas sur quoi l’on a pu fonder cette diversité d’avis que l’on a prétendu et même écrit, ce me semble, avoir été dans le conseil sur ce sujet.

Vous voyez donc qu’il n’y eut aucun mystère au départ du Roi ; mais en récompense il y en eut beaucoup dans la suite de ce départ, parce que chacun y trouva tout le contraire de ce qu’il s’étoit imaginé. La Reine y rencontra plus d’embarras, sans comparaison, qu’elle n’en avoit à Paris, par les obstacles que M. de Châteauneuf mettoit au rappel de M. le cardinal. Les sous-ministres eurent des frayeurs mortelles que l’habitude et la nécessité n’établissent à la fin dans l’esprit de la Reine M. de Châteauneuf et M. de Villeroy, qui paroissoit lassé de leurs avis. M. de Châteauneuf, de son côté, ne trouva pas le fondement qu’il avoit cru aux espérances dont il s’étoit flatté lui-même à cet égard, parce que la Reine demeura toujours dans un concert très-étroit avec le cardinal, et avec tous ceux qui étoient véritablement attachés à ses intérêts. Monsieur devint en fort peu de temps moins sensible au plaisir de la liberté que l’absence de la cour lui donnoit, qu’aux ombrages qu’il prit assez subitement des bruits qui se répandirent des négociations souterraines, qu’il croyoit encore plus dangereuses par la raison de l’éloignement. M. de La Vieuville, qui craignoit plus que personne le Mazarin, me dit, quinze jours après le départ du Roi, que nous avions tous été des dupes de ne nous y être pas opposés. J’en convins en mon nom, et en celui de tous les frondeurs. J’en conviens encore aujourd’hui de bonne foi, et que cette faute fut une des plus lourdes que chacun pût faire, dans cette conjoncture, en son particulier. Je dis chacun de ceux qui ne désiroient pas le rappel de M. le cardinal Mazarin : car il est vrai que ceux qui étoient dans ses intérêts jouoient le droit du jeu. Ce qui nous la fit faire fut l’inclination naturelle que tous les hommes ont à chercher plutôt le soulagement présent que ce qui leur en doit faire un jour. J’y donnai de ma part comme tous les autres, et l’exemple ne fait pas que j’en aie moins de honte. Notre bévue fut d’autant plus grande que nous en avions prévu les inconvéniens, qui étoient dans la vérité non-seulement visibles, mais palpables et impardonnables, et que nous prîmes le détour de coure les plus grands pour éviter les plus petits. Il y avoit sans comparaison moins de péril pour nous à laisser respirer et fortifier M. le prince en Guienne, qu’à mettre la Reine, comme nous faisions, en pleine liberté de rappeler son favori. Cette faute est l’une de celles qui m’ont obligé de vous dire, ce me semble quelquefois, que la source la plus ordinaire des manquemens des hommes est qu’ils s’effraient trop du présent, et qu’ils ne s’effraient pas assez de l’avenir. Nous ne fûmes pas long-temps sans connoître et sans sentir que les fautes capitales qui se commettent dans les partis qui sont opposés à l’autorité royale les déconcertent si absolument, qu’elles obligent presque toujours ceux qui y ont eu leur part à une nécessité de faillir, quelque conduite qu’ils puissent suivre. Je m’explique. Monsieur ayant proprement mis la Reine en liberté de rappeler le cardinal Mazarin ne pouvoit plus prendre que trois partis, dont l’un étoit de consentir à son retour, l’autre de s’y opposer de concert avec M. le prince, et le troisième de faire un tiers parti dans l’État. Le premier étoit honteux, après les engagemens publics qu’il avoit pris ; le second étoit peu sûr, par la raison des négociations continuelles que les subdivisions qui étoient dans le parti de M. le prince rendoient aussi journalières d’inévitables ; le troisième étoit dangereux pour l’État, et impraticable même de la part de Monsieur, parce qu’il étoit au dessus de son génie.

M. de Châteauneuf, se trouvant avec la cour hors de Paris, ne pouvoit que flatter la Reine par l’espérance du rétablissement de son ministre, ou s’opposer à ce rétablissement par les obstacles qu’il y pouvoit former par le cabinet. L’un étoit ruineux, parce que l’état où étoient les affaires faisoit voir ces espérances trop proches pour espérer que l’on les pût rendre illusoires. L’autre étoit chimérique, vu l’humeur et l’opiniâtreté de la Reine.

Quelle conduite pouvois-je prendre en mon particulier qui pût être sage et judicieuse ? Il falloit nécessairement ou que je servisse la Reine selon son désir pour le retour du cardinal, ou que je m’y opposasse avec Monsieur, ou que je me ménageasse entre les deux. Il falloit de plus, ou que je m’accommodasse avec M. le prince, ou que je demeurasse brouillé avec lui : et quelle sûreté pouvois-je trouver dans tous ces partis ? Ma déclaration pour la Reine m’eût perdu irrémissiblement dans le parlement, dans le peuple, et dans l’esprit de monsieur ; sur quoi je n’aurois eu pour garant que la bonne foi du Mazarin. Ma déclaration pour Monsieur devoit, selon toutes les règles du monde, m’attirer un quart-d’heure après la révocation de ma nomination au cardinalat. Pouvois-je demeurer en rupture avec M. le prince, dans le temps que Monsieur feroit la guerre au Roi conjointement avec lui ? Pouvois-je me raccommoder avec M. le prince, au moment que la Reine me déclaroit qu’elle ne se résolvoit à me laisser la nomination que sur la parole que je lui donnois que je ne m’y raccommoderois pas ? Le séjour du Roi à Paris eût tenu la Reine dans des égards qui eussent levé beaucoup de ces inconvéniens, et qui eussent adouci les autres. Nous contribuâmes à son éloignement, au lieu d’y mettre les obstacles presque imperceptibles qui étoient en plus d’une manière dans nos mains. Il en arriva ce qui arrive toujours à ceux qui manquent de certains momens qui sont capitaux et décisifs dans les affaires. Comme nous ne voyions plus de bons partis à prendre, nous prîmes tous, à notre mode, ce qui nous parut de moins mauvais dans chacun : ce qui produit toujours deux mauvais effets, l’un est que ce composé, pour ainsi dire, de vues est toujours confus et brouillé ; et l’autre, qu’il n’y a jamais que la pure fortune qui le démêle. J’expliquerai cela, et je l’appliquerai au détail duquel il s’agit, après que je vous aurai rendu compte de quelques faits assez curieux et assez remarquables de ce temps-là.

La Reine, qui avoit toujours eu dans l’esprit de rétablir M. le cardinal Mazarin, commença à ne se plus tant contraindre sur ce qui regardoit son retour dès qu’elle se sentit en liberté ; et messieurs de Châteauneuf et de Villeroy connurent, aussitôt que la cour fut arrivée à Poitiers, que les espérances qu’ils avoient conçues ne se trouvoient pas, au moins par l’événement, bien fondées. Les succès que M. le comte d’Harcourt avoit en Guienne ; la conduite du parlement de Paris, qui ne vouloit point du cardinal, mais qui défendoit sous peine de la vie les levées que M. le prince faisoit pour s’opposer à son retour ; la division publique et déclarée qui étoit dans la maison de Monsieur, entre les serviteurs de M. le prince et mes amis, donnoient du courage à ceux qui étoient dans les intérêts du ministre auprès de la Reine. Elle n’en avoit que trop par elle-même en tout ce qui étoit de son goût. D’Hocquincourt, qui fit un voyage secret à Brulh, fit voir au cardinal un état de huit mille hommes prêts à le prendre sur la frontière, et à le mener en triomphe jusqu’à Poitiers. Je sais, d’un homme qui étoit présent à la conversation, que rien ne le toucha plus sensiblement que l’imagination de voir une armée avec son écharpe (car Hocquincourt avoit pris la verte en son nom) ; et que cette foiblesse fut remarquée de tout le monde. La Reine ne quitta pas la voie de la négociation dans le moment même qu’elle projetoit de prendre celle des armes. Gourville alloit et venoit du côté de M. le prince. Bertet vint à Paris pour gagner M. de Bouillon, M. de Turenne et moi. Cette scène est assez curieuse pour s’y arrêter un peu plus long-temps. Je vous ai déjà dit que M. de Bouillon et M. de Turenne étoient séparés de M. le prince ; ils vivoient l’un et l’autre d’une manière fort retirée dans Paris et, à la réserve de leurs amis particuliers, peu de gens les voyoient. J’étois de ce nombre et comme j’en connoissois pour le moins autant que personne le mérite et le poids, je n’oubliai rien et pour le faire connoître et pour le faire peser à Monsieur, et pour obliger les deux frères à entrer dans ses intérêts. L’aversion naturelle qu’il avoit pour l’aîné, sans savoir pourquoi, l’empêcha de faire ce qu’il se devoit à soi-même en cette rencontre ; et le mépris que le cadet avoit pour lui, sachant très-bien pourquoi, n’aida pas au succès de ma négociation. Celle de Bertet, qui arriva justement à Paris dans cette conjoncture, se trouva commune entre M. de Bouillon et moi, par la rencontre de madame la palatine, qui étoit elle-même notre amie commune, et à laquelle Bertet avoit ordre de s’adresser directement. Elle nous assembla chez elle entre minuit et une heure, et elle nous présenta Bertet, qui, après un torrent d’expressions gasconnes, nous dit que la Reine, qui étoit résolue de rappeler le cardinal Mazarin, n’avoit pas voulu exécuter sa résolution sans prendre nos avis. M. de Bouillon, qui me jura une heure après en présence de madame la palatine qu’il n’avoit encore jusque là reçu aucune proposition, au moins formée, de la part de la cour, me parut embarrassé : mais il s’en démêla à sa manière, c’est-à-dire en homme qui savoit, mieux qu’aucun que j’aie connu, parler le plus quand il disoit le moins. M. de Turenne qui étoit plus laconique, et dans la vérité beaucoup plus franc, se tourna de mon côté, et il me dit : « Je crois que M. Bertet va tirer par le manteau tous les gens à manteau noir qu’il trouve dans la rue, pour leur demander leurs opinions sur le retour de M. le cardinal : car je ne vois pas qu’il y ait plus de raison de la demander à monsieur mon frère et à moi, qu’à tous ceux qui ont passé aujourd’hui sur le Pont-Neuf. — Il y en a beaucoup moins à moi, lui répondis-je car il y a des gens qui ont passé aujourd’hui sur le Pont-Neuf, qui pourroient donner leurs avis sur cette matière ; et la Reine sait bien que je n’y puis jamais entrer. » Bertet me repartit brusquement, et sans balancer « Et votre chapeau, monsieur que deviendra-t-il ? — Ce qu’il pourra, lui dis-je. — Et que donnerez-vous la Reine pour ce chapeau, ajouta-t-il ? — Ce que je lui ai dit cent et cent fois, lui répondis-je. Je ne m’accommoderai point avec M. le prince, si l’on ne révoque point ma nomination. Je m’y accommoderai demain et je prendrai l’écharpe isabelle, si l’on continue seulement à m’en menacer. » La conversation s’échauffa, et nous en sortîmes cependant assez bien, M. de Bouillon ayant remarqué comme moi que l’ordre de Bertet étoit de se contenter de ce que j’avois dit mille fois à la Reine sur ce sujet, en cas qu’il n’en pût tirer davantage.

Pour ce qui étoit de M. de Bouillon et de M. de Turenne, la confabulation fut bien plus longue ; je dis confabulation, parce qu’il n’y avoit rien de plus ridicule que de voir un petit Basque, homme de rien, entreprendre de persuader à deux des plus grands hommes du monde de faire la plus signalée de toutes les sottises, qui étoit de se déclarer pour la cour, avant que d’y avoir pris aucunes mesures. Ils ne le crurent pas ; ils en prirent de bonnes bientôt après. On promit à M. de Turenne le commandement des armées, et l’on assura à M. de Bouillon la récompense immense qu’il a tirée depuis pour Sedan. Ils eurent la bonté pour moi de me confier leurs accommodemens, quoique je fusse de parti contraire ; et il se rencontra par l’événement que cette confiance leur valut leur liberté.

Monsieur, qui fut averti qu’ils alloient servir le Roi, et qu’ils devoient sortir de Paris à tel jour et à telle heure, me dit, comme je revenois de leur dire adieu, qu’il les falloit arrêter, et qu’il en alloit donner l’ordre au vicomte d’Autel, capitaine de ses gardes. Jugez, je vous supplie, en quel embarras je me trouvai, en faisant réflexion d’un côté sur le juste sujet que l’on auroit de croire que j’avois trahi le secret de mes amis, et de l’autre sur le moyen dont je me pourrois servir pour empêcher Monsieur d’exécuter ce qu’il venoit de résoudre ! Je combattis d’abord la vérité de l’avis qu’on lui avoit donné ; je lui représentai les inconvéniens d’offenser sur des soupçons des gens de cette qualité et de ce mérite ; et comme je vis qu’il croyoit son avis très-sûr, comme il l’étoit en effet, et qu’il persistoit dans son dessein, je changeai de ton, et je ne songeai plus qu’à gagner du temps, pour leur donner à eux-mêmes celui de s’évader. La fortune favorisa mon intention. Le vicomte d’Autel, que l’on chercha, ne se trouva point. Monsieur s’amusa à une médaille que Bruneau lui apporta tout à propos ; et j’eus le temps de mander à M. de Turenne, par Varennes qui me tomba sous la main comme par miracle, de se sauver sans y perdre un moment. Le vicomte d’Autel manqua ainsi les deux frères de deux ou trois heures. Le chagrin de Monsieur n’en dura guère davantage ; je lui dis la chose comme elle s’étoit passée, cinq ou six jours après, l’ayant trouvé de bonne humeur. Il ne m’en voulut point de mal : il eut même la bonté de me dire que si je m’en fusse ouvert à lui dans le temps, il eut préféré à son intérêt celui que j’y avois, sans comparaison plus considérable par la raison du secret qui m’avoit été confié. Et cette aventure ne nuisit pas, comme vous pouvez croire, à serrer la vieille amitié qui étoit entre M. de Turenne et moi.

Vous avez déjà vu, en plus d’un endroit de cette histoire, que celle que M. de La Rochefoucauld avoit pour moi n’étoit pas si bien confirmée. Voici une marque que j’en reçus, qui mérite de n’être pas omise. M. Talon, qui est présentement secrétaire du cabinet, et qui étoit dès ce temps-là attaché aux intérêts du cardinal, entra un matin dans ma chambre comme j’étois au lit ; et après m’avoir fait un compliment et s’être nommé (car je ne le connoissois seulement pas de visage), il me dit que bien qu’il ne fût pas dans mes intérêts, il ne pouvoit pas s’empêcher de m’avertir du péril où j’étois ; que l’horreur qu’il avoit pour les mauvaises actions, et le respect qu’il avoit pour ma personne, l’obligeoient à me dire que Gourville et La Roche-Courbon, domestique de M. de La Rochefoucauld et major de Damvilliers, avoient failli à m’assassiner[15] la veille sur le quai qui est vis-à-vis du pont Bourbon. Je remerciai, comme vous pouvez juger, M. Talon, pour qui effectivement je conserverai jusqu’au dernier soupir une tendre reconnoissance ; mais l’habitude que j’avois à recevoir des avis de cette nature fit que je n’y fis pas toute la réflexion que je devois faire et au nom et au mérite de celui qui me le donnoit, et que je ne laissai pas d’aller le lendemain au soir chez madame de Pommereux seul dans mon carrosse, et sans autre suite que celle de deux pages et trois ou quatre laquais. M. Talon revint chez moi le lendemain matin ; et après qu’il m’eut témoigné de l’étonnement du peu d’attention que j’avois fait sur son premier avis, il ajouta que ces messieurs m’avoient encore manqué d’un quart d’heure la veille auprès des Blancs-Manteaux, sur les neuf heures du soir, qui étoit justement l’heure que j’étois sorti de chez madame de Pommereux. Ce second avis, qui me parut plus particularisé que l’autre, me tira de mon assoupissement. Je me tins sur mes gardes, je marchai en état de n’être pas surpris. Je m’informai par M. Talon même de tout le détail. Je fis arrêter et interroger La Roche-Courbon, qui déposa devant le lieutenant criminel que M. de La Rochefoucauld lui avoit commandé de m’enlever, et de me mener à Damvilliers ; qu’il avoit pris pour cet effet soixante hommes choisis de la garnison de cette place ; qu’il les avoit fait entrer dans Paris séparément ; que lui et Gourville ayant remarqué que je revenois tous les jours de l’hôtel de Chevreuse entre minuit et une heure, avec dix ou douze gentilshommes seulement en deux carrosses, avoient posté leurs gens sous la voûte de l’arcade qui est vis-à-vis du pont Bourbon ; que comme ils avoient vu que je n’avois pas pris le chemin du quai un tel jour, ils m’étoient allés attendre le lendemain auprès des Blancs-Manteaux, où ils n’avoient encore manqué, parce que celui qui étoit en garde à la porte du logis de madame de Pommereux, pour observer quand j’en sortirois, s’étoit amusé à boire dans un cabaret prochain. Voilà la déposition de La Roche-Courbon, dont le lieutenant criminel fit voir l’original à Monsieur en ma présence. Vous croyez aisément qu’il ne m’eût pas été difficile, après un aveu de cette nature, de le faire rouer ; et que s’il eût été appliqué à la question, il eût peut-être confessé quelque chose de plus que le dessein de l’enlèvement. Le comte de Pas, frère de M. de Feuquières, et de celui qui porte aujourd’hui le même nom, à qui j’avois une obligation considérable, vint me conjurer de lui donner la vie, et je la lui accordai. J’obligeai Monsieur de commander au lieutenant criminel de cesser la procédure ; et comme il me disoit qu’il la falloit au moins pousser jusqu’à la question pour en tirer au moins la vérité tout entière, je lui répondis en présence de tout ce qui étoit dans le cabinet du Luxembourg : « Il est si beau, si honnête et si extraordinaire, monsieur, à des gens qui font une entreprise de cette nature, de hasarder de la manquer, et de se perdre eux-mêmes par une action aussi difficile qu’est celle d’enlever un homme qui ne va pas la nuit sans être accompagné, et de le conduire à soixante lieues hors du royaume ; il est si beau, dis-je, de hasarder cela plutôt que de se résoudre à l’assassiner, qu’il vaut mieux, à mon sens, ne pas pénétrer plus avant, de peur que nous ne trouvions quelque chose qui dépare une générosité qui honore notre siècle. » Tout le monde se prit à rire, et peut-être en ferez-vous de même. La vérité est que je voulus témoigner ma reconnoissance au comte de Pas, qui m’avoit obligé deux ou trois mois auparavant sensiblement, en me renvoyant, pour rien tout le bétail de Commercy, qui étoit à lui de bonne guerre, parce qu’il l’avoit repris après les vingt-quatre heures. J’appréhendai que si la chose alloit plus loin et que l’on pénétrât la vérité de l’assassinat, qui n’étoit déjà que trop clair, je ne pusse plus tirer des mains du parlement ce malheureux gentilhomme. Je fis cesser les poursuites, par les instances que j’en fis au lieutenant criminel ; je suppliai Monsieur de faire transférer de son autorité à la Bastille le prisonnier, qu’il ne voulut point à toutes fins remettre en liberté, quoique je l’en pressasse. Il se la donna cinq ou six mois après, s’étant sauvé de la Bastille, où il étoit à la vérité très-négligemment gardé. Un gentilhomme qui est à moi et qui s’appelle Malclerc, ayant pris avec lui La Forêt, lieutenant du prévôt de L’Isle, arrêta Gourville à Montlhéry où il passoit pour aller à la cour, avec laquelle M. de La Rochefoucauld avoit toujours des négociations souterraines : car Gourville ne fut pas trois ou quatre heures entre les mains des archers, qu’il arriva un ordre du premier président pour le relâcher.

Il faut avouer que je ne me sauvai de cette entreprise que par une espèce de miracle. Le jour que je fus manqué sur le quai, j’allai chez M. de Caumartin ; et je lui dis que j’étois si las de marcher toujours dans les rues avec cinq ou six carrosses pleins de gentilshommes et de mousquetons, que je le priois de me mettre dans le sien, et de me mener sans livrée à l’hôtel de Chevreuse, où je voulois aller de bonne heure, quoique je fisse état d’y demeurer à souper. M. de Caumartin en fit beaucoup de difficulté, à cause du péril où j’étois continuellement exposé ; et il n’y consentit que sur la parole que je lui donnai qu’il ne se chargeroit point de moi au retour, et que mes gens me reviendroient prendre sur le soir à l’hôtel de Chevreuse, à leur ordinaire. Je me mis donc dans le fond de son carrosse, les rideaux à demi tirés ; et je me souviens qu’ayant vu sur le quai des gens à collet de buffle, il me dit : « Voilà des gens qui sont peut-être là à votre intention. » Je n’y fis aucune réflexion ; je passai tout le soir à l’hôtel de Chevreuse, et par hasard je ne trouvai auprès de moi, lorsque j’en sortis, que neuf gentilshommes, qui étoient justement un nombre très-propre à me faire assassiner. Madame de Rhodes, qui avoit ce soir-là un carrosse de deuil tout neuf, voyant qu’il pleuvoit, me pria de la mettre dans le mien, parce que le sien la barbouilleroit. Je m’en défendis, en lui faisant la guerre sur sa délicatesse. Mademoiselle de Chevreuse courut jusque sur les degrés après moi pour m’y obliger, et voilà ce qui me sauva la vie ; parce que je passai par la rue Saint-Honoré pour aller à l’hôtel de Brissac, où madame de Rhodes logeoit ; et qu’ainsi j’évitai le quai où l’on m’attendoit. Ajoutez cette circonstance à celle des Blancs-Manteaux, et à celle d’une générosité aussi extraordinaire que celle de M. Talon, qui, étant dans des intérêts directement contraires au mien, eut la probité de me donner l’avis de l’entreprise ; ajoutez, dis-je, à ces deux circonstances que je viens de vous raconter, celle de madame de Rhodes, et vous avouerez que les hommes ne sont pas les maîtres de la vie des hommes. Je reviens à ce que je vous ai tantôt promis des suites qu’eut le voyage du Roi.

Je vous disois, ce me semble, que voyant, comme nous le vîmes clairement en moins de quinze jours, que nous n’avions plus de parti à prendre, après la faute que nous avions faite, qui n’eût des inconvéniens terribles, nous tombâmes, comme il arrive toujours en pareil cas, dans le plus dangereux de tous, qui étoit de n’en point prendre de décisif, et de prendre quelque chose de chacun. Monsieur ne prit point les armes avec M. le prince ; et il crut, par cette raison, faire beaucoup pour la cour. Il se déclara dans Paris et dans le parlement contre le retour du Mazarin, et il s’imagina par cette considération qu’il contentoit le public. M. de Châteauneuf conserva quelque temps à Poitiers l’espérance de pouvoir amuser la Reine, par l’espérance qu’il lui donnoit à elle-même du rétablissement de son ministre, dans telle et telle conjoncture qu’il croyoit éloignée. Comme il connut et que l’impatience de la Reine et que l’empressement du cardinal approchoient ces conjonctures beaucoup plus qu’il ne s’étoit imaginé, il prit le parti de la sincérité, et il s’opposa directement au retour avec cette sorte de liberté qui est toujours aussi inutile qu’elle est odieuse toutes les fois que l’on ne l’emploie qu’au défaut du succès de l’artifice. Le parlement, qui se sentoit trop engagé à l’exclusion du Mazarin pour en souffrir le rétablissement, éclatoit avec fureur aux moindres apparences qu’il en voyoit. Comme d’autre part il ne vouloit rien faire qui fût contraire aux formes, et qui choquât l’autorité royale, il rompoit lui-même toutes les mesures que l’on pouvoit prendre pour empêcher ce rétablissement. Je le voulois en mon particulier moins que personne : mais comme je voulois aussi peu le rétablissement avec M. le prince, pour les raisons que vous avez vues ci-dessus, je ne laissois pas d’y contribuer malgré moi, par une conduite qui, quoique judicieuse dans le moment parce qu’elle étoit nécessaire, étoit inexcusable dans son principe, qui étoit d’avoir fait une de ces fautes capitales après lesquelles on ne peut plus rien faire qui soit sage. Voilà ce qui nous perdit à la fin les uns et les autres, comme vous l’allez voir par la suite.

Monsieur, qui étoit l’homme du monde qui aimoit le mieux à se donner à lui-même des raisons qui l’empêchassent de se résoudre, s’étoit toujours voulu persuader que la Reine ne porteroit jamais jusqu’à l’effet l’intention qu’il confessoit qu’elle avoit, et qu’elle auroit toujours, de faire revenir à la cour M. le cardinal Mazarin. Quand il ne fut plus en son pouvoir de se tromper soi-même, il crut que l’unique remède seroit d’embarrasser la Reine sans la désespérer ; et je remarquai en cette occasion ce que j’ai encore observé en plusieurs autres, qui est que les hommes ont une pente merveilleuse à s’imaginer qu’ils amuseront les autres par les mêmes moyens par lesquels ils sentent eux-mêmes qu’ils peuvent être amusés. Monsieur n’agissoit jamais que quand il étoit pressé, et Fremond l’appeloit l’interlocutoire incarné. De tous les moyens que l’on pouvoit prendre pour le presser, le plus efficace et le plus infaillible étoit celui de la peur ; et il se sentoit, par la règle des contraires, une pente naturelle à ne point agir quand il n’avoit point de frayeur. Le même tempérament qui produit cette inclination fait celle que l’on a à ne se point résoudre, jusqu’à ce que l’on se trouve embarrassé. Il jugea de la Reine par lui-même ; et je me souviens qu’un jour je lui représentois qu’il étoit judicieux et même nécessaire de changer de conduite selon la différence des esprits auxquels on avoit affaire, et qu’il me répondit ces propres mots : « Abus ! Tout le monde pense également ; mais il y a des gens qui cachent mieux leurs pensées les uns que les autres. » La première réflexion que je fis sur ces paroles fut que la plus grande imperfection des hommes est la complaisance qu’ils trouvent à se persuader que les autres ne sont pas exempts des défauts qu’ils se reconnoissent à eux-mêmes. Monsieur se trompa en cette rencontre encore plus qu’en aucune autre : car la hardiesse de la Reine fit qu’elle n’eut pas besoin du désespoir où Monsieur ne la vouloit pas jeter pour se porter à l’exécution de sa résolution ; et cette même hardiesse perça encore tous les embarras par lesquels il prétendoit la traverser. Il vouloit toujours se figurer qu’en ne se joignant pas à M. le prince, et en négociant toujours, tantôt par M. de Damville, tantôt par Laumont qu’il envoya à la cour, il amuseroit la Reine, qu’il croyoit pouvoir être retenue par l’appréhension qu’elle auroit de sa déclaration. Il vouloit s’imaginer qu’animant le parlement contre le retour du ministre, comme il faisoit publiquement, il ne donneroit à la cour que de ces sortes d’appréhensions qui sont plus capables de retenir que de précipiter. Comme il parloit fort bien, il nous fit un beau plan sur cela au président de Bellièvre et à moi dans le cabinet des livres, dont nous ne demeurâmes toutefois nullement persuadés. Nous le combattîmes par une infinité de raisons ; mais comme il détruisoit toutes les nôtres par une seule que j’ai touchée ci-dessus, en nous disant : « Nous avons fait la sottise de laisser sortir la Reine de Paris, nous ne saurions plus faire que des fautes ; nous ne saurions plus prendre de bon parti. Il faut aller au jour la journée ; et, cela supposé, il n’y a à faire que ce que je vous ai dit ; » ce fut en cet endroit où je lui proposai le tiers parti que l’on m’a tant reproché depuis, et que je n’avois imaginé que l’avant-veille. En voici le projet :

Je puis dire avec vérité et sans vanité que, dès que je vis la Reine hors de Paris avec une armée, je ne doutai presque plus de l’infaillibilité du rétablissement du cardinal, parce que je ne crus pas que la foiblesse de Monsieur, les contre-temps du parlement, les négociations inséparables des différentes cabales qui partageoient le parti des princes, pussent tenir long-temps contre l’opiniâtreté de la Reine, et contre le poids de l’autorité royale. Je ne crois pas me louer en disant que j’eus cette vue d’assez bonne heure, parce que je conviens de bonne foi que ne l’ayant eue que depuis que le Roi fut à Poitiers, je ne la pris que beaucoup trop tard. Je vous ai dit ci-devant qu’il ne s’est jamais fait une faute si lourde que celle que nous fîmes quand nous ne nous opposâmes pas au voyage ; et elle l’est d’autant plus, qu’il n’y avoit rien de plus aisé à voir que ce qui nous en arriveroit. Ce pas de clerc, que nous fîmes tous sans exception à l’envi l’un de l’autre, est un de ceux qui m’a obligé de vous dire quelquefois que toutes les fautes ne sont pas humaines, parce qu’il y en a de si grossières que des gens qui ont le sens commun ne les pourroient pas faire.

Comme j’eus vu, pesé et senti la conséquence de celle dont il s’agit, je pensai en mon particulier au moyen de la réparer ; et, après avoir fait toutes les réflexions que vous venez de voir répandues dans les feuilles précédentes sur l’état des choses, je n’y trouvai que deux issues, dont l’une fut celle de laquelle je vous ai parlé ci-dessus, qui étoit du goût et du génie de Monsieur, et à laquelle il avoit donné d’abord et de lui-même. Elle me pouvoit être bonne en mon particulier, parce qu’enfin Monsieur ne se déclarant point pour M. le prince, et entretenant la cour par des négociations, me donnoit toujours lieu de gagner temps et de faire venir mon chapeau. Mais ce parti ne me paroissoit honnête qu’autant qu’il se seroit rendu absolument nécessaire, parce qu’il ne se pouvoit procurer l’avantage qu’il donneroit peut-être par l’événement au cardinalat, qu’il ne fût très-suspect à tous ceux qui étoient dans les intérêts de ce que l’on appeloit le public. Je ne voulois nullement perdre ce public ; et cette considération, jointe aux autres que je vous ai marquées ci-dessus, faisoit que je n’étois pas satisfait d’une conduite dont les apparences n’étoient pas bonnes, et dont le succès d’ailleurs étoit fort incertain. L’autre issue que je m’imaginai étoit plus grande, plus noble, plus élevée : et ce fut celle aussi à laquelle je m’arrêtai sans balancer. Ce fut de faire en sorte que Monsieur formât publiquement un tiers parti, séparé de M. le prince, et composé de Paris et de la plupart des grandes villes du royaume, qui avoient beaucoup de disposition au mouvement, et dans une partie desquelles j’avois de bonnes correspondances. Le comte de Fuensaldagne, qui croyoit qu’il n’y avoit que la défiance où j’étois de la mauvaise volonté de M. le prince contre moi qui me fît garder des ménagemens avec la cour, m’avoit envoyé don Antonio de la Crusa pour me faire des propositions, qui me donnèrent la première vue du projet dont je vous parle : car il m’avoit offert de faire un traité secret par lequel il m’assuroit d’argent, et par lequel toutefois il ne m’obligeoit à rien de toutes les choses qui pourroient faire juger que j’eusse des correspondances avec l’Espagne. L’idée que je me formai sur cela, et sur beaucoup d’autres circonstances qui concoururent en ce temps-là, fut de proposer à Monsieur qu’il déclarât publiquement dans le parlement que, voyant que la Reine étoit résolue de rétablir le cardinal Mazarin dans le ministère, il étoit résolu, de son côté, de s’y opposer par toutes les voies que sa naissance et les engagemens publics lui permettoient ; qu’il ne seroit ni de sa prudence ni de sa gloire de se contenter des remontrances du parlement, que la Reine éluderoit au commencement et mépriseroit à la fin, pendant que le cardinal faisoit des troupes pour entrer en France, et pour se rendre maître de la personne du Roi, comme il l’étoit déjà de l’esprit de la Reine ; que, comme oncle du Roi, il se croyoit obligé de dire à la compagnie qu’il étoit de sa justice de se joindre à lui dans une occasion où il ne s’agissoit, à proprement parler, que de la manutention de ses arrêts, et des déclarations qui étoient dues à ses instances ; qu’il ne seroit pas moins de sa sagesse, parce qu’elle n’ignoroit pas que toute la ville conspiroit avec lui à un dessein si nécessaire au bien de l’État ; qu’il n’avoit pas voulu s’expliquer si ouvertement avec elle avant que de s’être mis en état de la pouvoir assurer du succès, par l’ordre qu’il avoit déjà mis aux affaires ; qu’il avoit tant d’argent, qu’il étoit déjà assuré de tant et tant de places ; et sur le tout que ce qui devoit toucher la compagnie plus que quoi que ce soit, et lui faire même embrasser avec joie l’heureuse nécessité où elle se voyoit de travailler avec lui au bien de l’État, étoit l’engagement public qu’il prenoit dès ce moment avec elle, et de n’avoir jamais aucunes intelligences avec les ennemis de l’État, et de n’entendre jamais directement ni indirectement à aucune négociation qui ne fût proposée en plein parlement, les chambres assemblées ; qu’au reste il désavouoit tout ce que M. le prince avoit fait et faisoit avec les Espagnols ; et que pour cette raison, et celles des négociations fréquentes et suspectes de tous ceux de son parti, il n’y vouloit avoir aucune communication que celle que l’honnêteté requéroit à l’égard d’un prince de son mérite. Voilà ce que je proposai à Monsieur, et que j’appuyai de toutes les raisons qui lui pouvoient faire voir la possibilité de la pratique, de laquelle je suis encore très-persuadé. Je lui exagérai tous les inconvéniens de la conduite contraire ; et je lui prédis tout ce qu’il vit depuis de celle du parlement, qui, au moment qu’il donnoit des arrêts contre le cardinal, déclaroit criminels de lèse-majesté ceux qui s’opposeraient à son retour.

Monsieur demeura ferme dans sa résolution, soit qu’il craignît, comme il disoit, l’union des grandes villes, qui pouvoit, à la vérité, devenir dangereuse à l’État ; soit qu’il appréhendât que M. le prince ne se raccommodât avec la cour contre lui : à quoi toutefois je lui avois marqué plus d’un remède. Ce qui me parut, c’est que le fardeau étoit trop pesant pour lui. Il est vrai qu’il étoit au dessus de sa portée, et que par cette raison j’eus tort de l’en presser. Il est vrai de plus que l’union des grandes villes, en l’humeur, où elles étoient, pouvoit avoir de grandes suites. J’en eus scrupule, parce que, dans la vérité, j’ai toujours appréhendé ce qui pouvoit effectivement faire du mal à l’État ; et Caumartin ne put jamais être de cet avis par cette considération. Ce qui m’y emporta, si je l’ose dire, et contre mes manières et contre mes inclinations, fut la confusion où nous allions tomber en prenant l’autre chemin, et le ridicule d’une conduite par laquelle il me sembloit que nous allions tous combattre à la façon des anciens andabates[16].

La seconde conversation que j’eus sur ce détail avec Monsieur dans la grande allée des Tuileries fut assez curieuse, et, par l’événement, presque prophétique. Je lui dis : « Que deviendrez-vous, monsieur, quand M. le prince sera raccommodé à la cour ou passé en Espagne ? quand le parlement donnera des arrêts contre le cardinal, et déclarera criminels ceux qui s’opposeront à son retour ? quand vous ne pourrez plus, avec honneur et sûreté, être ni mazarin ni frondeur ? à Monsieur me répondit : « Je serai fils de France ; vous deviendrez cardinal, et vous demeurerez coadjuteur. Je lui repartis sans balancer, comme par enthousiasme : « Vous serez fils de France à Blois, et moi cardinal au bois de Vincennes. » Monsieur ne s’ébranla point, quoi que je lui pusse dire ; et il fallut se réduire au parti de brousser à l’aveugle de jour en jour. C’est le nom que Patru donnoit à notre manière d’agir ; je vous en expliquerai le détail après que je vous aurai rendu compte d’un embarras très-fâcheux que j’eus en ce temps-là.

Bertet, qui, comme vous avez déjà vu, étoit venu à Paris pour négocier avec M. de Bouillon et moi, avoit aussi ordre de la Reine de voir madame de Chevreuse, et d’essayer de lui persuader de s’attacher encore plus intimement à elle qu’elle n’avoit fait jusque la. Il la trouva dans une disposition très-favorable pour sa négociation. Laigues étoit rempli de lui-même, et de plus l’homme du monde le plus changeant de son naturel. Il y avoit déjà quelque temps que mademoiselle de Chevreuse m’avoit averti qu’il disoit tous les jours à madame sa mère qu’il falloit finir, que tout étoit en confusion, que nous ne savions plus où nous allions. Bertet, qui étoit vif, pénétrant et insolent, s’étant aperçu du foible, en prit le défaut habilement : il menaça, il promit ; enfin il engagea madame de Chevreuse à lui promettre qu’elle ne seroit contraire en rien au retour de M. le cardinal ; et qu’en cas qu’elle ne me pût gagner sur cet article, elle feroit tous ses efforts pour empêcher que M. de Noirmoutier, qui étoit gouverneur de Charleville et du Mont-Olympe ne demeurât dans mes intérêts, quoiqu’il tînt ces deux places de moi. Noirmoutier se laissa corrompre par elle, sous des espérances qu’elle lui donna de la part de la cour ; et quand je le voulus obliger à offrir son service à Monsieur lorsque le cardinal entra avec ses troupes dans le royaume, il me déclara qu’il étoit au Roi ; qu’en tout ce qui me seroit personnel il passeroit toujours par dessus toutes sortes de considérations ; mais que dans la conjoncture présente, où il s’agissoit d’un démêlé de Monsieur avec la cour, il ne pouvoit manquer à son devoir. Vous pouvez juger du ressentiment que j’eus de cette action. J’éclatai contre lui avec fureur, et au point que quoique j’allasse tous les jours chez mademoiselle de Chevreuse, qui se déclara ouvertement contre madame sa mère en cette occasion, je ne saluois ni lui ni Laigues, et je ne parlois presque pas à madame de Chevreuse. Je reprends la suite de mon discours.

La Saint-Martin de l’année 1651 ayant ouvert le parlement, il députa messieurs Doujat et Baron vers M. le duc d’Orléans qui étoit Limours pour le prier de venir prendre sa place au sujet d’une déclaration que le Roi avoit envoyée au parquet dès le 8 du mois d’octobre, par laquelle il déclaroit M. le prince criminel de lèse-majesté.

Monsieur vint au Palais le 20 novembre : et M. le premier président ayant exagéré, même avec emphase, tout ce qui se passoit en Guienne, conclut par la nécessité qu’il y avoit de procéder à l’enregistrement de la déclaration, pour obéir aux très-justes volontés du Roi : ce fut son expression. Monsieur, qui, comme vous avez vu ci-dessus, avoit pris sa résolution, répondit au premier président que ce n’étoit pas une affaire à précipiter ; qu’il falloit donner du temps pour travailler à l’accommodement ; qu’il s’y appliquoit de tout son pouvoir ; que M. Damville[17] étoit en chemin pour lui apporter des nouvelles de la cour ; qu’il étoit étrange que l’on pressât une déclaration contre un prince du sang, et que l’on ne songeât pas seulement aux préparatifs que le cardinal Mazarin faisoit pour entrer à main armée dans le royaume.

Je vous ennuierois fort inutilement si je m’attachois au détail de ce qui se passa dans les assemblées des chambres, qui commencèrent, comme je viens de vous le dire, le 20 novembre ; puisque celles du 23, du 24 et du 28 de ce mois, et du 1er et 2 décembre, ne furent, à proprement parler, employées qu’à une répétition continuelle de la nécessité de l’enregistrement de la déclaration que M. le premier président prenoit au nom du Roi, et des raisons différentes que Monsieur alléguoit pour obliger la compagnie à le différer. Tantôt il attendoit le retour d’un gentilhomme qu’il avoit envoyé à la cour pour négocier ; tantôt il assuroit que M. de Damville devoit arriver de la cour au premier jour, avec des radoucissemens ; tantôt il incidentoit sur la forme que l’on devoit garder lorsqu’il s’agissoit de condamner un prince du sang ; tantôt il soutenoit que le préalable nécessaire de toutes choses étoit de songer à se précautionner contre le retour du cardinal ; tantôt il produisoit des lettres de M. le prince adressées au Roi et au parlement même par lesquelles il demandoit à se justifier. Comme il vit, et que le parlement même ne vouloit pas souffrir qu’on lût ces lettres, parce qu’elles venoient d’un prince qui avoit les armes à la main contre son roi, et que ce même esprit portoit le gros de la compagnie à l’enregistrement, il quitta la partie et il envoya M. de Croissy au parlement le 4, pour le prier de ne le point attendre pour la délibération qui concernoit la déclaration, parce qu’il avoit résolu de n’y point assister. On opina, et il passa de six-vingts voix, après qu’il y eut trois ou quatre avis différens plus en la forme qu’en la substance, à faire lire, publier et enregistrer au greffe la déclaration, pour être exécutée selon sa forme et teneur.

Ce qui consterna Monsieur, c’est que Croissy ayant prié à la fin de l’assemblée de prendre jour pour délibérer sur le retour du cardinal Mazarin dont personne ne doutoit plus, il ne fut presque pas écouté. Monsieur m’en parla le soir, et me dit qu’il étoit résolu de faire agir le peuple, pour éveiller le parlement et je lui répondis ces propres paroles : « Le parlement, monsieur, ne s’éveillera que trop en paroles contre le cardinal : mais il s’endormira trop en effet. Considérez s’il vous plaît, ajoutai-je, que quand M. de Croissy a parlé, il étoit midi sonné, et que tout le monde vouloit dîner. » Monsieur ne prit que pour une raillerie ce que je lui disois tout de bon, et comme je le pensois ; et il commanda à Ornano, maître de sa garde-robe, de faire faire une manière d’émotion par Le Maillard, duquel je vous ai parlé dans le second volume de cet ouvrage. Ce misérable mena, pour mieux couvrir son jeu, vingt ou trente gueux criailler chez Monsieur ; ils allèrent de là chez M. le premier président, qui leur fit ouvrir sa porte, et les menaça avec son intrépidité ordinaire de les faire pendre.

On donna, le 7, arrêt en pleine assemblée des chambres pour empêcher à l’avenir ces insolences : mais on ne laissa pas de faire réflexion sur la nécessité de lever les prétextes qui y donnoient lieu ; et l’on s’assembla, le 9, pour délibérer touchant les bruits qui couroient du retour prochain de M. le cardinal. Monsieur ayant dit qu’il n’étoit que trop vrai, le premier président essaya d’éluder par la proposition qu’il fit de mander les gens du Roi et de faire lire les informations qui, suivant les arrêts précédens, devoient avoir été faites contre le cardinal. M. Talon représenta qu’il ne s’agissoit point de ces informations ; que le cardinal ayant été condamné par une déclaration du Roi, il ne falloit point chercher d’autres preuves ; et que s’il falloit informer, ce ne pouvoit être que contre les contraventions à cette déclaration. Il conclut à députer vers Sa Majesté pour l’informer des bruits qui couroient de ce retour, et, pour la supplier de confirmer la parole royale qu’elle avoit donnée sur ce sujet à tous ses peuples. Il ajouta que défenses seroient faites à tous les gouverneurs des provinces et des places de donner passage au cardinal, et que tous les parlemens seroient avertis de cet arrêt, et exhortés d’en donner un pareil. Après ces conclusions l’on commença à opiner mais la délibération n’ayant pu se consommer, et Monsieur s’étant trouvé mal le dimanche au soir, l’assemblée fut remise au mercredi 15. Elle produisit, presque tout d’une voix l’arrêt conforme aux conclusions, qui portoient, outre ce que je vous en ai dit ci-dessus, que le Roi seroit supplié de donner part au Pape et aux autres princes étrangers des raisons qui l’avoient obligé à éloigner le cardinal de sa personne et de ses conseils.

Il y eut ce jour-là un intermède, qui vous fera connoître que ce n’étoit pas sans raison que j’avois prévu la difficulté du personnage que j’aurois à jouer dans la conduite que nous prenions. Machaut et Fleury, serviteurs passionnés de M. le prince, ayant dit en opinant que le trouble de l’État n’étoit causé que par des gens qui vouloient à toute force emporter le chapeau de cardinal, j’interrompis le premier pour lui répondre que j’étois si accoutumé à en voir dans ma maison, qu’apparemment je n’étois pas assez ébloui de sa couleur pour faire à sa considération tout le mal dont il m’accusoit. Comme on ne doit jamais interrompre les avis, il s’éleva une fort grande clameur en faveur de Machaut. Je suppliai la compagnie d’excuser ma chaleur, laquelle toutefois, ajoutai-je, ne procède pas de défaut de respect.

Quelqu’un ayant dit aussi, en opinant, qu’il falloit procéder à l’égard du cardinal comme l’on avoit procédé autrefois à l’égard de l’amiral de Coligny, c’est-à-dire mettre sa tête à prix, je me levai, aussi bien que tous les autres conseillers-clercs ; parce qu’il est défendu par les canons, aux ecclésiastiques, d’assister aux délibérations dans lesquelles il y a un avis ouvert à mort.

Le 18, messieurs des enquêtes allèrent par députés à la grand’chambre pour demander l’assemblée, sur une lettre que M. le cardinal Mazarin avoit écrite à M. d’Elbœuf, en lui demandant conseil touchant son retour en France. M. le premier président s’adressa la lettre ; il dit que M. d’Elbœuf la lui avoit envoyée ; qu’il avoit en même temps dépêché au Roi pour lui en rendre compte, et faire voir la conséquence ; et qu’il attendoit la réponse de son envoyé, après laquelle il prétendoit assembler la compagnie, s’il ne plaisoit à Sa Majesté de lui donner satisfaction. Les enquêtes ne se contentèrent pas de cette parole de M. le premier président : elles renvoyèrent le lendemain, qui fut le 19, leurs députés à la grand’cham-bre ; et l’on fut obligé d’assembler le 20, après avoir invité M. le duc d’Orléans.

Le premier président ayant dit à la compagnie que le sujet de l’assemblée étoit la lettre dont j’ai parlé ci-dessus, et un voyage que M. de Noailles avoit fait vers M. d’Elbœuf, les gens du Roi furent mandés, qui, par la bouche de M. Talon, conclurent à ce qu’en exécution de l’arrêt d’un tel jour les députés du parlement se rendissent au plus tôt auprès du Roi, pour l’informer de ce qui se passoit sur la frontière ; que Sa Majesté fût suppliée d’écrire à l’électeur de Cologne, pour faire sortir le cardinal Mazarin de ses terres et seigneuries ; que M. le duc d’Orléans fût prié d’envoyer au Roi en son nom à cette même fin, comme aussi au maréchal d’Hocquincourt et aux autres commandans de troupes, pour leur donner avis du dessein que le cardinal Mazarin avoit de rentrer en France ; que quelques conseillers de la cour fussent nommés pour se transporter sur la frontière, et pour dresser des procès-verbaux de ce qui se passeroit à l’égard de ce retour ; qu’il fût fait défense aux maires et échevins des villes de lui donner passage, ni lieu d’assemblée à aucunes troupes qui le dussent favoriser, ni retraite à aucuns de ses parens et domestiques ; que le sieur de Noailles fût assigné à comparoître en personne à la cour, pour rendre compte du commerce qu’il entretenoit avec lui ; et que l’on publieroit un monitoire pour être informé dé la vérité de ces commerces. Voilà le gros des conclusions conformément auxquelles l’arrêt fut donné.

Vous croyez sans doute que le cardinal est foudroyé par le parlement, en voyant que les gens du Roi même forment et enflamment les exhalaisons qui produisent un aussi grand tonnerre. Nullement. Au même instant que l’on donnoit cet arrêt avec une chaleur qui alloit jusqu’à la fureur, un conseiller ayant dit que les gens de guerre qui s’assembloient sur la frontière pour le service du Mazarin se moqueroient de toutes les défenses du parlement, si elles ne leur étoient signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques ; ce conseiller, dis-je, du nom duquel je ne me souviens pas mais qui, comme vous voyez, ne parloit pas de trop mauvais sens, fut repoussé par un soulèvement général de toutes les voix, comme s’il eût avancé la plus sotte et la plus impertinente chose du monde et toute la compagnie s’écria, même avec véhémence, que le licenciement des gens de guerre n’appartenoit qu’à Sa Majesté.

Je vous supplie d’accorder, s’il est possible, cette tendresse de cœur pour l’autorité du Roi, avec l’arrêt qui, au même moment, défend à toutes les villes de donner passage à celui que cette même autorité veut rétablir. Ce qui est de plus merveilleux, c’est que ce qui paroît un prodige aux siècles à venir ne se sent pas dans le temps ; et que ceux même que j’ai vus raisonner depuis sur cette matière, comme je fais à l’heure qu’il est, eussent juré, dans les instans dont je vous parle, qu’il n’y avoit rien de contradictoire entre la restriction et l’arrêt. Ce que j’ai vu dans nos troubles m’a expliqué dans plus d’une occasion ce que je n’avois pu concevoir auparavant dans les histoires. On y trouve des faits si opposés les uns aux autres, qu’ils en sont incroyables mais l’expérience nous fait connoître que tout ce qui est incroyable n’est pas faux. Vous verrez encore des preuves de cette vérité dans la suite de ce qui se passa au parlement, que je reprendrai après vous avoir entretenue de quelques circonstances qui regardent la cour.

Il y eut contestation dans le cabinet, sur la manière dont la cour se devoit conduire à l’égard du parlement. Les uns soutenoient qu’il le falloit ménager avec soin, et les autres prétendoient qu’il étoit plus à propos de l’abandonner à lui-même : ce fut le mot dont Brachet se servit en parlant à la Reine. Il lui avoit été inspiré et dicté par Menardeau-Champré, conseiller de la grand’chambre et homme de bon sens, qui avoit donné charge de dire à la Reine de sa part que le mieux qu’elle pouvoit faire étoit de laisser tomber à Paris toutes choses dans la confusion, qui sert toujours au rétablissement de l’autorité royale, quand elle vient jusqu’à un certain point ; qu’il falloit pour cet effet commander à M. le premier président d’aller faire sa charge de garde des sceaux à la cour ; y appeler M. de La Vieuville avec tout ce qui avoit trait aux finances ; y faire venir le grand conseil, etc. Cet avis qui étoit fondé sur les indispositions que l’on croyoit qu’un abandonnement de cet éclat produiroit dans une ville où l’on ne peut désavouer que tous les établissemens ordinaires n’aient un enchaînement même très-serré les uns avec les autres ; cet avis fut, dis-je, combattu avec beaucoup de force par tous ceux qui appréhendoient que les ennemis du cardinal ne se servissent utilement, contre ses intérêts, de la foiblesse de M. le président Le Bailleul, qui, par l’absence du premier président, demeureroit à la tête du parlement ; et de la nouvelle aigreur qu’un éclat comme celui-là produiroit encore dans l’esprit des peuples. Le cardinal balança long-temps entre les raisons qui appuyoient l’un et l’autre parti, quoique la Reine, qui par son goût croyoit toujours que le plus aigre étoit le meilleur, se fût déclarée d’abord pour le premier. Ce qui décida, à ce que le maréchal de La Ferté m’a dit depuis, fut le sentiment de M. de Senneterre, qui écrivit fortement au cardinal pour l’appuyer, et qui lui fit même peur des expressions fort souvent très-fortes du premier président, lesquelles faisoient quelquefois, ajoutoit Senneterre, plus de mal que ses intentions ne pouvoient faire de bien. Cela étoit trop exagéré. Enfin le premier président sortit de Paris par ordre du Roi, et il ne prit pas même congé du parlement ; à quoi il fut porté par M. de Champlâtreux, assez contre son inclination. M. de Champlâtreux eut raison, parce qu’enfin il eût pu courre fortune, dans l’émotion qu’un spectacle comme celui-là eût pu produire. Je lui allai dire adieu la veille de son départ, et il me dit ces propres paroles : « Je m’en vais à la cour, et je dirai la vérité ; après quoi il faudra obéir au Roi. » Je suis persuadé qu’il le fit effectivement comme il le dit. Je reviens à ce qui se passa au parlement.

Le 29 décembre, les gens du Roi entrèrent dans la grand’chambre. Ils présentèrent une lettre de cachet du Roi, qui portoit injonction à la compagnie de différer l’envoi des députés qui avoient été nommés par l’arrêt du 13 pour aller trouver le Roi, parce qu’il leur avoit plus que suffisamment expliqué autrefois son intention. M. Talon ajouta qu’il étoit obligé, par le devoir de sa charge, de représenter l’émotion qu’une telle députation pourroit causer dans un temps aussi troublé. « Vous voyez, continua-t-il, tout le royaume ébranlé ; et voilà encore une lettre du parlement de Rouen qui nous écrit qu’il a donné arrêt contre le cardinal Mazarin, conforme au vôtre du 13. »

M. le duc d’Orléans prit la parole ensuite. Il dit que le cardinal Mazarin étoit arrivé le 25 à Sedan ; que les maréchaux d’Hocquincourt et de La Ferté l’alloient joindre avec une armée pour le conduire à la cour ; et qu’il étoit temps de s’opposer à ses desseins, desquels on ne pouvoit plus douter. Je ne puis vous exprimer à quel point alla le soulèvement des esprits : l’on eut peine à attendre que les gens du Roi eussent pris leurs conclusions, qui furent à faire partir incessamment les députés pour aller trouver le Roi, et déclarer dès à présent le cardinal Mazarin et ses adhérens criminels de lèse-majesté ; à enjoindre aux communes de leur courir sus à défendre aux maires et échevins des villes de leur donner passage ; à vendre sa bibliothèque et tous ses meubles. L’arrêt ajouta que l’on prendroit préférablement sur le prix la somme de cent cinquante mille livres pour être donnée à celui qui représenteroit le cardinal vif ou mort. À cette parole, tous les ecclésiastiques se levèrent, pour la raison que j’ai marquée dans une pareille occasion.


[1652] Vous vous imaginez sans doute que les affaires sont bien aigries ; et vous en serez encore bien plus persuadée quand je vous aurai dit que le 2 janvier suivant, c’est-à-dire le 2 janvier 1652, on donna encore, sur les conclusions des gens du Roi et sur l’avis que l’on eut que le cardinal avoit déjà passé Epernay ; l’on donna, dis-je, un second arrêt par lequel il fut ordonné, de plus que l’on inviteroit tous les autres parlemens à donner un arrêt pareil à celui du 29 décembre ; que l’on enverroit deux conseillers[18], avec les quatre qui avoient été nommés, sur les rivières, avec ordre d’armer les communes ; que les troupes de M. le duc d’Orléans seroient commandées pour s’opposer à la marche du cardinal, et que les ordres seroient envoyés pour leur subsistance. N’est-il pas vrai qu’il y avoit apparence, après ces conclusions et après cet arrêt, que le parlement vouloit la guerre ? Nullement. Un conseiller ayant dit que le premier pas pour cette subsistance étoit d’avoir de l’argent, et d’en prendre dans les parties casuelles ce qui étoit du droit annuel, fut rebuté avec indignation et avec clameur ; et la même compagnie, qui venoit d’ordonner la marche des troupes de Monsieur pour s’opposer à celles du Roi, traita la proposition de prendre ces deniers avec la même religion et le même scrupule qu’elle eût pu avoir dans la plus grande tranquillité du royaume. Je dis, à la levée du parlement, à Monsieur, qu’il voyoit que je ne lui avois pas menti quand je lui avois tant répété qu’on ne faisoit jamais bien la guerre civile avec les conclusions des gens du Roi. Il dut s’en apercevoir, quoique d’une autre manière, le lendemain : car le parlement s’étant assemblé et le marquis de Sablonnières, mestre de camp du régiment de Valois, étant entré, et ayant dit à Monsieur que Du Coudray-Geniers, qui étoit l’un des commissaires pour armer les communes, avoit été tué, et que Bitaut, qui étoit l’autre, étoit prisonnier des ennemis, la commotion fut si générale dans tous les esprits, qu’elle n’eût pu être plus grande, quand il se seroit agi de l’assassinat du monde le plus noir et le plus horrible, médité et exécuté en pleine paix. Je me souviens que Bachaumont, qui étoit ce jour-là derrière moi, me dit à l’oreille, en se moquant de ses confrères : « Je vas acquérir une merveilleuse réputation, car j’opinerai à écarteler M. d’Hocquincourt, qui a été assez insolent pour charger des gens qui arment les communes contre lui. » La colère que le parlement eut de cette prévarication de M. d’Hocquincourt, et contre laquelle il décréta en forme, fut cause, à mon opinion, que l’on ne refusa pas l’audience à un gentilhomme de M. le prince[19], qui apportoit une lettre et une requête de sa part : car je ne vois pas par quelle autre raison on eût pu recevoir ce paquet, envoyé au parlement après l’enregistrement de la déclaration, puisque ce même parlement avoit refusé de voir une lettre et une remontrance de M. le prince de cette même nature le 2 décembre, qui étoit un temps dans lequel il n’y avoit encore aucune procédure en forme qui eût été faite contre lui dans la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance le soir du 11, à M. Talon, qui avoit conclu lui-même à entendre l’envoyé ; et il me répondit ces propres mots : « Nous ne savons plus tous ce que nous faisons : nous sommes hors des grandes règles. » Il ne laissa pas d’insister, dans ses conclusions, à ce que l’on ne touchât point aux deniers du Roi, qu’il maintint devoir être sacrés, quoi qu’il pût arriver. Jugez, je vous prie, comme cela se pouvoit accorder avec l’autre partie des conclusions qu’il avoit données deux ou trois jours auparavant, par lesquelles il armoit les communes, et faisoit marcher les troupes pour s’opposer à celles du Roi ! J’ai admiré mille fois en ma vie le peu de sens de ces malheureux gazetiers qui ont écrit l’histoire de ce temps-là ; je n’en ai pas vu un seul qui ait seulement fait une réflexion légère sur ces contradictions, qui en sont pourtant les plus curieuses et les plus remarquables. Je ne pouvois concevoir dès ce temps-là celles que je remarquois dans la conduite de M. Talon, parce qu’il étoit effectivement homme d’un esprit ferme et d’un jugement solide : et je crus quelquefois qu’elles étoient affectées. Je me souviens que je perdis cette pensée après y avoir fait de grandes réflexions, et que j’eus des raisons, du détail desquelles je n’ai pas la mémoire assez fraîche, pour demeurer persuadé qu’il étoit emporté, comme tous les autres, par les torrens qui courent dans ces sortes de temps avec une impétuosité qui agite les hommes en un même moment de différens côtés.

Voilà justement ce qui arriva à M. Talon dans la délibération de laquelle nous parlons : car après qu’il eut conclu à faire entrer l’envoyé de M. le prince, et à lire sa lettre et sa requête, il ajouta qu’il falloit envoyer l’une et l’autre au Roi, et ne point délibérer que l’on n’eût sa réponse. La lettre de M. le prince au parlement n’étoit qu’une offre qu’il faisoit à la compagnie de sa personne et de ses armes contre l’ennemi commun ; et la requête tendoit à ce qu’il fût sursis à l’exécution de la déclaration qui avoit été registrée contre lui, jusqu’à ce que les déclarations et arrêts rendus contre le cardinal eussent eu leur plein et entier effet.

On ne put achever la délibération, quoique l’on eût opiné jusqu’à trois heures après-midi ; elle fut consommée le lendemain, qui fut le 12 ; et arrêt fut donné, par lequel il fut dit que l’on redemanderoit M. Bitaut et M. Du Coudray, qui n’étoient que prisonniers, à M. d’Hocquincourt ; et qu’en cas de refus on le rendroit responsable, lui et toute sa postérité, de tout ce qui leur pourroit arriver ; que la déclaration et l’arrêt contre le cardinal seroient exécutés ; que défenses seroient faites à tous les sujets du Roi de reconnoître le maréchal d’Hocquincourt, et autres qui assistent le cardinal, en qualité de commandans des troupes de Sa Majesté ; et qu’il seroit sursis à l’exécution de la déclaration et arrêt rendus contre M. le prince, jusqu’à ce que la déclaration et arrêts rendus contre le cardinal eussent été entièrement exécutés.

Ce qui se passa au parlement le 16 et le 19 janvier n’est d’aucune considération. M. de Nemours qui revenoit de Bordeaux, et qui passoit en Flandre pour en ramener des troupes que les Espagnols donnoient à M. le prince, arriva à Paris le soir du 19. Il est nécessaire de reprendre d’un peu plus haut le détail de ce qui concerne cette marche de M. de Nemours, qui donna beaucoup d’ombrage à Monsieur.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, que M. le duc d’Orléans étoit cruellement embarrassé cinq ou six fois par jour, parce qu’il étoit persuadé que tout alloit à l’aventure, et qu’il étoit même impossible de faire bien. Il y avoit des momens où il prenoit de cette sorte de courage que le désespoir produit ; et c’étoit dans ces momens où il disoit que le pis qui lui pourroit arriver seroit d’être en repos à Blois. Mais Madame, qui n’estimoit pas ce repos pour lui, troubloit souvent la douceur des idées qu’il s’en formoit, et lui donnoit par conséquent des appréhensions fréquentes des inconvéniens qu’il ne craignoit déjà que trop naturellement. La constitution où étoient les affaires n’aidoit pas à lui donner de la hardiesse : car, outre qu’il marchoit toujours sur des précipices, les allures qu’il étoit obligé d’y suivre et d’y prendre étoient d’une nature à faire glisser les gens qui eussent été les plus fermes et les plus assurés. Comme il ne pouvoit oublier le jeudi saint, et qu’il craignoit d’ailleurs extrêmement la dépendance dans laquelle il croyoit qu’il tomberoit infailliblement s’il s’unissoit absolument avec M. le prince, il se contraignoit lui-même dans toutes ses démarches à un point qu’il forçoit dix fois par jour les plus naturelles ; et dans le temps qu’il espéroit encore qu’on pourroit traverser le retour de M. le cardinal par d’autres moyens que ceux de la guerre civile, il s’accoutumoit si bien à garder les mesures qui étoient convenables à cette disposition, que quand il fut obligé de les changer il tomba dans une conduite hétéroclite, et toute pareille à celle du parlement.

Vous avez déjà vu en plusieurs occasions que cette compagnie dans une même séance commandoit à des troupes de marcher, et leur défendoit en même temps de pourvoir à leur subsistance ; qu’elle armoit les peuples contre les gens de guerre, qui avoient leurs commissions et leurs ordres en bonne forme de la cour ; et qu’elle éclatoit au même moment contre ceux qui proposoient qu’on licenciât les gens de guerre ; qu’elle enjoignoit aux communes de courre sus aux généraux des armées du Roi qui appuyoient le Mazarin ; et qu’elle défendoit au même instant, sur peine de la vie, de faire aucune levée sans commission expresse de Sa Majesté. Monsieur, qui se figuroit qu’en demeurant uni avec le parlement il fronderoit le Mazarin sans dépendance de M. le prince, se laissa couler par cette conjonction encore plus aisément dans la pente où il ne tomboit déjà que trop naturellement par son irrésolution. Elle l’obligeoit à tenir des deux côtés toutes les fois qu’il avoit lieu de le faire. Ce qui étoit de son inclination lui devint nécessaire, par son union avec une compagnie qui n’agissoit jamais que sur le fondement d’accorder les ordonnances royaux avec la guerre civile. Ce ridicule est en quelque manière couvert dans le temps, à l’égard du parlement, par la majesté d’un grand corps que la plupart des gens croient infaillible. Il paroît toujours de bonne heure dans les particuliers, quels qu’ils soient, fils de France ou princes du sang. Je le disois tous les jours à Monsieur, qui en convenoit, et puis revenoit tous les jours à me dire en sifflant : « Qu’y a-t-il de mieux à faire ? » Je crois que ce mot servit de refrain plus de cinquante fois à tout ce qui se dit dans une conversation que j’eus avec lui le jour que M. de Nemours arriva à Paris. Monsieur me témoignant beaucoup de chagrin de ce que les troupes qu’il alloit querir en Flandre fortifieroient trop M. le prince, « qui s’en servira après, ajouta-t-il, à ses fins et comme il lui plaira, » je lui dis que j’étois au désespoir de le voir dans un état où rien ne lui pouvoit donner de la joie, et où tout le pouvoit et le devoit affliger. « Si M. le prince est battu, ajoutai-je, que ferez-vous avec le parlement, qui attendroit les conclusions des gens du Roi quand le cardinal seroit avec une armée à la porte de la grand’chambre ? Que ferez-vous si M. le prince est victorieux, puisque vous êtes déjà en défiance de quatre mille hommes que l’on est sur le point de lui amener ? "

Quoique j’eusse été très-fâché et par la raison de l’engagement que j’avois sur ce point avec la Reine, et par celle même de mon intérêt particulier, qu’il se fût uni intimement avec M. le prince, avec lequel d’ailleurs il ne pouvoit s’unir sans se soumettre même avec honte, vu l’inégalité des génies, je n’eusse pas laissé de souhaiter qu’il n’eût pas la foiblesse et d’envie et de crainte qu’il avoit à son égard, parce qu’il me sembloit qu’il y avoit des tempéramens à prendre, par lesquels il pouvoit faire servir M. le prince à ses fins, sans lui donner tous les avantages qu’il en appréhendoit. Je conviens que ces tempéramens étoient difficiles dans l’exécution et par conséquent qu’ils étoient impossibles à Monsieur, qui ne reconnoissoit presque jamais de différence entre le difficile et l’impossible. Il est incroyable quelle peine j’eus à lui persuader que la bonne conduite vouloit qu’il fît ses efforts à ce que le parlement ne se déclarât pas contre ces troupes auxiliaires qui devoient venir à M. le prince. Je lui représentai avec force toutes les raisons qui l’obligeoient à ne les pas opprimer dans la conjoncture où étoient les affaires, et à ne pas accoutumer la compagnie à condamner les pas qui se faisoient contre le Mazarin. Je convins qu’il falloit blâmer publiquement l’union avec les étrangers pour soutenir la gageure, mais je soutenois qu’il falloit en même temps éluder les délibérations que l’on voudroit faire sur ce sujet ; et j’en proposois les moyens, qui par les diversions qui étoient naturelles, et par la foiblesse du président Le Bailleul, eussent été même comme imperceptibles. Monsieur demeura très-long-temps ferme à laisser aller la chose dans son cours, parce que, ajouta-t-il, M. le prince n’est déjà que trop fort ; et après que je l’eus convaincu par mes raisons, il fit tout ce que les hommes qui sont foibles ne manquent jamais de faire en pareilles occasions. Ils tournent si court quand ils changent de sentiment, qu’ils ne mesurent plus leurs allures. Ils sautent au lieu de marcher ; et il prit tout d’un coup le parti, quoi que je lui pusse dire au contraire, de justifier la marche de ces troupes étrangères, et de la justifier dans le parlement par des illusions qui ne trompent personne, et qui ne servent qu’à faire voir que l’on veut tromper. Cette figure est la rhétorique de tous les temps : mais il faut avouer que celui du cardinal Mazarin l’a étudiée et pratiquée et plus fréquemment et plus insolemment que tous les autres. Elle a été non-seulement journellement employée, mais consacrée dans les arrêts, dans les édits et dans les déclarations ; et je suis persuadé que cet outrage public fait à la bonne foi a été, comme il me semble que je vous l’ai déjà dit dans la première partie de cet ouvrage, la principale cause de nos révolutions. Monsieur me dit, dans le parlement, qu’il prétendoit que ces troupes n’étoient point espagnoles, parce que les hommes qui les composoient étoient Allemands. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il y avoit trois ou quatre ans qu’elles servoient l’Espagne en Flandre, sous le commandement d’un cadet de Wirtemberg, qui étoit nommément à la solde du roi Catholique ; et que beaucoup de gens de qualité, même du Pays-Bas, y étoient officiers. J’eus beau représenter à Monsieur que ce que nous blâmions le plus tous les jours dans la conduite du cardinal étoit cette manière d’agir et de parler, si contraire aux vérités les plus connues : je n’y gagnai rien ; et il me répondit, en se moquant de moi, que je devois avoir observé que le monde veut être trompé. Ce mot est vrai, et se vérifia en cette occasion.

Je vous supplie de me permettre de faire ici une pause, pour observer qu’il n’est pas étrange que les historiens qui traitent des matières dans lesquelles ils ne sont pas entrés par eux-mêmes s’égarent si souvent, puisque ceux même qui en sont si proches ne se peuvent défendre, dans une infinité d’occasions de prendre des apparences pour des réalités, quelquefois fausses dans toutes leurs circonstances. Il n’y eut pas un homme (je ne dis pas dans le parlement, mais dans le Luxembourg même) qui ne crût en ce temps-là que mon unique application auprès de Monsieur ne fût de rompre les mesures que M. le prince avoit avec lui. Je n’y eusse pas certainement manqué, si j’eusse seulement entrevu qu’il eût eu la moindre disposition à en prendre de bonnes et d’essentielles ; mais je vous assure qu’il étoit si éloigné de celles mêmes auxquelles l’état des affaires l’obligeoit par toutes les règles de la bonne conduite, que j’étois forcé de travailler avec soin à lui persuader de demeurer, au moins avec quelque sorte de justesse, dans celle-ci, dans le moment même que tout le monde se figuroit que je ne songeois qu’à l’en détourner. Je n’étois pourtant pas fâché du bruit que les serviteurs de M. le prince répandoient du contraire, quoique ces bruits me coûtassent de temps en temps quelques bourrades, que l’on me donnoit en opinant dans les assemblées des chambres. J’entrepris, au commencement, de m’en pouvoir servir utilement pour entretenir la Reine. Elle ne s’y laissa pas amuser long-temps ; et comme elle sut que, bien que je lui tinsse fidèlement la parole que je lui avois donnée de ne me point accommoder avec M. le prince, je ne laissois pas de conseiller à Monsieur de ne me pas rompre avec lui, elle m’en fit faire des reproches par Brachet, qui vint à Paris dans ce temps-là. Je lui fis écrire sous moi un mémoire, qui justifioit clairement que je ne manquois en rien, comme il étoit vrai, à tout ce que je lui avois promis, parce que je ne m’étois engagé à quoi que ce soit qui fût contraire à ce que j’avois conseillé à Monsieur. Brachet me dit à son retour que la Reine en étoit convaincue, après qu’il lui eut fait peser mes raisons ; mais que M. de Châteauneuf s’étoit récrié, en proférant ces propres paroles : « Je ne suis pas, madame, non plus que le coadjuteur, de l’avis du rappel de M. le cardinal ; mais il est si criminel à un sujet de dicter un mémoire pareil à celui que je viens de voir, que si j’étois son juge, je le condamnerois sans balancer sur cet unique chef. » La Reine eut la charité de commander à Brachet de me raconter ce détail, et de me dire que M. le cardinal auroit plus de fidélité pour moi que ce scélérat, quoique je ne lui en donnasse pas sujet. Ce furent ses propres paroles. Je reviens au parlement.

Ce qui s’y passa, depuis le 12 janvier 1652 jusqu’au 24 du même mois, ne mérite pas votre attention, parce qu’on n’y parla presque que de l’affaire de messieurs Bitaut et Du Coudray, que l’on y traita toujours comme s’il se fût agi d’un assassinat qui eût été commis de sang-froid sur les degrés du Palais.

Le 24, M. le président de Bellièvre et les autres députés qui avoient été à Poitiers firent leur relation des remontrances qu’ils avoient faites au Roi, au nom du parlement, contre le retour du cardinal, avec toute la véhémence et toute la force imaginable. Ils dirent que Sa Majesté, après en avoir communiqué avec la Reine et son conseil, leur avoit fait répondre en sa présence, par M. le garde des sceaux, que quand le parlement avoit donné ses derniers arrêts, il n’avoit pas su sans doute que M. le cardinal Mazarin n’avoit fait aucune levée de gens de guerre que par les ordres exprès de Sa Majesté ; qu’il lui avoit été commandé d’entrer en France, et d’y amener ses troupes, et qu’ainsi le Roi ne trouvoit pas mauvais ce que la compagnie avoit fait jusqu’à ce jour ; mais qu’il ne doutoit pas aussi que quand elle auroit appris le détail dont il venoit de l’informer, et su de plus que M. le cardinal Mazarin ne demandoit que le moyen de se justifier, elle ne donnât à tous ses peuples l’exemple de l’obéissance qu’ils lui devoient. Jugez, s’il vous plaît, quelle commotion put faire dans le parlement une réponse si peu conforme aux paroles solennelles que la Reine lui avoit réitérées plus de dix fois ! M. le duc d’Orléans ne l’appuya pas, en disant que le Roi lui avoit envoyé Ruvigny pour lui faire le même discours, et pour lui ordonner de renvoyer dans leurs garnisons les régimens qui étoient sous son nom. La chaleur fut encore augmentée par les arrêts des parlemens de Toulouse et de Rouen, donnés contre le Mazarin, dont on affecta la lecture dans ce moment, aussi bien que celle d’une lettre du parlement de Bretagne, qui demandoit à celui de Paris union contre les violences de M. le maréchal de La Meilleraye. M. Talon harangua, avec une véhémence qui avoit quelque chose de la fureur, contre le cardinal. Il tonna en faveur du parlement de Rennes contre le maréchal de La Meilleraye ; mais il conclut à des remontrances sur le retour du premier, et à des informations contre le désordre des troupes du maréchal d’Hocquincourt. Le feu s’exhala en paroles : midi sonna, et l’on remit la délibération au lendemain 25. Elle produisit un arrêt conforme à ces conclusions, que je viens de vous rapporter, avec une addition toutefois qui y fut mise, particulièrement en vue du maréchal de La Meilleraye : qui étoit qu’il ne seroit procédé au parlement à la réception d’aucuns ducs et pairs et maréchaux de France, que le cardinal ne fût hors du royaume.

Le pur hasard fit un incident dans cette séance qui fut pris, par la plupart des gens pour un grand mystère. M. le maréchal d’Etampes ayant dit en opinant, sans aucun dessein, que le parlement devoit s’unir avec Monsieur pour chasser l’ennemi commun, quelques conseillers le suivirent dans leurs avis, sans y entendre aucune finesse ; et les autres le contredirent, par ce pur esprit que je vous ai quelquefois dit être opposé à tout ce qui est ou paroît concerté dans ces sortes de compagnies. M. le président de Novion, qui étoit raccommodé intimement avec la cour, prit très-habilement cette conjoncture pour la servir ; et jugeant très-bien que la personne du maréchal d’Etampes, qui étoit domestique de Monsieur, lui donnoit lieu de faire croire qu’il y avoit de l’art à ce qui n’avoit été jeté à la vérité qu’à l’aventure, il s’éleva avec M. le président de Mesmes contre ce mot d’union, comme contre la parole du monde la plus criminelle. Il exagéra avec éloquence l’injure que l’on faisoit au parlement de le croire capable d’une jonction qui produiroit infailliblement la guerre civile. La tendresse de cœur pour l’autorité royale saisit tout d’un coup toutes les imaginations. L’on poussa les voix jusqu’à la clameur contre la proposition du pauvre maréchal d’Etampes, et on la rejeta avec fureur de la même manière que si elle n’eût pas été avancée peut-être plus de cinquante fois depuis six semaines par trente conseillers ; de la même manière que si le parlement n’eût pas remercié Monsieur, dans toutes les séances, des obstacles qu’il apportoit au retour du cardinal ; et enfin de la même manière que si les gens du Roi même n’eussent pas conclu, en deux ou trois manières différentes, à le prier de faire marcher ses troupes pour cet effet. Il faut revenir à ce que je vous ai déjà dit quelquefois, que rien n’est plus peuple que les compagnies.

M. le duc d’Orléans, qui étoit présent à cette scène, en fut atterré ; et ce fut ce qui le détermina à joindre ses troupes à celles de M. le prince. Il y avoit long-temps qu’il les lui faisoit espérer, et parce qu’il n’avoit pas la force de les lui refuser, et parce qu’il en étoit pressé au dernier point par M. de Beaufort, qui y avoit un intérêt personnel en ce qu’il les devoit commander. Mais il m’avoua, le soir du jour dans lequel ce ridicule acte se joua, qu’il avoit eu bien de la peine à s’y résoudre ; mais qu’il confessoit que puisqu’il n’y avoit rien à espérer du parlement, qui se perdroit lui-même, et qui perdroit aussi tous ceux qui étoient embarqués avec lui, il ne falloit pas laisser périr M. le prince : et peu s’en fallut qu’il ne me proposât de me raccommoder même avec lui. Il n’en vint pas toutefois jusque là, soit qu’il fît réflexion sur mes engagemens qui ne lui étoient pas inconnus ; soit (et c’est ce qui m’en parut) que la peur qu’il avoit de se mettre dans la dépendance de M. le prince fût plus forte dans son esprit que celle qu’il venoit de prendre de ce contre-temps du parlement. Vous verrez la suite de toutes ces dispositions après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à la cour en ce temps-là.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, que M. de Châteauneuf avoit à la fin pris le parti de s’expliquer clairement avec la Reine contre le rétablissement du cardinal ; ce qu’il fit, à mon opinion, sans aucune espérance d’y réussir, et dans la seule vue de tirer mérite dans le public de sa retraite, qu’il voyoit inévitable, et qu’il étoit bien aise de faire au moins croire au peuple être la suite et l’effet de la liberté avec laquelle il avoit dissuadé le rappel du ministre. Il demanda son congé : il l’obtint.

M. le cardinal Mazarin arriva à la cour[20] ; où il fut reçu comme vous pouvez vous l’imaginer. Il y trouva M. Le Tellier, que M. de Châteauneuf et M. de Villeroy y avoient déjà fait revenir, pour je ne sais quelle fin dont on faisoit un mystère en ce temps-là, et le détail de laquelle je ne me puis remettre. Il détermina le Roi à prendre le chemin de Saumur, quoique beaucoup de gens lui conseillassent de marcher en Guienne pour achever de pousser M. le prince. Il crut qu’il étoit plus à propos d’opprimer d’abord M. de Rohan[21], qui, étant gouverneur d’Angers, s’étoit déclaré, avec la ville et le château, pour les princes. Angers, assiégé par messieurs de La Meilleraye et d’Hocquincourt, ne tint que fort peu, et ne coûta que peu de monde. Le Pont-de-Cé, où Beauveau commandoit pour les princes, fut pris d’abord, et presque sans résistance, par messieurs de Noailles et de Broglie. Le Roi partit de Saumur, et il alla à Tours, où M. l’archevêque de Rouen[22] jeta les premiers fondemens de sa faveur par les plaintes qu’il porta au Roi, au nom des évêques qui s’y trouvèrent, contre les arrêts qui avoient été rendus au parlement contre M. le cardinal Mazarin. Leurs Majestés se rendirent ensuite à Blois, où M. Servien les rejoignit. Le maréchal d’Hocquincourt s’en approcha avec l’armée, qui faisoit des désordres incroyables, faute de paiement. Nous verrons ses progrès, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passoit à Paris.

Je suis persuadé que je vous ennuierois si j’entrois dans le détail de ce qui se traita au parlement dans les assemblées des chambres, depuis le 25 de janvier jusqu’au 15 février. Il n’y en a qu’une ou deux tout au plus, qui ne furent employées qu’à donner des arrêts pour le rétablissement des fonds destinés au paiement des rentes de l’hôtel-de-ville, que la cour, selon sa louable coutume, retiroit aujourd’hui pour mettre la confusion dans Paris, et remettoit le lendemain, de peur de l’y mettre trop grande. Ce qui fut de plus considérable dans le Palais en ce temps-là fut que la grand’chambre donna arrêt le 8 février, à la requête du procureur général, par lequel elle défendoit à qui que ce soit, sans exception, de lever des troupes sans commission du Roi. Jugez, je vous supplie, comment cela se pouvoit accorder avec sept ou huit arrêts que vous avez vus ci-dessus !

Le 15 de février, le parlement et la ville reçurent deux lettres de cachet, par lesquelles le Roi leur donnoit part, et de la rébellion de M. de Rohan, et de la marche des troupes d’Espagne que M. de Nemours amenoit, et en faisoit voir les inconvéniens, en les exhortant à l’obéissance. Monsieur prit la parole ensuite : il représenta que M. de Rohan ne s’étoit rendu maître de la ville et du château d’Angers que pour exécuter les arrêts de la compagnie, qui ordonnoient à tous les gouverneurs des places de s’opposer aux entreprises du cardinal ; que Boisleur, lieutenant général d’Angers et partisan passionné de ce ministre, en avoit une toute formée sur cette place et qu’ainsi M. de Rohan avoit été obligé de le prévenir, et de se saisir même de sa personne ; qu’il ne pouvoit concevoir comme l’on pouvoit concilier ce qui se passoit tous les jours au parlement ; que les chambres assemblées avoient donné sept ou huit arrêts consécutifs, portant injonction aux gouverneurs des provinces et des villes de se déclarer contre le cardinal ; et qu’il n’y avoit que deux jours que la Tournelle, à la requête de l’évêque d’Angers, frère de Boisleur, avoit donné arrêt contre M. le duc de Rohan, qui n’étoit coupable que d’avoir exécuté ceux des chambres assemblées ; que la grand’chambre venoit d’en donner un par lequel elle défendoit de lever des troupes sans commission du Roi ; et qu’il n’y avoit rien de plus contraire à la prière que le parlement en corps avoit faite et réitérée plusieurs fois, à lui duc d’Orléans, d’employer toutes ses forces pour l’exclusion du cardinal ; qu’au reste il se croyoit obligé d’avertir la compagnie que tous les arrêts rendus n’avoient point encore été envoyés, ni aux bailliages, ni aux parlemens, ainsi qu’il avoit été ordonné. Il ajouta que M. de Damville, l’étoit venu trouver de la part du Roi, et qu’il lui avoit apporté la carte blanche, pour l’obliger à consentir au rétablissement du cardinal ; mais que rien au monde ne l’y pourroit jamais obliger, non plus qu’à se séparer des sentimens du parlement, etc.

Messieurs les présidens Le Bailleul et de Novion soutinrent avec fermeté que les arrêts de la grand’chambre et de la tournelle, dont Monsieur venoit de se plaindre, étoient juridiques, en ce qu’ils étoient rendus par des chambres où le nombre des juges étoit complet. Cette raison, aussi impertinente que vous la voyez, vu la matière, satisfit la plupart des vieillards, noyés ou plutôt abîmés dans les formes du Palais. La jeunesse, échauffée par Monsieur, s’éleva, et força M. de Bailleul à mettre la chose en délibération. M. Talon, avocat général, éluda finement de s’expliquer sur les deux arrêts de la grand’chambre et de la tournelle, par la diversion qu’il donna à la compagnie d’une déclamation qui lui fut fort agréable contre M. l’évêque d’Avranches, odieux et par l’infamie de sa vie, et par l’attachement d’esclave qu’il avoit au cardinal : Il s’égaya à ce propos sur la non résidence des évêques, contre laquelle il fit donner effectivement, un arrêt sanglant ; et il conclut à ce qu’il fût fait défenses aux maires et échevins des villes, aussi bien qu’aux gouverneurs des places, de livrer passage aux troupes espagnoles, conduites par M. de Nemours.

Ce fut en cet endroit où Monsieur exécuta ce que je vous ai dit ci-devant qu’il avoit résolu, et même il y renchérit. Il soutint que ces troupes n’étoient point espagnoles : qu’il les avoit prises à sa solde. Ce discours, qui fut assez étendu, consuma du temps ; l’heure sonna, et l’assemblée fut remise au lendemain 16. Il n’y en eut point toutefois, parce que Monsieur envoya dès le matin s’excuser, sur le prétexte d’une colique. Voici la véritable raison du délai.

Les derniers contre-temps du parlement l’avoient embarrassé au dessus de tout ce que je vous en puis exprimer ; et je crois qu’il m’avoit dit cent fois en moins de deux jours : « C’est une chose cruelle que de se trouver dans un état où l’on ne peut rien faire qui soit bien ! Je n’y avois jamais fait d’attention : je le sens, et je l’éprouve. » Son agitation, qui avoit, comme la fièvre, ses accès et ses redoublemens, ne fut jamais plus sensible que le jour qu’il commanda ou plutôt qu’il permit à M. de Beaufort de faire agir ses troupes. Et comme je lui représentois qu’il me sembloit qu’après les déclarations qu’il avoit tant de fois réitérées dans le parlement et partout ailleurs contre le Mazarin, le pas de donner du mouvement à ses troupes contre lui n’ajoutoit pas tant à la mesure du dégoût qu’il avoit déjà donné à la cour, qu’il le dût tant appréhender. Il me répondit ces mémorables paroles, sur lesquelles j’ai fait mille et mille réflexions « Si vous étiez né fils de France, infant d’Espagne, roi de Hongrie, ou prince de Galles, vous ne me parleriez pas comme vous faites. Sachez que nous autres princes nous ne comptons les paroles pour rien, mais que nous n’oublions jamais les actions. La Reine ne se ressouviendroit pas demain à midi de mes déclamations contre le cardinal, si je le voulois souffrir demain au matin. Si mes troupes tirent un coup de mousquet, elle ne me le pardonnera pas, quoi que je puisse faire d’ici à deux mille ans. » La conclusion générale que je tirai de ce discours fut que Monsieur étoit persuadé que tous les princes du monde, sur de certains chapitres étoient faits les uns comme les autres ; et la particulière, qu’il n’étoit pas si animé contre le cardinal, qu’il ne pensât à ne pas rendre la réconciliation impossible en cas de nécessité. Il m’en parut toutefois, un quart-d’heure après cet apophthegme plus éloigné que jamais : car M. de Damville étant entré dans le cabinet des livres, où il étoit seul avec Monsieur, et l’ayant extrêmement pressé, au nom et de la part de la Reine, de lui promettre de ne point joindre ses troupes à celles de M. de Nemours qui s’avançoient, Monsieur demeura inflexible dans sa résolution ; et il parla même sur ce sujet avec un fort grand sens et avec tous les sentimens qu’un fils de France, qui se trouve forcé par les conjonctures à une action de cette nature, peut et doit conserver dans ce malheur. Voici le précis de ce qu’il dit : Qu’il n’ignoroit pas que le personnage qu’il soutenoit en cette occasion ne fût le plus fâcheux du monde, vu qu’il ne pouvoit jamais lui rien apporter, et qu’il lui ôtoit par avance et le repos et la satisfaction ; qu’il étoit assez connu, pour ne laisser aucun soupçon que ce qu’il faisoit fût l’effet de l’ambition ; que l’on ne pouvoit pas non plus l’attribuer à la haine, de laquelle l’on savoit qu’il n’avoit jamais été capable contre personne ; que rien ne l’y avoit porté, que la nécessité où il s’étoit trouvé de ne pas laisser périr l’État entre les mains d’un ministre incapable et abhorré du genre humain ; qu’il l’avoit soutenu dans la première guerre de Paris contre le mouvement de sa conscience, par la seule considération de la Reine ; qu’il l’avoit défendu quoiqu’avec le même scrupule, mais par la même raison, dans tout le cours des mouvemens de Guienne ; que la conduite déplorable qu’il y tint dans un temps, et l’usage qu’il voulut faire dans l’autre des avantages que celle de lui, Monsieur, lui avoit procurés ; l’usage dis-je qu’il en voulut faire contre lui-même l’avoit forcé de penser à sa sûreté ; et qu’il avouoit, quoiqu’à sa confusion, que Dieu s’étoit servi de ce motif pour l’obliger à prendre le parti que son devoir lui dictoit depuis si long-temps ; qu’il n’avoit point pris ce parti comme un factieux qui se cantonne dans un coin du royaume, et qui y appelle les étrangers ; qu’il ne s’étoit uni qu’avec les parlemens qui ont sans comparaison plus d’intérêt que personne à la conservation de l’État ; que Dieu avoit béni ses intentions, particulièrement en ce qu’il avoit permis que l’on se défit de ce malheureux ministre sans y employer le feu et le sang ; que le Roi avait accordé aux larmes de ses peuples cette justice, encore plus nécessaire pour son service que pour la satisfaction de ses sujets ; que tous les corps du royaume, sans en excepter aucun, en avoient témoigné leur joie par des arrêts par des remercîmens, par des feux et des réjouissances publiques ; que l’on étoit sur le point de voir l’union rétablie dans la maison royale qui auroit réparé en moins de rien les pertes que les avantages que les ennemis avoient tirés de la division y avoient causées ; que le mauvais démon de la France venoit de ressusciter ce scélérat pour remettre partout la confusion ; qu’elle étoit la plus dangereuse de toutes, parce que ceux qui avoient l’intention du monde la plus épurée de tous les intérêts étoient ceux qui y pouvoient le moins remédier ; que dans la plupart des désordres qui étoient arrivés jusque là dans l’État, l’on en avoit pu espérer la fin, par la satisfaction que l’on pouvoit toujours essayer de donner à ceux qui les avoient causés par leur ambition : et qu’ainsi ce qui presque toujours en avoit fait le mal en avoit été au moins pour le plus souvent le remède ; que ce grand symptôme n’étoit pas de la même nature ; qu’il étoit arrivé par une commotion universelle de tout le corps ; que les membres étoient dans l’impuissance de s’aider en leur particulier pour leur soulagement, parce qu’il n’y avoit plus de remède que de pousser au dehors le venin qui avoit infecté tout le corps ; que le parlement y étoit si engagé, que quand lui, M. d’Orléans et M. le prince s’en relâcheroient, ils ne les pourroient pas ramener ; et que lui, M. d’Orléans et M. le prince y étoient si obligés pour leur sûrété, qu’ils se déclareroient contre les parlemens s’ils étoient capables de changer. « Me conseilleriez-vous, Brion, disoit Monsieur (il appeloit le plus souvent ainsi M. le duc de Damville, du nom qu’il portoit quand il étoit son premier écuyer), me conseilleriez-vous de me fier aux paroles du Mazarin, après ce qui s’est passé ? Le conseilleriez-vous à M. le prince ? Et supposé que nous puissions nous y fier, croyez-vous que la Reine doive balancer à nous donner la satisfaction que toute la France ou plutôt que toute l’Europe demande avec nous ? Nul ne sent plus que moi le déplorable état où je vois le royaume ; et je ne puis regarder sans frémissement les étendards d’Espagne, quand je fais réflexion qu’ils sont sur le point de se joindre à ceux de Languedoc et de Valois. Mais le cas qui me force n’est-il pas de ceux qui ont fait dire, et qui ont fait dire avec justice, que nécessité n’a point de loi ? Et me puis-je défendre d’une conduite qui est l’unique qui me puisse défendre, moi et tous mes amis, de la colère de la Reine et de la vengeance de son ministre ? Il a toute l’autorité royale en mains ; il est maître de toutes les places ; il dispose de toutes les vieilles troupes ; il pousse M. le prince dans le coin du royaume ; il menace le parlement de la capitale : il recherche lui-même la protection d’Espagne et nous savons le détail de ce qu’il a promis en passant dans le pays de Liège à don Antonio Pimentel. Que puis-je faire en cet état, ou plutôt que ne dois-je point faire, si je ne me veux déshonorer, et passer pour le dernier, je ne dis pas des princes, mais des hommes ? Quand j’aurai laissé opprimer M. le prince ; quand j’aurai laissé subjuguer la Guienne ; quand le cardinal sera avec une armée victorieuse aux portes de Paris, dira-t-on : Le duc d’Orléans est estimable d’avoir sacrifié sa personne, le parlement et la ville à la vengeance du Mazarin plutôt que d’avoir employé les armes des ennemis de la couronne ? Et ne dira-t-on pas au contraire : Le duc d’Orléans est un lâche et un innocent de prendre des scrupules qui ne conviendroient pas même à un capucin, s’il étoit aussi engagé que l’est le duc d’Orléans ? »

Voilà ce que Monsieur dit à M. de Damville, avec ce torrent d’éloquence qui lui étoit naturel, toutes les fois qu’il parloit sans préparation. J’ai oublié de vous dire que ce don Antonio Pimentel lui fut envoyé par Fuensaldagne sous prétexte de l’escorter, et que le cardinal lui donna de grandes espérances d’une paix avantageuse au roi Catholique. Don Antonio m’a dit qu’il lui avoit parlé en ces propres termes « Grabúgio fo per voi : je fais ce grabuge pour vous. Payez-moi en ne faisant pour M. le prince que la moitié de ce que vous y pouvez faire, ou dites dès à présent ce que vous voulez pour la paix. La France me traite d’une manière qui me donne lieu de vous pouvoir servir sans scrupule. »

Monsieur n’en fût pas apparemment demeuré là, si l’on ne fut venu l’avertir que M. le président de Bellièvre[23] étoit dans sa chambre. Il sortit du cabinet des livres, et il m’y laissa avec M. de Damville, qui m’entreprit en mon particulier avec une véhémence très-digne du bon sens de la maison de Ventadour, pour me persuader que j’étois obligé, et par la haine que M. le prince avoit pour moi, et par les engagemens que j’avois pris avec la Reine, d’empêcher que Monsieur ne joignît ses troupes avec celles de M. de Nemours. Voici ce que je lui répondis en propres termes, ou plutôt ce que je lui dictai sur ses tablettes, avec prière de les faire lire à la Reine et à M. le cardinal :

« J’ai promis de ne me point accommoder avec M. le prince ; j’ai déclaré que je ne pouvois quitter le service de Monsieur, et que je ne pouvois par conséquent m’empêcher de le servir en tout ce qu’il feroit pour s’opposer au rétablissement de M. le cardinal. Voilà ce que j’ai dit à la Reine devant Monsieur ; voilà ce que j’ai dit à Monsieur devant la Reine ; et voilà ce que je tiens fidèlement. Le comte de Fiesque assure tous les jours M. de Brissac que M. le prince me donnera la carte blanche quand il me plaira : ce que je reçois avec tout le respect que je dois, mais sans y faire aucune réponse. Monsieur me commande de lui dire mon sentiment sur ce qu’il peut faire de mieux supposé là résolution où il est de ne consentir jamais au retour du cardinal ; et je crois que je suis obligé en conscience et en honneur de lui répondre qu’il lui donnera tout l’avantage, s’il ne forme un corps de troupes assez considérable pour s’opposer aux siennes, et pour faire diversion de celles avec lesquelles il opprime M. le prince. Enfin je vous supplie de dire à la Reine que je ne fais que ce que je lui ai toujours dit que je ferois ; et qu’elle ne peut avoir oublié ce que je lui ai dit tant de fois, qui est qu’il n’y a aucun homme dans le royaume qui soit plus fâché que moi que les choses soient dans un état qui fasse qu’un sujet puisse et doive même parler ainsi à sa maîtresse. »

J’expliquai à ce propos à M. de Damville ce qui s’étoit passé autrefois sur cela dans les conversations que j’avois eues avec la Reine. Il en fut touché, parce que, dans la vérité, il étoit bien intentionné et passionné pour la personne du Roi ; et il s’affecta si fort, particulièrement de l’effort que je lui dis que j’avois fait pour faire connoître à la Reine qu’il ne tenoit qu’à elle de se rendre maîtresse absolue de tous nos intérêts, et des miens encore plus que de ceux des autres, qu’il s’ouvrit bien plus qu’il n’avoit fait de tendresse pour moi, et qu’il me dit : « Ce misérable (en parlant du cardinal) va vous perdre ; songez à vous, car il ne pense qu’à vous empêcher d’être cardinal ; je ne puis vous en dire davantage. » Vous verrez dans peu que j’en savois plus sur ce chef que celui qui m’en avertissoit.

Comme nous étions sur ce discours, Monsieur rentra dans le cabinet des livres ; et, en s’appuyant sur M. le président de Bellievre, il dit à M. de Damville qu’il allât chez Madame, qui l’avoit envoyé chercher. Il s’assit, et il me dit : « Je viens de raconter à M. le président ce que j’ai dit devant vous à M. de Damville : mais il faut que je vous dise à tous deux ce dont je n’ai eu garde de m’ouvrir devant lui. Je suis cruellement embarrassé : car je vois que ce que je lui ai soutenu être nécessaire, et ce qui l’est en effet ne laisse pas d’être très-mauvais : ce que je crois n’être jamais arrivé en aucunes affaires du monde qu’en celle-ci. J’y ai fait réflexion toute ma vie ; j’ai rappelé dans ma mémoire toute l’intrigue de la Ligue, toute la faction des huguenots, tous les mouvemens du prince d’Orange, et je n’y ai rien trouvé de si difficile que ce que je rencontre dans toutes les heures, ou plutôt à tous les momens, devant moi. » Il ramassa et exagéra en cet endroit tout ce que vous avez vu jusques ici répandu dans cet ouvrage sur cette matière ; et je lui répondis aussi en cet endroit tout ce que vous y avez pu remarquer de mes pensées. Comme il est impossible de fixer une conversation dont le sujet est l’incertitude même, il se répondoit au lieu de me répondre : et ce qui arrive toujours en ce cas est que celui qui se répond ne s’en aperçoit jamais, et ainsi on ne finit point. Je suppliai Monsieur, par cette raison, de me permettre que je misse par écrit mes sentimens sur l’état des choses. Je lui dis qu’il ne falloit qu’une heure pour cela. Je n’étois pas fâché, pour vous dire le vrai, de trouver lieu, à tout événement de lui faire confirmer par M. de Bellièvre ce que je lui avois avancé dans les occasions. Il me prit au mot ; il passa dans la galerie, où il y avoit une infinité de gens ; et j’écrivis sur la table du cabinet des livres ce que vous allez voir, dont j’ai encore l’original.

« Je crois qu’il ne s’agit pas présentement de discuter ce que Son Altesse Royale a pu ou dû faire jusqu’ici ; et je suis même persuadé qu’il y a inconvénient dans les grandes affaires à rebattre le passé, si ce n’est pour mémoire, et simplement autant qu’il peut avoir rapport à l’avenir. Monsieur n’a que quatre partis à prendre : ou à s’accommoder avec la Reine, c’est-à-dire avec le cardinal Mazarin ou à s’unir intimement avec M. le prince ; ou à faire un tiers parti dans le royaume, ou à demeurer en l’état où il est aujourd’hui, c’est-à-dire à tenir un peu de tous les côtés : avec la Reine, en demeurant uni avec le parlement, qui, en frondant contre le cardinal, ne laisse pas de garder des mesures, à l’égard de l’autorité royale, qui rompent deux fois par jour celles de M. le prince : avec M. le prince, en joignant ses troupes avec celles de M. de Nemours : avec le parlement, en parlant contre le Mazarin, et en ne se servant pas toutefois de l’autorité que sa naissance et l’amour que le peuple de Paris a pour lui lui donnent, pour pousser cette compagnie plus loin qu’elle ne veut aller. De ces quatre parties, le premier, qui est de se raccommoder avec le cardinal, a toujours été exclues des délibérations par Son Altesse Royale, parce qu’elle a supposé qu’il n’étoit ni de sa dignité ni de sa sûreté. Le second, qui est de s’unir absolument et entièrement avec M. le prince, n’y a pas été reçu non plus, parce que Monsieur n’a pas voulu se pouvoir seulement imaginer qu’il eût été capable de se proposer à soi-même (ce sont les termes dont il s’étoit servi) de se séparer du parlement, et de s’abandonner par ce moyen, et à la discrétion de M. le prince, et au retour de M. de La Rochefoucauld. Le troisième parti, qui est celui d’en former un troisième dans le royaume, a été rejeté par Son Altesse Royale, et parce qu’il peut avoir des suites trop dangereuses pour l’État, et parce qu’il ne pourroit réussir qu’en forçant le parlement à prendre une conduite contraires à ses manières et à ses formes : ce qui est impossible, que par des moyens qui sont encore plus contraires à l’inclination et aux maximes de Monsieur. Le quatrième parti, qui est celui que Son Altesse Royale suit présentement, est celui-là même qui lui cause les peines et les inquiétudes où elle est, parce qu’en tenant quelque chose de tous les autres il a presque tous les inconvéniens de chacun, et n’a, à proprement parler, les avantages d’aucun. Pour obéir à Monsieur, je vais déduire mes sentimens sur tous les quatre. Quoique je pusse trouver en mon particulier mes avantages dans le raccommodement avec M. le cardinal, et quoique d’autre part je sois si fort déclaré contre lui que mes avis sur tout ce qui le regarde puissent et même doivent être suspects, je ne balance pas à dire à Son Altesse Royale qu’elle ne peut sans se déshonorer prendre de tempérament sur cet article, vu la disposition de tous les parlemens, de toutes les villes et de tous les peuples ; et qu’elle le peut encore moins avec sûreté, vu la disposition des choses, celle de M. le prince, etc. Les raisons de ce sentiment sautent aux yeux, et je ne les touche qu’en passant. Je supplie Monsieur de ne me point commander de m’expliquer sur le second parti, qui est celui de s’unir entièrement avec M. le prince, pour deux raisons : dont la première est que les engagemens que j’ai pris en mon particulier, et même par son consentement, avec la Reine sur ce point, lui devroient donner lieu de croire que mes avis y pourroient être intéressés ; et la seconde est que je suis convaincu que s’il étoit résolu à se séparer du parlement, ce qui écherroit à délibérer ne seroit pas s’il faudroit s’unir à M. le prince, mais ce qu’il faudroit que Monsieur fît pour se tenir M. le prince soumis à lui-même ; et cette soumission de M. le prince à Son Altesse Royale est une des principales raisons qui m’avoient obligé de lui proposer le tiers parti, sur lequel il faut que je m’explique un peu plus au long, parce qu’il est nécessaire de le traiter conjointement avec le quatrième qui est celui de prendre quelque chose de tous les quatre. M. le prince a fait des pas vers l’Espagne qui ne se peuvent jamais accorder que par miracle avec la pratique du parlement ; et lui ou ceux de son parti en font journellement vers la cour qui s’accordent encore moins avec la constitution présente de ce corps. Monsieur est inébranlable dans la résolution de ne se point séparer de ce corps : ce qu’il seroit obligé de faire, s’il s’unissoit de tout point avec un prince qui, d’un côté par ses négociations, ou au moins par celles de ses serviteurs avec le Mazarin, donne des défiances continuelles à cette compagnie, et qui l’oblige en même temps une fois ou deux par jour, par sa jonction publique avec l’Espagne, à se déclarer ouvertement contre lui. Il se trouve que Monsieur, dans le même instant qu’il ne peut s’unir avec M. le prince par la considération que je viens de dire ; il se trouve, dis-je, qu’il est obligé d’empêcher que M. le prince périsse, parce que sa ruine donneroit trop de force au cardinal. Cela supposé, il ne reste plus de choix qu’entre le tiers parti et celui que Son Altesse Royale suit aujourd’hui. Il est donc à propos, avant que d’entrer dans le détail et dans l’explication du tiers parti, d’examiner les inconvéniens et les avantages de ce dernier. Le premier avantage que je remarque est qu’il a l’air de sagesse, qui est toujours bon, parce que la prudence est celle des vertus sur laquelle le commun des hommes distingue moins justement l’essentiel de l’apparent. Le second est que, comme il n’est pas décisif, il laisse ou paroît toujours laisser Son Altesse Royale dans la liberté du choix, et par conséquent dans la faculté de prendre ce qui lui pourra convenir dans le chapitre des accidens. Le troisième avantage de cette conduite est que tant que Monsieur la suivra, il ne renoncera pas à la qualité de médiateur, que sa naissance lui donne naturellement, et laquelle toute seule lui peut donner lieu en un moment, pourvu qu’il soit bien pris, de revenir avec fruit de tous les pas désagréables à la cour qu’il a faits jusqu’ici, et qu’il sera peut-être obligé de faire à l’avenir. Voilà, à mon sens, les trois sortes d’utilité qui se peuvent remarquer dans la conduite que Monsieur a prise. Pesons-en les inconvéniens : ils se présentent en foule, et ma plume auroit peine à les démêler. Je ne m’arrête qu’au capital, parce qu’il embrasse tous les autres. Son Altesse Royale offense tous les partis, en donnant de la force à l’unique avec lequel il ne veut point de réconciliation, assez apparemment pour abattre le sien propre aussi bien que les autres, et trop même certainement pour obliger celui de M. le prince à s’accommoder avec la cour ; et cela justement dans le même moment qu’il lui en donne à un prétexte très-spécieux, puisqu’il assiste tous les jours aux délibérations d’une compagnie qui condamne ses armes, et qui enregistre, sans balancer les déclarations contre lui. Monsieur voit et sent plus que personne l’importance de cet inconvénient ; mais il croit au moins en des instans que la garantie du parlement et de Paris l’en peut défendre en tout cas : ce que j’ai toujours pris la liberté de lui contester avec tout le respect que je lui dois, parce qu’il ne se peut que le parlement, en continuant à se contenir dans ses formes, ne tombe à rien dans la suite d’une guerre civile ; et que la ville que Monsieur laisse, dans le cours ordinaire de sa soumission, au parlement, ne coure sa fortune ; parce qu’elle suivra sa conduite. C’est proprement cette conduite qui, en dépit de toute la France et même de toute l’Europe, rétablira le cardinal, par les mêmes moyens par lesquels elle l’a déjà ramené dans le royaume. Il le vient de traverser avec quatre ou cinq mille aventuriers, quoique Monsieur ait un nombre de troupes considérables, au moins aussi bonnes et aussi aguerries que celles qui ont conduit ce ministre à Poitiers ; quoique la plupart des parlemens soient déclarés contre lui ; quoiqu’il n’y ait presque pas une grande ville dans l’État de laquelle la cour se puisse assurer ; quoique tous les peuples soient enragés contre le Mazarin. Ceci paroît un prodige : il n’est rien moins ; car qu’y a-t-il de plus naturel, quand on fait réflexion que ce parlement n’agissant que par des arrêts qui, en défendant les levées et le divertissement des deniers du Roi, favorisent beaucoup plus le cardinal qu’ils ne lui font de mal en le déclarant criminel ; quand on pense que ces villes, dont le branle naturel est de suivre celui du parlement, font justement comme lui ; et quand on songe que ces gens de guerre n’ont de mouvement que par des ressorts qui, par la considération des égards que Son Altesse Royale observe vers le parlement, ont une infinité de rapports avec un corps dont la pratique journalière est de condamner ce mouvement ? Il paroît aux étrangers que Monsieur conduit le parlement, parce que cette compagnie déclame comme lui contre le cardinal. Dans le vrai, le parlement conduit Monsieur, parce qu’il sait que Monsieur ne se sert que très-médiocrement des moyens qu’il a en main pour nuire au cardinal. L’appréhension de déplaire à ce corps est l’un des motifs qui l’ont empêché de faire agir ses troupes, et de travailler aussi fortement qu’il le pouvoit à en faire de nouvelles. La même politique voudra qu’il compense la jonction qu’il va faire de ses régimens avec l’armée de M. de Nemours, par la complaisance et même par l’approbation qu’il donnera par sa présence à toutes les délibérations que l’on fera, même avec fureur, contre leur marche. Ainsi il offensera la Reine, il outrera le cardinal, il ne satisfera pas M. le prince, il ne contentera pas les frondeurs. Il sera agité par toutes ces vues, encore plus qu’il ne l’a été jusqu’ici, parce que les objets qui les lui donnent se grossiront à tous les instans ; et la catastrophe de la pièce sera le retour d’un homme dont la ruine est crue si facile, que le rétablissement n’en peut être que trop honteux. J’ai pris la liberté de proposer à Son Altesse Royale un remède à ces inconvéniens, et je l’expliquerai encore en ce lieu, pour ne manquer en rien de ce qu’elle m’a commandé de lui déduire. Elle m’a fait l’honneur de me dire plusieurs fois que l’obstacle le plus grand qu’elle trouve à se résoudre à un part décisif, qu’elle avoue être nécessaire s’il est possible, est qu’elle ne le peut faire par elle-même sans se brouiller avec le parlement, parce que le parlement n’en peut jamais prendre un de cette nature, par la raison de l’attachement qu’il a à ses formes ; et qu’elle le peut encore moins du côté de M. le prince, et par cette même considération, et par celle de la juste défiance qu’elle a des différentes cabales qui ne partagent pas seulement, mais qui divisent son parti. Ces deux vues sont assurement très-sages et très-judicieuses ; et ce sont celles qui m’avoient obligé à proposer à Monsieur un moyen qui me paroissoit presque sûr pour remédier aux deux inconvéniens que l’on ne peut nier être très-considérables et très-dangereux. Ce moyen étoit que Monsieur formât un tiers parti composé des parlemens et des grandes villes du royaume, indépendant et même séparé, par profession publique, des étrangers et de M. le prince même, sous prétexte de son union avec eux. L’expédient qui me paroissoit propre à rendre ce moyen possible étoit que Monsieur s’expliquât, dans les chambres assemblées, clairement et nettement de ses intentions, en disant à la compagnie que la considération qu’il avoit eue jusqu’ici pour elle l’avoit obligé d’agir contre ses vues, contre sa sûreté, contre sa gloire ; qu’il louoit son intention ; mais qu’il la prioit de considérer que la conduite ambiguë qu’elle produisoit anéantiroit celle à laquelle tout le royaume conspiroit contre le cardinal Mazarin ; que ce ministre, qui étoit l’objet de l’horreur de tous les peuples, triomphoit de leurs haines avec quatre ou cinq mille hommes qui l’avoient conduit en triomphe à la cour, parce que le parlement donnoit tous les jours des arrêts en sa faveur, au moment même qu’il déclamoit avec le plus d’aigreur contre lui ; que lui Monsieur étoit demeuré, par la complaisance qu’il avoit pour ce corps, dans des ménagemens qui avoient en leur manière contribué aux mêmes effets ; que le mal s’augmentant, il ne pouvoit plus s’empêcher d’y chercher des remèdes ; qu’il n’en manquoit pas, mais qu’il étoit bien aise de les concerter avec la compagnie, qui devoit aussi, de son côté, prendre une bonne résolution, et se fixer, pour une bonne fois, aux moyens efficaces de chasser le Mazarin, puisqu’elle avoit jugé tant de fois que son expulsion étoit de la nécessité du service du Roi ; que l’unique moyen d’y parvenir étoit de bien faire la guerre, et que pour la bien faire il la falloit faire sans scrupule ; que le seul qu’il prétendoit dorénavant d’y conserver étoit celui qui regardoit les ennemis de l’État, avec lesquels il déclaroit qu’il n’auroit ni union ni même commerce ; qu’il ne prétendoit pas qu’on lui eût grande obligation de ce sentiment, parce qu’il sentoit ses forces, et qu’il connoissoit qu’il n’avoit aucun besoin de leurs secours ; que par cette considération, et encore plus par celle du mal que la liaison avec les étrangers peut toujours faire à la couronne, il n’approuvoit ni ne concouroit à rien de ce que M. le prince avoit fait à cet égard ; mais qu’à la réserve de cet article il étoit résolu de ne plus garder de mesures, et de faire comme lui ; de lever des hommes et de l’argent, de se rendre maître des bureaux, de se saisir des deniers du Roi, et de traiter comme ennemis ceux qui s’y opposeroient, en quelque forme et manière que ce pût être. Je croyois que Son Altesse Royale pouvoit ajouter que la compagnie n’ignoroit pas que le peuple de Paris étant aussi bien intentionné pour lui qu’il l’étoit, il lui étoit plus aisé d’exécuter ce qu’il proposoit que de le dire ; mais que la considération qu’il avoit pour elle faisoit qu’il vouloit bien lui donner part de sa résolution avant que de la porter à l’hôtel-de-ville, où il étoit résolu de la déclarer dès l’après-dînée, et d’y délivrer en même temps les commissions. Je supplie monsieur de se ressouvenir que, lorsque je lui proposai ce parti, je pris la liberté de l’assurer sur ma tête que ce discours étant accompagné des circonstances que je lui marquai en même temps, c’est-à-dire d’assemblée de noblesse, de clergé, du peuple, ne recevroit pas un mot de contradiction. J’allai plus loin : et je me souviens que je lui dis que le parlement, qui n’y donneroit le premier jour que par étonnement, y donneroit le second du meilleur de son cœur. Les compagnies sont ainsi faites ; et je n’en ai vu aucune dans laquelle trois ou quatre jours d’habitude ne fassent recevoir pour naturel ce qu’elles n’ont même commencé que par contrainte. Je représentai à Monsieur que quand il auroit mis ses affaires en cet état, il ne devroit plus craindre que le parlement se séparât de lui ; qu’il ne pourroit plus appréhender d’être livré à la cour par les négociations des différentes cabales du parti des princes, puisque ceux du parlement qui étoient dans les intérêts de la cour en auroient un trop personnel et trop proche pour laisser pénétrer leurs sentimens ; et puisque M. le prince seroit lui-même si dépendant de Son Altesse Royale ; que son principal soin seroit de le ménager : car il n’y auroit à mon opinion, aucun lieu d’appréhender qu’il se fût raccommodé à la cour si Monsieur eût pris ce parti, vu l’état des choses, la force de celui de Monsieur, la déclaration du public, et les mesures secrètes que Son Altesse Royale eût pu garder avec lui. Elle sait mieux que personne si elle n’est pas maîtresse absolue du peuple de Paris, et si, quand il lui plaira, de parler décisivement en fils de France, et en fils de France qui est et qui se sent chef d’un grand parti, il y a un seul homme dans le parlement et dans l’hôtel-de-ville qui ose, je ne dis pas lui résister, mais le contredire. Elle n’aura pas sans doute oublié que je lui avois proposé en même temps des préalables, pour le dehors, qui n’étoient ni éloignés ni difficiles : le ralliement du débris des troupes de M. de Montross, le licenciement de celles de Neubourg, la déclaration de huit ou dix des plus grandes villes du royaume. Monsieur n’a pas voulu entendre à ce parti, parce qu’il le croit d’une suite trop dangereuse pour l’État. Dieu veuille que celui qu’il a pris ne lui soit pas plus dangereux, et que la confusion où apparemment elle le jetera ne soit pas plus à craindre que la commotion dans laquelle il y auroit au moins un fils de France au gouvernail ! J’avois dans Paris trois cents officiers à moi, et le vicomte de Lameth avoit ménagé deux mille chevaux du licenciement de Neubourg. J’étois encore assuré des villes de Limoges, de Marville, de Senlis et de Toulouse. »

Voilà ce que j’écrivis sur la table du cabinet des livres en moins de deux heures. Je le lus à Monsieur en présence de M. le président de Bellièvre, qui l’approuva, et l’appuya avec bien plus de force que je n’avois fait moi-même. La contestation s’échauffa, Monsieur soutenant que sans un fracas de cette nature (c’est ainsi qu’il l’appela) il empêcheroit bien que le parlement ne se déclarât contre la marche des troupes de M. de Nemours, qui étoit ce qu’il appréhendoit plus que toutes choses, parce qu’il y alloit joindre les siennes. Vous verrez qu’il ne se trompa pas dans cette vue. Il est vrai encore que je ne fus pas moins trompé sur un autre chef : car je soutins toujours à Monsieur avec le président de Bellièvre, qui étoit de mon avis qu’il ne seroit pas en son pouvoir d’empêcher que le parlement ne procédât à l’exécution de la déclaration contre M. le prince, quoiqu’il eût donné arrêt par lequel il s’engageoit de ne le pas faire, jusqu’à ce que le cardinal fût hors du royaume : car la cour trouva si peu de jour à cette exécution du côté du parlement, qu’elle n’osa même la lui proposer.

Ces succès contribuèrent beaucoup à sa perte : car ils l’endormirent, et ils ne le sauvèrent pas. J’entrerai dans la suite de ce détail, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa, dans cette conversation, touchant ma promotion au cardinalat, de cette promotion qui se fit justement en ce temps-là.

Monsieur, qui étoit l’homme du monde le plus éloigné de croire que l’on fût capable de parler sans intérêt, me dit, dans la chaleur de la dispute, qu’il ne concevoit pas celui que je pouvois m’imaginer dans un parti qui, en rompant toutes mesures avec la cour, feroit assurément révoquer ma nomination. Je lui répondis que j’étois à l’heure qu’il étoit cardinal, ou que je ne le serois de long-temps ; mais que je le suppliois d’être persuadé que quand ma promotion dépendroit de ce moment, je ne changerois en rien mes sentimens, parce que je les lui disois pour son service, et nullement pour mes intérêts. « Et vous n’avez, monsieur, ajoutai-je, pour vous bien persuader de cette vérité qu’à vous ressouvenir, s’il vous plaît, que le propre jour que la Reine m’a nommé, je lui ai déclaré à elle-même que je ne quitterois jamais votre service, en vous donnant le conseil que je croirois le plus conforme à votre gloire. Je crois que je lui tiens aujourd’hui fidèlement ma parole : et pour vous le faire voir, je supplie très-humblement Votre Altesse Royale de lui envoyer le mémoire que je viens d’écrire. »

Monsieur eut honte de ce qu’il m’avoit dit. Il me fit mille honnêtetés. Il jeta le mémoire dans le feu, et il sortit du cabinet tout aussi aheurté (me dit à l’oreille le président de Bellievre) qu’il y étoit entré.

Je viens de vous dire que j’avois répondu à Monsieur, que j’étois cardinal à l’heure où je lui parlois, ou que je ne le serois de long-temps. Je ne m’étois trompé que de peu : car je le fus effectivement cinq ou six jours après. J’en reçus la nouvelle le dernier de ce mois de février, par un courrier que le grand duc me dépêcha. Je vous dirai comme la chose se passa à Rome, après que je vous aurai fait des excuses de vous avoir sans doute autant ennuyée que j’ai fait, et par la longueur de ce dernier mémoire, et par celle du discours de Monsieur à M. de Damville, qui sont remplies de mille circonstances que vous aurez déjà trouvées comme semées dans les différens endroits de cet ouvrage. Mais comme la plupart de ces circonstances sont celles qui ont formé ce corps monstrueux et presque incompréhensible, même dans le genre du merveilleux historique, dans lequel il semble que tous les membres n’aient pu avoir aucuns mouvemens qui leur fussent naturels, et même qui ne fussent contraires les uns aux autres, j’ai cru qu’il étoit même heureux de rencontrer, dans le cours de cette narration, une matière qui m’obligeât de les ramasser toutes ensemble, afin que vous puissiez, avec plus de facilité, découvrir d’un coup d’œil ce qui, n’étant que répandu dans les lieux différens, offusque la vérité de l’histoire par des contradictions que rien ne peut jamais bien démêler, que l’assemblage des raisonnemens et des faits. Je reviens à ma promotion.

Vous avez vu, dans le second volume de cette histoire, que j’avois envoyé à Rome l’abbé Charrier, qui trouva la face de cette cour tout-à-fait changée, par la retraite plutôt que par la disgrâce de la signora Olympia[24], belle-sœur du pape Innocent[25], s’étoit laissé toucher à des manières de réprimande que l’Empereur, à l’instigation des jésuites, lui avoit fait faire par son nonce à Vienne. Il ne voyoit plus la signora ; et il soulageoit le cruel ennui que l’on a toujours cru qu’il en avoit, par des conversations assez fréquentes avec la princesse de Rossane[26], femme de son neveu, qui, quoique très-spirituelle, n’approchoit pas du génie de la signora, mais qui, en récompense, étoit beaucoup plus jeune et beaucoup plus belle. Elle s’acquit effectivement du pouvoir sur son esprit, et au point que la signora Olympia en eut une cruelle jalousie, qui, en donnant encore de nouvelles lumières à son esprit, déjà extrêmement éclairé et habile par lui-même, lui fit enfin trouver le moyen de ruiner sa belle-fille auprès du Pape, et de rentrer dans sa première faveur. Ma nomination tomba justement dans ce temps où celle de madame la princesse de Rossane étoit la plus forte ; et il parut en cette occasion que la fortune voulût réparer la perte que j’avois faite en la personne de Pancirolle. C’est le seul endroit de ma vie où je l’aie trouvée favorable. Je vous ai dit ailleurs les raisons pour lesquelles j’avois lieu de croire que madame la princesse de Rossane me le pouvoit être, et sans comparaison davantage que la signora Olympia, qui ne faisoit rien qu’à force d’argent ; et vous croyez aisément qu’il n’eût pas été aisé de me résoudre à en donner pour un chapeau. L’abbé Charrier trouva à Rome tout ce que j’y avois espéré de madame de Rossane ; et le premier avis qu’elle lui donna fut de se défier au dernier point de l’ambassadeur, qui joignoit, aux ordres secrets que la cour lui avoit donnés contre moi, la passion effrénée qu’il avoit lui-même pour la pourpre. L’abbé Charrier profita très-habilement de cet avis : car il joua toujours l’ambassadeur en lui témoignant une confiance abandonnée, et en lui faisant voir en même temps la promotion très-éloignée. La haine que le Pape avoit conservée depuis long-temps pour la personne de M. le cardinal Mazarin contribua à ce jeu ; et l’intérêt de monsignor Chigi, secrétaire d’État, qui a été depuis Alexandre VII, y concourut aussi avec beaucoup d’effet. Il étoit assuré du chapeau pour la première promotion, et il n’oublia rien de ce qui la pouvoit avancer. Monsignor Azolini, qui étoit secrétaire des brefs, et qui avoit été attaché à Pancirolle, avoit hérité de son mépris pour le cardinal, et de sa bonne volonté pour moi. Ainsi M. le bailli de Valancey fut amusé ; et il ne fut même averti de la promotion qu’après qu’elle fut faite. Le pape Innocent m’a dit qu’il savoit de science certaine qu’il avoit dans sa poche la lettre du Roi pour la révocation de ma nomination, avec ordre toutefois de ne la pas rendre que dans la dernière nécessité, et à l’entrée du consistoire, où les cardinaux seroient déclarés ; et l’abbé Charrier m’avoit dépêché deux courriers pour me donner le même avis. Ce qui est constant, et que j’ai su depuis par Champfleury, capitaine des gardes de M. le cardinal, c’est qu’aussitôt qu’il eut reçu la nouvelle de ma promotion, qu’il apprit à Saumur, il lui commanda à lui Champfleury d’aller chez la Reine en diligence, et de la conjurer de sa part de se contraindre, et d’en faire paroître de la joie.

Je ne puis m’empêcher dans cet endroit, de rendre honneur à la vérité, et de faire justice à mon imprudence, qui faillit à me faire perdre le chapeau. Je m’imaginai, et très-mal à propos, qu’il n’étoit pas de la dignité du poste où j’étois de l’attendre ; et que ce petit délai de trois ou quatre mois, que Rome fut obligée de prendre pour régler une promotion de seize sujets, n’étoit pas conforme aux paroles qu’elle m’avoit données, ni aux recherches qu’elle m’avoit faites. Je me fâchai, et j’écrivis une lettre offensive à l’abbé Charrier, sur un ton qui n’étoit assurément ni du bon sens ni de la bienséance. C’est la pièce la plus passable, pour le style, de toutes celles que j’aie jamais faites : je l’ai cherchée pour l’insérer ici, et je ne l’ai pu trouver. La sagesse de l’abbé Charrier, qui la supprima à Rome, fit qu’elle me donna de l’honneur par l’événement, parce que tout ce qui est haut et audacieux est toujours justifié et même consacré par le succès. Il ne m’empêcha pas d’en avoir une véritable honte : je la conserve encore, et il me semble que je répare en quelque façon ma faute en la publiant. Je reprends le fil de ma narration.

J’en étois demeuré, ce me semble au 16 février de l’année 1652. Il y eut, le lendemain 17, une assemblée des chambres, dans laquelle vous verrez, à mon avis, plus que suffisamment, comme dans un tableau raccourci, ce qui se passa dans toutes celles qui furent même assez fréquentes depuis ce jour jusqu’au premier avril. Monsieur y prit d’abord la parole, pour représenter à la compagnie que la lettre du Roi qui y avoit été lue le 15, et qui le taxoit de donner la main à l’entrée des ennemis dans le royaume, ne pouvoit être que l’effet des calomnies dont on le noircissoit dans l’esprit de la Reine ; que les gens de guerre que M. de Nemours amenoit étoient des Allemands auxquels on ne pouvoit pas donner ce nom. Voilà ce qui occupa proprement toutes les assemblées dont je viens de vous parler : le président Le Bailleul, qui présidoit, les commençant presque toutes par l’exagération de la nécessité de délibérer sur la lettre de Sa Majesté ; les gens du Roi concluant toujours à commander aux communes de courre sus aux troupes de M. de Nemours ; et Monsieur ne se lassant point de soutenir qu’elles n’étoient point espagnoles, et qu’après la déclaration qu’il faisoit, qu’aussitôt que le cardinal seroit hors du royaume elles se mettroient à la solde du Roi, il étoit fort superflu d’opiner sur leur sujet. Cette contestation recommençoit presque tous les jours, même à différentes reprises ; et il est vrai, comme je viens de vous le dire, que Monsieur en éluda toujours la délibération. Mais il est vrai aussi que ce faux avantage l’amusa, et qu’il fut si aise d’avoir ce qu’on lui avoit soutenu qu’il n’auroit pas, qu’il ne voulut pas seulement examiner si ce qu’il avoit lui suffisoit : c’est-à-dire qu’il ne distingua pas assez entre la connivence et la déclaration du parlement. Le président de Bellièvre lui dit très-sagement, douze ou quinze jours après la conversation dont je viens de vous parler, que lorsque l’on a à combattre l’autorité royale……… peut-être très-pernicieuse par l’événement. Il lui expliqua ce dictum très-sensément. Vous en voyez la substance d’un coup d’œil. Hors la contestation dont je viens de vous rendre compte, dans laquelle il y eut toujours quelque grain de ce contradictoire que je vous ai tant de fois expliqué, il n’y eut rien dans toutes ces assemblées des chambres qui soit digne, à mon sens, de votre curiosité. On lut, en quelques-unes, les réponses que la plupart des parlemens de France firent en ce temps-là à celui de Paris, toutes conformes à ses intentions, en ce qu’ils lui donnoient part des arrêts qu’ils avoient rendus contre le cardinal. On employa les autres à pourvoir à la conservation des fonds destinés au paiement des rentes de l’hôtel-de-ville et des gages des officiers. On résolut, dans celle du 13 de mars, de faire sur ce sujet une assemblée des cours souveraines dans la chambre de Saint-Louis. Je ne me trouvai à aucunes de celles qui furent faites depuis le premier de mars, et parce que le cérémonial romain ne permet pas aux cardinaux de se trouver en aucunes cérémonies publiques jusqu’à ce qu’ils aient reçu le bonnet, et parce que cette dignité ne donnant aucun rang au parlement que lorsqu’on y suit le Roi, la place que je n’y pouvois avoir en son absence que comme coadjuteur, qui est au dessous de celle des ducs et pairs, ne se fût pas bien accordée avec la prééminence de la pourpre.

Je vous avoue que j’eus une joie sensible d’avoir un prétexte et même une raison de ne me plus trouver à ces assemblées, qui, dans la vérité, étoient devenues des cohues, non pas seulement ennuyeuses, mais insupportables. Je vous ferai voir que dans la suite elles n’eurent pas beaucoup plus d’agrément, après que j’aurai touché, le plus légèrement qu’il me sera possible, un petit détail qui concerne Paris, et quelque chose en général qui regarde la Guienne.

Vous vous pouvez ressouvenir que je vous ai parlé de M. de Chavigny dans le second volume de cet ouvrage, et que je vous ai dit qu’il se retira en Touraine un peu après que le Roi eut été déclaré majeur. Il ne trouva pas le secret de s’y savoir ennuyer, mais il s’y ennuya beaucoup en récompense, et au point qu’il revint à Paris aussitôt qu’il en eut un prétexte ; et ce prétexte fut la nécessité qu’il trouva dans les avis que M. de Gaucourt lui donna, de remédier aux cabales que je faisois auprès de Monsieur contre les intérêts de M. le prince. Ce M. de Gaucourt étoit homme de grande naissance car il étoit de la maison de ces puissans et anciens comtes de Clermont en Beauvoisis, si fameux dans nos histoires. Il avoit de l’esprit et du savoir-faire, mais il s’étoit trop érigé en négociateur ce qui n’est pas toujours la meilleure qualité pour la négociation. Il étoit attaché à M. le prince, il avoit à Paris sa principale correspondance ; et son principal soin fut, au moins à ce qui m’en parut, de me ruiner dans l’esprit de Monsieur. Comme il n’y trouvoit pas de facilité, il eut recours à M. de Chavigny, qui revint à Paris en diligence, ou par cette raison, ou sous ce prétexte. M. de Rohan qui y arriva dans ce temps-là, très-satisfait de la défense d’Angers, quoiqu’elle eût été très-médiocre, se joignit à eux pour ce même effet. Ils m’attaquèrent en forme, comme fauteur couvert du Mazarin ; et pendant que leurs émissaires gagnoient ceux de la lie du peuple qu’ils pouvoient corrompre par argent, ils n’oublièrent rien pour ébranler Monsieur par leurs calomnies, qui étoient appuyées de toute l’intrigue du cabinet, dans laquelle Ravay, Belloy et Goulas, partisans de M. le prince, n’étoient point ignorans. J’éprouvai en cette rencontre que les plus habiles courtisans peuvent être de fort grosses dupes, quand ils se fondent trop sur leurs conjectures. Celles que ces messieurs tirèrent de ma promotion au cardinalat furent que je n’avois obtenu le chapeau que par le moyen des engagemens que j’avois pris avec la cour. Ils agirent sur ce principe : ils me déchirèrent auprès de Monsieur sur ce titre. Comme il en savoit la vérité, il s’en moqua. Ils m’établirent dans son esprit au lieu de m’y perdre, parce qu’en fait de calomnie tout ce qui ne nuit pas sert à celui qui est attaqué ; et vous allez voir le piège que les attaquans se tendirent à eux-mêmes à cette occasion. Je disois un jour à Monsieur que je ne concevois pas comme il ne se lassoit pas de toutes les sottises qu’on lui disoit tous les jours contre moi sur le même ton ; et il me répondit : « Ne comptez-vous pour rien le plaisir que l’on a à connoître tous les matins la méchanceté des gens couverte du nom de zèle, et tous les soirs leurs sottises déguisées en pénétrations ? » Je dis à Monsieur que je recevois cette parole avec grand respect, et comme une grande et belle leçon pour tous ceux qui avoient l’honneur d’approcher des grands princes.

Ce que les serviteurs de M. le prince faisoient contre moi parmi le peuple faillit à me coûter plus cher. Ils avoient des criailleurs à gages, qui m’étoient plus incommodes en ce temps-là qu’ils ne l’avoient été auparavant, parce qu’ils n’osoient paroître devant la nombreuse suite de gentilshommes et de livrées qui m’accompagnoient. Comme je n’avois pas encore reçu le bonnet, que les cardinaux français ne prennent que de la main du Roi, à qui le courrier du Pape est dépêché à cet effet, je ne pouvois plus marcher qu’incognito, selon les règles du cérémonial ; et ainsi, lorsque j’allois au Luxembourg, c’étoit toujours dans un carrosse gris et sans livrées ; et je montois même dans le cabinet des livres par le petit degré qui répond dans la galerie, afin d’éviter le grand escalier et le grand appartement. Un jour que j’y étois avec Monsieur, Bruneau y entra tout effaré, pour m’avertir qu’il y avoit dans la cour une assemblée de deux ou trois cents de ces criailleurs, qui disoient que je trahissois Monsieur, et qu’ils me tueroient.

Monsieur me parut consterné à cette nouvelle. Je le remarquai et l’exemple du maréchal de Clermont[27] assommé entre les bras du Dauphin, qui tout au plus ne pouvoit pas avoir eu plus de peur que j’en voyois à Monsieur, me revenant dans l’esprit, je pris le parti que je crus le plus sûr, quoiqu’il parût plus hasardeux ; parce que je ne doutai point que la moindre apparence que Son Altesse Royale laisseroit échapper à sa frayeur ne me fît assassiner ; et parce que je doutai encore moins que l’appréhension de déplaire à ceux qui crioient contre le Mazarin, dont il redoutoit le murmure jusqu’au ridicule, joint à son naturel qui craignoit tout, ne lui en fît donner beaucoup plus qu’il n’en falloit pour me perdre. Je lui dis que je le suppliois de me laisser faire, et qu’il verroit dans peu quel mépris l’on devoit faire de ces canailles achetées à prix d’argent. Il m’offrit ses gardes, mais d’une manière à me faire juger que je lui faisois fort bien ma cour de ne les pas accepter. Je descendis, quoique M. le maréchal d’Etampes se fût jeté à genoux devant moi pour m’en empêcher ; je descendis, dis-je, avec Château-Renaud et d’Hacqueville, qui étoient seuls avec moi, et j’allai droit à ces séditieux, en leur demandant qui étoit leur chef ? Un gueux d’entre eux, qui avoit une vieille plume jaune à son chapeau, me répondit insolemment : « C’est moi. » Je me tournai du côté de la rue de Tournon, en disant : « Gardes de la porte, que l’on me pende ce coquin à ces grilles. Il me fit une profonde révérence ; il me dit qu’il n’avoit pas cru manquer au respect qu’il me devoit ; qu’il étoit venu seulement avec ses camarades pour me dire que le bruit couroit que je voulois mener Monsieur à la cour, et le raccommoder avec le Mazarin ; qu’ils ne le croyoient pas ; qu’ils étoient mes serviteurs, et prêts à mourir pour mon service, pourvu que je leur promisse d’être toujours bon frondeur. Ils m’offrirent de m’accompagner ; mais je n’avois pas besoin de cette escorte pour le voyage que j’avois résolu, comme vous l’allez voir. Il n’étoit pas au moins fort long : car madame de La Vergne, mère de madame de La Fayette, et qui avoit épousé en secondes noces le chevalier de Sévigné, logeoit où loge présentement madame sa fille. Cette madame de La Vergne étoit honnête femme dans le fond, mais intéressée au dernier point, et plus susceptible de vanité pour toutes sortes d’intrigues sans exception, que femme que j’aie jamais connue. Celle dans laquelle je lui proposai ce jour-là de me rendre de bons offices étoit d’une nature à effaroucher d’abord une prude. J’assaisonnai mon discours de tant de protestations, de bonnes intentions et d’honnêtetés, qu’il ne fut pas rebuté ; mais aussi ne fut-il reçu que sous les promesses solennelles que je fis de ne prétendre jamais qu’elle étendît les services que je lui demandois au delà de ceux que l’on peut rendre en conscience pour procurer une bonne, chaste, pure et sainte amitié. Je m’engageai à tout ce qu’on voulut. On prit mes paroles pour bonnes, et l’on se sut même très-bon gré d’avoir trouvé une occasion toute propre à rompre dans la suite le commerce que j’avois avec madame de Pommereux, que l’on ne croyoit pas si innocent. Celui dans lequel je demandai que l’on me servît ne devoit être que tout spirituel et tout angélique ; car c’étoit celui de mademoiselle de La Loupe[28], que vous avez vue depuis sous le nom de madame d’Olonne. Elle m’avoit fort plu quelques jours auparavant, dans une petite assemblée qui s’étoit faite dans le cabinet de Madame ; elle étoit jolie, précieuse par son air et par sa modestie. Elle logeoit tout proche de madame de La Vergne ; elle étoit amie intime de mademoiselle sa fille ; elle avoit même percé une porte par laquelle elles se voyoient sans sortir du logis. L’attachement que M. le chevalier de Sévigné avoit pour moi, l’habitude que j’avois dans sa maison, et ce que je savois de sa femme contribuèrent beaucoup à mes espérances. Elles se trouvèrent vaines par l’événement : car bien que l’on ne m’arrachât pas les yeux ; bien que l’on ne m’étouffât pas à force de m’interdire les soupirs ; bien que je m’aperçusse à de certains airs que l’on n’étoit pas fâché de voir la pourpre soumise, tout armée et tout éclatante qu’elle étoit, on se tint toujours sur un pied de sévérité ou plutôt de modestie qui me lia la langue, quoiqu’elle fut assez libertine : ce qui doit étonner ceux qui n’ont point connu mademoiselle de La Loupe, et qui n’ont ouï parler que de madame d’Olonne. Cette historiette n’est pas trop, comme vous voyez, à l’honneur de ma galanterie. Je passe pour un moment aux affaires de Guienne.

Comme je fais profession de ne vous rendre compte précisément que de ce que j’ai vu moi-même, je ne toucherai ce qui se passa en ce pays-là que fort légèrement et simplement autant qu’il est nécessaire de le faire pour vous faire mieux entendre ce qui y a eu du rapport du côté de Paris. Je ne puis pas même vous assurer si je serai bien juste dans le peu que je vous en dirai, parce que je n’en parlerai que sur des mémoires qui peuvent ne l’être pas eux-mêmes. J’ai fait tout ce qui a été en moi pour tirer de M. le prince le détail de ses actions de guerre, dont les plus petites ont toujours été plus grandes que les plus héroïques des autres hommes ; et ce seroit avec une joie sensible que j’en releverois et j’en honorerois cet ouvrage. Il m’avoit promis de m’en donner un extrait ; et il l’auroit fait, à mon sens si l’inclination et si la facilité qu’il a à faire des merveilles n’étoient égalées par l’aversion et par la peine qu’il a à les raconter.

Je vous ai dit que M. le comte d’Harcourt, commandoit les armées du Roi en Guienne, et qu’il y avoit les troupes de l’Europe les plus aguerries. Toutes celles de M. le prince étoient de nouvelles levées, à la réserve de ce que M. de Marsin avoit amené de Catalogne, qui ne faisoit pas un corps assez considérable pour pouvoir s’opposer à celles du Roi. M. le prince, à le bien prendre, soutint les affaires par sa seule personne. Vous avez vu ci-dessus qu’il s’étoit saisi de Saintes. Il laissa pour y commander M. le prince de Tarente[29]. Il retourna en Guienne, et se campa auprès de Bourg. Le comte d’Harcourt l’y suivit, et détacha le chevalier d’Aubeterre pour le reconnoître. Ce chevalier fut repoussé par le régiment de Balthazar, qui donna le temps à M. le prince de se poster sur une hauteur, où il fit paroître son corps si grand, quoiqu’il fût très-petit, que le comte d’Harcourt ne l’y osa attaquer. Il se retira à Libourne après cette action, qui fut d’un très-grand capitaine. Il y laissa quelque infanterie, et il alla à Bergerac, place fameuse par les guerres de religion, et il fit travailler à en relever les fortifications. M. de Saint-Luc[30], lieutenant de Roi en Guienne crut qu’il pourroit surprendre M. le prince de Conti, qui étoit logé avec de nouvelles troupes à Caude-Coste près d’Agen ; et il s’avança de ce côté-là avec deux mille hommes de pied et sept cents chevaux, des meilleurs qui fussent dans l’armée du Roi. Il fut surpris lui-même par M. le prince, qui fut, averti de son dessein, et qui fut au milieu de ses quartiers avant qu’il eût eu la première nouvelle de sa démarche. Il ne s’ébranla pas néanmoins : il se posta sur une hauteur, sur laquelle on ne pouvoit aller que par un défilé. On passa presque tout le jour à escarmoucher, pendant que M. le prince attendoit trois canons qu’il avoit mandés d’Agen. Il en avoit un pressant besoin : car il n’avoit en tout avec lui, en comptant les troupes de M. le prince de Conti, que cinq cents hommes de pied et deux mille chevaux, tous gens de nouvelle levée. La foiblesse ne donne pas, pour l’ordinaire, la hardiesse : celle de M. le prince fit plus en cette occasion, car elle lui donna de la vanité ; et c’est, je crois la seule fois de sa vie qu’il en a eu. Il se ressouvint que la frayeur que sa présence pourroit inspirer aux ennemis les pourroit ébranler. Il leur renvoya quelques prisonniers, qui leur rapportèrent qu’il étoit là en personne. Il les chargea en même temps : ils plièrent d’abord ; et on peut dire qu’il les renversa moins par le choc de ses armes que par le bruit de son nom. La plupart de l’infanterie se jeta dans Miradoux, où elle fut assiégée incontinent. Les régimens de Champagne et de Lorraine, que M. le prince ne vouloit recevoir qu’à discrétion, défendirent cette méchante place avec une valeur incroyable, et ils donnèrent le temps à M. le comte d’Harcourt de la secourir. M. le prince envoya son artillerie et ses bagages à Agen ; il mit des garnisons dans quelques petites places qui pouvoient incommoder les ennemis ; et ensuite sur le soir il se rendit lui-même à Agen, ayant avec lui messieurs de La Rochefoucauld, de Marsin et de Montespan, pour observer les desseins de M. le comte d’Harcourt, qui laissa de son côté quelques troupes au siége de Staffort, ce me semble, et de La Plume ; et qui, avec les autres, fit attaquer quelques fortifications que l’on avoit commencées à l’un des faubourgs d’Agen, par messieurs de Lillebonne, le chevalier de Créqui, et Coudray-Montpensier. Ils se signalèrent à cette attaque, qui fut faite en présence de M. le prince ; mais ils furent repoussés avec une vigueur extraordinaire, et le comte d’Harcourt alla se consoler de sa perte par la prise de ces deux ou trois petites places dont je vous ai parlé ci-dessus.

M. le prince, qui avoit fait le dessein de revenir à Paris pour les raisons que je vais vous dire, se résolut de laisser pour commander en Guienne M. le prince de Conti, et M. de Marsin en qualité de lieutenant général sous son frère ; mais il crut qu’il seroit à propos, avant qu’il partît, de s’assurer tout-à-fait d’Agen, qui s’étoit à la vérité déclaré pour lui mais qui, n’ayant point de garnison, pouvoit à tout moment changer de parti. Il gagna les jurats, qui consentirent qu’il fît entrer dans la ville le régiment de Conti. Le peuple qui ne fut pas du sentiment de ces magistrats, se souleva, et il fit des barricades. M. le prince dit qu’il courut plus de fortune en cette occasion qu’il n’en auroit couru dans une bataille. Je ne me ressouviens pas du détail ; et ce que je m’en puis remettre est que messieurs de La Rochefoucauld, de Marsillac et de Montespan haranguèrent dans l’hôtel-de-ville, et qu’ils calmèrent la sédition à la satisfaction de M. le prince. Je reviens à son voyage.

Messieurs de Rohan, de Chavigny et de Gaucourt le pressoient par tous les courriers de ne pas s’abandonner si absolument aux affaires des provinces qu’il ne songeât à celles de la capitale, qui étoit en tout sens la capitale. M. de Rohan se servit de ce mot dans une de ses lettres que je surpris. Ces messieurs étoient persuadés que je rompois toutes leurs mesures auprès de Monsieur, qui, à la vérité, rejetoit tout ce qu’il ne vouloit pas faire pour les intérêts de M. le prince ; sur les ménagemens que le poste où j’étois à Paris l’obligeoit d’avoir pour moi. Il m’a confessé quelquefois, parlant à moi-même, qu’il se servoit de ce prétexte en certaines occasions et il y en eut même où il me força, à force de me persécuter, à donner des apparences qui pussent confirmer ce qu’il leur vouloit persuader. Je lui représentai plusieurs fois qu’il feroit tant par ses journées, qu’il obligeroit M. le prince de venir à Paris, qui étoit de toutes les choses du monde celle qu’il craignoit le plus. Mais comme le présent touche toujours sans comparaison davantage les âmes foibles que l’avenir même le plus proche, il aimoit mieux s’empêcher de croire que M. le prince pût faire ce voyage dans quelque temps, que de se priver du soulagement qu’il trouvoit dans le moment même à rejeter sur moi les murmures et les plaintes que ses ministres lui faisoient sur mille choses à tous les instans. Ces ministres, qui se trouvèrent bien plus fatigués que satisfaits de ses méchantes défaites, pressèrent M. le prince au dernier point d’accourir lui-même au besoin pressant ; et leurs instances furent puissamment fortifiées par les nouvelles qu’il reçut en même temps de M. de Nemours, et qu’il est bon de traiter un peu en détail.

M. de Nemours entra en ce temps-là sans aucune résistance dans le royaume, toutes les troupes du Roi étant divisées ; et quoique M. d’Elbœuf et messieurs d’Aumont, Digby et de Vaubecour[31] en eussent à droite et à gauche, il pénétra jusqu’à Mantes, et il y passa la Seine sur le pont qui lui fut livré par M. le duc de Lude, gouverneur de la ville et mécontent de la cour parce que l’on avoit ôté les sceaux à son beau-père. Il campa à Hoûdan et il vint à Paris avec M. de Tavannes, qui commandoit ce qu’il avoit conservé de troupes de M. le prince ; et Clinchamp[32], qui étoit officier général dans les étrangers.

Voilà le premier faux pas que cette armée fit : car si elle eût marché sans s’arrêter, et que M. de Beaufort l’eût jointe avec les troupes de Monsieur comme il la joignit depuis, elle eût passé la Loire sans difficulté, et eût fort embarrassé la marche du Roi. Tout contribua à ce retardement : l’incertitude de Monsieur, qui ne pouvoit se déterminer pour l’action même dans les choses les plus résolues ; l’amour de madame de Mambazon, qui amusoit à Paris M. de Beaufort ; la puérilité de M. de Nemours, qui étoit bien aise de montrer son bâton de général à madame de Châtillon ; et la fausse politique de Chavigny, qui croyoit qu’il seroit beaucoup plus maître de l’esprit de Monsieur quand il lui éblouiroit les yeux par ce grand nombre d’écharpes de couleurs toutes différentes (ce fut le terme dont il se servit en parlant à Croissy, qui fut assez imprudent pour me le redire, quoiqu’il fût beaucoup plus dans les intérêts de M. le prince que dans les miens). Je ne tins pas le cas secret à Monsieur, qui en fut fort piqué. Je pris ce temps pour le supplier de trouver bon que je fisse voir en sa présence à ces messieurs qu’ils n’étoient point en état d’éblouir des yeux sans comparaison moins forts en tous sens que les siens. Comme il me vouloit faire expliquer, on vint lui dire que messieurs de Beaufort et de Nemours étoient dans sa chambre. Je l’y suivis, quoique ce ne fût pas ma coutume, parce que je n’avois pas encore le bonnet ; et comme on entra en conversation publique (car il y avoit du monde jusqu’à faire foule), je mis mon chapeau sur ma tête aussitôt qu’il eut mis le sien. Il le remarqua, et à cause de ce que je venois de lui dire, et à cause que je ne l’avois jamais voulu faire, quoiqu’il me le commandât toujours. Il en fut très-aise, et il affecta d’entretenir la conversation plus d’une grosse heure, après laquelle il me prit en particulier, et me ramena dans la galerie. Vous jugez bien qu’il falloit qu’il fût en colère : car je crois qu’il y avoit dans sa chambre plus de cinquante écharpes rouges, sans les isabelles. Cette colère dura tout le soir : car il me dit le lendemain que Goulas, secrétaire de ses commandemens, et intime de M. de Chavigny, étant venu lui dire avec un grand empressement que tous les officiers étrangers prenoient de grands ombrages des longues conversations que j’avois avec lui, il l’avoit rebuté avec une fort grande aigreur, en lui disant : « Allez au diable, vous et vos officiers étrangers ! s’ils étoient aussi bons frondeurs que le cardinal de Retz, ils seroient à leurs postes, et ils ne s’amuseroient pas à ivrogner dans les cabarets de Paris. » Ils partirent enfin, et en vérité plus par mes instances que par celles de Chavigny, qui croyoit toujours que je n’oubliois rien pour les retarder : car Monsieur répara bientôt, même avec soin, ce qu’il avoit laissé échapper dans la colère, parce qu’il lui convenoit (au moins se l’imaginoit-il ainsi) de me faire servir de prétexte quelquefois à ce qu’il faisoit, et presque toujours à ce qu’il ne faisoit point. Vous verrez quelle marche prirent ces troupes, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à Orléans dans ce même temps.

Il ne se pouvoit pas que cette importante ville ne fût très-dépendante de Monsieur, étant son apanage et de plus ayant été quelque temps son plus ordinaire séjour. D’ailleurs M. le marquis de Sourdis[33], qui en étoit gouverneur, étoit dans ses intérêts. Monsieur avoit envoyé outre cela M. le comte de Fiesque pour s’opposer aux efforts que M. Legras, maître des requêtes, faisoit pour persuader aux habitans d’ouvrir leurs portes au Roi, à qui, dans la vérité, elles eussent été d’une très-grande utilité. Messieurs de Beaufort et de Nemours, qui en voyoient encore de plus près la conséquence parce qu’ils avoient pris leurs, marches de ce côté-la, écrivirent à Monsieur qu’il y avoit dans la ville une faction très-puissante pour la cour, et que sa présence y étoit très-nécessaire. Vous croyez facilement qu’elle l’étoit encore beaucoup plus à Paris. Monsieur ne balança pas un moment, et tout le monde, sans exception fut de même avis sur ce point. Mademoiselle s’offrit d’y aller : ce que Monsieur ne lui accorda qu’avec beaucoup de peine, par la raison de la bienséance, et encore plus par celle du peu de confiance qu’il avoit à sa conduite. Je me souviens qu’il me dit, le jour qu’elle prit congé de lui : « Cette chevalerie seroit bien ridicule si le bon sens de mesdames de Fiesque et de Frontenac ne la soutenoit. » Ces deux dames allèrent effectivement avec elle, aussi bien que M. de Rohan et messieurs de Croissy et de Bermont, conseillers du parlement. Patru disoit un peu trop librement que comme les murailles de Jéricho étoient tombées au son des trompettes, celles d’Orléans s’ouvriroient au son des violons. M. de Rohan passoit pour les animer un peu trop violemment. Enfin tout ce ridicule réussit par la vigueur de Mademoiselle, qui fut à la vérité très-grande : car quoique le Roi fût très-proche avec des troupes et que M. Molé garde des sceaux et premier président, fût à la porte, qui demandoit à entrer de sa part, elle passa la rivière dans un petit bateau ; elle obligea les bateliers, qui sont toujours en grand nombre sur le port, de démurer une petite poterne[34] qui étoit demeurée fermée depuis très-long-temps et elle marcha, avec le concours et l’acclamation du peuple, droit à l’hôtel-de-ville, où les magistrats étoient assemblés pour délibérer si l’on recevroit M. le garde des sceaux. Vous pouvez croire qu’elle décida. Messieurs de Beaufort et de Nemours la vinrent joindre aussitôt, et ils résolurent avec elle de se saisir ou de Lorris ou de Gien, qui sont de petites villes, mais qui ont des ponts toutes deux sur la rivière de Loire. Celui de Gien fut vivement attaqué par M. de Beaufort ; mais il fut encore mieux défendu par M. de Turenne, qui venoit de prendre le commandement de l’armée du Roi, qu’il partageoit toutefois avec M. le maréchal d’Hocquincourt. Celle de Monsieur fut obligée de quitter cette entreprise, après y avoir perdu le baron de Sirot, homme de réputation et qui y servoit de lieutenant général. Il se vantoit (et je crois avec vérité) qu’il avoit fait le coup de pistolet avec le grand Gustave, roi de Suède, et le brave Christian, roi de Danemarck.

M. de Nemours, qui avoit naturellement et aversion et mépris pour M. de Beaufort, quoique son beau-frère, se plaignit de sa conduite à Mademoiselle, comme s’il avoit été cause que le dessein sur Gien n’eut pas réussi. Ils eurent sur cela des paroles dans l’antichambre de Mademoiselle[35]. Un prétendu démenti que M. de Beaufort voulut assez légèrement, au moins à ce que l’on disoit dans ce temps-là avoir reçu, produisit un prétendu soufflet que M. de Nemours ne reçut aussi, à ce que j’ai ouï dire à des gens qui y étoient présens qu’en imagination. C’étoit au moins un de ces soufflets problématiques dont il a été parlé dans les petites lettres du Port-Royal. Mademoiselle accommoda, au moins en apparence, cette querelle et après une grande contestation qui n’avoit pas servi à en adoucir les commencemens, il fut résolu que l’on iroit à Montargis, poste important dans la conjoncture, parce que de là l’armée des princes, qui seroit ainsi entre Paris et le Roi, pourroit donner la main à tout. M. de Nemours, qui souhaitoit avec passion de pouvoir secourir Montrond opina qu’il seroit mieux d’aller passer la rivière de Loire à Blois, pour prendre par les derrières l’armée du Roi, qui, par la crainte d’abandonner trop pleinement les provinces de delà à celles de Monsieur, auroit encore plus de difficulté à se résoudre d’avancer vers Paris, qu’elle n’y en trouvoit par l’obstacle que Montargis lui pouvoit mettre. L’autre avis l’emporta dans le conseil de guerre, et par le nombre, et par l’autorité de Mademoiselle ; et j’ai ouï dire même aux gens du métier qu’il le devoit emporter par la raison, parce qu’il eût été ridicule d’abandonner tout ce qui auroit été proche de Paris aux forces du Roi, dont l’on voyoit clairement que l’unique dessein étoit de s’en approcher, ou pour gagner la capitale, ou pour l’ébranler. Chavigny en parla à Monsieur en ces propres termes en présence de Madame, qui me le rendit le lendemain ; et je ne comprends pas sur quoi se sont pu fonder ceux qui ont voulu s’imaginer qy’il y eut de la contestation sur cet article au Luxembourg. Monsieur n’eût pas manqué, si cela eût été, de me faire valoir qu’il n’eût pas déféré au conseil des serviteurs de M. le prince. Ils furent tous du même sentiment ; et Goulas pestoit même hautement contre la conduite de M. de Nemours, qui veut, disoit-il, sauver Montrond et perdre Paris. Je reviens au voyage de M. le prince.

Je vous ai déjà dit que ceux qui agissoient pour ses intérêts auprès de Monsieur le pressoient de revenir à Paris, et que leurs instances furent fortement appuyées par la nécessité qu’il crut à soutenir ou plutôt à réparer, par sa présence, ce que l’incapacité et la mésintelligence de messieurs de Beaufort et de Nemours diminuoient du poids que la valeur et l’expérience des troupes qu’ils commandoient devoient donner à leur parti. Comme M. le prince avoit à traverser presque tout le royaume, il lui fut nécessaire de tenir sa marche extrêmement couverte. Il ne prit avec lui que messieurs de La Rochefoucauld, de Marsillac, le marquis de Levy, Guitaut, Chavagnac, Gourville, et un autre du nom duquel je ne me souviens pas. Il passa, avec une extrême diligence, le Périgord, le Limosin, l’Auvergne et le Bourbonnois. Il fut manqué de peu, auprès de Châtillon-sur-Loire, par Sainte-Maure, pensionnaire du cardinal, qui le suivit avec deux cents chevaux, sur un avis que quelqu’un qui avoit reconnu Guitant en donna à la cour. Il trouva dans la forêt d’Orléans quelques officiers de ses troupes qui étoient en garnison à Lorris, et il fut reçu de toute l’armée avec toute la joie que vous vous pouvez imaginer. Il dépêcha Gourville à Monsieur pour lui rendre compte de sa marche, et pour l’assurer qu’il seroit à lui dans trois jours. Les instances de toute l’armée, fatiguée jusqu’à la dernière extrémité par l’ignorance de ses généraux, l’y retinrent davantage ; et de plus il n’a jamais eu peine de demeurer dans les lieux où il a pu faire de grandes actions. Vous en allez voir une des plus belles de sa vie.

Il parut, au premier pas que M. le prince fit dès qu’il eut joint l’armée, que l’avis de M. de Nemours, duquel je vous ai parlé ci-dessus, n’étoit pas le bon : car il marcha droit à Montargis, qu’il prit sans coup férir, Maudreville, qui s’étoit jeté dans le château avec huit ou dix gentilshommes et deux cents hommes de pied, l’ayant rendu d’abord. Il y laissa garnison ; et il marcha, sans perdre un moment, droit aux ennemis, qui étoient dans des quartiers séparés. Le Roi étoit à Gien, M. de Turenne avoit son quartier général à Briare, et celui de M. d’Hocquincourt étoit à Bleneau.

Comme M. le prince sut que les troupes du dernier étoient dispersées dans les villages, il s’avança vers Château-Renault, et il tomba comme un foudre au milieu de tous ces quartiers. Il tailla en pièces tout ce qui étoit de cavalerie de Maine, de Roque-Epine, de Beaujeu, de Bourlemont et de Moret, qui tâchoient de gagner le logement des dragons comme il leur avoit été ordonné, mais trop tard. Il força même, l’épée à la main, les quartiers des dragons, pendant que Tavannes traitoit de même celui des Cravates. Il poussa les fuyards jusqu’à Bleneau, où il trouva le maréchal d’Hocquincourt en bataille avec sept cents chevaux, qui chargea avec vigueur les gens de M. le prince, qui, dans l’obscurité de la nuit, s’étoient engagés et divisés, et qui de plus, malgré les efforts de leur commandant, s’amusoient à piller un village. M. le prince les rallia et les remit en bataille à la vue des ennemis, quoiqu’ils fussent bien plus forts que lui, et quoiqu’il fût obligé, par la grande résistance qu’il trouva, de tenir bride en main à la première charge, dans laquelle il eut un cheval tué sous lui. Il les chargea avec tant de vigueur à la seconde qu’il les renversa pleinement, et au point qu’il ne fut plus au pouvoir de M. d’Hocquincourt de les rallier. M. de Nemours fut fort blessé en cette occasion, et messieurs de Beaufort, de La Rochefoucauld et de Tavannes s’y signalèrent. M. de Turenne, qui avoit averti dès le matin M. d’Hocquincourt que ses quartiers étoient trop séparés et trop exposés et que M. le prince venoit à lui ; M. de Turenne, dis-je, sortit de Briare, il se mit en bataille auprès d’un village qu’on appelle, ce me semble Oucoi. Il jeta cinquante chevaux dans un bois qui se trouvoit entre lui et les ennemis et par lequel on ne pouvoit passer sans défiler. Il les en retira aussitôt pour obliger M. le prince à s’engager dans ce défilé, par l’opinion qu’il auroit que la retraite de ces cinquante maîtres eût été un signe d’effroi. Son stratagème lui réussit : car M. le prince jeta effectivement dans le bois trois ou quatre cents chevaux qui, à la sortie, furent renversés par M. de Turenne, et qui eussent eu peine à se retirer si M. le prince n’eût fait avancer de l’infanterie, qui arrêta sur eux ceux qui les suivoient. M. de Turenne se posta sur une hauteur derrière le bois : il y mit son artillerie, qui tua beaucoup de gens de l’armée des princes, et entre autres Maré, frère du maréchal de Grancé, domestique de Monsieur, et qui servoit de lieutenant général dans ses troupes. On demeura tout le reste du jour en présence, et sur le soir chacun se retira dans son camp. Il est difficile de juger qui eut plus de gloire en cette journée, ou de M. le prince, ou de M. de Turenne. On peut dire en général qu’ils y firent tous deux ce que les deux plus grands capitaines du monde y pouvoient faire. M. de Turenne y sauva la cour, qui, à la nouvelle de la défaite de M. d’Hocquincourt, fit charger son bagage, sans savoir précisément où il pourroit être reçu ; et M. de Senneterre m’a dit depuis, plusieurs fois, que c’est le seul endroit où il ait vu la Reine abattue et affligée. Il est constant que si M. de Turenne n’eût soutenu l’affaire par sa grande capacité, et que si son armée eût eu le sort de celle de M. d’Hocquincourt, il n’y eût pas eu une ville qui n’eût fermé les portes à la cour. Le même M. de Senneterre ajoutoit que la Reine le lui avoit dit ce jour-là en pleurant.

L’avantage de M. le prince sur le maréchal d’Hocquincourt ne fut pas à beaucoup près d’une si grande utilité dans son parti, parce qu’il ne le poussa pas dans les suites jusqu’où sa présence l’eût vraisemblablement porté s’il fût demeuré à l’armée. Vous verrez ce qui s’y passa en son absence, après que je vous aurai rendu compte, et du premier effet du voyage de M. le prince à Paris, et d’un petit détail qui me regarde en mon particulier.

Vous avez vu ci-dessus que M. le prince avoit envoyé Gourville à Monsieur aussitôt qu’il eut joint l’armée, pour lui dire qu’il seroit dans trois jours à Paris. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour Monsieur. Il m’envoya querir aussitôt, et il s’écria en me voyant : « Vous me l’aviez bien dit : quel embarras ! quel malheur ! nous voilà pis que jamais. » J’essayai de le remettre, mais il me fut impossible ; et tout ce que j’en pus tirer fut qu’il feroit bonne mine, et qu’il cacheroit son sentiment à tout le monde avec le même soin avec lequel il l’avoit déguisé à Gourville. Il s’acquitta très-exactement de sa parole : car il sortit du cabinet de Madame avec le visage du monde le plus gai. Il publia la nouvelle avec de grandes démonstrations de joie, et il ne laissa pas de me commander un quart-d’heure après de ne rien oublier pour troubler la fête, c’est-à-dire pour essayer de mettre les choses en état d’obliger M. le prince à ne faire que fort peu de séjour à Paris. Je le suppliai de ne me point donner cette commission, « laquelle, monsieur, lui dis-je, n’est pas de votre service pour deux raisons. La première est que je ne la puis exécuter qu’en donnant au cardinal un avantage qui ne vous convient pas et l’autre, que vous ne la soutiendrez jamais, de l’humeur dont il a plu à Dieu de vous faire. » Cette parole, dite à un fils de France vous paroîtra sans doute peu respectueuse ; mais je vous prie de considérer que Saint-Rémi lieutenant de ses gardes, la lui avoit dite à propos d’une bagatelle deux ou trois jours devant ; que Monsieur avoit trouvé l’expression plaisante, et qu’il la redisoit depuis ce jour-là à toute occasion. Dans la vérité elle n’étoit pas impropre pour celle dont il s’agissoit, comme vous le verrez par la suite. La contestation fut assez forte, je résistai long-temps. Je fus obligé de me rendre, et d’obéir. J’eus même plus de temps pour travailler à ce qu’il m’ordonnoit que je n’avois cru : car M. le prince, au devant duquel Monsieur alla même jusqu’à Juvisy le premier d’avril, dans la croyance qu’il arriveroit ce jour-là à Paris, n’y fut que le 11 ; de sorte que j’eus tout le loisir nécessaire pour ménager M. Le Fèvre, prévôt des marchands, qui me devoit sa charge, et qui étoit mon ami particulier. Il n’eut pas beaucoup de peine à persuader M. le maréchal de L’Hôpital, gouverneur de Paris, qui étoit très-bien intentionné pour la cour. Ils firent une assemblée dans l’hôtel-de-ville, dans laquelle ils firent résoudre que M. le gouverneur iroit trouver Son Altesse Royale, pour lui dire qu’il paroissoit à la compagnie qu’il étoit contre l’ordre qu’on reçût M. le prince dans la ville, avant qu’il se fût justifié de la déclaration du Roi qui avoit été vérifiée au parlement contre lui.

Monsieur, qui fut transporté de joie de ce discours, répondit que M. le prince ne venoit que pour conférer avec lui de quelques affaires particulières, et qu’il ne séjourneroit que vingt-quatre heures à Paris. Il me dit, aussitôt que le maréchal fut sorti de sa chambre : « Vous êtes un galant homme, avete fatto polito. Chavigny sera bien attrapé. » Je lui répondis, sans balancer : « Je ne vous ai jamais, monsieur, si mal servi ; souvenez-vous, s’il vous plaît, de ce que je vous dis aujourd’hui. » M. de Chavigny, qui apprit en même temps le mouvement de l’hôtel-de-ville et la réponse de Monsieur, lui en fit des réprimandes et des bravades qui passèrent jusqu’à l’insolence et à la fureur. Il déclara à Monsieur que M. le prince étoit en état de demeurer sur le pavé tant qu’il lui plairoit, sans être obligé de demander congé à personne. Il fit par le moyen de Pesch, fameux séditieux, une troupe de cent ou cent vingt gueux, sur le Pont-Neuf, qui faillirent à piller la maison de M. Du Plessis-Guénégaud ; et il effraya si fort Monsieur, qu’il l’obligea à faire une réprimande publique, et au maréchal de L’Hôpital, et au prévôt des marchands, parce qu’ils avoient enregistré dans le greffe de la ville la réponse que Son Altesse Royale leur dit ne leur avoir faite qu’en particulier et en confidence. Comme je voulus insinuer à Monsieur que j’avois eu raison de ne lui pas conseiller ce qui s’étoit fait, il m’interrompit brusquement, en me disant ces paroles : « Il ne faut pas juger par l’événement. J’avois raison hier, vous l’avez aujourd’hui : que faire avec tous ces gens-ci ? » Il devoit ajouter : « Et avec moi ? » Je le lui ajoutai de moi-même. Car comme je vis que, malgré toutes ces expériences, il continuoit dans la même conduite qu’il avoit mille fois condamnée en me parlant à moi-même depuis que M. le prince fut allé en Guienne, je me le tins pour dit, et je me résolus de demeurer tout le plus qu’il me seroit possible dans l’inaction, qui n’est à la vérité jamais bien sûre avec de certaines gens, dans les temps qui sont fort troublés ; mais que je me croyois nécessaire, et par les manières de Monsieur, que je ne pouvois redresser, et par la considération de l’état où je me troûvois dans le moment, que je vous supplie de me permettre que je vous explique un peu plus au long.

La vérité me force de vous dire qu’aussitôt que je fus cardinal, je fus touché des inconvéniens de la pourpre, parce que j’avois fait plus de mille fois réflexion en ma vie que je l’avois trop été de l’éclat de la coadjutorerie. Une des sources de l’abus que les hommes font presque toujours de leurs dignités est qu’ils s’en éblouissent d’abord qu’ils en sont revêtus ; et l’éblouissement est cause qu’ils tombent dans les premières fautes, qui sont les plus dangereuses par une infinité de raisons. La hauteur que j’avois affectée dès que je fus coadjuteur me réussit, parce qu’il parut que la bassesse de mon oncle l’avoit rendue nécessaire. Mais je connus clairement que sans cette considération, et même sans les autres assaisonnemens que la qualité des temps, plutôt que mon adresse, me donna lieu d’y mettre ; je connus, dis-je, clairement qu’elle n’eût pas été d’un bon sens, ou au moins qu’elle ne lui eût pas été attribuée. Les réflexions que j’avois eu le temps de faire sur cela m’obligèrent d’avoir une attention particulière à l’égard du chapeau, dont la couleur de feu et éclatante fait tourner la tête à la plupart de ceux qui en sont honorés. La plus sensible, à mon opinion, et la plus palpable de ces illusions, est la prétention de précéder les princes du sang, qui peuvent devenir nos maîtres à tous les instans, et qui en attendant le sont presque toujours, par leurs considérations, de tous nos proches. J’ai de la reconnoissance pour les cardinaux de ma maison, qui m’ont fait sucer avec le lait cette leçon par leur exemple ; et je trouvai une occasion assez heureuse de la débiter, le propre jour que je reçus la nouvelle de ma promotion. Châteaubriant, dont vous avez déjà vu le nom ci-devant, me dit, en présence d’une infinité de gens qui étoient dans ma chambre : « Nous ne saluerons plus les premiers présentement. » Ce qu’il disoit, parce que bien que je fusse très-mal avec M. le prince, et que je marchasse presque toujours fort accompagné, je le saluois, comme vous pouvez croire, partout où je le rencontrois, avec tout le respect qui lui étoit dû par tant de titres. Je lui répondis : « Pardonnez-moi, monsieur, nous saluerons toujours les premiers, et plus bas que jamais. À Dieu ne plaise que le bonnet rouge me fasse tourner la tête au point de disputer le rang aux princes du sang ! Il suffit à un gentilhomme d’avoir l’honneur d’être à leur côté. » Cette parole, qui a depuis, à mon sens, comme vous le verrez dans la suite, conservé en France le rang au chapeau, par l’honnêteté de M. le prince et par son amitié pour moi ; cette parole, dis-je, fit un fort bon effet, et elle commença à diminuer l’envie : ce qui est le plus grand de tous les secrets.

Je me servis encore pour cet effet d’un autre moyen. Messieurs les cardinaux de Richelieu et Mazarin, qui avoient confondu le ministériat dans la pourpre, avoient attaché à celle-ci de certaines hauteurs qui ne conviennent à l’autre que quand elles sont jointes ensemble. Il eût été difficile de les séparer en ma personne, au poste où j’étois à Paris. Je le fis de moi-même, en y mettant des circonstances qui firent qu’on ne le pouvoit attribuer qu’à ma modération ; et je déclarai ouvertement que je ne recevrois publiquement que les honneurs qui avoient toujours été rendus aux cardinaux de mon nom. Il n’y a que manière à la plupart des choses du monde. Je ne donnai la main à personne sans exception ; je n’accompagnai les maréchaux de France, les ducs et pairs, le chancelier, les princes étrangers, les princes bâtards, que jusqu’au haut de mon degré ; tout le monde fut très-content.

Le troisième expédient auquel je pensai fut de ne rien oublier de tout ce que la bienséance me pourroit permettre, pour rappeler tous ceux qui s’étoient éloignés de moi dans les différentes partialités. Il ne se pouvoit qu’ils ne fussent en bon nombre, parce que ma fortune avoit été si variable et si agitée, qu’une partie des gens avoit appréhendé d’y être enveloppée en de certains temps, et qu’une partie s’étoit opposée à mes intérêts en quelques autres. Ajoutez à ceux-là ceux qui avoient cru qu’ils pourraient faire leur cour à mes dépens. Je vous ennuierois si j’entrois dans ce détail, et je me contenterai de vous dire que M. de Bercy vint chez moi à minuit ; que je vis M. de Novion chez le père don Caronge, chartreux ; que je vis aux Célestins M. le président Le Coigneux. Tout le monde fut ravi de se raccommoder avec moi, dans un moment où la mître de Paris recevoit un aussi grand éclat de la splendeur du bonnet. Je fus ravi de me raccommoder avec tout le monde, en un instant où mes avances ne se pouvoient attribuer qu’à générosité. Je m’en trouvai très-bien ; et la reconnoissance de quelques-uns de ceux auxquels j’avois épargné le dégoût du premier pas m’a payé plus que suffisamment de l’ingratitude de quelques autres. Je maintiens qu’il est autant de la politique que de l’honnêteté de ceux qui sont les plus puissans de soulager la honte des moins considérables et de leur tendre la main quand ils n’osent eux-mêmes la présenter.

La conduite que je suivis avec application sur ces différens chefs que je viens de vous marquer convenoit en plus d’une manière à la résolution que j’avois faite de rentrer, autant qu’il seroit en mon pouvoir, dans le repos que les grandes dignités que la fortune avoit assemblées dans ma personne pouvoient, ce me sembloit, même assez naturellement me procurer.

Je vous ai déjà dit que l’incorrigibilité, si j’ose ainsi parler, de Monsieur m’avoit rebuté à un point que je ne pouvois plus seulement m’imaginer qu’il y eût le moindre fondement du monde à faire sur lui. Voici un incident qui vous fera connoître que j’eusse été bien aveuglé, si j’eusse été capable de compter sur la Reine.

Vous vous pouvez souvenir de ce que je vous ai dit d’une imprudence de mademoiselle de Chevreuse, à propos du personnage que je jouois de concert avec madame sa mère à l’égard de la Reine. Elle en mit de part sa fille contre mon sentiment, laquelle d’abord entendit très-bien la raillerie ; et je me souviens même qu’elle prenoit plaisir à me faire répéter la comédie de la Suissesse : c’est ainsi qu’elle appeloit la Reine. Il arriva un soir qu’y ayant beaucoup de monde chez elle, la plupart des gens se prirent rire ; et je ne sais à la vérité pourquoi je ne fis pas comme les autres. Mademoiselle de Chevreuse, qui étoit la personne du monde la plus capricieuse, le remarqua, et elle me dit qu’elle ne s’en étonnoit pas, après ce qu’elle avoit remarqué depuis quelque temps ; et ce qu’elle avoit remarqué, s’imaginoit-elle, étoit que j’avois beaucoup de refroidissement pour elle, et que j’avois même un commerce avec la cour dont je ne lui disois rien. Je crus d’abord qu’elle se moquoit, parce qu’il n’y avoit pas seulement ombre d’apparence à ce qu’elle me disoit ; et je ne connus qu’elle parloit tout de bon qu’après qu’elle m’eut dit qu’elle n’ignoroit rien de ce qu’un tel valet de pied de la Reine m’apportoit tous les jours. Il est vrai qu’il y avoit un valet de pied de la Reine qui, depuis quelque temps, venoit très-souvent chez moi : mais il est vrai aussi qu’il ne m’apportoit rien, et qu’il n’y venoit que parce qu’il étoit parent d’un de mes gens. Je ne sais par quel hasard elle sut cette fréquentation : je sais encore moins ce qui la put obliger à en tirer des conséquences. Enfin elle les tira ; elle ne put s’empêcher de murmurer et de menacer. Elle dit en présence de Seguin, qui avoit été valet de chambre de madame sa mère, et qui avoit quelques charges chez le Roi ou chez la Reine, que je lui avois avoué mille fois que je ne concevois pas comment l’on eût pu être amoureux de cette Suissesse. Enfin elle fit si bien par ses journées que la Reine eut vent que je l’avois traitée de Suissesse, en parlant à mademoiselle de Chevreuse. Elle ne me l’a jamais pardonné, comme vous le verrez dans la suite ; et j’appris que ce mot obligeant avoit été jusqu’à elle, justement trois ou quatre jours avant que M. le prince arrivât à Paris. Vous concevez aisément que cette circonstance, qui ne marquoit pas que j’eusse lieu d’espérer qu’il pût y avoir à l’avenir beaucoup de douceur pour moi à la cour, n’affoiblissoit pas les pensées que j’avois déjà de sortir d’affaire. Le lieu de la retraite n’étoit pas trop affreux : l’ombre des tours de Notre-Dame y pouvoit donner du rafraîchissement, et le chapeau de cardinal la défendoit encore du mauvais vent. J’en concevois les avantages, et je vous avoue qu’il ne tint pas à moi de les prendre : il ne plut pas à la fortune. Je reviens à ma narration.

Le 11 avril, M. le prince arriva à Paris, et Monsieur fut au devant de lui à une lieue de la ville.

Le 12, ils allèrent ensemble au parlement. Monsieur prit la parole d’abord qu’il fut entré, pour dire à la compagnie qu’il amenoit monsieur son cousin pour l’assurer qu’il n’avoit ni n’auroit jamais d’autre intention que celle de servir le Roi et l’État ; qu’il suivroit toujours les sentimens de la compagnie ; et qu’il offroit de poser les armes aussitôt que les arrêts qui ont été rendus par elle contre le cardinal Mazarin auroient été exécutés. M. le prince parla ensuite sur ce même ton ; et il demanda même que la déclaration publique qu’il en faisoit fût mise sur les registres.

M. le président Bailleul lui répondit que la compagnie recevoit toujours à honneur de le voir dans sa place ; mais qu’elle ne lui pouvoit dissimuler la sensible douleur qu’elle avoit de lui voir les mains teintes du sang des gens du Roi qui avoient été tués à Bleneau. Un vent s’éleva à ce mot du côté des bancs des enquêtes, qui faillit à étouffer par ses impétuosités le pauvre président Bailleul. Cinquante ou soixante voix le désavouèrent d’une volée ; et je crois qu’elles eussent été suivies de beaucoup d’autres, si M. le président de Nesmond n’eût interrompu et apaisé la cohue par la relation qu’il fit des remontrances qu’il avoit portées par écrit au Roi à Sully, avec les autres députés de la compagnie. Elles furent très-fortes et très-vigoureuses contre la personne et contre la conduite du cardinal. Le Roi leur fit répondre, par M. le garde des Sceaux, qu’il les considéreroit après que la compagnie lui auroit envoyé les informations sur lesquelles il vouloit juger lui-même. Les gens du Roi entrèrent dans ce moment, et ils présentèrent une déclaration et une lettre de cachet qui portoit cet ordre au parlement, avec celui d’enregistrer sans délai la déclaration par laquelle il étoit sursis à celle du 6 septembre, et aux arrêts donnés contre M. le cardinal. Les gens du Roi, qui furent appelés aussitôt, conclurent, après une fort grande invective contre le cardinal, à de nouvelles remontrances pour représenter au Roi l’impossibilité où la compagnie se trouvoit d’enregistrer cette déclaration, qui, contre toute sorte de règles et de formes, soumettoit à de nouvelles procédures judiciaires, susceptibles de mille contredits, la déclaration du monde la plus authentique et la plus revêtue de toutes les marques de l’autorité royale, et qui par conséquent ne pouvoit être révoquée que par une autre déclaration qui fût aussi solennelle, et qui eût les mêmes caractères. Ils ajoutèrent qu’il falloit que les députés se plaignissent à Sa Majesté de ce qu’on avoit refusé de lire les remontrances en sa présence ; qu’ils insistassent sur ce point, aussi bien que sur celui de ne point envoyer les informations que la cour demandoit ; et que l’on fît registre de tout ce qui s’étoit passé ce jour-là au parlement, dont la copie seroit envoyée à M. le garde des Sceaux. Voilà les conclusions que M. Talon donna avec une force et avec une éloquence merveilleuse. On commença ensuite la délibération, laquelle, faute de temps, fut remise au 13. L’arrêt suivit, sans aucune contestation, les conclusions : et il y ajouta que la déclaration qui avoit été faite par M. le duc d’Orléans et par M. le prince seroit portée au Roi par les députés ; que les remontrances et le registre seroient envoyés à toutes les compagnies souveraines de Paris, et à tous les parlemens du royaume, pour les convier de députer aussi de leur part ; et qu’assemblée générale seroit faite incessamment à l’hôtel-de-ville, à laquelle M. le duc d’Orléans et M. le prince seroient conviés de se trouver, et de faire les mêmes déclarations qu’ils avoient faites au parlement ; et que cependant la déclaration du Roi contre le cardinal Mazarin, et tous les arrêts rendus contre lui, seroient exécutés.

Les assemblées des chambres des 15, 17 et 18 ne furent presque employées qu’à discuter les difficultés qui se présentèrent pour le règlement de cette assemblée générale de l’hôtel-de-ville : par exemple, si Monsieur et M. le prince seroient présens à la délibération de l’hôtel-de-ville, ou s’ils se retireroient après avoir fait leurs déclarations ; si le parlement pouvoit ordonner l’assemblée de l’hôtel-de-ville, ou s’il devoit simplement convier le prevôt des marchands et les autres officiers de la ville, et quelques principaux bourgeois de chaque quartier, de s’assembler.

Le 19, cette assemblée se fit, à laquelle les seize députés du parlement se trouvèrent. Monsieur et M. le prince y firent leurs déclarations toutes pareilles à celles qu’ils avoient faites au parlement ; et après qu’ils se furent retirés, et que le procureur du Roi de la ville eut conclu à faire de très-humbles remontrances au Roi de vive voix et par écrit, contre le cardinal Mazarin, M. Aubry, président aux comptes, et le plus ancien conseiller de la ville, prit la parole pour dire qu’il étoit tard de commencer à délibérer, et qu’il étoit nécessaire de remettre l’assemblée au lendemain. Il avoit raison en toutes manières car sept heures étoient sonnées, et il avoit intelligence avec la cour.

Le 20, Monsieur et M. le prince allèrent au parlement, et Monsieur dit à la compagnie qu’il savoit que M. le maréchal de L’Hôpital, gouverneur de Paris, et M. le prévôt des marchands, avoient reçu une lettre de cachet qui leur défendoit de continuer l’assemblée ; que cette lettre n’étoit qu’une paperasse du Mazarin ; et qu’il prioit la compagnie d’envoyer chercher, sur l’heure, le prévôt des marchands et les échevins, et de leur enjoindre de n’y avoir aucun égard. On n’eut pas la peine de les mander : ils vinrent d’eux-mêmes à la grand’chambre pour y donner part de cette lettre de cachet, et pour dire en même temps qu’ils avoient indiqué une assemblée du conseil de la ville pour aviser à ce qu’il y auroit à faire. On opina, après les avoir fait sortir ; et on les fit rentrer aussitôt, pour leur dire que la compagnie ne désapprouvoit pas cette assemblée du conseil de ville, parce qu’elle étoit dans l’ordre et selon la coutume ; mais qu’elle les avertissoit qu’une assemblée générale, et faite pour des affaires de cette importance, ne devoit ni ne pouvoit être arrêtée par une simple lettre de cachet. On lut ensuite la lettre qui devoit être envoyée à tous les parlemens du royaume ; elle étoit courte, mais décisive et pressante. L’après-dînée du même jour, l’assemblée de l’hôtel-de-ville se fit, ainsi qu’elle avoit été résolue le matin par le conseil. Le président Aubry ouvrit celui des conclusions. Desnots, apothicaire, qui parla fort bien, ajouta qu’il falloit écrire à toutes les villes de France où il y avoit des parlemens ou évêchés, ou présidiaux, pour les inviter à faire une pareille assemblée et de pareilles remontrances contre le cardinal. Cet avis, qui fut supérieur de beaucoup ce jour-là, ayant été embrassé de plus de sept voix, fut le moindre en nombre dans l’assemblée suivante, qui fut celle du 22. Quelques-uns ayant dit que cette union des villes étoit une espèce de ligue contre le Roi, la pluralité revint à celui de M. le président Aubry, qui étoit de se contenter de faire des remontrances au Roi pour lui demander l’éloignement de M. le cardinal Mazarin, et le retour de Sa Majesté à Paris. Ce même jour messieurs les princes allèrent à la chambre des comptes, et ils firent enregistrer les mêmes protestations qu’ils avoient faites au parlement et à la ville. On y résolut aussi les remontrances contre le cardinal.

Le 23, Monsieur dit au parlement que l’armée du Mazarin s’étant saisie, sous prétexte de l’approche du Roi, de Melun et de Corbeil, contre la parole que le maréchal de L’Hôpital avoit donnée que les troupes ne s’avanceroient pas, du côté de Paris, plus près que de douze lieues, il étoit obligé de faire approcher les siennes. Il alla ensuite, accompagné de M. le prince, à la cour des aides, où les choses se passèrent comme dans les autres compagnies.

Quoique je vous puisse répondre de la vérité de tous les faits que je viens de poser à l’égard des assemblées qui se firent en ce temps-là, c’est-à-dire depuis le premier de mars jusqu’au 23 avril, parce qu’il n’y en a aucun que je n’aie vérifié moi-même sur les registres du parlement ou sur ceux de l’hôtel de-ville ; je n’ai pas cru qu’il fût de la sincérité de l’histoire que je m’y arrêtasse avec autant d’attention ou plutôt avec autant de réflexion que je l’ai fait, à propos des assemblées des chambres, auxquelles j’avois assisté en personne. Il y a autant de différence entre un récit que l’on fait sur des mémoires, quoique bons, et une narration de faits que l’on a vus soi-même, qu’il y en a entre un portrait auquel on ne travaille que sur des ouï-dire, et une copie que l’on tire sur les originaux : ce que j’ai trouvé dans ces registres ne peut tout au plus être que le corps. Il est au moins constant que l’on ne sauroit reconnoître l’esprit des délibérations, qui se discerne assez souvent beaucoup davantage par un coup d’œil, par un mouvement, par un air qui est même quelquefois presque imperceptible, que par la substance des choses qui paroissent les plus importantes, et qui sont toutefois les seules dont les registres nous doivent tenir compte. Je vous supplie de recevoir cette observation comme une marque de l’exactitude que j’ai et que j’aurai toute ma vie à ne manquer à rien de ce que je dois à l’éclaircissement d’une matière sur laquelle vous m’avez commandé de travailler. Le compte que je vais vous rendre de ce que je remarquois en ce temps-là du mouvement intérieur de toutes les machines est plus de mon fait, et j’espère que je serai assez juste.

Il n’est pas possible qu’après avoir ville consentement uniforme de tous les corps conjurés à la ruine de M. le cardinal Mazarin, vous ne soyez très-persuadée qu’il est sur le bord du précipice, et qu’il faut un miracle pour le sauver. Monsieur le fut au sortir de l’hôtel-de-ville, et il me fit la guerre, en présence du maréchal d’Etampes et du vicomte d’Autel, de ce que j’avois toujours cru que le parlement et la ville leur manqueroient. Je confesse encore, comme je lui confessois à lui-même ce jour-là, que je m’étois trompé sur ce point, et que je fus surpris, au delà de tout ce que vous pouvez vous en imaginer, du pas que le parlement avoit fait. Ce n’est pas que la cour n’y eût contribué autant qu’il étoit en elle ; et l’imprudence du cardinal, qui y précipita cette compagnie malgré elle, fut certainement plus que suffisante pour m’épargner ou du moins pour me diminuer la honte que je pouvois avoir de n’avoir pas eu bonne vue. Il s’avisa de faire commander au nom du Roi, au parlement, de révoquer et d’annuler, à proprement parler, tout ce qu’il avoit fait contre le Mazarin, justement au moment que M. le prince arrivoit à Paris ; et l’homme du monde qui gardoit le moins de mesure et le moins de bienséance à l’égard des illusions, et qui les aimoit le mieux là où elles n’étoient pas nécessaires, affecta de ne s’en point servir dans une occasion où je crois qu’un fort homme de bien eût pu les employer sans scrupule.

Il est certain que rien n’étoit plus odieux en soi-même que l’entrée de M. le prince dans le parlement, quatre jours après qu’il eut taillé en pièces quatre quartiers de l’armée du Roi ; et je suis convaincu que si la cour ne se fût point pressée et qu’elle fût demeurée dans l’inaction, à cet instant tous les corps de la ville, qui dans la vérité commençoient à se lasser de la guerre civile, auroient été fatigués dès le suivant d’un spectacle qui les engagoient même ouvertement. Cette conduite eût été sage : la cour prit la contraire ; elle ne manqua pas aussi de faire un contraire effet : car, en désespérant le public, elle l’accoutuma en un quart-d’heure à M. le prince. Ce ne fut plus celui qui venoit de défaire les troupes du Roi : ce fut celui qui venoit à Paris pour s’opposer au retour du cardinal. Ces espèces se confondirent même dans l’imagination de ceux qui eussent juré qu’elles ne s’y confondoient pas. Elles ne se démêlent, dans les temps où tous les esprits sont prévenus, que dans les spéculations de philosophes qui sont peu en nombre, et qui de plus y sont toujours comptés pour rien, parce qu’ils ne mettent jamais en main la hallebarde. Tous ceux qui crient dans les rues, tous ceux qui haranguent dans les compagnies, se saisissent de ces idées. Voilà justement ce qui arriva par l’imprudence du Mazarin ; et je me souviens que Bachaumont, que vous connoissez, me disoit, le propre jour que les gens du Roi présentèrent au. parlement la dernière lettre de cachet dont je vous ai parlé, que le cardinal avoit trouvé le secret de faire Boislève frondeur. C’étoit tout dire : car ce Boislève étoit le plus décrié de tous les mazarins.

Vous croyez sans doute que Monsieur et M. le prince ne manquèrent, pas cette occasion de profiter de l’imprudence de la cour. Nullement. Ils n’en manquèrent aucune de corrompre, pour ainsi parler, celle-là ; et c’est particulièrement en cet endroit où il faut reconnoître qu’il y a des fautes qui ne sont pas tout-à-fait humaines. Vous ne serez pas surprise de celles de Monsieur ; mais je le suis encore de celles de M. le prince, qui étoit dès ce temps-là l’homme du monde naturellement le moins propre à les commettre. Sa jeunesse, son élévation, son courage, lui pouvoient faire faire de faux pas d’une autre nature, desquels on n’eût pas eu sujet de s’étonner. Ceux que je vais marquer ne pouvoient avoir aucun de ces principes; on leur en peut encore moins trouver dans les qualités opposées, desquelles homme qui vive ne l’a jamais pu soupçonner. Et c’est ce qui me fait conclure que l’aveuglement dont l’Écriture nous parle si souvent est même humainement sensible et palpable quelquefois dans les actions des hommes. Y avoit-il rien de plus naturel à M. le prince, ni plus selon son inclination, que de pousser sa victoire et d’en prendre les avantages qu’il eût pu apparemment tirer, s’il eût continué à faire agir en personne son armée ? Il l’abandonna, au lieu de prendre son parti, à la conduite de deux novices ; et les inquiétudes de M. de Chavigny, qui les rappelle à Paris sur un prétexte ou sur une raison qui au fond n’avoit point de réalité, l’emportent dans son esprit sur son inclination toute guerrière, et sur l’intérêt solide qui l’eût dû attacher à ses troupes. Y avoit-il rien de plus nécessaire à Monsieur et à M. le prince que de fixer, pour ainsi dire, le moment heureux dans lequel l’imprudence du cardinal venoit de livrer à leur disposition le premier parlement du royaume, qui avoit balancé à se déclarer jusque là, et qui avoit fait de temps en temps des démarches, non pas seulement mais ambiguës ? Au lieu de se servir de cet instant, en achevant d’engager tout-à-fait le parlement, ils lui font de ces sortes de peurs qui ne manquent jamais de dégoûter dans les commencemens et d’effaroucher dans les suites les compagnies ; et ils lui laissent de ces sortes de libertés qui les accoutument d’abord à la résistance, et qui la produisent infailliblement à la fin. Je m’explique : aussitôt que l’on eut la nouvelle de l’approche de M. le prince, il y eut des placards affichés, et une grande émeute sur le Pont-Neuf. Il n’y eut point de part, il n’y en put même avoir car il n’étoit point encore arrivé à Paris lorsqu’elle arriva ; ce qui fut le 2 de mars 1652. Il est vrai qu’elle fut commandée par Monsieur, comme je vous l’ai dit dans un autre lieu.

Le 15 d’avril, le bureau des entrées de la porte Saint-Antoine fut rompu et pillé par la populace ; et M. de Cumont, conseiller du parlement, qui s’y trouva par hasard, l’étant venu dire à Monsieur dans le cabinet des livres, où j’étois, eut pour réponse ces propres paroles : « J’en suis fâché ; mais il n’est pas mauvais que le peuple s’éveille de temps en temps. Il n’y a personne de tué ; le reste n’est pas grand’chose. »

Le 30 du même mois, le prevôt des marchands et d’autres officiers de la ville, qui revenoient de chez Monsieur, faillirent à être massacrés au bas de la rue de Tournon ; et ils se plaignirent dès le lendemain, dans les chambres assemblées, qu’ils n’avoient reçu aucun secours quoiqu’ils l’eussent fait demander et au Luxembourg et à l’hôtel de Condé.

Le 10 de mai, le procureur du Roi de la ville et deux échevins eussent été tués dans la salle du Palais sans M. de Beaufort, qui eut très-grande peine à les sauver.

Le 13, M. Quelin, conseiller du parlement et capitaine de son quartier, ayant mené sa compagnie au Palais pour la garde ordinaire fut abandonné de tous les bourgeois qui la composoient, et qui crioient qu’ils n’étoient pas faits pour garder des mazarins. Et le 24 du même mois, M. Mole de Sainte-Croix porta sa plainte en plein parlement de ce que, le 20, il avoit été attaqué et presque mis en pièces par les séditieux.

Vous observerez, s’il vous plaît, que toute la canaille qui seule faisait tout ce désordre, n’avoit dans la bouche que le nom et le service de messieurs les princes, qui dès le lendemain la désavouoient dans les assemblées des chambres. Ce désaveu, qui se faisoit au moins pour l’ordinaire de très-bonne foi, donnoit lieu aux arrêts sanglans que le parlement donnoit en toute occasion contre les-séditieux ; mais il n’empêchoit pas que ce même parlement ne crût que ceux qui désavouoient la sédition ne l’eussent faite ; et ainsi il ne diminuoit rien de la haine que beaucoup de particuliers en concevoient, et il accoutumoit le corps à donner des arrêts qui n’étoient pas, au moins à ce qu’il s’imaginoit, du goût de messieurs les princes. Je sais bien, comme je l’ai déjà dit ailleurs, que, dans les temps où il y a de la foiblesse et du trouble, ce malheur est inséparable des pouvoirs populaires : et nul ne l’a plus éprouvé que moi. Mais il faut avouer aussi que Monsieur et M. le prince n’eurent pas toute l’application nécessaire à sauver les apparences de ce qu’ils ne faisoient point en effet. Monsieur, qui étoit foible, craignoit de se brouiller avec le peuple, en réprimant avec trop de véhémence les criailleurs ; et M. le prince, qui étoit intrépide, ne faisoit pas assez de réflexion sur les mauvais et puissans effets que ces émotions faisoient à son égard dans les esprits de ceux qui en avoient peur.

Il faut que je me confesse en cet endroit, et que je vous avoue que comme j’avois intérêt à affoiblir le crédit de M. le prince dans le public, je n’oubliai, pour réussir, aucune des couleurs que je trouvai sur ce sujet assez abondamment dans les manières de beaucoup de gens de son parti. Jamais homme n’a été plus éloigné que M. le prince de ces sortes de moyens. Il n’y en a jamais eu un seul sur qui il fût plus aisé d’en jeter l’envie et les apparences. Pesch étoit tous les jours dans la cour de l’hôtel de Condé, et le commandeur de Saint-Simon[36] ne bougeoit de l’antichambre. Il faut que ce dernier se soit mêlé d’un étrange métier, puisque, nonobstant sa qualité, je n’ai pas honte de le confondre avec un misérable criailleur de la lie du peuple. Il est certain que je me servis utilement de ces deux noms contre les intérêts de M. le prince, qui dans la vérité n’avoit de tort à cet égard que celui de ne pas faire assez d’attention à leur sottise. J’ose dire, sans manquer au respect que je lui dois qu’il fut moins excusable en celle qu’il n’eut pas de s’opposer d’abord à de certaines libertés que des particuliers prirent dans tous les corps, de lui résister en face, et de l’attaquer même personnellement. Je sais bien que les douceurs naturelles de Monsieur, jointes à l’ombrage que monsieur son cousin lui donnoit toujours, l’obligeoient quelquefois à dissimuler ; mais je sais bien aussi qu’il eut lui-même trop de douceur en ces rencontres ; et que s’il eût pris les choses sur le ton qu’il les pouvoit prendre dans le moment que la cour lui donna si beau jeu, il eût soumis Paris et Monsieur même à sa volonté sans violence. La même vérité qui m’oblige à remarquer la faute m’oblige à en admirer le principe ; et il est si beau à l’homme du monde du courage le plus héroïque d’avoir péché par excès de douceur, que ce qui ne lui a pas succédé dans la politique doit être au moins admiré et exalté par tous les gens de bien dans la morale. Il est nécessaire d’expliquer en peu de paroles ce détail.

M. le procureur général Fouquet, connu pour mazarin, quoiqu’il déclamât à sa place contre lui comme tous les autres, entra dans la grand’chambre le 17 avril ; et, en présence de M. le duc d’Orléans et de M. le prince, requit, au nom du Roi, que M. le prince lui donnât communication de toutes les associations et de tous les traités qu’il avoit faits et dedans et dehors le royaume. Et il ajouta qu’en cas que M. le prince le refusât, il demandoit acte de sa réquisition, et de l’opposition qu’il faisoit à l’enregistrement de la déclaration que M. le prince venoit de faire, qu’il poseroit les armes aussitôt que M. le cardinal Mazarin seroit éloigné.

M. Menardeau opina publiquement, dans la grande assemblée de l’hôtel-de-ville qui fut faite le 10 avril, à ne point faire de remontrances contre le cardinal, qu’après que messieurs les princes auroient posé les armes.

Le 22 du même mois, messieurs les présidens des comptes, à la réserve du premier, ne se trouvèrent pas à la chambre, sous je ne sais quel prétexte qui parut en ce temps-là assez léger. Je ne me souviens pas du détail. M. Perroches, un instant après, soutint à messieurs les princes, en face, qu’il falloit donner arrêt qui portât défense de lever aucunes troupes sans la permission du Roi ; et le même jour M. Amelot, premier président de la cour des aides, dit à M. le prince ouvertement qu’il s’étonnoit de voir sur les fleurs de lis un prince qui, après avoir si souvent triomphé des ennemis de l’État, venoit de s’unir à eux, etc. Je ne vous rapporte ces exemples que comme des échantillons. Il y en eut tous les jours quelques-uns de cette espèce ; et il n’y en eut point, pour peu considérable qu’il parût sur l’heure, qui ne laissât dans les esprits une de ces sortes d’impressions qui ne se sentent pas d’abord, mais qui se réveillent dans la suite. Il est de la prudence d’un chef de parti de souffrir tout ce qu’il doit dissimuler : ce qui accoutume les corps ou les particuliers à la résistance. Monsieur, par son humeur et par l’ombrage que M. le prince lui faisoit à tous les instans, ne vouloit déplaire à qui que ce soit. M. le prince, qui n’étoit dans la faction que par force, n’étudioit pas avec assez d’application les principes d’une science dans laquelle l’amiral de Coligny disoit que l’on ne pouvoit jamais être docteur. Ils laissèrent non-seulement l’un et l’autre la liberté, mais encore la licence des suffrages, à tous les particuliers. Ils crurent, dans toutes les occasions dont je viens de parler, que le plus de voix qu’ils y avoient eu leur suffisoit : comme il leur auroit effectivement suffi, s’il ne s’étoit agi que d’un procès. Ils ne connurent pas d’assez bonne heure la différence qu’il y a entre la liberté et la licence dés suffrages. Ils ne purent se persuader qu’un discourus haut sentencieux et décisif, fait à propos et dans des momens qui se trouvent quelquefois décisifs par eux-mêmes, eût pu faire et produire cette distinction, sans la moindre ombre de violence : et ainsi ils laissèrent toujours dans Paris un certain air de parti contraire, qui ne manque jamais de s’épaissir quand il est agité par les vents qu’y jette l’autorité royale. S’il eut plu Monsieur et à M. le prince de faire sortir de Paris, même avec civilité, le moindre de ceux qui leur manquèrent au respect dans ces rencontres, les compagnies même dont ils étoient membres y eussent donné leurs suffrages. Le président Amelot fut désavoué publiquement par la cour des aides de ce qu’il avoit dit à M. le prince. Elle eût opiné à son éloignement, si M. le prince eût voulu ; elle l’en auroit remercié le jour même, et le lendemain elle auroit tremblé. Le secret, dans les grands inconvéniens, est d’y retenir les gens dans l’obéissance par des frayeurs qui ne leur soient causées que par les choses dont ils aient été eux-mêmes les instrumens. Ces peurs sont, pour l’ordinaire, les plus efficaces, et toujours les moins odieuses. Vous verrez ce que la conduite contraire produisit. Mais ce qui aida fort à produire la conduite contraire fut la démangeaison de négociation : c’est ainsi que le vieux Saint-Germain l’appeloit, qui, à proprement parler ; étoit la maladie populaire du parti de M. le prince.

M. de Chavigny, qui avoit été dès son enfance, nourri dans le cabinet, ne pensoit qu’à y rentrer par toutes voies. M. de Rohan, qui n’étoit, à proprement parler, bon qu’à danser, ne se croyoit lui-même que bon pour la cour. Goulas ne vouloit que ce que vouloit M. de Chavigny. Voilà des naturels bien susceptibles de propositions et de négociations. M. le prince étoit, par son inclination, par son éducation et par ses maximes, plus éloigné de la guerre civile qu’homme que j’aie jamais connu, sans exception. Et Monsieur, dont le caractère dominant étoit d’avoir toujours peur et défiance, étoit celui de tous ceux que j’aie jamais vus le plus capable de donner dans tous les faux pas, à force de les craindre tous. Il étoit en cela semblable aux lièvres. Voilà des esprits bien portés à recevoir les propositions de négociations ! Le fort de M. le cardinal Mazarin étoit proprement de ravauder de donner à entendre, de faire espérer, de jeter des lueurs, de les retirer ; de donner des vues, de les brouiller : voilà un génie tout propre à se servir des illusions que l’autorité royale a toujours abondamment en main pour engager à des négociations. Il y engagea, à la vérité, tout le monde ; et cet engagement fut ce qui produisit en partie, comme je viens de vous le dire la conduite que je vous ai expliquée ci-dessus, en ce qu’elle amusa par de fausses espérances d’accommodement ; et ce fut encore ce qui acheva, pour ainsi dire de la gâter et de la corrompre, en ce qu’il donna du courage à ceux qui, dans la ville et dans le parlement, avoient de bonnes intentions pour la cour, et qu’il l’ôta à ceux qui étoient de bonne foi dans ce parti. Je vous expliquerai ce détail après que je vous aurai rendu compte du mouvement des armées de l’un et de l’autre parti, et de celui que je fus obligé de me donner, contre mon inclination et contre ma résolution, dans ces conjonctures.

Le Roi, dont le dessein avoit toujours été de s’approcher de Paris, comme il me semble que je vous l’ai déjà dit, partit de Gien aussitôt après le combat de Bleneau ; et il prit son chemin par Auxerre et par Melun jusqu’à Corbeil pendant que messieurs de Turenne et d’Hocquincourt, qui s’avancèrent avec l’armée jusqu’à Moret, couvroient sa marche, et que messieurs de Beaufort et de Nemours, qui avoient été obligés de quitter Montargis faute de fourrages, s’étoient allés camper à Etampes. Leurs Majestés étoient passées jusqu’à Saint-Germain ; M. de Turenne se posta à Palaiseau : ce qui obligea messieurs les princes de mettre garnison dans Saint-Cloud, au port de Neuilly et à Charenton. Vous voyez aisément que tous ces mouvemens de troupes ne se faisoient pas sans beaucoup de désordre et de pillage ; et ce pillage, qui étoit trouvé tout aussi mauvais au parlement que celui des tireurs de laine sur le Pont-Neuf, donnoit tous les jours quelque scène qui n’auroit pas été indigne du Catholicon[37]. Celle dans laquelle je jouois mon personnage au Luxembourg n’étoit pas assurément de la même nature. J’y allois tous les jours réglément, et parce que Monsieur le vouloit ainsi, pour faire voir à M. le prince qu’en cas de besoin il seroit toujours assuré de moi, et parce qu’il me convenoit aussi en mon particulier que le public vît que ce que les partisans de M. le prince publioient incessamment contre moi, de mon intelligence avec le Mazarin, n’étoit ni cru ni approuvé de Son Altesse Royale. J’étois toujours dans le cabinet des livres, parce que le défaut de bonnet, que je n’avois pas encore reçu de la main du Roi, faisoit que je ne paroissois pas en public. M. le prince étoit très-souvent en même temps dans la galerie ou dans la chambre. Monsieur alloit et venoit sans cesse de l’une à l’autre, et parce qu’il ne demeuroit jamais en place, et parce qu’il l’affectoit même quelquefois pour différentes fins. Le commun du monde, qui prend toujours plaisir à être mystérieux, vouloit que l’agitation qui lui étoit naturelle fût l’effet des différentes impressions que nous lui donnions. M. le prince m’attribuoit tout ce que Monsieur ne faisoit pas pour le bien du parti. Le peu d’ouverture que j’avois laissé aux offres de M. de Brissac, par le moyen de M. le comte de Fiesque, l’avoit encore tout fraîchement aigri. Il y eut même des rencontres où Monsieur crut qu’il lui convenoit qu’il ne s’adoucît pas à mon égard. Les libelles recommencèrent, j’y répondis. La trêve de l’écriture se rompit, et ce fut en cette occasion, ou du moins dans les suivantes, où je mis au jour quelques-uns de ces libelles, desquels je vous ai parlé dans le premier volume de cet ouvrage, quoique ce n’en fût pas le lieu, pour n’être pas obligé de retoucher une matière qui est trop légère en elle-même pour être rebattue tant de fois. Je me contenterai de vous dire que les Contre-temps de M. de Chavigny, premier ministre de M. le prince, que je dictai en badinant à M. de Caumartin, touchèrent à un point cet esprit altier et superbe, qu’il ne put s’empêcher d’en verser des larmes en présence de douze ou quinze personnes de qualité qui étoient dans sa chambre. L’un de ceux-là me l’ayant dit le lendemain, je lui répondis, en présence de messieurs de Liancourt et de Fontenay : « Je vous supplie de dire à M. de Chavigny que, connoissant en sa personne autant de bonnes qualités que j’en connois, je travaillerois à son panégyrique encore plus volontiers que je n’ai fait au libelle qui l’a tant touché. ».

Je vous ai déjà dit ci-dessus que j’avois fait la résolution de demeurer tout le plus qu’il me seroit possible dans l’inaction, parce qu’il est vrai que j’avois beaucoup à perdre, et rien Il gagner dans le mouvement. J’accomplis en partie cette résolution, parce qu’il est vrai que je n’entrai presque en rien de tout ce qui se fit dans ce temps-là, étant très-convaincu qu’il n’y avoit rien de beau à faire pour l’ordinaire, et que le bon même ne se feroit pas dans le peu d’occasions où il étoit possible, à cause des vues différentes et compliquées que chacun avoit, vu l’état des choses. Je m’enveloppai donc, pour ainsi dire, dans mes grandes dignités, auxquelles j’abandonnai les espérances de ma fortune ; et je me souviens qu’un jour M. le président Bellièvre me disant que je devois me donner plus de mouvement, je lui repartis sans balancer : « Nous sommes dans une grande tempête, où il me semble que nous voguons tous contre le vent. J’ai deux bonnes rames en main, dont l’une est la masse de cardinal, et l’autre la crosse de Paris. Je ne les veux pas rompre, et je n’ai présentement qu’à me soutenir. »

Je vous ai déjà dit que l’obligation de voir Monsieur très-souvent me força à ne pas garder toutes les apparences de cette inaction. Je me trouvai nécessité à ne la pas même observer pleinement et entièrement, par les criailleries des partisans de M. le prince, qui m’attaquèrent par leurs libelles, comme fauteur du Mazarin. Je fus obligé d’y répondre : et cet éclat, joint à la cour assidue que je faisois au Luxembourg, qui paroissoit d’autant plus mystérieuse qu’elle sembloit couverte par la raison que vous avez déjà vue, quoiqu’elle fût publique ; cet éclat, dis-je, fit trois effets très-mauvais contre moi. Le premier fut qu’il fit croire, même aux indifférens que je ne pouvois demeurer en repos ; le second, qu’il persuada à M. le prince que j’étois irréconciliable avec lui ; et le troisième, qu’il acheva d’aigrir au dernier point la cour contre moi, parce que je ne me pouvois défendre contre les libelles de M. le prince qu’en insérant dans les miens des choses qui ne pouvoient être agréables à M. le cardinal. Cet embarras n’étoit évitable que par des inconvéniens qui étoient encore plus grands que l’embarras. Je ne me pouvois défendre du premier que par une retraite entière, qui n’eût été ni de la bienséance, dans un temps où on l’eût attribuée à la peur qu’on eût cru que j’eusse eue de M. le prince, ni du respect et du service que je devois à Monsieur dans un moment où ma présence, au moins selon qu’il se l’imaginoit, lui étoit nécessaire. Je ne pouvois me parer du second qu’en me raccommodant avec M. le prince, ou en lui laissant prendre contre moi dans le public tous les avantages qu’il lui plaisoit. Ce dernier parti eût été d’un innocent : l’autre étoit impraticable, et par les engagemens que j’avois sur cet article particulier avec la Reine, et par la disposition de Monsieur, qui me vouloit toujours tenir en lesse pour me lâcher en cas de besoin. Je ne pouvois éviter le troisième sans faire des pas vers la cour, desquels M. le cardinal n’eût pas manqué de se servir pour me perdre. En voici un exemple :

Aussitôt que j’eus reçu la nouvelle de ma promotion, j’envoyai Argenteuil au Roi et à la Reine pour leur en rendre compte ; et je lui donnai charge expresse de ne point voir M. le cardinal, auquel j’étois bien éloigné, comme vous avez vu, de m’en croire obligé, et que j’étois bien aise de plus de marquer, par une circonstance de cette nature, et dans le parlement et dans le peuple pour mon ennemi. Monsieur eut l’honnêteté ou la prudence de me dire de lui-même qu’il avouoit que l’ordre que je donnois sur cela à Argenteuil étoit nécessaire ; mais qu’il y falloit toutefois un retentum (ce fut son mot) ; et qu’en l’état où étoient les choses, et où elles seroient peut-être quand il arriveroit à Saumur, où la cour étoit à cette heure-là, il étoit à propos de lui laisser la bride plus longue, et de ne lui point ôter la liberté de conférer secrètement avec le cardinal s’il le souhaitoit, et si madame la palatine, à qui j’adressois Argenteuil pour le présenter à la Reine, croyoit qu’il y pût avoir quelque utilité. « Que savons-nous, ajouta Monsieur, si par l’événement cela ne pourra pas être bon à quelque chose, même pour le gros des affaires ? La bonne conduite veut que l’on ne perde pas les occasions naturelles d’amuser quand on a affaire à des amuseurs en titre d’office. Le Mazarin ne manquera jamais de dire la conférence ; mais quel inconvénient ? C’est un menteur fieffé que personne ne croit ; et il la dira, fausse comme véritable. » Voilà les paroles de Monsieur : elles furent prophétiques. M. le cardinal voulut voir Argenteuil, chez madame la palatine, la nuit. Il lui dit, par excès de tendresse pour moi, que si j’avois été assez malhabile pour lui avoir ordonné de le voir publiquement, il y auroit suppléé, pour me servir par un refus public. Il entra bonnement dans tous mes égards et dans tous mes intérêts. Il lui voulut faire croire qu’il étoit résolu de partager le ministériat avec moi.

Véritablement Argenteuil n’étoit pas encore revenu à Paris, que Monsieur étoit averti par Goulas, non pas de ce qui s’étoit passé réellement à l’égard de cette visite, mais de tout ce qui s’y fût passé effectivement si elle eût été recherchée par moi, et faite à l’insu de Son Altesse Royale et contre son service. Cet échantillon vous fait voir les replis de la pièce qui étoit sur le métier, et peut contribuer, ce me semble, à justifier la conduite que j’eus en ce temps-là.

J’écris par votre ordre l’histoire de ma vie : et le plaisir que je me fais de vous obéir avec exactitude a fait que je m’épargne si peu moi-même. Vous avez pu jusqu’ici vous apercevoir que je ne me suis pas appliqué à faire mon apologie. Je m’y trouve forcé en cette rencontre, parce que c’est là où l’artifice de mes ennemis a rencontré le plus de facilité à surprendre la crédulité du vulgaire. Je savois que l’on disoit en ce temps-là : Est-il possible que le cardinal de Retz ne soit pas content d’être, à son âge, cardinal et archevêque de Paris ? et comme se peut-il mettre dans l’esprit qu’on lui donnera, à force d’armes, la première place dans les conseils du Roi ? Je sais qu’encore aujourd’hui les misérables gazettes de ce temps-là sont pleines de ces ridicules idées. Je conviens qu’elles l’eussent été encore sans comparaison davantage dans mes espérances et dans mes vues, qui en vérité, en étoient très-éloignées, je ne dis pas seulement par la force de la raison, à cause des conjonctures, mais je dis même par mon inclination, qui me portoit avec tant de rapidité et aux plaisirs et à la gloire, que le ministériat qui trouble beaucoup ceux-là, et qui rend toujours l’autre odieuse, étoit encore moins à mon goût qu’à ma portée. Je ne sais si je fais mon apologie en vous parlant ainsi ; je ne crois pas au moins vous faire mon éloge. Surtout je vous dois la vérité, qui ne me servira pas beaucoup dans l’esprit de la postérité pour ma décharge, mais qui au moins n’y sera pas inutile pour faire connoître que la plupart des hommes du commun qui raisonnent sur les actions de ceux qui sont dans les grands postes sont tout au moins des dupes présomptueuses, Je m’aperçois qu’il y a trop de prolixité dans cette digression : vous l’attribuerez peut-être à vanité : je ne le crois pas, et je sens que le plaisir que j’ai à me pouvoir justifier est uniquement l’effet de celui que je trouve à n’être pas désapprouvé de vous.

Il n’est pas possible que lorsque vous faites réflexion sur l’embarras où j’étois dans le temps que je viens de vous décrire vous ne vous ressouveniez de ce que je vous ai déjà dit plus d’une fois, qu’il y en a où il est impossible de bien faire. Je crois que Monsieur me répétoit ces paroles cent fois par jour, avec des soupirs et des regrets incroyables de ne m’avoir pas cru quand je lui représentois, et qu’il tomberoit en cet état, et qu’il y feroit tomber tout le monde. Il étoit encore aggravé à mon égard par les contre-temps, que je puis, ce me semble, appeler domestiques, qui m’arrivèrent dans ces conjonctures.

Vous avez déjà vu que madame de Chevreuse, Noirmoutier et Laigues avoient commencé en quelque façon à faire bande à part ; et que, sous le prétexte de ne pouvoir entrer ni directement ni indirectement dans les intérêts de M. le prince, ils étoient effectivement séparés de ceux de Monsieur, quoiqu’ils y gardassent toujours les mesures de l’honnêteté et du respect. Celles qu’ils avoient avec la cour étoient beaucoup plus étroites. L’abbé Fouquet avoit succédé pour cette négociation à Bertet ; je l’appris par Monsieur même, qui m’obligea ou plutôt qui me força à la pénétrer plus que je n’eusse fait sans son ordre exprès : car, dans la vérité, depuis ce qui s’étoit passé à l’hôtel de Chevreuse quand M. le cardinal rentra dans le royaume, je n’y comptois plus rien ; et je ne continuois même à y aller que parce que je voyois mademoiselle de Chevreuse qui ne m’avoit pas manqué. Je me sentois obligé à Monsieur de ce qu’il n’avoit ajouté aucune foi aux mauvais offices que Chavigny et Goulas me rendoient du matin au soir sur les correspondances de l’hôtel de Chevreuse avec la cour, qui donnoient à la vérité un beau champ à me calomnier ; et ainsi je me sentis aussi plus obligé moi-même à les éclairer. Cette considération fit que, contre mon inclination, je pris quelques mesures avec l’abbé Fouquet. Je dis contre mon inclination ; car le peu qui m’avoit paru de cet esprit chez madame de Guémené, où il alloit voir assez souvent mademoiselle de Menessin, qui étoit sa parente, ne m’avoit pas donné du goût pour sa personne. Il étoit en ce temps-là fort jeune ; mais il avoit dès ce temps-là un je ne sais quel air d’emporté et de fou qui ne me revenoit pas. Je le vis deux ou trois fois sur la brune chez Le Fèvre de La Barre, qui étoit fils du prévôt des marchands, et son ami, sous prétexte de conférer avec lui pour rompre les cabales que M. le prince faisoit pour se rendre maître du peuple. Notre commerce ne dura pas long-temps, et parce que de mon côté j’en tirai d’abord les éclaircissemens qui m’étoient nécessaires, et parce que lui du sien se lassa bientôt des conversations qui n’alloient à rien. Il vouloit dès le premier moment que je fusse mazarin sans réserve comme lui. Il ne concevoit pas qu’il fût à propos de garder des mesures. Je crois qu’il peut être devenu depuis un habile homme ; mais je vous assure qu’en ce temps-là il ne parloit que comme un écolier qui ne fût sorti que de la veille du collége de Navarre. Je crois que cette qualité put ne lui pas nuire auprès de mademoiselle de Chevreuse, de laquelle il devint amoureux, et laquelle devint amoureuse de lui. La petite de Roye, qui étoit une Allemande fort jolie, et qui étoit à elle, m’en avertit. Je me consolai assez aisément avec la suivante de l’infidélité de la maîtresse, dont, pour vous dire le vrai, le choix ne m’humilia point. Je ne laissai pas de prendre la liberté de faire quelques railleries de l’abbé Fouquet, qui se persuada ou qui voulut se persuader qu’elles avoient passé jeu, et que j’avois dit que je lui ferois donner des coups de bâton. Je n’y avois jamais pensé ; et il en a eu le même ressentiment que si la chose eût été vraie. Il contribua beaucoup à ma prison : et M. Le Tellier me dit à Fontainebleau, après que je fus revenu des pays étrangers, qu’il avoit proposé à la Reine plusieurs fois de me tuer. Ma colère contre lui ne fut pas si grande : elle se mesura à ma jalousie, qui ne fut que médiocre. Mademoiselle de Chevreuse n’avoit que de la beauté, de laquelle on se rassasie lorsqu’elle n’est pas accompagnée. Elle n’avoit de l’esprit que pour celui qu’elle aimoit ; mais comme elle n’aimoit jamais long-temps, on ne trouvoit pas aussi long-temps qu’elle eût de l’esprit. Elle s’indignoit contre ses amans, comme contre ses hardes. Les autres femmes s’en lassent : elle les brûloit ; et ses filles avoient toutes les peines du monde de sauver une jupe, des coiffes, des gants, un point de Venise. Je crois que si elle eût pu mettre au feu ses amans quand elle s’en lassoit, elle l’eût fait du meilleur de son cœur. Madame sa mère, qui la vouloit brouiller avec moi quand elle se résolut de s’unir entièrement à la cour, n’y put réussir, quoiqu’elle eût fait en sorte que madame de Guémené lui eût fait lire un billet de ma main, par lequel je m’étois donné corps et ame à elle, comme les sorciers se donnent au diable. Dans l’éclat qu’il y eut entre l’hôtel de Chevreuse et moi, à l’entrée du cardinal dans le royaume, elle éclata avec fureur en ma faveur ; elle changea deux mois après à propos de rien, et sans savoir pourquoi. Elle prit tout d’un coup de la passion pour Charlotte, une fille de chambre fort jolie qui étoit à elle, qui alloit à tout ; elle ne lui dura que six semaines, après lesquelles elle devint amoureuse de l’abbé Fouquet, jusqu’au point de l’épouser s’il eût voulu. Ce fut dans ce temps-là que madame de Chevreuse se voyant assez hors d’œuvre à Paris, prit le parti d’en sortir et de se retirer à Dampierre, sous l’espérance que Laigues, qui avoit fait un voyage à la cour, lui rapporta qu’elle y seroit très-bien reçue. Je déchargeai mon cœur à mademoiselle de Chevreuse, qui en vérité n’étoit pas fort gros ; et je ne laissai pas de faire accompagner la mère et la fille, et au sortir de Paris, et même à la campagne jusqu’à Dampierre, par tout ce que j’avois auprès de moi et de noblesse et de cavalerie. Je ne puis finir ce léger crayon que je vous donne ici de l’état où je me trouvois à Paris, sans rendre la justice que je dois à la générosité de M. le prince. Angerville, qui étoit à M. le prince de Conti vint de Bordeaux à dessein d’entreprendre sur moi ; au moins M. le prince le crut-il ou le soupçonna-t-il. J’ai honte de n’être pas plus éclairci de ce détail, parce qu’on ne le peut jamais assez être des bonnes actions, et particulièrement de celles dont on doit avoir de la reconnoissance. M. le prince le rencontrant dans la rue de Tournon lui dit qu’il le feroit pendre s’il ne partoit dans deux heures pour aller retrouver son maître.

Quelques jours après M. le prince étant chez Prudhomme qui logeoit dans la rue d’Orléans, et ayant enfilé dans la rue sa compagnie de gardes et un fort grand nombre d’officiers, M. de Rohan y arriva tout échauffé, pour lui dire qu’il me venoit laisser en beau débat ; que j’étois à l’hôtel de Chevreuse, très-mal accompagné ; et que je n’avois auprès de moi que le chevalier d’Humières, enseigne de mes gendarmes, avec trente maîtres. M. le prince lui répondit en souriant : « Le cardinal de Retz est trop fort ou trop foible. » Marigny me raconta presque dans le même temps que s’étant trouvé dans la chambre de M. le prince, et ayant remarqué qu’il lisoit avec attention un livre, il avoit pris la liberté de lui dire qu’il falloit que ce fût un bel ouvrage, puisqu’il y prenoit tant de plaisir et que M. le prince lui répondit : « Il est vrai que j’y en prends beaucoup : car il me fait connoître mes fautes, que personne n’ose me dire. » Vous observerez, s’il vous plaît, que ce livre étoit celui qui étoit intitulé Le Vrai et le Faux du prince de Condé et du cardinal de Retz ; qui pouvoit piquer et fâcher M. le prince, parce que je reconnois de bonne foi que j’y avois manqué au respect que je lui devois. Ces paroles sont belles, hautes, sages, grandes, et proprement des apophthegmes, desquels le bon sens de Plutarque auroit honoré l’antiquité avec joie.

Je reprends le fil de ce qui se passoit en ce temps-là dans les chambres assemblées, dont vous avez déjà vu la meilleure partie dans ces observations, sur lesquelles il y a déjà quelque temps que je me suis même assez étendu. Je vous ai parlé de la démangeaison de négociation, comme de la maladie qui régnoit dans le parti des princes. M. de Chavigny en avoit une réglée, mais secrète, avec M. le cardinal ; par le canal de M. de Fabert[38]. Elle ne réussit pas parce que le cardinal ne vouloit point dans le fond d’accommodement, et il n’en recherchoit que les apparences, pour décrier dans le parlement et dans le peuple M. le duc d’Orléans et M. le prince. Il employa pour cela le roi d’Angleterre, qui proposa au Roi à Corbeil une conférence. Elle fut acceptée à la cour, et elle le fut aussi à Paris par Monsieur et par M. le prince, auxquels la reine d’Angleterre en parla. Monsieur en donna part au parlement le 26 avril, et fit partir dès le lendemain messieurs de Rohan, de Chavigny et Goulas pour aller à Saint-Germain, où le Roi étoit allé de Corbeil. Je pris la liberté de demander le soir à Monsieur s’il avoit quelques certitudes, ou au moins quelques lumières, que cette conférence pût être bonne à quelque chose ; et il me répondit en sifflant : « Je ne le crois ; pas mais que faire ? Tout le monde négocie, je ne veux pas demeurer tout seul. » Permettez-moi, je vous supplie, de marquer cette réponse comme l’époque de toute la conduite que Monsieur tint à l’égard de toutes les négociations que vous verrez dans la suite. Il n’y eut jamais d’autre vue que celle-là ; il n’y apporta jamais ni plus de dessein, ni plus d’art, ni plus de finesse. Il ne me fit jamais d’autres réponses quand je lui représentois les inconvéniens de cette conduite : ce que je ne faisois pourtant jamais qu’il ne me l’eût commandé plus de cinq ou six fois.

Je crois que vous ne vous étonnerez plus de mon inaction ; elle vous surprendra encore moins quand je vous aurai dit qu’après la négociation de laquelle je viens de vous parler, qui n’alla à rien qu’à décrier le parti, comme vous l’allez voir, il y en eut cinq ou six autres, ou plutôt qu’il y en eut un tissu que messieurs de Rohan, de Chavigny, Goulas, Gourville et mademoiselle de Châtillon tinrent à différentes reprises sur le métier. Ils ne travaillèrent pas tout seuls à l’ouvrage : je le brodai de tout ce qui en pouvoit rehausser les couleurs dans le public. Comme il me convenoit de rejeter sur ce parti-là la haine et l’envie du mazarinisme, dont il essayoit de me charger en toutes occasions, je n’oubliois rien de tout ce qui étoit en moi pour découvrir et pour faire éclater dans le monde les avantages que les particuliers qui le composoient n’oublioient pas de leur côté de rechercher dans les traités. Les propositions des gouvernemens de Guienne pour M. le prince, de la Provence pour monsieur son frère, de l’Auvergne pour M. de Nemours ; les cent mille écus que l’on demandoit pour M. de La Rochefoucauld, le bâton de maréchal de France pour M. Du Dognon, les lettres de duc pour M. de Montespan, la surintendance des finances pour M. Du Dognon, le pouvoir de faire la paix générale à Monsieur et à M. le prince, celui de nommer des ministres, y fut figuré de toutes les couleurs et de toute leur étendue. Je ne crus pas être imposteur en publiant que tout ce que je viens de vous dire avoit été proposé ; parce qu’il est vrai que les avis que j’avois de la cour me l’assuroient. Je ne voudrois pas jurer qu’il n’y eût dans ces avis de l’exagération sur de certains points. Ce que je sais de science certaine, c’est que M. le cardinal faisoit espérer tout ce que l’on prétendoit, et qu’il ne fut jamais un instant dans la pensée d’en tenir quoi que ce soit. Il se donna le plaisir de donner au public le spectacle de messieurs de Rohan, de Chavigny et de Goulas conférant avec lui et devant le Roi, et en particulier au moment même que Monsieur et M. le prince disoient publiquement, dans les chambres assemblées, que le préalable de tous les traités étoit de n’avoir aucun commerce avec le Mazarin. Il joua la comédie en leur présence, dans laquelle il se fit retenir comme par force par le Roi, qu’il supplioit à mains jointes de lui permettre qu’il pût s’en retourner en Italie. Il se donna la satisfaction de montrer à toute la cour Gourville, qu’il ne laissoit pas de faire monter par un escalier dérobé. Il se donna la joie d’amuser Gaucourt, qui par sa profession de négociateur donnoit encore plus d’éclat à la négociation. Enfin les choses en vinrent au point que madame de Châtillon alla publiquement à Saint-Germain. Nogent disoit qu’il ne lui manquoit, en entrant dans le château, que le rameau d’olive à la main. Elle y fut reçue et traitée effectivement comme Minerve auroit pu être : la différence fut que Minerve auroit apparemment prévu le siége d’Etampes que M. le cardinal entreprit dans le même instant, et dans lequel il ne tint presque à rien qu’il n’ensevelît tout le parti de M. le prince. Vous verrez le détail de ce siége dans la suite ; et je ne le touche ici que parce qu’il servit de clôture à ces négociations que je viens de marquer, et que j’ai été bien aise de renfermer toutes ensemble dans ces deux ou trois pages, afin que je ne fusse point obligé d’interrompre si fréquemment le fil de ma narration.

Vous l’interrompez sans doute vous-même à l’heure qu’il est, en me disant qu’il falloit que M. le cardinal Mazarin fût bien habile pour jeter aussi utilement pour lui tant de faveurs apparentes d’accommodemens ; et je vous supplie de me permettre de vous répondre que toutes les fois que l’on dispose de l’autorité royale, l’on trouve des facilités incroyables à amuser ceux qui ont beaucoup d’aversion à faire la guerre au Roi. Je ne sais si j’excuse M. le prince, je ne sais si je le loue : je dis la vérité que j’ai pris la liberté de lui dire. Il ne s’en fallut pas beaucoup qu’il n’y eût du bruit dans le parlement, le jour que Monsieur parla des conférences que messieurs de Rohan, de Chavigny et de Goulas avoient eues à Saint-Germain avec le cardinal.

Ce fut le 30 avril. Le murmure y fut si grand, que Monsieur, qui craignit l’éclat, dit publiquement qu’ils ne l’y reverroient jamais que le cardinal ne fût sorti. L’on y résolut aussi que M. le procureur général iroit à la cour pour solliciter les passeports nécessaires pour les députés qui devoient faire les nouvelles remontrances, et pour se plaindre des désordres que les gens de guerre commettoient aux environ de Paris.

Le 3 de mai, M. le procureur général fit la relation de ce qu’il avoit fait à Saint-Germain en conséquence des ordres de la compagnie. Il dit que le Roi entendroit les remontrances le lundi 6 du mois, et que Sa Majesté étoit très-fâchée que la conduite de Monsieur et de M. le prince l’obligeassent à tenir son armée si près de Paris. L’on commença ce jour-là la garde des portes, pour laquelle toutefois le corps de ville souhaita une lettre de cachet qui en portât le commandement. La cour l’envoya, parce qu’elle vit bien que Monsieur, à la fin, la feroit faire de son autorité. Elle étoit à la vérité plus que nécessaire, le désordre et le tumulte populaire croissant dans Paris à vue d’œil.

Le 6, les remontrances du parlement et de la chambre des comptes furent portées au Roi avec une grande force.

Le 7, celles de la cour des aides et de la ville se firent. La réponse du Roi aux unes et aux autres fut qu’il feroit retirer ses troupes quand celles des princes seroient éloignées. M. le garde des sceaux, qui parla au nom de Sa Majesté, ne proféra pas seulement le nom de M. le cardinal.

Le 10, il fut arrêté au parlement que l’on enverroit les gens du Roi à Saint-Germain, pour y demander réponse touchant l’éloignement du cardinal Mazarin, et pour insister encore sur l’éloignement des armées des environs de Paris.

Le 11, M. le prince vint au Palais, pour avertir la compagnie que le pont de Saint-Cloud étoit attaqué. Il fit prendre les armes à ce qu’il trouva de bourgeois de bonne volonté, et les mena jusqu’au bois de Boulogne, où il apprit que ceux qui avoient cru qu’ils emporteroient d’emblée le pont de Saint Cloud y ayant trouvé de la résistance, s’étoient retirés. Il se servit de l’ardeur de ce peuple pour se saisir de Saint-Denis, où deux cents Suisses étoient en garnison. Il les prit l’épée à la main et sans aucune forme de siége, ayant passé le premier le fossé ; et il vint le lendemain au matin à Paris, après y avoir laissé le régiment de Conti, ce me semble, pour le garder. Il y fut inutile : car Semeville ou Saint-Mesgrin (je ne sais plus précisément lequel ce fut) le reprit deux jours après avec toute sorte de facilité, les bourgeois s’étant déclarés pour le Roi. La Lande, qui y commandoit pour M. le prince, fit une assez grande résistance dans les voûtes de l’église de l’abbaye, qu’il défendit deux ou trois jours.

Le 14, il y eut un grand mouvement au parlement ; plusieurs voix confuses s’élevèrent pour demander que l’on délibérât sur les moyens que l’on pourroit tenir pour empêcher les séditions et les insolences qui se commettoient journellement dans la ville, et même dans la salle du Palais. Monsieur, qui en fut averti, et qui eut peur que sous ce prétexte les mazarins du parlement ne fissent faire à la compagnie quelque pas qui fût contraire à ses intérêts, vint au Palais assez à l’improviste, et il proposa qu’elle lui donnât un plein pouvoir. Ce discours, qui fut inspiré à Monsieur par M. de Beaufort à la chaude, sans dessein et très-légèrement, fit trois mauvais effets, dont le premier fut que tout le monde se persuada qu’il avoit été fait après une profonde délibération ; le second, qu’il diminua beaucoup de la dignité de Monsieur, dont la naissance et le poste n’avoient pas besoin, vu les conjonctures, d’une autorité empruntée ; le troisième, que les présidens en prirent tant de courage, qu’ils osèrent dire en face à Monsieur que personne n’ignoroit le respect qu’on lui devoit, et que par cette raison il n’étoit pas à propos de mettre cette proposition dans le registre. Il n’y a rien de si dangereux que les propositions qui paroissent mystérieuses et qui ne le sont pas ; parce qu’elles allient toute l’envie, qui est inséparable du mystère, et qu’elles sont même un obstacle aux avantages que l’on prétend d’en tirer.

Le 15, Monsieur fit une fâcheuse expérience de cette vérité : car il eut le déplaisir de voir un ajournement personnel donné par les trois chambres à un imprimeur, qui avoit mis au jour un libelle qui portoit que le parlement avoit remis toute son autorité et celle de la ville entre les mains de Monsieur. Il me dit le soir, en jurant, qu’il ne s’étonnoit plus que M. de Mayenne, dans la Ligue, n’avoit pu souffrir les impertinences de cette compagnie ; et il se servit de cette expression, à laquelle il en ajouta une autre qui étoit encore plus licencieuse. Je lui répondis quelque chose dont je ne me souviens plus ; mais je sais qu’il le mit sur ses tablettes, en riant et en me disant : « Je le paraphraserai à M. le prince. »

Le 16, M. le président de Nesmond fit la relation des remontrances que le Roi fit lire en la présence des députés. Après qu’il eut fait toutefois quelques difficultés il lui répondit qu’il y feroit réponse par écrit dans deux ou trois jours. M. le procureur général fit ensuite rapport de sa députation ; et il dit qu’ayant demandé l’éloignement des troupes à dix lieues de Paris, et expliqué la déclaration que messieurs les princes avoient faite de faire aussi retirer celles qu’ils avoient au pont de Saint-Cloud et à Neuilly, le Roi avoit nommé de sa part M. le maréchal de l’Hôpital, et envoyé un passeport en blanc pour celui qui seroit envoyé par Monsieur, pour conférer ensemble des moyens de procéder à cet éloignement. Il ajouta que le comte de Béthune, qui avoit été choisi par Monsieur à cet effet, en avoit conféré avec messieurs de Bullion, de Villeroy et Le Tellier ; et que Sa Majesté se relâchoit, à la considération de sa bonne ville de Paris, à accorder cet éloignement, pourvu que messieurs les princes exécutassent ce à quoi ils s’étoient aussi engagés sur le même chef. M. le procureur général, qui étoit assisté de M. Bignon, avocat général, présenta ensuite à la compagnie un écrit signé Louis, et plus bas Guénégaud, qui portoit que le Roi manderoit au plus tôt deux présidens et deux conseillers de chaque chambre, pour leur faire entendre ses volontés à l’égard des remontrances. Le parlement en ordonna de nouvelles sur ces rapports, dans lesquelles le nom du cardinal fut encore pour ainsi dire réagravé.

Le 24 et le 28 de mai ne produisirent rien de considérable dans les chambres assemblées.

Le 29, les députés des enquêtes entrèrent dans la grand’chambre, et y demandèrent l’assemblée des chambres pour délibérer sur les moyens qu’il y auroit de faire la somme de cent cinquante mille livres, promise à celui qui représenteroit en justice le cardinal Mazarin. Le clerc de Courcelles, qui vit qu’à ce même moment le grand vicaire de M. de Paris entroit au parquet des gens du Roi, pour y conférer de la descente de la châsse de sainte Geneviève, dit assez plaisamment : « Nous sommes aujourd’hui en dévotion de fêtes doubles ; nous ordonnons des processions, et nous travaillons à faire assassiner un cardinal. » Il est temps de parler du siége d’Etampes.

Vous avez vu ci-dessus que l’on étoit convenu dans les deux partis que l’on éloigneroit de dix lieues les troupes des environs de Paris. M. de Turenne, qui avoit déjà, quelque temps auparavant, assez maltraité celles de messieurs les princes dans le faubourg d’Etampes, où les régimens de Bourgogne d’infanterie et ceux de Wirtemberg et de Brow de cavalerie, avoient beaucoup souffert, se résolut de les opprimer toutes en gros dans la ville même ; et la foiblesse de la place, jointe à la foiblesse de tous les généraux, lui fit croire que la chose n’étoit pas impraticable. Le comte de Tavannes, qui y commandoit pour M. le prince (car messieurs de Beaufort et de Nemours étoient à Paris), fit l’une des plus belles et des plus vigoureuses résistances qui se soient faites de nos jours. Il y eut beaucoup de sang répandu de part et d’autre : les chevaliers de La Vieuville et de Parabère y furent blessés ; les attaques furent fréquentes et vives ; la défense n’y fut pas moindre. Le petit nombre eût enfin cédé au plus fort, si M. de Lorraine[39] ne fût arrivé à propos, qui obligea M. de Turenne à lever le siége. Cette marche de M. de Lorraine mérite de vous être expliquée.

Il y avoit assez long-temps que les Espagnols le pressoient d’entrer en France, et de secourir messieurs les princes. Monsieur et Madame l’en sollicitoient avec empressement. Il ne répondit à ceux-là qu’en leur demandant de l’argent. Il ne répondit à ceux-ci qu’en leur demandant Jametz, Clermont et Stenay, qui avoient autrefois été de son domaine, et que le Roi avoit données depuis à M. le prince. Monsieur me força de dicter un jour à Fromont une instruction pour Le Grand, qu’il envoyoit à Bruxelles pour le persuader ; et je puis dire avec vérité que ç’a été le seul trait de plume que j’aie fait dans tout le cours de cette guerre. Je disois toujours à Monsieur que je me voulois conserver la satisfaction de pouvoir au moins penser dans moi-même que je n’étois en rien d’une affaire où tout alloit à la peggio ; et je l’avois presque accoutumé à ne me plus demander même mon sentiment sur ce qui se passoit, en lui répondant toujours par monosyllabes. Il m’en grondoit un jour, et je lui ajoutai : « Et le monosyllabe, monsieur, est unique : car c’est toujours non. » Je ne pus tenir la même conduite à l’égard de la marche de M. de Lorraine : car il voulut absolument, et Madame encore plus que lui que je dressasse l’instruction dont je viens de parler. Je ne sais si elle le trouva ébranlé. Il marcha avec son armée, qui étoit composée de huit mille hommes de vieilles et bonnes troupes ; il les laissa à Lagny, et vint à Paris, où il entra à cheval, avec un applaudissement incroyable du peuple. Monsieur et M. le prince allèrent au devant de lui jusqu’à Bourget le dernier mai ; et ils y furent accompagnés de messieurs de Beaufort, de Nemours, de Rohan, de Sully, de La Rochefoucauld, de Gaucourt, de Chavigny, et de don Gabriel de Tolède. Il se trouva par hasard que ces deux derniers figurèrent ensemble dans cette entrée. Monsieur, qui haïssoit M. de Chavigny, me le dit le soir avec un emportement de joie ; et je lui répondis que j’étois surpris de ce qu’il me paroissoit étonné de cela ; que M. de Chavigny ne faisoit que ce que le président Jeannin, qui avoit été l’un des plus grands ministres de Henri IV avoit fait autrefois ; que la différence n’étoit qu’en ce que le président Jeannin avoit escadronné avec les Espagnols avant qu’il fût ministre, et que M. de Chavigny n’y escadronnoit qu’après. Monsieur fut très-satisfait de l’apologie, et il la fit courir malicieusement dans le Luxembourg, à un tel point que je la trouvai sur les degrés et dans le Cours un quart-d’heure après.

Je gardai beaucoup de mesure à l’égard de M. de Lorraine. Quoiqu’il fût frère de Madame, à laquelle j’étois très-particulièrement attaché, je me contentai de lui envoyer un gentilhomme, et de l’assurer de mes services. Monsieur souhaita que je le visse : en quoi il se trouva de la difficulté, parce que les ducs de Lorraine prétendent la main chez les cardinaux. Nous nous trouvâmes chez Madame, et après dans la galerie chez Monsieur, où il n’y a point de rang, et où de plus quand il y en auroit eu il ne se seroit point trouvé d’embarras, parce qu’il ne me disputoit point le pas en lieu tiers. Cette conférence ne se passa qu’en civilités et qu’en railleries, dans lesquelles il étoit inépuisable. Il lui vintdeux ou trois jours après dans l’esprit une nouvelle manière de m’entretenir. Madame me commanda de le voir au noviciat des Jésuites. Je lui dis d’abord que j’étois très-fâché que le cérémonial romain ne m’eût pas permis de lui rendre mes devoirs chez lui ; comme je l’aurois souhaité ; et il me paya sur-le-champ en même monnoie, en me répondant qu’il étoit au désespoir que le cérémonial de l’Empire l’eut empêché de me rendre chez moi ce qu’il eût souhaité. Il me demanda ensuite, sans aucun préambule, si son nez me paroissoit propre à recevoir des chiquenaudes. Il pesta tout d’une suite contre l’archiduc, contre Monsieur et contre Madame, qui lui en faisoient recevoir douze ou quinze par jour, en l’obligeant de venir, au secours de M. le prince, qui lui détenoit son bien. Il entra de là dans un détail de propositions et d’ouvertures auxquelles je vous proteste que je n’entendois rien. Je crus que je ne pouvois mieux lui répondre que par des discours auxquels je vous assure qu’il n’entendit pas grand’chose. Il s’en est ressouvenu toute sa vie ; et lorsqu’il revint en Lorraine, le premier compliment qu’il me fit faire par M. l’abbé de Saint-Mihiel fut qu’il ne doutoit pas que nous nous entendrions dorénavant l’un et l’autre, bien mieux que nous ne nous étions entendus au noviciat à Paris. J’eusse eu tort, pour vous dire le vrai, de m’expliquer plus clairement que lui, sachant ce que je savois de ce qui se passoit de tous côtés à cet égard. J’étois très-bien averti que la cour lui donnoit à peu près la carte blanche ; et je n’ignorois pas que, bien qu’il la pût remplir presque à sa mode, il ne laissoit pas d’écouter de simples propositions qui étoient bien au dessous de celles qu’on lui offroit.

Madame de Chevreuse, qui n’étoit pas encore sortie de Paris en ce temps-là, lui dit, plutôt en riant que sérieusement, qu’il pouvoit faire la plus belle action du monde, s’il faisoit lever le siége d’Etampes : en quoi il satisferoit pleinement et Monsieur et les Espagnols ; et si au même moment il ramenoit ses troupes en Flandre : en quoi il plairoit au dernier point à la Reine, de qui il avoit fait en tout temps profession publique d’être serviteur particulier. Ce parti, qui tenoit comme des deux côtés, plut à son incertitude naturelle ; il le prit sans balancer, et madame de Chevreuse s’en fit honneur à la cour, qui de sa part ne fut pas fâchée de couvrir la nécessité où elle se trouva de lever le siége d’Etampes de quelques apparences de négociations, qu’elle grossit dans le monde de mille et mille particularités que les raisonnemens du vulgaire honorent toujours de mille et mille mystères. Il n’y eut rien au monde de plus simple que ce qui se fit en ces rencontres ; et quoique je ne fusse point du tout en ce temps-là, du secret ni de la mère ni de la fille, comme vous avez vu ci-dessus, j’en fus assez instruit, malgré l’une et l’autre, pour vous pouvoir assurer pour certain ce que je vous en dis. La conduite que M. de Lorraine prit dès le lendemain, est une marque que je ne me trompe pas, ou du moins une preuve que M. de Lorraine ne fut pas long-temps content de lui-même à l’égard de cette action. Car, quoiqu’il eût soutenu d’abord à Monsieur qu’il lui avoit rendu un service signalé, en obligeant la cour à lever le siége d’Etampes, il me parut aussitôt après qu’il eut honte d’avoir fait ce traité, et que cette honte l’obligea à leur accorder ce qu’ils lui demandèrent : qui étqit de ne point s’en retourner encore, et de demeurer à Villeneuve-Saint-Georges, jusqu’à ce que les troupes sorties d’Etampes fussent effectivement en lieu de sûreté.

M. de Turenne, voyant que M. de Lorraine ne tenoit pas la parole qu’il avoit donnée de reprendre le chemin des Pays-Bas, marcha à Corbeil, à dessein d’y passer la Seine et de le combattre. Il y eut des allées et des venues en explication de ce qui avoit été promis ou non promis, pendant lesquelles l’armée lorraine se retrancha. M. de Turenne s’étant avancé avec celle du Roi, ayant passe la rivière d’Yerre, et s’étant mis en bataille en présence des Lorrains, l’on n’attendoit de part et d’autre, que le signal du combat, qui certainement eût été sanglant, vu la bonté des troupes qui composoient les deux armées : mais qui apparemment eût succédé à l’avantage des troupes du Roi, parce que les Lorrains n’avoient pas assez de terrain. Dans cet instant, que l’on peut appeler fatal, milord Germain vint dire à M. de Turenne que M. de Lorraine étoit prêt d’exécuter ce dont l’on étoit convenu à telle et telle négociation. On négocia sur l’heure même. Le roi d’Angleterre, qui sur l’apparence d’une bataille avoit joint M. de Turenne, fit lui-même des allées et des venues ; et l’on convint que M. de Lorraine sortiroit du royaume dans quinze jours, et des postes où il étoit dès le lendemain ; qu’il remettroit entre les mains de M. de Turenne les bateaux qui lui avoient été envoyés de Paris pour faire un pont sur la rivière ; et qu’aussi M. de Turenne ne pourroit se servir de ces bateaux pour passer la Seine, et pour empêcher le passage des troupes sorties d’Etampes ; que celles de messieurs les princes qui étoient dans son camp pussent rentrer dans Paris en sûreté ; et que le Roi fît fournir des vivres à l’armée lorraine dans sa retraite. Ces deux dernières conditions ne reçurent pas beaucoup de contradiction, M. de Turenne disant qu’il étoit très-persuadé que l’armée lorraine épargneroit au Roi, par le soin qu’elle prendroit de se pourvoir elle-même, la peine et la dépense que l’on stipuloit. Et pour ce qui étoit de la liberté que l’on demandoit pour les troupes des princes de se pouvoir rendre à Paris en sûreté, il la leur accordoit avec joie parce qu’il étoit assuré que la ville en seroit beaucoup plus effrayée que rassurée. M. de Beaufort, qui avoit amené au camp cinq ou six cents bourgeois volontaires, dit le lendemain au soir à Monsieur qu’ils avoient été si épouvantés, qu’il avoit peur lui-même qu’ils ne donnassent l’alarme à toute la ville. M. le prince, qui étoit malade en ce temps-là, n’avoit pas été d’avis par cette raison que l’on les laissât sortir dans cette conjoncture. Je reviens au parlement.

J’ai eu si peu de part dans les dernières assemblées et dans les dernières occasions desquelles je viens de parler, qu’il y a déjà quelque temps que je me fais un scrupule à moi-même de les insérer dans un ouvrage qui ne doit être, à proprement parler, qu’un simple compte que vous m’avez commandé de vous rendre de mes actions. Il est vrai que la nouvelle de ma promotion tomba justement sur un point où l’état des choses que je vous ai expliquées ci-devant eût fait de moi une figure presque immobile, quand même j’aurois continué d’assister aux délibérations du parlement. La pourpre qui m’en ôta la séance en fit une figure muette dans le Palais. Je vous ai dit qu’elle ne le fut guère moins au Luxembourg ; et je puis assurer de bonne foi qu’elle n’y eut presque qu’un mouvement imaginaire, et tel qu’il plut aux spéculatifs de se fantaisier. Mais comme il leur plut de se fantaisier toutes choses sur mon sujet, j’étois continuellement exposé à la défiance des uns, à la frayeur des autres et au raisonnement de tous. Ce personnage, qui n’est jamais que de pure défensive, et encore tout au plus, est très-dangereux dans les temps dans lesquels on le joue. Il est très-incommode dans ceux dans lesquels on le décrit, parce qu’il a toujours beaucoup d’apparence de vaine gloire et d’amour-propre. Il semble que l’on s’incorpore soi-même dans tout ce qui s’est passé de considérable dans un État, quand, dans un ouvrage qui ne doit regarder que sa personne, l’on s’étend sur des matières auxquelles l’on n’a eu aucune part. Cette considération m’a fait chercher avec soin les moyens de démêler celles qui sont de cette nature du reste de cette histoire, qui n’est que particulière ; et il m’a été impossible de les trouver, parce que la figure que j’ai faite, quoique médiocre, dans les temps qui ont précédé et qui ont suivi ceux dans lesquels je n’ai point agi, leur donne tant de rapport et tant d’enchaînement les uns avec les autres, qu’il seroit très-difficile que l’on pût vous les bien faire entendre, si on les délioit tout-à-fait, Voilà ce qui m’oblige à continuer le récit de ce qui se passa dans ce temps-la, que j’abrégerai toutefois le plus qu’il me sera possible, parce que ce n’est jamais qu’avec une extrême peine que j’écris sur les mémoires d’autrui. J’y poserai les faits, je n’y raisonnerai point, je déduirai ce qui m’y paroîtra le plus de poids, j’omettrai ce qui me semblera le plus léger ; et en ce qui regarde les assemblées du parlement, je n’observerai les dates qu’à l’égard de celles qui ont produit des délibérations considérables. Je ne parlerai pas seulement des autres ; et je suis persuadé que je vous les représente plus que suffisamment, en vous disant qu’elles ne furent presque employées qu’en déclamations contre le cardinal, en plaintes et en arrêts contre les insolences et les séditions du peuple, et en désaveux faits par messieurs les princes de ces séditions, qui dans la vérité n’étoient au moins pour la plupart que trop naturelles.

Le premier juin, Monsieur envoya au parlement pour savoir quelle place il donneroit à M. le duc de Lorraine dans l’assemblée des chambres. Il répondit tout d’une voix que M. de Lorraine étant ennemi de l’État, il ne lui en pouvoit donner aucune. Monsieur, qui me fit l’honneur de venir chez moi deux ou trois jours après, parce que j’étois malade d’une fluxion sur les yeux, me dit : « Eussiez-vous cru que le parlement m’eût fait cette réponse ? » Et je lui répondis : « J’aurois bien moins cru, monsieur, que vous eussiez hasardé de vous l’attirer. » Il me repartit en colére : « Si je ne l’eusse hasardé, M. le prince eût dit que j’eusse été mazarin., » Vous voyez en ce mot le principe de tout ce que Monsieur faisoit dans ce temps-là.

Le 7, on fit un fort grand bruit au parlement de l’approche des troupes de Lorraine, qui avoient passé Lagny, et qui faisoient beaucoup de désordre dans la Brie ; et l’on y parla de leur marche avec la même surprise et la même horreur que l’on auroit pu faire, s’il n’y avoit eu dans le royaume aucunes partialités.

Le 10, M. le président de Nesmond fit la relation de ce qui s’étoit passé à la députation vers le Roi, qui s’étoit avancé à Melun dès le commencement du siége d’Etampes. La réponse de Sa Majesté fut que la compagnie pouvoit envoyer qui il lui plairoit pour conférer avec ceux qu’elle voudroit choisir, et pour achever au moins de rétablir le calme dans le royaume. L’on opina ensuite, et l’on résolut de renvoyer à la cour les mêmes députés pour entendre la volonté du Roi, et y renouveler toutefois les remontrances contre le cardinal Mazarin. Monsieur et M. le prince n’avoient pas été de l’avis de l’arrêt, et ils avoient soutenu qu’il ne falloit recevoir aucunes propositions de conférence, dont le préalable ne fût l’éloignement réel et effectif du Mazarin.

Le 14, les plaintes se renouvelèrent contre l’approche des troupes de Lorraine ; et elles furent au point que les gens du Roi furent mandés au parlement. Ils conclurent à ce que M. le duc d’Orléans fût prié de les faire retirer. Un conseiller, du nom duquel je ne me souviens pas, ayant dit qu’il ne concevoit pas comme on prétendoit qu’il fût utile à la compagnie qu’elles se retirassent en l’état où elle étoit avec la cour, Menardeau répondit que cette raison obligeant encore davantage le parlement à lever tous les prétextes que l’on pouvoit prendre pour le calomnier dans l’esprit du Roi, il étoit d’avis de donner arrêt par lequel il seroit enjoint aux communes de leur courir sus. L’on en demeura à dire que l’on en parleroit plus au long quand Monsieur seroit au Palais. Vous croyez apparemment que la retraite de M. de Lorraine, de laquelle je vous ai déjà parlé, et qui fut sue le 16 à Paris, ne fit pas une grande commotion dans les esprits, puisqu’elle avoit été souhaitée de tant de gens. Elle fut incroyable ; et je remarquai que beaucoup de ceux qui avoient crié hautement contre son approche crièrent le plus hautement contre son éloignement. Il n’est pas étrange que les hommes ne se connoissent pas : il y a des temps même où l’on peut dire qu’ils ne se sentent point.

Le 20, le président de Nesmond fit la relation de ce qui s’étoit passé à sa députation à Melun, et la lecture de la réponse qui lui avoit été faite par le Roi : dont la substance étoit que bien que Sa Majesté ne pût ignorer que la demande que l’on faisoit de l’éloignement de M. le cardinal Mazarin ne fût qu’un prétexte, elle ne laisseroit peut-être pas de lui accorder ce qu’il demande tous les jours lui-même avec instance, après avoir réparé son honneur par des déclarations que l’on doit à son innocence, si elle étoit assurée qu’elle pût avoir de bonnes et réelles sûretés de la part de messieurs les princes, pour l’exécution des offres qu’ils ont faites en cas de son éloignement. Que Sa Majesté désire donc d’apprendre :

1. Si en ce cas ils renonceront à toutes les ligues et à toutes les associations faites avec les princes étrangers ;

2. S’ils n’auront plus aucunes prétentions ;

3. S’ils se rendront auprès de Sa Majesté ;

4. S’ils feront sortir les étrangers qui sont dans le royaume ;

5. S’ils licencieront leurs troupes ;

6. Si Bordeaux rentrera dans son devoir, aussi bien que M. le prince de Conti et madame de Longueville ;

7. Si les places que M. le prince a fortifiées se remettront en leur premier état.

Voilà les principales des douze questions sur lesquelles M. le duc d’Orléans s’emporta avec beaucoup d’émotion, en disant qu’il étoit inouï que l’on mît ainsi sur la sellette un fils de France et un prince du sang ; et que la déclaration qu’ils avoient faite l’un et l’autre qu’ils poseroient les armes aussitôt que le cardinal Mazarin seroit hors du royaume étoit plus que suffisante pour satisfaire la cour, si elle avoit de bonnes intentions. L’on opina ; mais la délibération n’ayant pu être achevée, elle fut remise au lendemain.

Le 21, Monsieur ne s’y étant pu trouver parce qu’il avoit eu la nuit une fort grande colique, l’on n’y traita en présence de M. le prince que d’un fonds que l’on cherchoit pour la subsistance des pauvres qui souffroient beaucoup à la ville, et de celui qui étoit nécessaire pour faire la somme de cent cinquante mille livres pour la tête à prix. Il fut dit, à l’égard de ce dernier chef, que l’on feroit incessamment inventaire de ce qui restoit des meubles du cardinal. M. de Beaufort fit ce jour-là une lourderie digne de lui. Comme il y avoit eu le matin une fort grande émeute dans le Palais, dans laquelle messieurs de Vanau et Partial auroient été massacrés sans lui, il crut qu’il feroit mieux, pour détourner le peuple du Palais, de l’assembler dans la place Royale. Il y donna un rendez-vous public pour l’après-dînée ; il y amassa quatre ou cinq mille gueux, à qui il est constant qu’il fit proprement un sermon, qui n’alloit qu’à les exhorter à l’obéissance qu’ils devoient au parlement. J’en sus tout le détail par des gens de croyance que j’y avois envoyés moi-même exprès. La frayeur qui avoit déjà saisi la plupart des présidens et des conseillers leur fit croire que cette assemblée n’avoit été faite que pour les perdre. Ils firent parler M. de Beaufort de toutes les manières qui pouvoient redoubler leurs alarmes ; et ils la prirent si chaude qu’il ne fut pas au pouvoir de Monsieur ni de M. le prince de rassurer messieurs les présidens, qui ne purent jamais se résoudre d’aller au Palais. Ce qui arriva le même jour à M. le président de Maisons dans la rue de Tournon ne les rassura pas. Il faillit à être tué par une foule de peuple, comme il sortoit de chez Monsieur ; et M. le prince et M. de Beaufort eurent beaucoup de peine à le sauver. Cette journée fit voir que M. de Beaufort ne savoit pas que qui assemble un peuple l’émeut toujours. Il y parut car deux ou trois jours après ce beau sermon la sédition fut plus forte qu’elle n’avoit encore été dans la salle du Palais ; et même M. le président de Novion fut poursuivi dans les rues, et courut tout le risque qu’un homme peut courir.

Le 25, messieurs les princes déclarèrent, dans les chambres assemblées, qu’aussitôt que M. le cardinal seroit hors du royaume, ils exécuteroient fidèlement tous les articles qui étoient portés dans la réponse du Roi, et enverroient ensuite des députés pour conclure ce qui resteroit à faire ; et l’on donna ensuite arrêt par lequel il fut dit que les députés du parlement retourneroient incessamment à la cour pour porter cette déclaration au Roi.

Le 26, aucun président ne se trouva au Palais.

Le 27, M. le président de Novion y fut, et donna un sanglant arrêt contre les séditieux.

On n’employa les autres jours qu’à donner les ordres nécessaires pour la sûreté de la ville : à quoi l’on étoit très-embarrassé, parce que ceux de la garde étoient assez souvent ceux-là même qui se soulevoient. Il est temps, ce me semble, de reprendre ce qui est de la guerre.

M. le prince, qui avoit eu quelques accès de fièvre tierce, alla jusqu’à Linas recevoir ses troupes qui revenoient d’Etampes ; et comme la cour n’avoit observé en façon du monde ce qu’elle avoit promis touchant l’éloignement des siennes des environs de Paris, il ne s’y crut pas plus obligé de son côté, et il posta sa petite armée à Saint-Cloud : poste considérable, parce que le pont lui donnoit lieu de la poster, en cas de besoin, où il lui plairoit.

M. de Turenne, qui étoit avec celle du Roi aux environs de Saint-Denis, où Sa Majesté étoit venue elle-même pour être plus proche de Paris, fit un pont de bateaux à Epinal, en intention de venir attaquer les ennemis avant qu’ils eussent le temps de se retirer. M. de Tavannes en eut avis, et il l’envoya dire aussitôt à M. le prince, qui se rendit au camp en toute diligence. Il se leva vers le soir, et marcha vers Paris à dessein d’arriver au jour à Charenton, d’y passer la Marne, et d’y prendre un poste dans lequel il ne pourroit être attrapé. M. de Turenne ne lui en donna pas le temps : car il attaqua son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis. M. le prince en fut quitte pour quelques hommes qu’il perdit du régiment de Conti ; et il manda à Monsieur, par le comte de Fiesque, qu’il lui répondoit qu’il gagneroit le faubourg Saint-Antoine, dans lequel il prétendoit qu’il auroit plus de lieu de se défendre. C’est en cet endroit où je regrette, plus que je n’ai jamais fait, que M. le prince ne m’ait pas tenu la parole qu’il m’avoit donnée de me donner le mémoire de ses actions. Celle qu’il fit en cette rencontre[40] est l’une des plus belles de sa vie. J’ai ouï dire à Laigues, qui est homme du métier, et qui ne le quitta point ce jour-là, qui pourtant étoit plus mécontent de lui que personne au monde, qu’il y eut quelque chose de surhumain dans sa valeur et dans sa capacité en cette occasion. Je serois inexcusable si j’entreprenois de décrire le détail de l’action du monde la plus grande et la plus héroïque, sur des mémoires qui courent les rues, et que j’ai ouï dire à des gens de guerre être très-mauvais. Je me contenterai de vous dire qu’après le combat du monde le plus sanglant et le plus opiniâtre, il sauva ses troupes, qui n’étoient qu’une poignée de monde, et attaquées par M. de Turenne, renforcé de l’armée de M. le maréchal de La Ferté. Il y perdit le comte de Bossu, flamand ; La Roche-Giffart, Flamarin, et d’Hacquest, du nom de Montmorency. Messieurs de La Rochefoucauld[41], de Tavannes, de Coigny, le vicomte de Melun et le chevalier de Fort y furent blessés. Esclainvilier le fut du côté du Roi, et messieurs de Saint-Mesgrin et Mancini tués. Je ne puis vous exprimer l’agitation de Monsieur dans le cours de ce combat. Tout le possible lui vint dans l’esprit ; et (ce qui arrive toujours en cette rencontre) tout l’impossible succéda dans son imagination à tout le possible. Jouy, qu’il m’envoya sept fois en moins de trois heures, me dit qu’il avoit peur un moment que la ville ne se révoltât contre lui ; qu’il craignoit un instant après qu’elle ne se déclarât trop pour M. le prince. Il envoya des gens inconnus pour voir ce qui se faisoit chez moi ; et rien ne le rassura véritablement, que le rapport qu’on lui fit que je n’avois que mon Suisse à la porte. Bruneau, de qui je le sus le lendemain, dit que le mal n’étoit pas grand dans la ville, puisque je ne me précautionnois pas davantage. Mademoiselle, qui avoit fait tous ses efforts pour obliger Monsieur à aller dans la rue Saint-Antoine pour faire ouvrir la porte à M. le prince, qui commençoit à être très-pressé dans le faubourg, prit le parti d’y aller elle-même. Elle entra dans la Bastille, où La Louvières[42] n’osa, par respect, lui refuser l’entrée. Elle fit tirer le canon sur les troupes du maréchal de La Ferté, qui s’avançoient pour prendre en flanc celles de M. le prince. Elle harangua ensuite la garde qui étoit à la porte Saint-Antoine. Elle s’ouvrit, et M. le prince y entra avec son armée, plus couverte de gloire que de blessures, quoiqu’elle en fût chargée. Ce combat si fameux arriva le 2 juillet.

Le 4, l’assemblée générale de l’hôtel-de-ville, qui avoit été ordonnée le premier par le parlement pour aviser à ce qui étoit à faire pour la sûreté de la ville, fut tenue l’après-dînée. Monsieur et M. le prince s’y trouvèrent, sous prétexte de remercier la ville de ce qu’elle avoit donné l’entrée à leurs troupes le jour du combat ; mais dans la vérité pour l’engager à s’unir encore plus étroitement avec eux : au moins voilà ce que Monsieur en sut. Voici le vrai, que je ne sus que long-temps depuis de la bouche même de M. le prince, qui me l’a dit trois ou quatre ans après à Bruxelles. Je ne me ressouviens pas précisément s’il me confirma ce qui étoit fort répandu dans le public, de l’avis que M. de Bouillon lui avoit donné que la cour ne songeroit jamais sincèrement et de bonne foi à se raccommoder avec lui, jusqu’à ce qu’elle connût clairement qu’il fût effectivement maître de Paris. Je sais bien que je lui demandai, à Bruxelles, si ce que l’on avoit dit sur cela étoit véritable ; mais je ne me puis remettre ce qu’il me répondit sur cet avis particulier de M. de Bouillon. Voici ce qu’il m’apprit du gros de l’affaire : il étoit persuadé que je le desservois beaucoup auprès de Monsieur : ce qui n’étoit pas vrai, comme vous l’avez vu ci-devant ; mais il l’étoit aussi, que je lui nuisois beaucoup dans la ville : ce qui n’étoit pas faux, par les raisons que je vous ai aussi expliquées, ci-dessus. Il avoit observé que je ne me gardois nullement, et que je me servois même avec affectation du prétexte de l’incognito auquel le cérémonial m’obligeoit, pour faire voir ma sécurité, et la confiance que j’avois en la bonne volonté du peuple, au milieu de ses plus grands mouvemens. Il résolut, et très-habilement, de s’en servir de sa part pour faire une des plus sages et des plus belles actions qui ait peut-être été pensée de tout le siècle. Il fit dessein d’émouvoir le peuple le matin du jour de l’assemblée de l’hôtel-de-ville ; de marcher droit à mon logis sur les dix heures, qui étoit justement l’heure où l’on savoit qu’il y avoit le moins de monde, parce que c’étoit celle où pour l’ordinaire j’étudiais ; de me prendre civilement dans son carrosse, de me mener hors de la ville, et de me faire une défense en forme à la porte de n’y plus rentrer. Je suis convaincu que le coup étoit sûr, et qu’en l’état où étoit Paris, les mêmes gens qui eussent mis la hallebarde à la main pour me défendre, s’ils eussent eu loisir d’y faire réflexion, en eussent approuvé l’exécution : étant certain que dans les révolutions qui sont assez grandes pour tenir tous les esprits dans l’inquiétude, ceux qui priment sont toujours applaudis, pourvu que d’abord ils réussissent. Je n’étois point en défense. M. le prince se fût rendu maître du cloître sans coup férir, et j’eusse pu être à la porte de la ville avant qu’il y eût eu une alarme assez forte pour s’y opposer. Rien n’étoit mieux imaginé : Monsieur, qui eût été atterré du coup, y eût donné des éloges. L’hôtel-de-ville, auquel M. le prince en eût donné part sur l’heure même, en eût tremblé. La douceur avec laquelle M. le prince m’auroit traité auroit été louée et admirée. Il y auroit eu un grand déchet de réputation pour moi, à m’être laissé surprendre : comme en effet j’avoue qu’il y auroit eu beaucoup d’imprudence et de témérité à n’avoir pas prévu ce possible. La fortune tourna contre M. le prince ce beau dessein, et elle lui donna le succès le plus funeste que la conjuration la plus noire eût pu produire.

Comme la sédition avoit commencé vers la place Dauphine par des poignées de paille que l’on forçoit tous les passans de mettre à leur chapeau, M. de Cumont, conseiller au parlement et serviteur particulier de M. le prince, qui y avoit été obligé comme les autres qui avoient passé par là, alla en grande diligence au Luxembourg pour en avertir Monsieur, et le supplier d’empêcher que M. le prince, qui étoit dans la galerie, ne sortît dans cette émotion : laquelle apparemment, dit Cumont à Monsieur, est faite ou par les mazarins, ou par le cardinal de Retz, pour faire périr M. le prince. Monsieur courut aussitôt après monsieur son cousin, qui descendroit le petit escalier pour monter en carrosse et pour venir chez moi, et y exécuter son dessein. Il le retint par autorité, et même par force : il le fit dîner avec lui, et il le mena ensuite à l’hôtel de-ville où l’assemblée, dont je vous ai parlé se devoit tenir. Ils en sortirent après qu’ils eurent remercié la compagnie, et témoigné la nécessité qu’il y avoit de songer aux moyens de se défendre contre le Mazarin. La vue d’un trompette qui arriva dans ce temps-là de la part du Roi, et qui porta ordre de remettre l’assemblée à huitaine, échauffa les peuples[43] qui étoient dans la Grève, et qui crioient sans cesse qu’il falloit que la ville s’unît avec messieurs les princes. Quelques officiers que M. le prince avoit mêlés le matin dans la populace n’ayant point reçu l’ordre qu’ils attendoient, ne purent arrêter sa fougue : elle se déchargea sur l’objet le plus présent. On tira dans les fenêtres de l’hôtel-de-ville ; l’on mit le feu aux portes ; l’on entra dedans l’épée à la main ; on massacra M. Le Gras, maître des requêtes, et M. Miron, maître des comptes, un des plus hommes de bien et des plus accrédités dans le peuple qui fussent à Paris. Vingt-cinq où trente bourgeois y périrent aussi ; et M. le maréchal de L’Hôpital ne fut tiré de ce péril que par un miracle, et par le secours de M. le président Barentin. Un garçon de Paris appelé Noblet[44], duquel je vous ai déjà parlé à propos de ce qui m’arriva avec M. de La Rochefoucauld dans le parquet des huissiers, eut encore le bonheur de servir le maréchal en cette occasion. Vous vous pouvez imaginer l’effet que le feu de l’hôtel-de-ville et le sang qui y fut répandu produisirent à Paris. La consternation y fut d’abord générale ; toutes les boutiques y furent fermées en moins d’un clin d’œil. On demeura quelque temps en cet état ; l’on se réveilla un peu vers les six heures en quelques quartiers, où l’on fit des barricades pour arrêter les séditieux, qui se dispersèrent presque d’eux-mêmes. Il est vrai que Mademoiselle y contribua : elle alla elle-même, accompagnée de M. de Beaufort, à la Grève, où elle en trouva encore quelques restes qu’elle écarta. Ces misérables n’avoient pas rendu tant de respect au saint-sacrement que le curé de Saint-Jean leur présenta, pour les obliger d’éteindre le feu qu’ils avoient mis aux portes de l’hôtel-de-ville.

M. de Châlons vint chez moi au plus fort de ce mouvement ; et la crainte qu’il avoit pour ma personne l’emporta sur celle qu’il devoit avoir pour la sienne, dans un temps où les rues n’étoient sûres pour personne sans exception. Il me trouva avec si peu de précaution, qu’il m’en fit honte ; et je ne puis encore concevoir, l’heure qu’il est, ce qui me pouvoit obliger à en avoir si peu dans une occasion où j’en avois, ou du moins où j’en pouvois avoir tant de besoin. C’est une de celles qui m’a persuadé, autant que chose du monde, que les hommes sont souvent estimés par les endroits par lesquels ils sont les plus blâmables. On loua ma fermeté ; on devoit blâmer mon imprudence. Celle-ci étoit effective, l’autre n’étoit qu’imaginaire. La vérité est que je n’avois fait aucune réflexion sur le péril. Je n’y fus plus insensible quand on me l’eut fait faire. M. de Caumartin envoya sur-le-champ querir chez lui mille pistoles (car je n’en avois pas vingt chez moi), avec lesquelles je fis quelques soldats. Je les joignis à des officiers réformés, que j’avois toujours conservés des restes du comte de Montross. Le marquis de Sablière, mestre de camp du régiment de Valois, m’en donna cent des meilleurs hommes, commandés par deux capitaines du même régiment, qui étoient mes domestiques. Querieux m’amena trente gendarmes de la compagnie du cardinal Antoine, qu’il commandoit. Bussy-Lameth m’amena quarante hommes choisis de la garnison de Mézières. Je garnis tout mon logis et toutes les tours de Notre-Dame de grenades ; je pris mes mesures, en cas d’attaque, avec les bourgeois des ponts Notre-Dame et de Saint-Michel, qui m’étoient fort affectionnés. Enfin je me mis en état de disputer le terrain, et de n’être plus exposé à l’insulte.

Ce parti paroissoit plus sage que celui de l’aveugle sécurité dans laquelle j’étois auparavant. Il ne l’étoit pas davantage au moins par comparaison à celui que j’eusse choisi, si j’eusse su connoître mes véritables intérêts, et prendre l’occasion que la fortune me présentoit. Il n’y avoit rien de plus naturel, et à ma profession, et à l’état où j’étois, que de quitter Paris, après une émotion qui jetoit la haine publique sur le parti qui, dans ce temps-là, paroissoit m’être le plus contraire. Je n’eusse point perdu ceux des frondeurs qui étoient de mes amis, parce qu’ils eussent considéré ma retraite comme une résolution de nécessité. Je me fusse insensiblement rétabli, et sans presque qu’ils eussent pu s’en défendre eux-mêmes, dans l’esprit des pacifiques, parce qu’ils m’eussent regardé comme exilé pour une cause qui leur étoit commune. Monsieur n’eût pas pu se plaindre de ce que l’abandonnois un lieu où il paroissoit assez qu’il n’étoit plus le maître. M. le cardinal Mazarin même eût été obligé en ce cas, et par bienséance et par intérêt, de me ménager ; et il ne se pouvoit même que naturellement l’aigreur que la cour avoit contre moi ne diminuât de beaucoup, par une conduite qui eût contribué à noircir celle de ses amis. Les circonstances dont j’eusse pu accompagner ma retraite eussent empêché facilement que je n’eusse participé à la haine publique que l’on avoit contre le Mazarin, parce que je n’avois qu’à me retirer au pays de Retz, sans aller à la cour : ce qui eût même purgé le soupçon du mazarinisme pour le passé. Ainsi je fusse sorti de l’embarras journalier où j’étois et de celui que je prévoyois pour l’avenir, et que je prévoyois sans en pouvoir jamais prévoir l’issue. Ainsi j’eusse attendu en patience ce qu’il eut plu à la Providence d’ordonner de la destinée des deux partis, sans courir aucun des risques auxquels j’étois exposé à tous les momens des deux côtés. Ainsi je me fusse approprié l’amour public, que l’horreur que l’on a d’une action violente concilie toujours infailliblement à celui qu’elle fait souffrir. Ainsi je me fusse trouvé, à la fin des troubles, cardinal et archevêque de Paris, chassé de son siége par le parti qui étoit publiquement joint avec l’Espagne, purgé de la faction par ma retraite hors de Paris, purgé du mazarinisme par ma retraite hors de la cour ; et le pis du pis qui m’en pouvoit arriver après tous ces avantages, étoit d’être sacrifié par les deux partis s’ils se fussent réunis contre moi à l’emploi de Rome, qu’ils eussent été ravis de me faire accepter, avec toutes les conditions que j’eusse voulu, et qui à un cardinal archevêque de Paris ne peut jamais être à charge, parce qu’il y a mille occasions dans lesquelles il a toujours lieu d’en revenir. J’eus toutes ces vues, et plus grandes et plus étendues qu’elles ne sont sur ce papier. Je ne doutai pas un instant que ce ne fussent les bonnes et les justes. Je ne balançai pas un moment à ne les pas suivre. L’intérêt de mes amis, qui s’imaginoient que je trouverois à la fin dans le chapitre des accidens lieu de les servir et de les élever, me représenta d’abord qu’ils se plaindroient de moi si je prenois un parti qui me tiroit d’affaire, et qui les y laissoit. Je ne me suis jamais repenti d’avoir préféré leur considération à la mienne propre : elle fut appuyée par mon orgueil, qui eût eu peine à souffrir que l’on eût cru que j’eusse quitté le pavé à M. le prince. Je me reproche et me confesse de ce mouvement, qui eut toutefois en ce temps-là un grand pouvoir sur moi. Il fut imprudent, il fut foible : car je maintiens qu’il y a autant de foiblesse que d’imprudence à sacrifier ses grands et solides intérêts à des pointilles de gloire, qui est toujours fausse, quand elle nous empêche de faire ce qui est plus grand que ce qu’elle nous propose. Il faut reconnoître de bonne foi qu’il n’y a que l’expérience qui puisse apprendre aux hommes à ne pas préférer ce qui les pique dans le présent, à ce qui les doit toucher bien plus essentiellement dans l’avenir. J’ai fait cette remarque une infinité de fois. Je reviens à ce qui regarde le parlement.

Je vous expliquerai en peu de paroles ce qui s’y passa depuis le 4 juillet jusques au 13. La face en fut très-mélancolique : tous les présidens à mortier s’étant retirés, et beaucoup des conseillers s’étant aussi absentés, par la frayeur des séditions, que le feu et le massacre de l’hôtel-de-ville n’avoient pas diminuées. Cette solitude obligea ceux qui restoient à donner un arrêt qui portoit défenses de désemparer : en quoi ils furent mal obéis. Il se trouvoit par la même raison fort peu de monde aux assemblées de l’hôtel-de-ville. Le prévôt des marchands, qui ne s’étoit sauvé de la mort que par un miracle le jour de l’incendie, n’y assistoit plus. M. le maréchal de L’Hôpital demeuroit clos et couvert dans sa maison. Monsieur fit établir en sa place, par une assemblée peu nombreuse, M. de Beaufort pour gouverneur, et M. de Broussel pour prévôt des marchands. Le parlement ordonna à ses députés, qui étoient à Saint-Denis, de presser leur réponse ; et en cas qu’ils ne la pussent obtenir, de revenir dans trois jours reprendre leurs places.

Le 13, les députés écrivirent à la compagnie, et ils lui envoyèrent la réponse du Roi par écrit. En voici la substance : Que bien que Sa Majesté eût tout sujet de croire que l’instance que l’on faisoit pour l’éloignement de M. le cardinal Mazarin ne fût qu’un prétexte, elle vouloit bien lui permettre de se retirer de la cour, après que les choses nécessaires pour établir le calme dans le royaume auroient été réglées, et avec les députés du parlement qui étoient déjà présens à la cour, et avec ceux qu’il plairoit à messieurs les princes d’y envoyer. Messieurs les princes, qui avoient connu que le cardinal ne proposoit jamais de conférences que pour les décrier dans les esprits des peuples, se récrièrent à cette proposition ; et Monsieur dit avec chaleur qu’elle n’étoit qu’un piége qu’on leur tendoit, et que ni lui ni monsieur son cousin n’avoient aucun besoin d’envoyer les députés en leur nom, puisqu’ils avoient toute confiance à ceux de la cour du parlement. L’arrêt qui suivit fut conforme au discours de Monsieur, et ordonna aux députés de continuer leurs instances pour l’éloignement du cardinal. Messieurs les princes écrivirent aussi au président de Nesmond, pour l’assurer qu’ils continueroient dans la résolution de poser les armes aussitôt que le cardinal seroit effectivement éloigné.

Le 17, les députés mandèrent au parlement que le Roi étoit parti de Saint-Denis pour aller à Pontoise ; qu’il leur avoit commandé de le suivre ; que sur la difficulté qu’ils en avoient faite, il leur avoit ordonné de demeurer à Saint-Denis.

Le 18, ils écrivirent qu’ils avoient reçu un nouvel ordre de Sa Majesté de se rendre à Pontoise. La compagnie s’émut beaucoup, et donna arrêt par lequel il fut dit que les députés retourneroient à Paris incessamment. Monsieur, M. le prince et M. de Beaufort sortirent eux-mêmes avec douze cents chevaux pour les ramener, et pour faire voir au peuple qu’on les tiroit d’un fort grand péril.

La cour ne s’endormoit pas de son côté : elle lâchoit à tous momens des arrêts du conseil qui cassoient ceux du parlement. Elle déclara nul tout ce qui s’étoit fait, tout ce qui se faisoit et tout ce qui se feroit dans les assemblées de l’hôtel-de-ville ; et elle ordonna même que les deniers destinés au paiement de ses rentes ne seroient portés dorénavant qu’aux lieux où Sa Majesté feroit sa résidence.

Le 19, M. le président de Nesmond fit la relation de ce qu’il avoit fait à la cour avec les autres députés. Cette relation qui étoit toute remplie de dits et de contredits, ne contenoit rien en substance de plus que ce que vous en avez vu dans les précédentes : à la réserve d’un article d’une lettre écrite par M. Servien aux députés, qui portoit qu’en cas que Monsieur et M. le prince continuassent à faire difficulté d’envoyer des députés en leur nom, Sa Majesté consentoit qu’ils chargeassent ceux du parlement de leurs intentions. Cette même lettre assuroit que le Roi éloigneroit M. le cardinal de ses conseils aussitôt que l’on seroit convenu des articles qui pourroient être contestés dans la conférence, et qu’il n’attendroit pas même pour le faire qu’ils fussent exécutés. On opina ensuite : mais l’on ne put finir la délibération que le 20. Il passa à déclarer que le Roi étant détenu prisonnier par le cardinal Mazarin, M. le duc d’Orléans seroit prié de prendre la qualité de lieutenant général de Sa Majesté, et M. le prince convié à prendre sous lui le commandement des armées, tant et si long-temps que le Mazarin ne seroit pas hors du royaume ; que copie de l’arrêt seroit envoyée à tous les parlemens du royaume, qui seroient priés d’en donner un pareil. Ils ne déférèrent point à sa prière car à la réserve de celui de Bordeaux, il n’y en eut aucun qui en délibérât seulement ; et bien au contraire celui de Bretagne avoit mis surséance à ceux qu’il avoit donnés auparavant, jusqu’à ce que les troupes espagnoles qui étoient entrées en France fussent tout-à-fait hors du royaume. Monsieur ne fut pas mieux obéi sur ce qu’il écrivit de sa nouvelle dignité à tous les gouverneurs des provinces : et il m’avoua de bonne foi, quelque temps après, que pas un seul, à l’exception de M. de Sourdis, ne lui avoit fait réponse. La cour les avoit avertis de leur devoir, par un arrêt solennel que le conseil donna en cassation de celui du parlement, qui établissoit la lieutenance générale. Son autorité n’étoit pas même établie, au moins en la manière qu’elle le devoit être, dans Paris : car deux misérables ayant été condamnés à être pendus le 23, pour avoir mis le feu dans l’hôtel-de-ville, les compagnies des bourgeois qui furent commandées pour tenir la main à l’exécution refusèrent d’obéir.

Le 24, on ordonna qu’on feroit une assemblée générale à l’hôtel-de-ville, pour aviser aux moyens de trouver de l’argent pour la subsistance des troupes et que l’on vendroit les statues qui étoient dans le palais Mazarin, pour faire le fonds de la tête à prix.

Le 26, Monsieur dit dans les chambres assemblées que sa nouvelle qualité de lieutenant général l’obligeant à former un conseil, il prioit la compagnie de nommer deux de son corps qui y entrassent, et de lui dire aussi si elle n’approuvoit pas qu’il priât M. le chancelier d’y assister. Il passa à cet avis ; et M. Bignon même, avocat général, et le Caton de son temps, n’y fut pas contraire : car il dit dans ses conclusions, qui furent d’une force et d’une éloquence admirables, que le parlement n’avoit pas donné à Monsieur la qualité de lieutenant général ; mais qu’il la pouvoit prendre dans la conjoncture, comme l’ayant de droit par sa naissance, qui le constituoit naturellement le premier magistrat du royaume. Il allégua sur cela Henri-le-Grand qui, étant premier prince du sang, s’étoit appelé ainsi dans un discours qu’il avoit fait dans le temps des troubles.

Le 27, le conseil fut établi par M. le duc d’Orléans ; et il fut composé de Monsieur, de M. le prince, de messieurs de Beaufort, de Nemours, de Sully, de Brissac, de La Rochefoucauld et de Rohan ; des présidens de Nesmond et de Longueil ; Aubry et Larcher, présidens des comptes ; Dorieux et Le Noir, de la cour des aides.

Le 29, il fut résolu dans l’assemblée de l’hôtel-de-ville de lever huit cent mille, livres pour fortifier les troupes de Son Altesse Royale, et d’écrire à toutes les grandes villes du royaume pour les exhorter à s’unir avec la capitale. Le Roi ne manqua pas de casser, par des arrêts du conseil, tous ceux du parlement, et toutes ces délibérations de l’hôtel-de-ville.

Je crois que je me suis acquitté exactement de la parole que je vous ai donnée de ne vous guère importuner de mes réflexions sur tout ce qui se passa dans les temps que je viens de parcourir plutôt que de décrire. Ce n’est pas, comme vous le jugez aisément, faute de matière : il n’y en peut guère avoir qui en soit plus digne, ni qui en dût être plus féconde. Les événemens en sont bizarres, rares, extraordinaires ; mais comme je n’étois pas proprement dans l’action, et que je ne la voyois même que d’une loge qui n’étoit qu’au coin du théâtre, je craindrois, si j’entrois trop avant dans le détail, de mêler dans mes vues mes conjectures ; et j’ai tant de fois éprouvé que les plus raisonnables sont souvent fausses, que je les crois toujours indignes de l’histoire, et de l’histoire particulièrement qui n’est faite que pour une personne à laquelle on doit, par tant de titres, une vérité pleinement incontestable. En voici deux, sur cette matière, qui sont de cette nature.

L’une est que, bien que je ne puisse vous démêler en particulier les différens ressorts des machines que vous venez de voir sur le théâtre, parce que j’en étois dehors, je puis vous assurer que l’unique qui faisoit agir si pitoyablement Monsieur, c’étoit la persuasion où il étoit que tout étant à l’aventure, le parti le plus sage étoit de suivre toujours le flot (c’étoit son expression) ; et que ce qui obligeoit M. le prince à se conduire comme il se conduisoit, c’étoit l’aversion qu’il avoit à la guerre civile, qui fomentoit, réveilloit même à tous momens, dans le plus intérieur de son cœur, l’espérance de la terminer promptement par une négociation. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’elles n’eurent jamais d’intermission. Je vous ai expliqué le détail de ces différens mouvemens dans ce que je vous ai expliqué ci-dessus : mais je crois qu’il n’est pas inutile de vous les marquer encore en général dans le cours d’une narration qui vous présente à tous les instans des incidens dont vous me demandez sans doute les raisons, que j’omets parce que je n’en sais pas le particulier.

Je vous ai déjà dit que j’avois rebuté Monsieur par mes monosyllabes. Je m’y étois fixé à dessein, et je ne les quittai que lorsqu’il s’agit de la lieutenance générale. Je la combattis de toute ma force, parce qu’il me força de lui en dire mon sentiment. Je la lui traitai d’odieuse, de pernicieuse et d’inutile ; et je m’en expliquai si hautement et si clairement, que je lui dis que je serois au désespoir que tout le monde ne sût pas sur cela mes sentimens, et que l’on crût que ceux qui avoient mon caractère particulier dans le parlement fussent capables d’y donner leurs voix. Je lui tins ma parole. M. de Caumartin s’y signala même par l’avis contraire. Je croyois devoir cette conduite au Roi, à l’État, et à Monsieur même. J’étois convaincu, comme je le suis encore, que les mêmes lois qui nous permettent quelquefois de nous dispenser de l’obéissance exacte nous défendent toujours de ne pas respecter le titre du sanctuaire, qui, en ce qui regarde l’autorité royale, est le plus essentiel. J’étois de plus en cet état, à vous dire le vrai, de soutenir ma maxime et mes démarches : car la contenance que j’avois tenue dans la résolution de l’hôtel-de-ville avoit saisi l’imagination des gens et leur avoit fait croire que j’avois beaucoup plus de force que je n’en avois en effet. Ce qui la fait croire l’augmente. J’en avois fait l’expérience, et je m’en étois servi avec fruit, aussi bien que des autres moyens que je trouvai encore en abondance dans les dispositions de Paris qui s’aigrissoit tous les jours contre le parti des princes, et par les taxes desquels on se voyoit menacé, et par le massacre de l’hôtel-de-ville qui avoit jeté l’horreur dans tous les esprits, et par le pillage des environs, où l’armée, qui depuis le combat de Saint-Antoine étoit campée dans le faubourg Saint-Victor, faisoit des ravages incroyables. Je profitois de tous ces désordres : je les relevois d’une manière qui me rendoit agréable à tous ceux qui les blâmoient ; je ramenois insensiblement et docilement à moi tous ceux des pacifiques qui n’étoient point attachés par profession particulière au Mazarin. Je réussis dans ce manège, au point que je me trouvai à Paris en état de disputer le pavé à tout le monde et qu’après m’être tenu sur la défensive trois semaines dans mon logis, avec les précautions que je vous ai marquées ci-dessus, j’en sortis avec pompe, nonobstant le cérémonial romain. J’allai tous les jours au Luxembourg ; je passois au milieu des gens de guerre que M. le prince avoit dans le faubourg ; et je crus que j’étois assez assuré du peuple pour croire que j’en pouvois user ainsi avec sûreté. Je ne m’y trompai pas, au moins par l’événement. Je reviens au parlement.

Le 6 d’août 1652, Buchifert, substitut du procureur général, apporta aux chambres assemblées deux lettres du Roi : l’une adressée à la compagnie, l’autre au président de Nesmond, avec une déclaration du Roi qui portoit la translation du parlement à Pontoise. La cour avoit pris cette résolution, après avoir connu que son séjour à Saint-Denis n’avoit pas empêché que le parlement et l’hôtel-de-ville n’eussent fait les pas que vous avez vus ci-devant. L’on s’émut fort dans l’assemblée des chambres à cette nouvelle : on opina et il fut dit que les lettres et la déclaration seroient mises au greffe, pour y être fait droit après que le cardinal Mazarin seroit hors de France. Le parlement de Pontoise, composé de quatorze officiers, à la tête desquels étoient messieurs les présidens Mole, Novion et Le Coigneux, qui s’étoient un peu auparavant retirés de Paris en habits déguisés, fit des remontrances au Roi, tendantes à l’éloignement du cardinal Mazarin. Le Roi lui accorda ce qu’il lui demandoit, à l’instance même de ce bon et désintéressé ministre, qui sortit effectivement de la cour, et se retira à Bouillon. Cette comédie, très-indigne de la majesté royale fut accompagnée de tout ce qui la pouvoit rendre encore plus ridicule. Les deux parlemens se foudroyèrent, par des arrêts sanglans qu’ils donnoient les uns contre les autres.

Le 13 août, celui de Paris ordonna que ceux qui assisteroient à l’assemblée de Pontoise seroient rayés du tableau et du registre.

Le 17 du même mois, celui de Pontoise vérifia la déclaration du Roi, qui portoit injonction au parlement, à la chambre des comptes et à la cour des aides, que, vu l’éloignement du cardinal Mazarin, ils étoient prêts de poser les armes, pourvu qu’il plût à Sa Majesté de donner une amnistie, d’éloigner ses troupes des environs de Paris, retirer celles qui étoient en Guienne, donner une route et sûreté pour celles d’Espagne, et permettre à messieurs les princes d’envoyer vers Sa Majesté pour conférer de ce qui pourroit rester à ajuster. Ce parlement donna ensuite arrêt par lequel il fut ordonné que Sa Majesté seroit remerciée de l’éloignement du cardinal, et très-humblement suppliée de revenir en sa bonne ville de Paris.

Le 26, le Roi fit vérifier au parlement de Pontoise l’amnistie qu’il donna à tous ceux qui avoient pris les armes contre lui ; mais avec des restrictions qui faisoient que peu de gens y pouvoient trouver leur sûreté.

Les 29 et 31 d’août et le 2 septembre, l’on ne parla presque à Paris, dans les chambres assemblées, que du refus que la cour avoit fait à Monsieur et à M. le prince des passeports qu’ils lui avoient demandés pour messieurs le maréchal d’Etampes, le comte de Fiesque et Goulas ; et de la réponse que le Roi avoit faite à une lettre de Monsieur. Cette réponse étoit, en substance, qu’il s’étonnoit que M. le duc d’Orléans n’eût pas fait de réflexion qu’après l’éloignement de M. le cardinal Mazarin il n’avoit autre chose à faire, suivant sa parole et sa déclaration, qu’à poser les armes, renoncer à toutes associations et traités, faire retirer les étrangers : après quoi ceux qui viendroient de sa part seroient très-bien venus.

Le 2 septembre, l’on opina sur cette réponse du Roi ; mais on n’eut pas le temps d’achever la délibération. Il fut seulement arrêté que défenses seroient faites aux lieutenans criminel et particulier de faire publier aucune déclaration du Roi sans ordre du parlement : ce qui fut ordonné, sur l’avis que l’on eut que ces officiers avoient reçu commandement du Roi de faire publier et afficher dans la ville celle d’amnistie qui avoit été vérifiée à Pontoise.

Le 3, l’on acheva la délibération sur la réponse du Roi à Monsieur. Il fut arrêté que les députés de la compagnie iroient trouver le Roi pour le remercier de l’éloignement du cardinal Mazarin, et pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris ; que M. le duc d’Orléans et M. le prince seroient priés d’écrire au Roi, et de l’assurer qu’ils mettroient bas les armes aussitôt qu’il auroit plu à Sa Majesté d’envoyer les passeports nécessaires pour la retraite des étrangers, et une amnistie en bonne forme, et qui fut vérifiée dans tous les parlemens du royaume ; que Sa Majesté seroit suppliée de recevoir les députés de messieurs les princes ; que la chambre des comptes et la cour des aides de Paris seroient conviées de faire la députation ; qu’assemblée générale seroit faite dans l’hôtel-de-ville : et que l’on écriroit à M. le président de Mesmes, qui s’étoit aussi retiré à Pontoise, afin qu’il sollicitât les passeports.

Permettez-moi, je vous supplie, de faire une pause en cet endroit, et de considérer avec attention cette illusion scandaleuse et continuelle avec laquelle un ministre se joue effectivement du nom et de la parole sacrée d’un grand roi, et avec laquelle d’autre part le plus auguste parlement du royaume, la cour des pairs, se joue, pour ainsi parler, d’elle-même, par des contradictions perpétuelles, et plus convenables à la légèreté d’un collége qu’à la majesté d’un sénat ! Je vous ai dit quelquefois que les hommes ne se sentent pas dans ces sortes de fièvres d’État, qui tiennent de la frénésie. Je connoissois en ce temps-là des gens de bien qui étoient persuadés jusqu’au martyre, s’il eût été nécessaire, de la justice de la cause de messieurs les princes. J’en connoissois d’autres, et d’une vertu désintéressée et consommée, qui fussent morts avec joie pour la défense de celle de la cour. L’ambition des grands se sert de ces dispositions comme il convient à leurs intérêts : ils aident à aveugler le reste des hommes, et ils s’aveuglent encore eux-mêmes après plus dangereusement que le reste des hommes.

Le bonhomme M. de Fontenay, qui avoit été deux fois ambassadeur à Rome, qui avoit de l’expérience, du bon sens, et l’intention sincère et droite pour l’État, déploroit tous les jours avec moi la léthargie dans laquelle les divisions domestiques font tomber même les meilleurs citoyens.

À l’égard du dehors de l’État, l’archiduc reprit cette année-là Gravelines et Dunkerque. Cromwell prit, sans déclaration de guerre, et avec une insolence injurieuse à la couronne, sous je ne sais quel prétexte de représailles, une grande partie des vaisseaux du Roi. Nous perdîmes Barcelone, la Catalogne et Casal, la clef de l’Italie. Nous vîmes Brisach révolté, sur le point de retomber entre les mains de la maison d’Autriche. Nous vîmes les drapeaux et les étendards d’Espagne voltigeant sur le Pont-Neuf ; les écharpes jaunes de Lorraine parurent dans Paris avec la même liberté que les isabelles et les bleues. On s’accoutumoit à ces spectacles, et à ces funestes nouvelles de tant de pertes. Cette habitude, qui avoit de terribles conséquences, me fit peur, et certainement beaucoup plus pour l’État que pour ma personne. M. de Fontenay, qui en fut pénétré, et qui le fut même de ce qu’il m’en vit touché, m’exhorta à sortir moi-même de la léthargie « où vous êtes, me dit-il, à votre mode : car enfin si vous vous considérez tout seul, vous avez pris le bon parti. Mais si vous faites réflexion sur l’état où est la capitale du royaume, à laquelle vous êtes attaché par tant de titres, croyez-vous n’être pas obligé à vous donner plus de mouvement que vous ne vous en donnez ? Vous n’avez aucun intérêt, vos intentions sont bonnes : faut-il que par votre inaction vous fassiez autant de mal à l’État que les autres en font par leurs mouvements les plus irréguliers ? » M. de Sève-Châtignonville, que vous avez vu depuis dans le conseil du Roi, et qui étoit mon ami très-particulier et homme d’une grande intégrité, m’avoit fait depuis un mois ou six semaines ; même avec empressement, des instances pareilles. M. de Lamoignon[45] qui est présentement premier président du parlement de Paris, et qui a eu dès sa jeunesse toute la réputation que mérite une aussi grande capacité que la sienne, jointe à une aussi grande vertu, me faisoit tous les jours le même discours. M. de Valençay, conseiller d’État, qui n’avoit pas à beaucoup près les talens des autres, mais qui étoit aussi bien qu’eux colonel de son quartier, me venoit dire tous les dimanches au matin à l’oreille : « Sauvez l’État, sauvez la ville ! j’attends vos ordres. » M. des Roches, chantre de Notre-Dame, et qui avoit la colonelle du cloître, homme de peu de sens, mais de bonne intention, pleuroit réglément avec moi deux ou trois fois la semaine sur le même sujet. Ce qui me toucha le plus sensiblement de toutes ces exhortations fut une parole de M. de Lamoignon, dont j’estimois autant le bon sens que la probité. « Je vois monsieur, me dit-il un jour qu’il se promenoit avec moi dans ma chambre, qu’avec l’intention du monde la plus droite, vous allez tomber de l’amour public dans la haine publique. Il y a déjà quelque temps que les esprits qui étoient tous pour vous dans le commencement se sont partagés. Vous avez regagné du terrain par les fautes de vos ennemis : je vois que vous commencez à le reperdre. Que les frondeurs croient que vous ménagez le Mazarin, et que les mazarins croient que vous appuyez les frondeurs : je sais que cela n’est pas vrai, et je juge même qu’il ne peut être vrai ; mais ce qui me fait peur pour vous, c’est qu’il commence à être cru par une espèce de gens dont l’opinion forma toujours avec le temps la réputation publique. Ce sont ceux qui ne sont ni frondeurs ni mazarins, et qui ne veulent que le bien de l’État. Cette espèce de gens ne peut rien dans le commencement des troubles : elle peut tout dans les fins. » Il n’y a rien, comme vous voyez, de plus sensé que ce discours ; mais comme il ne m’étoit pas tout-à-fait nouveau, et que j’avois déjà fait beaucoup de réflexions qui au moins en approchoient, il ne m’émut pas au point du dernier mot par lequel il le termina. « Voici d’étranges conjonctures, ajouta-t-il. Il est d’un homme sage d’en sortir avec précipitation et même avec perte, parce que l’on court fortune d’y perdre tout son honneur, quoique l’on s’y conduise avec toute sorte de sagesse. Je doute fort que le connétable de Saint-Paul[46] ait été aussi coupable et ait eu d’aussi mauvaises intentions qu’on nous le dit. » Cette dernière parole, qui est d’un sens droit et profond, me pénétra d’autant plus que le père don Carouges, chartreux, que j’avois été voir la veille dans sa cellule, m’avoit dit, à propos de la conduite que je tenois : « Elle est si nette, elle est si haute, que tous ceux qui n’en seroient pas capables, au poste où vous êtes, y conçoivent du mystère ; et dans les temps embarrassés et malheureux, tout ce qui passe pour mystère est odieux. » Je vous rendrai compte de l’effet que tous ces discours dont je viens de vous parler firent sur mon esprit, après que j’aurai touché, le plus brièvement qu’il me sera possible, quelques faits qui méritent de n’être pas oubliés.

Vous avez vu ci-dessus que le Roi, après qu’il eut établi son parlement à Pontoise, étoit allé à Compiègne. Il n’y mena pas M. de Bouillon, qui mourut en ce temps-là d’une fièvre continue ; mais il fit venir M. le chancelier, qui sortit de Paris déguisé, et qui préféra le conseil du Roi à celui de Monsieur, dans lequel il est vrai qu’il eut fort lieu de ne pas entrer. Il n’y a que la foiblesse qui puisse excuser un pas de cette nature à un chancelier de France ; mais je ne suis pas moins persuadé qu’il n’y a aussi que la mollesse du gouvernement du cardinal Mazarin qui eût pu remettre à la tête de tous les conseils et de toutes les justices du royaume un chancelier qui avoit été capable de le faire. L’un des plus grands maux que le ministériat de M. le cardinal Mazarin ait fait au royaume est le peu d’attention qu’il a eu à en garder la dignité. Le mépris qu’il en a fait lui a réussi ; et ce succès est un second malheur plus grand encore que le premier, parce qu’il couvre et qu’il pallie les inconvéniens qui arriveront infailliblement tôt ou tard à l’État, de l’habitude que l’on en a prise.

La Reine, qui avoit de la hauteur, eut assez de peine à se résoudre au rappel du chancelier ; mais le cardinal en étoit le maître, et au point que quand il s’entêta de M. de Bullion, entre les mains de qui il mit même les finances, il répondit à la Reine, qui l’avertissoit de ne se pas fier à un homme de cet esprit : « Il vous appartient bien, madame, de me donner des avis ! » Je sus cette particularité trois jours après par Varennes, à qui M. de Bullion lui-même l’avoit dite.

Il ne seroit pas juste d’oublier en ce lieu la mort de M. de Nemours, qui fut tué en duel dans le Marché aux Chevaux, par M. de Beaufort[47]. Vous vous pouvez souvenir de ce que je vous ai dit de leur querelle, à propos du combat de Gergeau. Elle se renouvela par la dispute de la préséance dans le conseil de Monsieur. M. de Nemours força presque M. de Beaufort à se battre ; il y périt sur-le-champ d’un coup de pistolet à la tête. M. de Villars, que vous connoissez, le servoit en cette occasion ; et il tua Héricourt, lieutenant des gardes de M. de Beaufort. Je reviens au Luxembourg.

Vous croyez aisément que la confusion de Paris n’aidoit pas à mettre l’ordre dans la cour de Monsieur. La mort de M. de Valois, qui arriva le jour de la Saint-Laurent, y mit la douleur, qui fait toujours la consternation quand elle tombe sur le point de l’incertitude et de l’embarras. Un avis donné à Monsieur justement dans ce temps par madame de Choisy, d’une négociation de M. de Chavigny avec la cour, du détail de laquelle je vous parlerai dans la suite, le toucha infiniment. Les nouvelles qui venoient de tous côtés, assez mauvaises pour le parti, le trouvant en cet état, agitoient encore plus son esprit qu’il ne l’étoit dans son assiette naturelle, quoiqu’elle ne fût jamais bien ferme. Persan avoit été obligé de rendre Montrond à Paluau, qui fut fait maréchal de France après cette expédition. M. le comte d’Harcourt avoit presque toujours eu avantage dans la Guienne ; et Bordeaux même se trouvoit divisé en tant de folles partialités, qu’il eût été difficile d’y faire aucun fondement. Marigny disoit assez plaisamment que madame la princesse et madame de Longueville, M. le prince de Conti et Marsin, le parlement, les jurats et l’armée, Marigny et Sarasin, y avoient chacun leurs factions ; il avoit commencé une manière de catholicon de ce qu’il avoit vu en ce pays-là, qui en faisoit une image bien ridicule. Je n’en sais pas assez le détail pour vous en entretenir ; et je me contente de vous dire que ce qui en étoit revenu à Monsieur ne contribuoit pas à lui donner du repos dans ces agitations, et à lui faire croire que le parti où il étoit engagé étoit bon.

La providence de Dieu, qui, par des secrets ressorts inconnus à ceux même qu’elle fait agir, dispose les moyens pour leur fin, se servit des exhortations de ces messieurs que je viens de vous nommer, pour me porter à changer ma conduite, justement au moment dans lequel ce changement trouvoit Monsieur dans des dispositions susceptibles de celles que je lui pourrois inspirer. La plus grande difficulté fut de me l’inspirer à moi-même : car quoique je n’eusse dans le vrai que de très-bonnes et de très-sincères intentions pour l’État, et quoique je ne souhaitasse que de sortir d’affaire avec quelque sorte d’honneur, je ne laissois pas de vouloir conserver un certain décorum, qu’il étoit assez difficile de rencontrer bien juste dans la conjoncture présente. Je convenois avec ces messieurs qu’il avoit de la honte à demeurer les bras croisés, et à laisser périr la capitale et peut-être l’État ; mais ils convenoient aussi avec moi qu’il y avoit fort peu d’honneur à revenir d’aussi loin, que de contribuer au rétablissement d’un ministre odieux à tout le royaume, et dans la perte duquel je m’étois autant distingué. Nous ne pouvions douter, ni les uns ni les autres, que tous les pas que nous ferions pour la paix feroient cet effet infailliblement, quoiqu’indirectement ; parce que nous ne pouvions ignorer que ce rétablissement étoit l’unique vœu de la Reine. M. de Fontenay me convainquit à la fin par ce raisonnement, qu’il me fit une après-dînée dans les Chartreux en nous promenant. « Vous voyez que le Mazarin n’est qu’une manière de godenot[48] qui se cache aujourd’hui, et qui se montrera demain : mais vous voyez aussi que, soit qu’il se cache, soit qu’il se montre, le filet qui l’avance et qui le retire est celui de l’autorité royale, lequel ne se rompra pas apparemment sitôt, de la manière que l’on s’y prend à le rompre. Beaucoup de ceux même qui lui paroissoient les plus contraires seroient bien fâchés qu’il pérît. Beaucoup d’autres seront très-consolés qu’il se sauve : personne ne travaille véritablement et entièrement à sa ruine ; et vous-même, monsieur (il parloit à moi), vous-même vous n’y donnez que mollement, parce qu’il y a une infinité d’occasions dans lesquelles l’état où vous êtes avec M. le prince ne vous permet pas de vous étendre contre la cour aussi librement et aussi pleinement que vous le feriez sans cette considération. Je conclus qu’il est impossible que le cardinal ne se rétablisse pas, ou par une négociation avec M. le prince, qui entraînera Monsieur toutes les fois qu’il lui plaira de se raccommoder à la cour, ou par la lassitude des peuples, qui ne s’aperçoivent déjà que trop clairement que l’on ne sait faire dans ce parti ni la paix, ni la guerre. Dans tous ces deux cas, que je tiens pour infaillibles, vous perdrez beaucoup : car si vous ne vous tirez d’embarras avant que le mouvement finisse par un accommodement de la cour avec M. le prince, vous aurez peine à vous démêler d’une intrigue dans laquelle et la cour et M. le prince songeront assurément à vous faire périr. Si la résolution vient par la lassitude des peuples, en êtes-vous mieux ? et cette lassitude, de laquelle l’on se prend toujours à ceux qui ont le plus brillé dans le mouvement, ne peut-elle pas corrompre et tourner contre vous-même la sage inaction dans laquelle vous êtes demeuré depuis quelque temps ? Voilà, ce me semble, ce que vous pouvez prévoir ; mais voilà aussi ce que vous ne pouvez éviter, qu’en en trouvant l’issue avant que la guerre civile se termine par l’un ou l’autre de ces moyens que je viens de vous expliquer. Je sais bien que l’engagement où vous êtes avec Monsieur, et même avec le public, touchant le Mazarin, ne vous permet pas de travailler à son rétablissement ; et vous savez que, par cette raison, je ne vous ai jamais rien proposé tant qu’il a été à la cour. Il n’y est plus ; et quoique son éloignement ne soit qu’un jeu et qu’une illusion, il ne laisse pas de vous donner lieu de faire de certaines démarches qui conduisent naturellement à ce qui vous est bon. Paris, tout soulevé qu’il est, souhaite avec passion la présence du Roi ; et ceux qui la demanderont les premiers seront ceux qui en auront l’agrément dans le peuple. J’avoue que le peuple, selon ce principe, ne sait ce qu’il demande : car cette présence contribuera apparemment à y ramener plus tôt le Mazarin ; mais enfin il la demande : et comme le cardinal est éloigné, ceux qui la demanderont les premiers ne passeront pas pour mazarins. C’est votre unique compte : car comme vous n’avez pas d’intérêts particuliers, et que vous ne voulez dans le fond que le bien de l’État et la conservation de votre réputation dans le public, vous faites l’un sans nuire à l’autre. Je conviens que si vous pouviez empêcher le rétablissement du cardinal, le parti que je vous propose ne seroit ni d’un politique ni d’un homme de bien : car ce rétablissement doit être considéré, par une infinité de raisons, comme une calamité publique. Mais supposé, comme vous le supposez vous-même, qu’il soit infaillible par la mauvaise conduite de ses ennemis, je ne conçois pas comment la vue d’une chose que vous ne pouvez empêcher vous peut empêcher vous-même de sortir de l’embarras où vous vous trouvez, par une porte qui vous ouvre un champ et de gloire et de liberté. Paris, dont vous êtes archevêque, gémit sous le poids ; le parlement n’y est plus qu’un fantôme l’hôtel-de-ville est un désert ; Monsieur et M. le prince n’y sont maîtres qu’autant qu’il plaira à la canaille la plus insensée ; les Espagnols, les Allemands et les Lorrains sont dans ses faubourgs, qui ravagent jusque dans les jardins. Vous qui en êtes le pasteur et le libérateur, en deux ou trois rencontres vous avez été obligé de vous garder dans votre propre maison trois semaines durant ; et vous savez bien qu’encore aujourd’hui vos amis sont en peine quand vous n’y marchez pas armé., Ne comptez-vous pour rien de faire finir toutes ces misères ? et manquerez-vous le moment unique que la Providence vous donne pour vous donner l’honneur de les terminer ? Le cardinal, qui est un homme de contre-temps, peut revenir demain ; et s’il étoit à la cour, le parti que je vous propose vous seroit plus impraticable qu’à homme qui vive. Ne perdez pas l’instant qui vous convient aussi, par la raison des contraires, plus qu’à homme qui vive ; prenez avec vous votre clergé, menez-le à Compiègne ; remerciez le Roi de l’éloignement du Mazarin ; demandez-lui son retour dans sa capitale ; entendez-vous avec ceux des corps qui ne veulent que le bien, qui sont presque tous vos amis particuliers, et qui vous considèrent déjà comme leur chef naturel, par votre dignité dans une occasion qui lui est si propre et si convenable. Si le Roi revient effectivement à la ville, le peuple de Paris vous en aura l’obligation ; s’il vous le refuse, on ne laissera pas d’avoir de la reconnoissance de votre intention. Si vous pouvez gagner Monsieur sur ce point, vous sauvez tout l’État : parce que je suis persuadé que s’il savoit jouer son personnage en cette rencontre, il ramèneroit le Roi à Paris, et que le Mazarin n’y reviendroit jamais. Je suppose qu’il y revienne dans le temps : prévenez ce hasard, que je vois bien que vous craignez, à cause du reproche que le peuple vous en pourroit faire ; prévenez, dis-je, ce hasard par l’emploi de Rome, auquel vous m’avez dit plusieurs fois que vous étiez résolu, plutôt que de figurer avec lui. Vous êtes cardinal, vous êtes archevêque de Paris ; vous avez l’amour du public ; vous n’avez que trente-sept ans : sauvez la ville, sauvez l’État ! » Voilà en substance ce que M. de Fontenay me dit, et ce qu’il me dit avec une rapidité qui n’étoit nullement de sa froideur ordinaire ; et il est vrai que j’en fus touché : car quoiqu’il ne m’apprît rien à quoi je n’eusse déjà pensé, comme vous l’avez vu par les réflexions que j’avois faites à mon égard sur l’incendie de l’hôtel-de-ville, je ne laissai pas de me sentir plus ému de ce qu’il me représentoit sur cela, que de tout ce qui m’en avoit été dit jusque là, et même que de tout ce que je m’en étois moi-même imaginé.

Il y avoit déjà assez long-temps que cette députation du clergé nous rouloit dans l’esprit à M. de Caumartin et à moi, et que nous en examinions et les manières et les suites. Je dois à M. Joly la justice de dire que ce fut lui qui le premier l’imagina, aussitôt que le cardinal Mazarin se fut éloigné. Nous joignîmes tous ensemble, à la substance, les circonstances que nous y jugeâmes les plus nécessaires et les plus utiles. La première et la plus importante en tout sens fut de porter Monsieur à approuver du moins cette conduite ; et les dispositions où je vous ai marqué ci-dessus qu’il étoit nous donnoient lieu de croire que nous pourrions le tenter avec fruit. J’employai pour cet effet celles des raisons qui étoient le plus à son goût, dans ce que je vous ai dit ci-dessus à propos du sentiment de M. de Fontenay. J’y ajoutai les avantages qu’il se donneroit à lui-même, en procurant une amnistie bonne, véritable, non fallacieuse, et au parlement et à la ville, qu’on ne lui refuseroit pas certainement, s’il faisoit voir à la cour un désir sincère de s’accommoder. Je lui fis voir que quand sa retraite à Blois, après laquelle il soupiroit depuis si long-temps, auroit été précédée du soin qu’il auroit eu de chercher dans la paix les sûretés nécessaires et au public et aux particuliers, elle ne lui pourroit donner que de la gloire ; et d’autant plus qu’elle ne seroit considérée que comme l’effet de la ferme résolution qu’il avoit prise de n’avoir aucune part au rétablissement du ministre. Que celle que je prétendois en mon particulier faire à Rome, avant que ce rétablissement s’effectuât, se pourroit attribuer à nécessité, parce que beaucoup de gens croiroient que j’y serois forcé par la crainte de ne pouvoir trouver ma sûreté dans les suites de ce rétablissement ; que sa naissance le mettoit au dessus et de ces discours et de ces soupçons ; et que s’il faisoit pour le public, avant que de se retirer, ce qui lui seroit assurément très-aisé du côté de la cour, il seroit à Blois avec quatre gardes, chéri, respecté, honoré et des Français et des étrangers, et en état de profiter, même pour le bien de l’État, toutes les fois qu’il lui plairoit, de toutes les fautes qui se feroient dans tous les partis.

Je vous prie d’observer que, quand je fis ce discours à Monsieur, j’étois averti de bonne part qu’il avoit eu la frayeur, cinq ou six jours avant la dernière, que je m’accommodasse avec M. le prince. Il me l’avoit lui-même assez témoigné quoique indirectement ; mais Jouy, à qui il s’en étoit ouvert à fond, à propos d’un je ne sais quel avis qu’il avoit eu que M. de Brissac y travailloit de nouveau, m’avoit dit que Monsieur s’étoit écrié : « Si cela est, nous avons la guerre civile pour l’éternité. » Vous jugez bien que cette circonstance ne me détourna pas de la résolution que j’avois prise de le tenter. Je n’eus pas lieu de m’en repentir : car aussitôt que je fus entré en matière, il entra lui-même dans tout ce que je lui disois. Il me railla sur la cessation des monosyllabes : ce qui étoit toujours signe en lui qu’il approuvoit ce dont on lui parloit. Il ajouta ensuite des raisons aux miennes : ce qui en est un certain à tout le monde ; et puis tout d’un coup il revint, comme s’il fût parti de bien loin (ce qui étoit son air, particulièrement quand il n’avoit bougé d’une place) ; et il me dit : « Mais que ferons-nous de M. le prince ? » Je lui répondis : « C’est à Votre Altesse Royale, monsieur, à savoir où elle en est avec lui : car l’honneur est préférable à toutes choses ; mais comme j’ai lieu de croire que les négociations que l’on voit à droite et à gauche se font en commun, je m’imagine que vous vous pouvez entendre sur ce que je vous propose, comme vous vous entendez sur le reste. — Vous vous jouez, me dit-il ; mais je ne suis pas si embarrassé sur ce point que vous croyez. M. le prince a plus d’impatience que vous d’être hors de Paris ; et il s’armeroit mieux à la tête de quatre escadrons dans les Ardennes, que de commander à douze millions de gens tels que nous en avons ici, sans en excepter le président Charton. » Cela étoit vrai, et Croissy, qui étoit un des hommes du monde qui le moins de secret (défaut qui est assez rare aux gens qui sont accoutumés aux grandes affaires), me disoit tous les jours que M. le prince séchoit d’ennui ; et qu’il étoit si las d’entendre parler de parlement, de cour des aides, de chambres assemblées et d’hôtel-de-ville, qu’il disoit souvent que monsieur son grand-père n’avoit jamais été plus fatigué des ministres de La Rochelle.

Je ne laissai pas de connoître à ce discours de Monsieur qu’il cherchoit des raisons pour se satisfaire lui-même à l’égard de M. le prince. J’affectai, pour me satisfaire moi-même, de ne lui en fournir ni de lui en suggérer aucune. Je demeurai dans la règle des monosyllabes sur ce fait particulier, sur lequel il ne tint pas toutefois à Monsieur de me faire parler, non plus que sur les différentes négociations dont les bruits couroient toujours, faux ou vrais. Je me contentai de prendre ou plutôt de former ma mission. En voici la substance. Monsieur me commanda de faire une assemblée générale des communautés ecclésiastiques ; de faire députer à la cour de toutes ces communautés ; d’y mener et d’y présenter moi-même la députation, qui seroit à l’effet de supplier le Roi de donner la paix à ses peuples, et de revenir dans sa bonne ville de Paris ; de travailler par le moyen de mes amis, dans les autres corps de ville pour le même effet ; de faire savoir à la cour par madame la palatine, sans aucune lettre toutefois au moins que l’on pût montrer, que Son Altesse Royale donnoit le premier branle à ce mouvement ; de ne rien négocier pourtant en détail que lorsque je serois moi-même à Compiègne où je dirois à la Reine qu’elle voyoit bien que Monsieur ne feroit ni même ne souffriroit les démarches de tous les corps, s’il n’avoit de très-bonnes et de très-sincères intentions ; qu’il vouloit la paix, et qu’il la vouloit de bonne foi ; que les engagemens publics qu’il avoit pris contre M. le cardinal Mazarin ne lui avoient pas permis de la conclure, ni même de l’avancer, tant qu’il avoit été à la cour ; que présentement qu’il étoit dehors, il souhaitoit avec passion de faire connoître à Sa Majesté qu’il n’y avoit eu que cet obstacle qui l’eût empêché d’y travailler avec succès ; qu’il lui déclaroit par moi qu’il renonçoit à tous les intérêts particuliers ; qu’il n’en prétendoit ni pour lui ni pour aucun de son parti ; qu’il ne demandoit que la sûreté publique, pour laquelle il n’y avoit qu’à expliquer quelques articles de l’amnistie, et qu’à la revêtir de quelques formes qui se trouvoient être autant, par l’événement, du service du Roi que de la satisfaction des particuliers ; qu’après qu’il auroit eu celle de voir le Roi dans le Louvre, il se retireroit avec autant de joie que de promptitude à Blois, en résolution de n’y penser qu’à son repos et qu’à son salut ; et que tout ce qui se feroit après cela à la cour ne seroit plus sur son compte, pourvu qu’on voulût bien ne l’y pas mettre et le laisser dans sa solitude, où il promettoit de demeurer de bonne foi. Cette dernière période étoit, comme vous voyez substancielle. Monsieur ajouta à cette instruction un ordre précis et particulier d’assurer la Reine que si M. le prince ne se vouloit pas contenter de pouvoir demeurer en repos dans son gouvernement, avec la pleine jouissance de toutes ses pensions et de toutes ses charges, il l’abandonneroit. Comme je lui représentai qu’il me paroissoit qu’il pouvoit et qu’il devoit même adoucir cette expression : « Point de fausse générosité, reprit-il en colère ; je sais ce que je dis, et je saurai bien le soutenir et le justifier. »

Voilà précisément comme je sortis de chez Monsieur ; j’exécutai ses ordres à la lettre, et je ne rencontrai dans leur exécution aucunes difficultés que du côté duquel je n’en devois point attendre. Ce que je vais vous raconter est incroyable. Après que j’eus ménagé tous les préalables que je crus nécessaires aux points de cette nature, j’envoyai Argenteuil ou Joly à madame la palatine (je ne me ressouviens pas précisément lequel ce fut), pour en conférer avec elle. Elle l’approuva au dernier point ; mais elle m’écrivit que si je désirois effectivement qu’elle réussît, c’est-à-dire qu’elle obligeât le Roi de revenir à Paris, il étoit nécessaire que je surprisse la cour ; parce que si je lui donnois le loisir de consulter l’oracle, il ne lui répondroit que selon ce qui auroit été inspiré et soufflé par les prêtres des idoles, lesquels (me mandoit-elle par un chiffre que nous avions toujours cru indéchiffrable) aiment mieux que tout le temple périsse, que de vous laisser mettre seulement une pierre pour le réparer. Elle me demanda seulement cinq jours de délai, pour avoir le temps d’en donner elle-même, avis au cardinal. Elle le tourna d’une manière qui le força pour ainsi dire, à y donner les mains, et à écrire à la Reine qu’elle devoit au moins recevoir agréablement ma députation.

Dès que les Le Tellier, les Servien, les Ondedei et les Fouquet en eurent le vent, ils s’y opposèrent de toutes leurs forces, disant que ce ne pouvoit être qu’un piège dans lequel je voulois faire tomber la cour ; que si mon intention avoit été droite et sincère, j’aurois commencé par une négociation, et non pas par une proposition qui forçoit le Roi de revenir à Paris sans avoir pris ses sûretés préalables, ou de s’attirer les plaintes de toute la ville en n’y revenant pas. Madame la palatine, qui avoit l’ordre du cardinal en main se sentoit bien forte, et leur répondoit que quand j’aurois la meilleure volonté du monde, je ne pouvois pas me conduire autrement que je me conduisois parce qu’il étoit beaucoup moins sûr pour moi de me commettre à une négociation dans laquelle on me pouvoit tendre à moi-même mille et mille piéges, qu’à une députation sur laquelle enfin le pis du pis étoit de faire connoître une bonne intention sans effet. Ondedei soutenoit que l’unique fin de ma proposition étoit de pouvoir aller en sûreté pour prendre mon bonnet. Madame la palatine répondit que la réception de ce bonnet, qui n’étoit qu’une pure cérémonie, m’étoit, comme il étoit vrai, de toutes les choses du monde la plus indifférente. L’abbé Fouquet revenoit à la charge, et soutenoit que les intelligences qu’il avoit dans Paris y rétabliroient le Roi au premier jour, sans qu’il en eût obligation à des gens qui ne proposoient de l’y mettre que pour être plus en état de s’y maintenir eux-mêmes contre lui. Messieurs Le Tellier et Servien, qui avoient été au commencement de leur avis, se rendirent sur la fin, et à l’ordre du cardinal, et aux fortes et solides raisons de la palatine ; et la Reine, qui avoit tenu l’abbé Charrier, que j’avois envoyé pour obtenir les passeports, trois jours entiers à Compiègne, même depuis la parole qu’elle avoit donnée de les accorder, les fit expédier et elle y ajouta même beaucoup d’honnêteté. Je partis aussitôt avec les députés de tous les corps ecclésiastiques de Paris et près de deux cents gentilshommes qui m’accompagnoient, entre lesquels j’avois avec moi cinquante gardes de Monsieur. J’eus avis à Senlis qu’on avoit résolu à la cour de n’y pas loger mon cortège ; et Bautru même, qui s’étoit mis de mon cortège pour pouvoir sortir de Paris, dont les portes étoient gardées, me dit qu’il me conseilloit de n’y pas entrer avec tant de gens. Je lui répondis que je ne croyois pas aussi qu’il me conseillât d’y aller seul avec des curés, des chanoines et des religieux, dans un temps où il y avoit à la campagne une infinité de coureurs de tous les partis. Il en convint, et il prit les devants pour expliquer à la Reine et cette escorte et ce cortége, que l’on lui avoit très-ridiculement grossi. Tout ce qu’il put obtenir fut que l’on me donneroit logement pour quatre-vingts chevaux. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que j’en avois cent douze, seulement pour les carrosses. Cette foiblesse ne me fit que pitié ; ce qui me donna de l’ombrage fut que je ne trouvai point sur mon chemin l’escouade des gardes du corps, qui avoit accoutumé, en ce temps-là d’aller au devant des cardinaux la première fois qu’ils paroissoient à la cour. Ma défiance se fût changée en appréhension, si j’eusse su ce que je n’appris qu’à mon retour à Paris, que la cause pour laquelle l’on ne m’avoit pas fait cet honneur étoit que l’on n’avoit pas encore bien résolu de ce que l’on feroit de ma personne : les uns soutenant qu’il me falloit arrêter, les autres qu’il étoit nécessaire de me tuer ; et quelques-uns disant qu’il y avoit trop d’inconvéniens à violer en cette occasion la foi publique. M. le prince Thomas[49] fit dire à mon père, par le P. Senault[50] de l’Oratoire, le propre jour que je retournai à Paris, qu’il avoit été de ce dernier avis ; qu’il ne nommoit personne, mais qu’il y avoit au monde des gens bien scélérats. Madame la palatine ne me témoigna pas que l’on eût été jusque là ; mais elle me dit, dès le lendemain que je fus arrivé, qu’elle m’aimoit mieux à Paris qu’à Compiègne. La Reine me reçut pourtant fort bien : elle se fâcha devant moi contre l’exempt des gardes, qui ne m’avoit pas rencontré, et qui s’étoit égaré, disoit-elle, dans la forêt. Le Roi me donna le bonnet le matin du lendemain, et l’audience l’après-dînée. Je lui fis la harangue qui est imprimée[51].

La réponse du Roi fut honnête, mais générale ; et j’eus même beaucoup de peine à la tirer par écrit[52].

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Voilà ce qui parut à tout le monde de mon voyage de Compiegne : voici ce qui s’y passa dans le secret.

Je dis à la Reine, dans mon audience particulière qu’elle me donna dans un petit cabinet, que je ne venois pas seulement à Compiegne en qualité de député de l’Église de Paris, mais que j’en avois encore une autre que j’estimois beaucoup davantage, parce que je la croyois beaucoup moins inutile à son service que l’autre : que c’étoit celle d’envoyé de Monsieur, qui m’avoit commandé d’assurer Sa Majesté qu’il étoit dans la résolution de la servir réellement, effectivement, promptement et sans aucun délai et en proférant ce dernier mot, je tirai de ma poche un petit billet signé Gaston, qui contenoit ces mêmes paroles. Le premier mouvement de la Reine fut d’une joie extraordinaire ; et cette joie, à mon opinion, tira d’elle plus que de l’art (quoi que l’on en ait voulu dire depuis) ces propres paroles : « Je savois bien, M. le cardinal, que vous me donneriez à la fin des marques de l’affection que vous avez pour moi. » Comme je commençois d’entrer en matière, Ondedei[53] gratta à la porte ; et comme je voulus me lever de mon siége pour l’aller ouvrir, la Reine me prit par le bras, et me dit : « Demeurez là, attendez-moi. » Elle sortit ; elle entretint Ondedei près d’un quart-d’heure ; elle revint, et me dit qu’Ondedei lui venoit de donner un paquet d’Espagne. Elle me parut embarrassée et changée dans sa manière de parler au delà de tout ce que je vous puis dire. Bluet, dont je vous ai parlé dans cette histoire m’a dit qu’Ondedei qui avoit su que j’avois demandé à la Reine une audience particulière, l’étoit venu interrompre en lui disant qu’il avoit reçu ordre de M. le cardinal Mazarin de la conjurer de ne m’en donner aucune de cette nature, qui ne serviroit qu’à donner de l’ombrage à ses fidèles serviteurs. Ce Bluet m’a juré plus d’une fois qu’il avoit vu cette lettre en original entre les mains d’Ondedei, qui ne la reçut que justement dans le temps où j’étois enfermé avec la Reine dans le petit cabinet. Il est vrai aussi que j’observai que, quand elle y rentra, elle se mit auprès d’une fenêtre dont les vitres descendent jusqu’au plancher, et qu’elle me fit mettre en lieu où tout ce qui étoit dans la cour la pouvoit voir, et moi aussi. Ce que je vous raconte est assez bizarre ; et j’aurois encore de la peine à le croire, si tout ce que j’observai dans la suite ne m’avoit fait connoître que la défiance étoit si généralement répandue à Compiègne et en tous les particuliers, et sur tous les particuliers, que qui ne l’a pas vu ne le peut concevoir. Messieurs Servien et Le Tellier se haïssoient cordialement. Ondedei étoit leur espion comme il l’étoit de tout le monde ; l’abbé Fouquet aspiroit à la seconde place dans l’espionnage ; Bertet, Brachet, Ciron et le maréchal Du Plessis y étoient pour leur vade. Madame la palatine m’avoit informé de la carte du pays ; mais je vous confesse que je ne me l’étois pu figurer au point que je la trouvai. La Reine toutefois ne put s’empêcher, nonobstant l’avis d’Ondedei, de me témoigner et joie et reconnoissance. « Mais comme, ajouta-t-elle, les conversations particulières feroient parler le monde plus qu’il ne convient à Monsieur et à vous-même, à cause des égards qu’il faut garder vers le peuple, voyez la palatine, et convenez avec elle de quelques heures secrètes où vous puissiez voir M. Servien. » Bluet me dit depuis que c’étoit celui qu’Ondedei lui avoit suggéré pour parler d’affaires avec moi, parce que c’étoit celui qui avoit paru le plus malintentionné pour moi ; et que Servien, qui craignoit les mauvais offices des subalternes, avoit refusé d’entrer en aucunes négociations particulières avec moi, à moins qu’il n’eût pour collègue, ou plutôt pour témoin M. Le Tellier, « qui ne manquera pas, dit-il à la Reine, de faire suggérer à M. le cardinal que je prends des mesures avec le cardinal de Retz ; et c’est pour cela, madame, que je supplie très-humblement Votre Majesté qu’il en soit de part. » Je ne sais ce que je vous dis de cela que par Bluet, qui étoit à la vérité un assez bon auteur pour ce petit détail : car il étoit intime d’Ondedei. Ce qui me fait croire qu’il ne l’avoit pas inventé, c’est que je trouvai effectivement chez madame la palatine, où j’allai entre onze heures et minuit, M. Le Tellier avec M. Servien, dont je fus assez surpris, parce que je n’avois pas lieu de croire qu’il eût de fort bonnes dispositions pour moi. Je vous rendrai compte dans la suite des raisons que j’avois de le soupçonner.

Il me parut que ces messieurs avoient déjà été informés par la Reine de ce que j’avois à leur proposer. En voici la substance : que Monsieur étoit résolu de conclure la paix de bonne foi ; et que pour faire connoître à la Reine la sincérité de ses intentions, il avoit voulu, contre toutes les règles et tous les usages de la politique ordinaire, commencer par les effets ; qu’il eût été difficile d’en donner un plus efficace et plus essentiel qu’une députation aussi solennelle que celle de l’Église de Paris, résolue et exécutée à la face de M. le prince, et des troupes d’Espagne logées dans les faubourgs ; et qu’il offroit sans balancer, sans négocier, sans demander ni directement ni indirectement aucun avantage particulier, de se déclarer contre tous ceux qui s’opposeroient et à la paix et au retour du Roi à Paris, pourvu qu’on lui donnât pouvoir de promettre à M. le prince qu’on le laisseroit en paix dans ses gouvernemens, en renonçant de sa part à toute association avec les étrangers ; et que l’on envoyât une amnistie pleine, entière, et non captieuse, pour être vérifiée par le parlement de Paris.

Il eût été difficile de s’imaginer qu’une proposition de cette nature n’eût pas été, je ne dis pas reçue, mais applaudie ; parce que supposé même qu’elle n’eût pas été sincère (ce qu’ils pouvoient soupçonner, au moins selon leurs maximes corrompues), ils en eussent pu toutefois tirer leurs avantages en plus d’une manière. Ce qui me fit juger que ce ne fut pas la défiance qu’ils eurent de moi qui les empêcha d’en profiter, mais celle qu’ils avoient l’un de l’autre, fit qu’ils se regardèrent, et qu’il s’attendirent même assez long-temps qui s’expliqueroit le premier. La suite, et encore davantage l’air de la conversation qui ne se peut exprimer, me marquèrent plus que suffisamment que je ne me trompois pas dans ma conjecture. Je n’en tirai que des galimatias : et madame la palatine, qui, quoique très-connoissante de cette cour, en fut surprise au dernier point, m’avoua, le lendemain au matin qu’il y avoit beaucoup de ce que j’avois soupçonné : « quoiqu’à tout hasard, ajouta-t-elle, je sois résolue, si vous y consentez, de leur parler comme si j’étois persuadée que ce ne soit que la défiance qu’ils ont de vous qui les empêche d’agir comme des hommes ; car il est vrai, continua-t-elle, que ce que j’en ai vu cette nuit n’est pas humain. » J’y donnai les mains, pourvu qu’elle ne parlât que comme d’elle-même ; car il est vrai qu’après ce qui m’avoit paru de leurs manières d’agir, je ne pouvois pas me résoudre à aller aussi loin que je l’avois résolu, et que j’en avois le pouvoir. Elle y suppléa ; elle ne dit pas seulement à la Reine ce qui s’étoit passé la nuit chez elle, mais elle y ajouta ce qu’il n’avoit tenu qu’à ces messieurs qui s’y fût passé. Enfin elle l’assura que, moyennant ce que je vous ai marqué ci-dessus, Monsieur abandonneroit M. le prince et se retireroit à Blois ; après quoi il ne se mêleroit plus de ce qui pourroit arriver. C’étoit là le grand mot, et qui devoit décider. La Reine l’entendit, et même le sentit. Tous les subalternes entreprirent de le lui vouloir faire passer pour un piège, en lui disant que Monsieur ne donnoit cette lueur que pour attirer et tenir le Roi dans Paris, au moment même que lui Monsieur s’y donneroit une nouvelle autorité, par l’honneur qu’il s’y donnoit du retour du Roi, très-agréable au public, et par la porte que l’on voyoit qu’il affectoit de se réserver en ne s’expliquant point sur celui de M. le cardinal Mazarin. J’ai déjà remarqué que je connus clairement que ce raisonnement étoit moins l’effet d’aucune défiance qu’ils eussent en effet sur une matière qui commençoit à être éclaircie par l’état des choses, que de la crainte que chacun d’eux avoit en son particulier de faire quelques pas vers moi que son compagnon pût interpréter auprès du cardinal ; et il est aisé de juger que si la conduite qu’ils tinrent en cette occasion leur eût été inspirée par la défiance qu’eux-mêmes inspirèrent dans l’esprit de la Reine, ils eussent cherché des tempéramens qui auroient pu empêcher de tomber dans le piège qu’ils eussent appréhendé, et qui d’autre part auroient contribué à ne pas aigrir et les esprits et les affaires dans ces momens où il étoit si nécessaire de les radoucir. L’événement, qui fut favorable à la cour, a justifié cette conduite ; et je sais que les ministres ont dit depuis qu’ils étoient si assurés des dispositions de Paris, qu’ils n’avoient pas besoin de ces ménagemens. Jugez-en, je vous supplie, par ce que vous allez voir, après que je vous aurai encore suppliée d’observer une ou deux circonstances qui, quoique très-légères, vous marqueront l’état où tous ces espions de profession dont je vous ai parlé tantôt mettoient la cour.

La Reine leur étoit si soumise, et elle craignoit leurs rapports à un tel point, qu’elle conjura la palatine de dire à Ondedei, sans affectation, qu’elle lui avoit fait de grandes railleries de moi ; et elle lui dit à lui-même que je l’avois assurée que M. le cardinal étoit un honnête homme, et que je ne prétendois pas à sa place. Je vous puis assurer à mon tour que je ne lui avois dit ni l’une ni l’autre de ces sottises. Elle n’oublia pas non plus de faire sa cour à l’abbé Fouquet, en se moquant avec lui de la dépense que j’avois faite en ce voyage. Il est vrai qu’elle fut immense pour le peu de temps qu’elle dura. Je tenois sept tables servies en même temps, et j’y dépensois huit cents écus par jour. Ce qui est nécessaire n’est jamais ridicule. La Reine me dit, lorsque je reçus ses commandemens, qu’elle remercioit Monsieur ; qu’elle se sentoit très-obligée ; qu’elle espéroit qu’il contribueroit à mettre les dispositions nécessaires au retour du Roi qu’elle l’en prioit et qu’elle ne feroit pas un pas sans concerter avec lui. Sur. quoi je lui répondis : « Je crois, madame qu’il auroit été à propos de commencer dès aujourd’hui. » Elle rompit le discours.

J’eus sujet de me consoler des railleries de M. l’abbé Fouquet, par la manière dont je fus reçu à Paris. J’y entrai avec un applaudissement incroyable, et j’allai descendre au Luxembourg, où je rendis compte à Monsieur de ma négociation. Il faillit à tomber de son haut, il s’emporta, il pesta contre la cour, il entra vingt fois chez Madame, et il en sortit autant de fois ; et puis il me dit tout d’un coup : « M. le prince s’en veut aller, M. le comte de Fuensaldagne lui mande qu’il a ordre de lui remettre entre les mains toutes les forces d’Espagne ; mais il ne le faut pas laisser partir ; ces gens-là nous viendront étrangler dans Paris. Il faut que la cour y ait des intelligences que nous ne connoissons pas. Pourroit-elle agir comme elle fait, si elle ne sentoit ses forces ? »

Voilà l’une des moindres périodes d’un discours de Monsieur, qui dura plus d’une grande heure. Je ne l’interrompis pas et même quand il m’interrogeait je ne répondois que par monosyllabes. Il s’impatienta à la fin, et me commanda de lui dire mon sentiment, en ajoutant : « Je vous pardonne vos monosyllabes, quand je fais ce qu’il plaît à M. le prince contre vos sentimens ; mais quand je suis votre sentiment, comme je l’ai fait en cette occasion, je veux que vous me parliez à fond. — Il est juste, monsieur, lui répondis-je, que je parle toujours ainsi à Votre tesse Royale, quelque sentiment qu’il lui plaise de prendre. Je ne désavoue pas les miens en ce rencontre ; je fais plus, car je ne m’en repens pas. Je ne considère point les événemens : la fortune en décide ; mais elle n’a aucun pouvoir sur le bon sens. Le mien est moins infaillible que celui des autres, parce que je ne suis pas si habile ; mais pour cette fois, je le tiens aussi droit que s’il avoit bien réussi, et il ne me sera pas difficile de le justifier à Votre Altesse Royale. » Monsieur m’arrêta en cet endroit même avec précipitation, et il me dit : « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire : je sais bien que nous avons eu raison ; mais enfin ce n’est pas assez d’avoir raison en ce monde, et c’est encore moins de l’avoir eu. Qu’est-il besoin de faire ? nous allons être pris à la gorge. Vous voyez comme moi que la cour ne peut pas être aveuglée au point d’agir comme elle fait, et qu’il faut, ou qu’elle soit accommodée avec M. le prince, ou qu’elle soit maîtresse de Paris sans moi. » Madame, qui avoit impatience de savoir à quoi se termineroit cette scène, entra à ce mot dans le cabinet des livres ; et pour vous dire le vrai, j’en eus une grande joie, parce qu’en tout où elle n’étoit pas prévenue, elle avoit le sens droit, quoique son esprit fût assez borné. Monsieur continuant devant elle à me commander de lui dire mon sentiment, je le suppliai de me permettre de le mettre par écrit : ce qui étoit toujours le mieux avec lui, parce que sa vivacité faisoit qu’il interrompoit à tout moment le fil de ce qu’on lui disoit. Voici ce que j’ai transcrit sur l’original, que je retrouvai par un fort grand hasard :

« Je crois que Son Altesse Royale doit supposer pour certain que la hauteur de la cour vient moins de la connoissance qu’elle a de ses forces, que de la confusion où l’absence du cardinal et la multitude de ses agens la met deux ou trois fois le jour. Mais comme une partie de la discussion dont il s’agit présentement doit être fondée sur ce principe, il n’est pas juste que Monsieur m’en croie sur ma parole, qui enfin n’est fondée elle-même que sur ce que je crois en avoir vu à Compiègne, et en quoi par conséquentje puis me tromper. Je le supplie par cette raison de prendre, comme préalable à toutes choses, la résolution de s’éclaircir sur ce point, et de pénétrer si ce que je crois avoir vu à Compiègne est fondé, c’est-à-dire, pour me mieux expliquer, s’il est vrai que la cour ait véritablement la hauteur qui m’y a paru, et si cette hauteur est l’effet, ou de la confusion que je viens de marquer, ou de la défiance et de l’aversion qu’elle a pour ma personne. Son Altesse Royale peut voir clair en ce détail en deux jours, par le canal de M. de Damville, et par celui de ceux de sa maison, qui sont plus agréables que moi à la Reine. Si j’ai vu faux, il ne me paroît rien de nouveau qui la doive empêcher de pousser sa pointe, et de travailler à la paix comme elle l’avoit résolu, en se servant de gens qui seront écoutés à la cour plus favorablement que moi. Si je ne me suis pas trompé dans ma conjecture, il s’agit de délibérer si Monsieur doit changer de pensée, ne plus songer à s’accommoder, et faire la guerre tout de bon au risque de tout ce qui en peut arriver ; ou se sacrifier lui-même au repos de l’État et à la tranquillité publique. Ceux à qui il commande de lui dire leurs sentimens sur cette matière sont fort embarrassés, parce qu’il n’y a rien moins pour eux que de passer ou pour des factieux qui veulent éterniser la guerre civile, ou pour des traîtres qui vendent leur parti, ou pour des idiots qui traitent dans le cabinet les affaires d’État comme ils traiteroient en Sorbonne des cas de conscience. Et le malheur est que ce ne sera pas leur bonne ou leur mauvaise conduite, ni leur bonne ou leur mauvaise intention, qui leur donneront ou qui les défendront de ces titres. Ce sera la fortune ou même la propre conduite de leurs ennemis. Cette observation ne m’empêchera pas de parler à Son Altesse Royale en cette occasion avec la liberté que je me sentirois si je n’y mettois rien du mien, dans une conjoncture où je suis assuré que l’on ne peut rien dire qui ne soit mal par la même raison qui fait que l’on n’y peut rien faire qui soit bien. Monsieur n’a, ce me semble, que deux partis à prendre, comme je viens de dire, supposé que la cour soit dans la disposition où je la crois ; qui sont, ou de plier à tout ce qu’elle voudra, et de consentir qu’elle se rétablisse dans Paris par elle-même sans lui en avoir aucune obligation, et sans en avoir donné aucune sûreté au public, ou de s’y opposer avec vigueur et avec fermeté, et de l’obliger par une grande et forte résistance à entrer en traité, et à pacifier l’État par les mêmes moyens que l’on a toujours cherchés à la fin des guerres civiles. Si le respect que je dois à Son Altesse Royale me permettoit de me compter seulement pour un zéro dans une aussi grande affaire que celle-ci, je prendrois la liberté de lui dire que le premier parti me seroit bon, parce qu’il me conduiroit au travers, à la vérité, de quelques murmures qu’il élèveroit contre moi dans les commencemens, au poste que je suis persuadé ne m’être pas mauvais. Les frondeurs diroient d’abord que mes conseils auroient été foibles ; les pacifiques, dont le nombre est toujours le plus grand dans la fin des guerres civiles, diroient qu’ils sont sages, et d’un homme de bien. Je serois sur le tout cardinal et archevêque de Paris, relégué, si vous voulez, à Rome mais relégué pour un temps et pour ce temps-là même dans les plus grands emplois. Les politiques se joindroient par l’événement aux pacifiques. Le feu contre le Mazarin seroit, ou éteint, ou assoupi par son rétablissement. Les murmures qui se seroient élevés contre moi seroient oubliés, et l’on ne s’en ressouviendroit que pour faire dire encore davantage que je suis un habile et un galant homme, qui me serois tiré fort adroitement d’un mauvais pas. Voilà comment se traite, dans les esprits des hommes, la réputation des particuliers. Il n’en va pas ainsi de celle des grands princes parce que leur naissance et leur élévation étant toujours plus que suffisantes pour tirer leur personne et leur fortune du naufrage, ils n’en peuvent jamais sauver leur réputation par les mêmes excuses qui en préservent les subalternes. Quand Monsieur aura laissé transférer le parlement, interdire l’hôtel-de-ville, enlever les chanoines de Paris, exiler la moitié des compagnies souveraines, l’on ne dira pas : Qu’eût-il fait pour l’empêcher ? il se fût, peut-être perdu lui-même. On dira : « Il ne tenoit qu’à lui de cher ; ce n’étoit pas une affaire, il n’avoit qu’a le vouloir. L’on m’objectera par la même raison que quand il aura fait la paix, quand il sera retiré à Blois, et quand le cardinal Mazarin sera rétabli ; l’on m’objectera, dis-je, que l’on me fera les mêmes discours : mais je soutiens que la différence y sera très-grande et tout entière, en ce que Monsieur peut ne pas prévoir, au moins à l’égard des peuples, ce rétablissement du Mazarin, et ne peut pas ne point voir, comme présente dès à cette heure, cette punition de Paris, qui, s’il ne s’y oppose, arrivera peut-être demain. J’appréhende pour le gros de l’État, le rétablissement de M. le cardinal Mazarin ; il ne me feroit pas de peine, au moins pour le présent, pour Paris. Ce n’est ni son humeur ni son intérêt de le châtier ; et s’il étoit à la cour à l’heure qu’il est, je craindrois moins pour la ville que je ne crains. Ce qui me fait trembler pour elle, c’est l’aigreur naturelle de la Reine, la violence de Servien, la dureté du Tellier, l’emportement de l’abbé Fouquet, la folie d’Ondedei. Tout ce que ces gens-là conseilleront dans les premiers mouvemens d’une réduction, tout ce qu’ils exécuteront sera sur le compte de Monsieur, et de Monsieur qui sera encore dans Paris, ou à la porte de Paris ; au lieu que tout ce qui arriveroit après qu’il auroit fait un traité raisonnable, et qu’il auroit pris toutes les sûretés convenables à une affaire de cette nature, de concert même avec le parlement et avec les autres corps de la ville, et après qu’ensuite il se seroit retiré à Blois ; au lieu, dis-je, que tout ce qui arriveroit après cela (je dis tout, sans excepter même le retour du cardinal), seroit purement sur le compte de la cour, à la décharge et à l’honneur même de Monsieur. Voilà mes pensées touchant le premier parti ; voici mes réflexions sur le second, qui est celui de continuer, ou plutôt de renouveler la guerre.

« Monsieur ne le peut plus faire, à mon sens, qu’en retenant M. le prince auprès de lui. La cour a gagné beaucoup de terrain dans les provinces, particulièrement où l’ardeur des parlemens est beaucoup attiédie. Paris même n’est pas, à beaucoup près comme il étoit ; et quoiqu’il s’en faille beaucoup qu’il ne soit aussi comme on le veut persuader à la cour, il est constant qu’il est nécessaire de le soutenir, et que les momens même commencent à y devenir précieux. La personne de M. le prince n’y est pas aimée ; sa valeur, sa naissance, ses troupes y sont toujours d’un très-grand poids, enfin je suis persuadé que si Monsieur prend le second parti, le premier pas qu’il doit faire est de s’assurer de monsieur son cousin. Le second, à mon avis, est de s’expliquer publiquement, sans délai, et dans le parlement et dans l’hôtel-de-ville, de ses intentions, et des raisons qu’il a de les avoir ; d’y faire mention des avances qu’il a faites par moi à la cour, et du dessein formé qu’elle a de rentrer dans Paris sans donner aucunes sûretés ni aux compagnies souveraines, ni à la ville ; de la résolution que lui Monsieur, a prise de s’y opposer de toute sa force, et de traiter comme ennemis tous ceux qui, directement ou indirectement auront le moindre commerce avec elle. Le troisième pas, à mon opinion, est d’exécuter avec vigueur ces déclarations, et de faire la guerre comme si l’on ne devoit jamais penser à faire la paix. Le pouvoir que Son Altesse Royale a dans le peuple me fait croire, même sans en douter, que tout ce que je viens de proposer est possible ; mais j’ajoute qu’il ne le sera plus dès qu’elle n’y emploiera pas toute son autorité, parce que les démarches contraires qu’elle a laissées faire vers la cour ont rendu plus difficiles celles qui lui sont présentement nécessaires. C’est à elle à considérer ce qu’elle peut attendre de M. le prince, ce qu’elle en doit craindre, jusques où elle veut aller avec les étrangers où elle s’en veut tenir avec le parlement, ce qu’elle veut résoudre sur l’hôtel-de-ville car, à moins que de se fixer sur tous ces points d’y prendre des résolutions certaines, de ne s’en départir point, et de se résoudre à ne plus garder ces tempéramens qui prétendent l’impossible et prétendent de concilier les contradictoires, Monsieur retombera dans tous les inconvéniens où il s’est vu, et qui seront sans comparaison plus dangereux que par le passé, en ce que l’état où sont les choses fait qu’ils seront décisifs. Il ne m’appartient pas de décider sur une matière de cette conséquence ; c’est à monsieur à se résoudre : sola mihi obsequii gloria relicta est. »

Voilà ce que j’écrivis à la hâte et presque d’un trait de plume sur la table du cabinet des livres du Luxembourg. Monsieur le lut avec application. Il le porta à Madame ; on raisonna sur le fond tout le soir ; l’on ne conclut rien ; Monsieur balançant toujours, et ne choisissant point.

Au retour de cette conférence, je trouvai M. de Caumartin chez le président de Bellièvre, qui s’étoit fait porter, à cause d’une fluxion qu’il avoit sur l’œil, dans une maison du faubourg Saint-Michel. Je lui rapportai le précis du raisonnement que vous venez de voir. Il m’en gronda en me disant ces propres paroles : «Je ne sais à quoi vous pensez : car vous vous exposez à la haine des deux partis, en disant trop la vérité de tous les deux. » Et je lui répondis : Je sais bien que je manque à la politique, mais je satisfais à la morale ; et j’estime plus l’une que l’autre. » Le président de Bellièvre prit la parole, et dit : « Je ne suis pas de votre sentiment, même selon la politique. M. le cardinal joue le droit du jeu, en l’état où sont les affaires. Elles sont si incertaines, et particulièrement avec Monsieur, qu’un homme sage n’en peut prendre sur soi la décision. »

Monsieur m’envoya quérir deux heures après chez madame de Pommereux, et je trouvai à la porte du Luxembourg un page qui me dit de sa part de l’aller attendre dans la chambre de Madame. Il n’avoit pas voulu que je j’allasse interrompre dans le cabinet des livres parce qu’il y étoit enfermé avec Goulas, qu’il questionnoit sur le sujet que vous allez voir. Il vingt quelque temps après chez Madame et me dit d’abord : « Vous m’avez tantôt dit que le premier pas qu’il falloit que je fisse, en cas que je me résolusse à la continuation de la guerre, seroit de m’assurer de M. le prince : comment diable le puis-je faire ? — Vous savez, lui répondis-je, que je ne suis pas avec lui en état de répondre sur cela ; c’est à Votre Altesse Royale à savoir ce qu’elle y peut, et ce qu’elle n’y peut pas. — Comment voulez-vous que je le sache reprit-il : Chavigny a un traité presque conclu avec l’abbé Fouquet. Vous souvient-il de l’avis que madame de Choisy me donna dernièrement assez en général ? J’en viens d’apprendre, tout le détail. M. le prince jure qu’il n’est point de tout cela, et que Chavigny est un traître ; mais qui le sait ? » Ce détail étoit que Chavigny traitoit avec l’abbé Fouquet, et qu’il promettoit à la cour de faire tous ses efforts pour obliger M. le prince à s’accommoder à des conditions raisonnables avec le cardinal Mazarin. Une lettre de M. l’abbé Fouquet à M. Le Tellier, qui fut prise par un parti allemand, et qui fut apportée à Tavannes, justifioit pleinement M. le prince de cette négociation : car elle portoit en termes formels qu’en cas que M. le prince ne voulût pas se mettre à la raison, lui, M. de Chavigny, s’engageoit à la Reine à ne rien oublier pour le brouiller avec Monsieur.

M. le prince, qui eut en main l’original de cette lettre, s’emporta contre lui au dernier point : il le traita de perfide, en parlant à lui-même. M. de Chavigny, outré de ce traitement, se mit au lit, et il n’en releva pas. M. de Bagnol, qui étoit de ses amis et des miens aussi me vint prier de l’aller voir. Je le trouvai, sans connoissance, et je rendis à sa famille tout ce que j’aurois souhaité de rendre à sa personne. Je me souviens que madame Du Plessis-Guénégaud étoit dans sa chambre, où il expira deux ou trois jours après.

M. de Guise[54] revint, presque au même temps de sa prison d’Espagne et il me fit l’honneur de me venir voir dès le lendemain qu’il fut arrivé. Je le suppliai de se modérer à ma considération dans les plaintes très-aigres qu’il faisoit contre M. de Fontenay qu’il prétendoit avoir mal vécu avec lui à l’égard des révolutions, de Naples dans le temps de son ambassade de Rome ; et il déféra à mon instance avec une honnêteté digne d’un si grand nom.

J’avois toujours aussi réservé à traiter en ce lieu de l’affaire de Brisach que j’ai touchée dans le second volume de cette histoire, parce que ce fut à peu près le temps où M. le prince d’Harcourt quitta l’armée et le service du Roi pour se jeter dans cette importante place. Mais comme je n’ai pu retrouver le mémoire très-beau et très-fidèle que j’en avois, écrit de la main d’un officier de la garnison, qui avoit du sens et de la candeur, j’aime mieux en passer le détail sous silence et me contenter de vous dire que le bon génie de la France défendit et sauva les fleurs de lis dans ce poste fameux et important, en dépit de toutes les imprudences du cardinal, et de toutes les infidélités de madame de Guébriant[55], par la bonne intention de Charlevoix, et par les incertitudes du comte d’Harcourt. Je reprends le fil de mon discours.

L’irrésolution de Monsieur étoit d’une espèce toute particulière : elle l’empêchoit souvent d’agir quand il étoit le plus nécessaire d’agir et elle le faisoit quel- quefois agir, quand même il étoit le plus nécessaire de ne point agir. J’attribue l’un et l’autre à son irrésolution, parce que l’un et l’autre venoient, à ce que j’en ai observé, des vues différentes et opposées qu’il avoit, et qui lui faisoient croire qu’il pourroit se servir utilement, quoique différemment, de ce qu’il ne faisoit pas selon les différens partis qu’il prendroit : mais il me semble que je m’explique mal, et que vous m’entendrez mieux par l’exposition des fautes que je prétends avoir été les effets de cette irrésolution. Je proposai à Monsieur, le premier ou le second jour de septembre, de travailler de bonne foi à la paix ; et je lui représentai que rien n’étoit plus important que de se tenir couvert au dernier point de ce dessein envers la cour même, pour les raisons que vous avez vues ci-devant. Il en convint. Il y eut le 5 une assemblée à l’hôtel-de-ville que M. le prince procura lui-même pour faire croire au peuple qu’il n’étoit pas contraire au retour du Roi ; et le président de Nesmond, au moins à ce que l’on m’a dit depuis, fut celui qui lui persuada que cette démonstration lui étoit nécessaire. Je ne me suis jamais ressouvenu de lui en parler. Cette assemblée résolut de faire une députation solennelle au Roi, pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris. Elle n’étoit nullement du compte de Monsieur, qui, ayant résolu de se donner l’honneur et le mérite de la députation de l’Église, ne devoit pas souffrir qu’elle fût précédée par celle de la ville, des suites de laquelle d’ailleurs il ne pouvoit pas s’assurer. Il s’engagea pourtant sans balancer, et non-seulement à la souffrir, mais à y assister lui-même. Je ne le sus que le soir, et je lui en parlai en liberté, comme d’un pas de clerc. Il me répondit : « Cette députation n’est qu’une chanson : qui ne sait que l’hôtel-de-ville ne peut rien ? M. le prince me l’a demandé ; il croit que cela lui sera bon pour adoucir les esprits aigris par le feu de l’hôtel-de-ville mais de plus (voici le mot qui est à remarquer), qui sait si nous exécuterons la résolution que nous avons faite pour la députation de l’Église ? Il faut aller au jour la journée en ces diables de temps, et ne pas tant songer à la cadence. » Cette réponse vous explique ce me semble, mon galimatias. En voici un autre exemple. Le Roi ayant refusé, comme vous allez voir, cette députation de l’hôtel-de-ville, le bonhomme Broussel, qui eut scrupule de souffrir que son nom fût allégué comme un obstacle à la paix, alla déclarer, le 24, à l’hôtel-de-ville qu’il se départoit de sa magistrature. Comme j’en fus averti d’assez bonne heure pour l’empêcher de faire cette démarche, je l’allai dire à Monsieur qui pensa un peu, puis il me dit : « Cela nous seroit bon si la cour avoit bien répondu à nos bonnes intentions ; mais je conviens que cela ne nous vaut rien pour le présent. Mais il faut aussi que vous conveniez que si elle revient à elle, comme il n’est pas possible qu’elle demeure toujours dans son aveuglement, nous ne serions pas fâchés que ce bonhomme fût hors de là. » Vous voyez en ce discours l’image et l’effet de l’incertitude. Je ne vous rapporte ces deux exemples que comme des échantillons d’un long tissu de procédés de cette nature, desquels Monsieur, qui avoit assurément beaucoup de lumières, ne pouvoit se corriger. Il faut encore avouer que la cour ne lui d’y faire beaucoup de réflexion, faute de ne pas savoir profiter de ses fautes. La fortune toute seule les tourna à son avantage et si Monsieur et M. le prince se fussent servis, comme ils eussent pu, du refus qu’elle fit de recevoir la députation de l’hôtel-de-ville, elle eût couru grand risque de n’en avoir de long-temps. Elle répondit à Pietre, procureur du Roi, qui étoit allé demander audience pour les échevins et quarteniers, qu’elle ne la leur pouvoit accorder tant qu’elle reconnoîtroit M. de Beaufort pour gouverneur, et M. de Broussel pour prévôt des marchands. Le président Viole me dit, aussitôt qu’il eut appris cette nouvelle : « Je n’approuvois pas cette députation, parce que je croyois qu’il pouvoit y avoir plus de mal que de bien pour Monsieur et pour le prince. Tout y est bon pour eux présentement, par l’imprudence de la cour. » L’abdication volontaire du bonhomme Broussel consacra, pour ainsi dire cette imprudence. Ce qui est vrai, c’est qu’il y avoit des tempéramens à prendre, même en conservant la dignité du Roi, qui n’eussent pas aigri les esprits au point que ce refus les aigrit. Si l’on en eût fait l’usage qu’on en pouvoit faire, les ministres s’en fussent repentis pour long-temps tant ils poussoient étourdiment cette affaire et toutes les autres.

Ce qui est admirable est que la cour se conduisoit comme je viens de vous l’expliquer, justement dans le moment que le parti de messieurs les princes se fortifioit même très-considérablement. M. de Lorraine, qui crut qu’il avoit satisfait, en sortant du royaume, au traité qu’il avoit fait avec M. de Turenne à Villeneuve-Saint-Georges, fit tirer deux coups de canon aussitôt qu’il fut arrivé à Veneau-les-Dames, qui est dans le Barrois. Il rentra ensuite en Champagne avec toutes ses troupes, et un renfort de trois mille chevaux allemands, commandés par le prince Ulric de Wurtemberg. M. le chevalier de Guise servoit sous lui de lieutenant général et le comte de Pas, duquel j’ai déjà parlé en quelque lieu, y avoit joint, ce me semble, quelque cavalerie. M. de Lorraine marcha vers Paris à petites journées, enrichissant son armée du pillage, et se vint camper auprès de Villeneuve-Saint-Georges, où les troupes de Monsieur commandées par M. de Beaufort, celles de M. le prince qui étoit malade à Paris commandées par messieurs le prince de Tarente et le comte de Tavannes, et celles d’Espagne commandées par Clinchant, sous le nom de M. de Nemours, le vinrent joindre. Ils résolurent tous ensemble de s’approcher près de M. de Turenne, qui tenant Corbeil et Melun et tout le dessus de la rivière, ne manquoit de rien au lieu que les confédérés, qui étoient obligés de chercher à vivre aux environs de Paris, pilloient les villages, et renchérissoient par conséquent les denrées de la ville. Cette considération, jointe à la supériorité du nombre qu’ils avoient sur M. de Turenne, les obligea à chercher les occasions de le combattre. Il s’en défendit avec cette capacité qui est connue et respectée de tout l’univers, et le tout se passa en rencontres de partis et en petits, combats de cavalerie, qui ne décidèrent rien. L’imprudence, ou plutôt l’ignorance et du cardinal et des sous-ministres, fut sur le point de précipiter leur parti, par une faute qui leur devoit être plus préjudiciable sans comparaison que la défaite même de M. de Turenne. Prévôt, chanoine de Notre-Dame et conseiller au parlement de Paris, autant fou qu’un homme le peut être, au moins de tous ceux à qui on laisse la clef de leur chambre, se mit dans l’esprit de faire une assemblée, au Palais-Royal, des véritables serviteurs du Roi : c’étoit le titre. Elle fut composée de quatre ou cinq cents bourgeois, dont il n’y en avoit pas soixante qui eussent des manteaux noirs. Prévôt dit donc qu’il avoit reçu une lettre de cachet du Roi, qui lui commandoit de faire main basse sur tous ceux qui auroient de la paille au chapeau, et qui n’y mettroient pas du papier. Il lut effectivement cette lettre et voilà le commencement de la plus ridicule levée de boucliers qui se soit faite depuis la procession de la Ligue. Le progrès fut que toute cette compagnie fut huée comme l’on hue les masques en sortant du Palais-Royal, le 24 septembre ; et que le 26, M. le maréchal d’Etampes, qui y fut envoyé par Monsieur, les dissipa par deux ou trois paroles. La fin de l’expédition fut qu’ils ne s’assembleroient plus, de peur d’être pendus : comme ils en furent menacés le même jour par un arrêt du parlement, qui porta défenses, sur peine de la vie, de s’assembler et de prendre aucune marque. Si Monsieur et M. le prince se fussent servis de cette occasion, comme ils le pouvoient, le parti du Roi étoit exterminé ce jour-là dans Paris pour très-long-temps. Le Maire, parfumeur, qui étoit un des conjurés, courut chez moi, pâle comme un mort, et tremblant comme la feuille. Je me souviens que je ne le pouvois rassurer, et qu’il se vouloit cacher dans la cave. Je pouvois moi-même avoir peur : car comme on savoit que je n’étois pas dans les intérêts de M. le prince, le soupçon pouvoit assez facilement tomber sur moi. Monsieur n’étoit pas, comme vous avez vu, dans les dispositions de se servir de ces conjonctures ; et M. le prince étoit si las de tout ce qui s’appeloit peuple, qu’il n’y faisoit pas seulement de réflexion. Croissy m’a dit depuis qu’il ne tint pas à lui de le réveiller à ce moment, et de lui faire connoître qu’il ne le falloit pas perdre. Je ne me suis jamais souvenu de lui en parler. Voici une autre faute qui n’est pas moindre à mon opinion que la première. M. de Lorraine, qui aimoit beaucoup la négociation, y entra d’abord qu’il fut arrivé. Il me dit, en présence de Madame, que la négociation le suivoit partout ; qu’il étoit sorti de Flandre las de travailler avec le comte de Fuensaldagne, et qu’il la retrouvoit à Paris malgré lui. « Car que faire autre chose ici, dit-il, où il n’y a pas jusqu’au baron Du Jour qui ne prétende faire son traité à part ? » Ce baron Du Jour étoit une manière d’homme assez extraordinaire de la cour de Monsieur ; et M. de Lorraine ne pouvoit pas mieux exprimer qu’il y avoit un grand cours de négociation, qu’en marquant qu’elle étoit venue jusqu’à ce baron Du Jour. Or ce qui, lui faisoit croire encore que cette négociation étoit montée jusqu’à Monsieur, c’est qu’il avoit remarqué que depuis quelque temps il ne l’avoit pas pressé de s’avancer, comme il avoit fait auparavant. Son observation étoit vraie et il est constant que Monsieur, qui vouloit la paix de bonne foi, craignoit, et avec raison, que M. le prince, se voyant renforcé d’un secours aussi considérable, n’y mît des obstacles invincibles.

Il fut très-aise par cette considération que M. de Lorraine fût dans la disposition de négocier aussi lui-même, et d’envoyer à la cour M. de Joyeuse-Saint-Lambert, lequel, à ce que me dit Monsieur, n’aura que le caractère de M. de Lorraine, et ne laissera pas de pénétrer s’il n’y a rien à faire pour moi. » Je lui répondis ces propres paroles : « Il sera peut-être, monsieur, plus heureux que moi ; je le souhaite, mais je ne le crois pas. » Je fus prophète : car ce M. de Joyeuse fut douze jours à la cour sans aucune réponse. Il en fit une, je pense, de sa tête, qui fut un galimatias auquel personne ne put rien entendre que la cour, qui le désavoua. M. le maréchal d’Etampes, que Monsieur y avoit encore envoyé dans l’espérance que Le Tellier avoit fait donner à Madame qu’il y seroit écouté comme particulier sur tout ce qu’il y pourroit dire de la part de Monsieur, en revint pour le moins aussi mal satisfait que M. de Joyeuse-Saint-Lambert.

Le 30 septembre M. Talon acheva d’éclaircir Monsieur et le public des intentions de la Reine, en envoyant au parlement par M. Doujat, à cause de son indisposition, les lettres qu’il avoit reçues de M. le chancelier et de M. le premier président, en réponse de celles qu’il leur avoit écrites ensuite de la délibération du 26. Ces lettres portoient que le Roi ayant transféré son parlement à Pontoise, et interdit toutes fonctions à ses officiers dans Paris, il n’en pouvoit recevoir aucune députation jusqu’à ce qu’ils eussent obéi. Je ne vous puis exprimer la consternation de la compagnie : elle fut au point que Monsieur eut peur qu’elle ne l’abandonnât ; et cette appréhension lui fit faire un très-méchant pas : car elle l’obligea à tirer une lettre de sa poche, par laquelle la Reine lui écrivoit presque des douceurs. Cette lettre lui étoit venue par le maréchal d’Etampes, qui, quoique très-bien intentionné pour la cour, ne l’avoit pas prise pour bonne, non plus que Monsieur qui me l’avoit montrée la veille, en me disant : « Il faut que la Reine me croie bien sot de m’écrire de ce style dans le temps qu’elle agit comme elle fait ! » Vous voyez donc qu’il n’étoit pas la dupe de cette lettre, ou plutôt qu’il ne l’avoit pas été jusque là ; mais il en devint effectivement la dupe quand il voulut la faire voir au parlement, parce que le parlement se persuada que Monsieur traitoit son accommodement particulier avec la cour. Il jeta ainsi de la défiance de sa conduite dans la compagnie, au lieu de s’y donner de la considération. Il ne se put jamais défaire de cet air de mystère sur ce chef ; et quoi que Madame lui pût dire, il le crut toujours nécessaire à sa sûreté, pour empêcher les gens, disoit-il, de courir sans lui à l’accommodement. Cet air de négociation, joint aux apparences que le parti de M. le prince en donnoit à tous les instans, fut ce qui fit, à mon avis, la paix beaucoup plus tôt que les négociations les plus réelles et les plus effectives ne l’eussent pu faire. Les grandes affaires consistent encore plus dans l’imagination que les petites. Celle des peuples fait quelquefois toute seule la guerre civile. Elle fit la paix en ce rencontre ; mais on ne la doit point attribuer à cette lassitude, parce qu’il s’en falloit bien qu’elle fût au point de les obliger à rappeler ou à recevoir le Mazarin. Il est constant qu’ils ne souffrirent son retour que quand ils se persuadèrent qu’ils ne le pouvoient plus empêcher ; mais quand le corps du public en fut persuadé, les particuliers y coururent ; et ce qui en persuada les particuliers et le public fut la conduite des chefs.

La manière mystérieuse dont Monsieur parla dans ces dernières assemblées pour faire paroître qu’il avoit encore de la considération à la cour, acheva ce qui étoit déjà bien commencé. Tout le monde crut la paix faite, et tout le monde la voulut faire pour soi. Aussitôt que l’on sut la négociation de M. de Joyeuse, qui retourna le 3 octobre 1652 de Saint-Germain où le Roi étoit revenu, le parlement mollit et fit entendre publiquement que pourvu que le Roi donnât une amnistie pleine et entière, et qui fût vérifiée dans le parlement de Paris, il ne chercheroit point d’autres sûretés. Il n’expliqua pas ce détail par un arrêt : mais il fit presque le même effet, en suppliant M. le duc d’Orléans de s’en satisfaire lui-même, et de l’écrire au Roi.

Le 10, M. Sevin ayant représenté qu’il seroit à propos de prier le duc de Beaufort de se déporter du gouvernement de Paris, à cause du refus que le Roi avoit fait de recevoir les députés de l’hôtel-de-ville tant qu’il en retiendroit le titre ; M. Sevin, dis-je, qui auroit été presque étouffé dans un autre temps par les clameurs publiques, ne fut ni rebuté ni sifflé. Il fut même dit dans la même matinée que les conseillers du parlement, qui étoient officiers dans les colonels, iroient, s’il leur plaisoit, à Saint-Germain dans les députations de l’hôtel-de-ville. Ils ne faisoient toutefois, dans leurs instances adressées au Roi pour revenir dans sa bonne ville de Paris, aucune mention de la vérification de l’amnistie au parlement de Paris. Quel galimatias !

Le 11, Monsieur promit à la compagnie de tirer la démission du gouvernement de Paris de M. de Beaufort ; et messieurs Doujat et Sévin y donnèrent la relation des plaintes qu’ils avoient faites la veille à M. le duc d’Orléans des désordres des troupes, contre la parole qui leur avoit été donnée de les faire retirer. M. de Lorraine, que je trouvai ce jour-là dans la rue Saint-Honoré, et qui avoit failli à être tué par les bourgeois de la garde de la porte Saint-Martin, parce qu’il vouloit sortir de la ville, releva de toutes ses couleurs l’uniformité de cette conduite. Il me dit qu’il travailloit à un livre qui porteroit ce titre, et qu’il le dédierait à Monsieur. « Ma pauvre petite sœur en pleurera, ajouta-t-il ; mais qu’importe ? elle s’en consolera avec mademoiselle Claude[56] »

Le 12, Monsieur fit beaucoup d’excuses au parlement de ce que les troupes ne s’éloignoient pas avec autant de promptitude qu’elles auroient fait sans les mauvais temps. Vous êtes sans doute fort étonnée de ce que je parle en cette façon de ces mêmes troupes, qui huit ou dix jours auparavant étoient publiquement, avec leurs écharpes rouges et jaunes, sur le pavé, en état de combattre même avec avantage celles du Roi. Un historien qui écriroit les temps plus éloignés de son siècle chercheroit des liaisons à des incidens aussi peu vraisemblables et aussi contradictoires, si l’on peut parler ainsi ; que le sont ceux-là. Il n’y eut pas plus d’intervalle que celui que je vous ai marqué entre les uns et les autres ; il n’y eut pas plus de mystère. Tout ce que les politiques du vulgaire se sont voulu figurer pour concilier ces événemens n’est que fiction et chimère. J’en reviens toujours à mon principe, qui est que les fautes capitales font, par des conséquences presque inévitables, que ce qui paroît et est en effet le plus étrange et le plus extravagant est possible.

Le 13, les colonels reçurent ordre du Roi d’aller par députés à Saint-Germain : M. de Sève, le plus ancien, y porta la parole. Le Roi leur donna à dîner, et leur fit même l’honneur d’entrer dans la salle pendant le repas. Ce même jour, M. le prince partit de Paris avec une joie qui passoit tout ce que vous vous pouvez figurer ; il en avoit le dessein depuis très-long-temps. Beaucoup de gens ont cru que l’amour de madame de Châtillon l’y avoit retenu ; beaucoup d’autres sont persuadés qu’il avoit espéré jusqu’à la fin de s’accommoder avec la cour. Je ne me puis remettre ce qu’il m’a dit sur ce point ; car il n’est pas possible que dans les grandes conversations que j’ai eues avec lui sur le passé, je ne lui en aie parlé.

Le 14, M. de Beaufort fit un compliment court et mauvais au parlement, sur ce qu’il avoit remis le gouvernement de Paris.

Le 16, Monsieur déclara nettement au parlement que le Roi avoit désavoué en tout et partout M. de Joyeuse ; mais il ajouta, selon son style ordinaire, qu’il attendoit quelques meilleures nouvelles d’heure en heure. Comme il vit que je m’étonnois de la continuation de cette conduite, il me dit « Voudriez-vous répondre d’un quart-d’heure à l’autre ? Que sais-je si dans un moment le peuple ne me livreroit pas au Roi, s’il croyoit que je n’eusse aucunes mesures avec lui ? Que sais-je si dans un instant il ne me livreroit pas à M. le prince, s’il lui prenoit fantaisie de revenir sur ses pas, et de se soulever ? » Je crois que vous êtes moins surprise de la conduite de Monsieur en voyant ces principes. On dit que l’on ne doit jamais combattre contre les principes ; ceux de la peur se doivent et se peuvent encore moins attaquer que tous les autres : ils sont inabordables.

Le 19, Monsieur dit au parlement qu’il avoit reçu une lettre du Roi qui lui mandoit qu’il viendroit le 21 à Paris, qui étoit le lundi : à quoi il ajouta qu’il étoit fort surpris de ce que leurs Majestés n’envoyoient pas au préalable une amnistie qui fût vérifiée dans le parlement de Paris. La consternation fut extrême. L’on opina, et l’on arrêta de supplier le Roi d’accorder cette grâce et au parlement et à ses peuples.

Cette lettre du Roi à Monsieur lui fut apportée le 18 au soir ; il m’envoya quérir aussitôt, et il me dit que la conduite de la cour étoit incompréhensible ; qu’elle jouoit à perdre l’État, et qu’il ne tenoit à rien qu’il ne fermât les portes au Roi. Je lui répondis que pour ce qui étoit de la conduite de la cour, je la concevois fort bien ; qu’elle n’hasardoit rien, connoissant comme elle faisoit ses bonnes et pacifiques intentions ; qu’il me paroissoit qu’elle agissoit au moins dans ses fins avec beaucoup plus de prudence qu’elle n’avoit traité le passé, et bien plus finement qu’elle n’avoit agi dans les commencemens ; que je ne voyois pas quelle difficulté elle pouvoit faire de revenir à Paris, après que Monsieur avoit promis, dès le 14 de ce mois, le rétablissement du prevôt des marchands et des échevins, ordonné et exécuté sans aucun concert avec lui. Monsieur jura cinq ou six fois de suite et, après avoir un peu rêvé, il me dit : « Allez, je veux demeurer deux heures tout seul ; revenez à ce soir sur les huit heures. » Je le trouvai alors dans le cabinet de Madame, qui le catéchisoit, ou plutôt qui l’exhortoit : car il étoit dans un emportement inconcevable ; et l’on eût dit, de la manière dont il parloit, qu’il étoit à cheval armé de toutes pièces, et prêt à couvrir de sang et de carnage les campagnes de Saint-Denis et de Grenelle. Madame étoit épouvantée ; et je vous avoue que quoique je connusse assez Monsieur pour ne me pas donner avec précipitation des idées si cruelles de ses discours, je ne laissai pas de croire en effet qu’il étoit plus ému qu’à son ordinaire ; car il me dit d’abord : « Eh bien ! qu’en dites-vous ? Y a-t-il sûreté à traiter avec la cour ? — Nulle, monsieur, lui répondis-je, à moins que de s’aider soi-même par de bonnes précautions ; et Madame sait que je n’ai jamais parlé autrement à Votre Altesse Royale. — Non, assurément, reprit Madame. — Mais ne m’aviez-vous pas dit, continua Monsieur, que le Roi ne viendroit pas à Paris sans prendre des mesures avec moi ? — Je vous avois dit, monsieur, lui repartis-je, que la Reine me l’avoit dit ; mais que les circonstances avec lesquelles elle me l’avoit dit m’obligeoient à avertir Votre Altesse Royale qu’elle n’y devoit faire aucun fondement. » Madame prit la parole : « Il ne vous l’a que trop dit, mais vous ne l’avez pas cru. » Monsieur reprit « Il est vrai, je ne me plains que de cette maudite Espagnole. — Il n’est pas temps de se plaindre, reprit Madame ; il est temps d’agir d’une façon ou de l’autre. Vous vouliez la paix quand il ne tenoit qu’à vous de faire la guerre ; vous voulez la guerre, quand vous ne pouvez plus faire ni la guerre ni la paix. — Je ferai demain la guerre, reprit Monsieur d’un ton guerrier, et plus facilement que jamais. Demandez-le à M. le cardinal de Retz. » Il croyoit que je lui allois disputer cette thèse. Je m’aperçus qu’il le vouloit, pour pouvoir dire après qu’il auroit fait des merveilles, si on ne l’avoit retenu. Je ne lui en donnai pas lieu, car je lui répondis froidement et sans m’échauffer : « Sans doute, monsieur. — Le peuple n’est-il pas toujours à moi ? reprit Monsieur. — Oui, lui repartis-je. — M. le prince ne reviendra-t-il pas, si je le mande ? ajouta-t-il. — Je le crois, monsieur, lui dis-je. — L’armée d’Espagne ne s’avancera-t-elle pas si je le veux ? — Toutes les apparences y sont, lui répliquai-je. » Vous attendez après cela, ou une grande résolution, ou du moins une grande délibération : rien moins ; et je ne saurois mieux vous expliquer l’issue de cette conférence, qu’en vous suppliant de vous ressouvenir de ce que vous avez vu quelquefois à la Comédie italienne. La comparaison est peu respectueuse, et je ne prendrois pas la liberté de la faire si elle étoit de mon invention ; ce fut Madame elle-même à qui elle vint dans l’esprit aussitôt que Monsieur fut sorti du cabinet, et elle la fit moitié en riant, moitié en pleurant. « Il me semble, dit-elle, que je vois Trivelin qui dit à Scaramouche : « Que je t’aurois dit de belles choses, si tu avois eu assez d’esprit pour me contredire ! » Voilà comment finit la conversation. Monsieur concluant que bien qu’il fût très-fâcheux que le Roi vînt à Paris sans concert avec lui et sans une amnistie vérifiée au parlement, il n’étoit pas toutefois de son devoir ni de sa réputation de s’y opposer, parce que personne ne pouvoit ignorer qu’il ne le pût s’il le vouloit et qu’ainsi tout le monde lui feroit justice en reconnoissant qu’il n’y avoit que la considération et le repos de l’État qui l’obligeât à prendre une conduite qui, pour son particulier, lui devoit faire de la peine. Madame, qui dans le fond étoit pourtant de son avis, au moins pour l’opération, par les raisons que vous avez vues ci-devant, ne lui put laisser passer pour bonne cette expression. Elle lui dit avec fermeté et même avec colère : « Ce raisonnement, monsieur, seroit bon à M. le cardinal de Retz, et non pas à un fils de France ; mais il ne s’agit plus de cela, et il ne faut songer qu’à aller de bonne grâce au devant du Roi. » Il se récria à ce mot, comme si elle lui eût proposé de s’aller jeter dans la rivière. « Allez-vous-en donc, monsieur, tout à cette heure, reprit-elle. — Et où diable irai-je ? répondit-il. » Il se tourna à ce mot, et rentra chez lui, où il me commanda de le suivre. Ce fut pour me demander si la palatine ne m’avoit rien fait savoir du retour du Roi. Je lui dis que non, comme il étoit vrai ; mais il ne fut pas vrai long-temps car une heure après j’en reçus un billet, qui portoit que la Reine lui avoit commandé de m’en faire part, et de m’écrire que Sa Majesté ne doutoit point que je n’achevasse en cette occasion ce que j’avois si bien et si heureusement commencé à Compiègne. Madame la palatine me faisoit beaucoup d’excuses, dans un billet séparé et écrit en chiffre, de ce qu’elle m’en avoit donné l’avis si tard. Vous connoissez le terrain, ajouta-t-elle : on est à Saint-Germain comme à Compiègne. » C’étoit assez dire pour moi. Tout ce que je viens de vous dire se passa le 20 d’octobre 1652.

Le 21, le Roi, qui avoit couché à Ruel, revint à Paris, et il envoya de Ruel même Nogent et M. de Damville à Monsieur, pour le prier de venir au devant de lui : il ne s’y put jamais résoudre, quoiqu’ils l’en pressassent extrêmement. Ils avoient raison et je suis encore persuadé que Monsieur n’avoit pas tort. Ce n’est pas qu’il y eût aucun dessein contre sa personne, au moins à ce que j’ai ouï dire depuis à M. le maréchal de Villeroy ; mais je crois que s’il eût été au devant du Roi, et que le Roi eût voulu s’en assurer, il y eût pu réussir, vu la disposition où étoit le peuple. Ce n’est pas qu’elle ne fût dans le fond très-bonne pour Monsieur, et, sans comparaison meilleure que pour la cour ; mais il y avoit une agitation et un égarement dans les esprits qui se pouvoient à mon sens, tourner à tout ; et je ne sais si l’éclat de la majesté royale, tombant tout d’un coup sur cette agitation et sur cet égarement, ne l’eût pas emporté. Je dis que je ne le sais pas, parce qu’il est constant que, dans la constitution où étoient les esprits, la pente du menu peuple et même celle du moyen, étoit encore tout entière pour Monsieur ; mais enfin il y avoit, à mon sens, raison et fondement pour l’empêcher de se hasarder, particulièrement hors des murailles. Je m’étonnois bien plus que les ministres exposassent la personne du Roi au mécontentement, à la défiance et à la frayeur de Monsieur, aux craintes d’un parlement qui avoit sujet de croire qu’on le venoit étrangler, et au caprice d’un peuple qui avoit toujours de l’attachement pour des gens desquels le cardinal étoit bien loin d’être assuré. L’événement a tellement justifié la conduite que la cour tint en cette occasion, qu’il est presque ridicule de la blâmer. J’estime qu’elle fut imprudente, aveugle et téméraire au delà de ce qu’on s’en peut imaginer. Je ne dirai pas, sur ce chef comme sur l’autre, que je ne sais pas : je dirai que je sais, et de science certaine, que, si Monsieur eût voulu, la Reine et les sous-ministres étoient ce jour-là séparés du Roi.

Les courtisans se laissent toujours amuser aux acclamations du peuple, sans considérer qu’elles se font presque également pour tous ceux pour qui elles se font. J’entendis ce soir-là des gens dans le Louvre, qui flattoient la Reine sur ces acclamations ; et M. de Turenne, qui étoit derrière moi au cercle, me disoit à l’oreille : « Ils en firent presque autant dernièrement pour M. de Lorraine. » Je l’eusse bien étonné, si je lui eusse répondu : « Il y a bien des gens qui, au milieu de ces acclamations, ont proposé à Monsieur de supplier le Roi d’aller loger à l’hôtel-de-ville. Cela étoit vrai : M. de Beaufort même l’en avoit pressé, avec douze ou quinze conseillers du parlement. Il y en a de certains qui vivent encore, et desquels, si je les nommois, on seroit bien étonné. Monsieur n’y voulut point entendre, et je m’y opposai de toute ma force, quand Monsieur me dit qu’on lui avoit fait cette proposition. Elle étoit, à mon opinion, possible quant au succès présent, étant certain qu’il n’y avoit pas un officier dans les colonelles qui n’eût été massacré par ses soldats, s’il eût seulement fait mine de branler contre le nom de Monsieur : mais respect, conscience et tout ce que vous vous pouvez imaginer sur cela à part, la proposition étoit écervelée, vu les circonstances et les suites. Vous voyez d’un coup d’œil les uns et les autres dans ce que je vous ai dit ci-dessus. Ce ne fut assurément que par le principe de mon devoir que je n’y donnai pas : car je me croyois beaucoup plus en péril que je ne m’y suis cru de ma vie. J’allai attendre le Roi au Louvre, où je demeurai deux ou trois heures, avant qu’il arrivât, avec madame de Lesdiguières et M. de Turenne, qui me demanda bonnement et avec inquiétude si je me croyois en sûreté. Je lui serrai la main, parce que je m’aperçus que Frelai, qui étoit un grand mazarin, l’avoit entendu ; et je lui répondis : « Oui, monsieur, et en tout sens. Madame de Lesdiguières sait bien que j’ai raison. » Je ne l’avois pourtant pas : car je suis persuadé que si l’on m’avoit arrêté ce jour-là, il n’en fût rien arrivé. Ce que je vous dis de ces possibilités de l’un et de l’autre côté vous paroît sans doute contradictoire ; et j’avoue qu’il ne se peut concevoir que par ceux qui ont vu les choses, et encore qui les ont vues pour le dedans.

La Reine me reçut admirablement : elle dit au Roi de m’embrasser, comme celui auquel il devoit particulièrement son retour à Paris. Cette parole, qui fut entendue de beaucoup de gens, me donna une véritable joie, parce que je crus que la Reine ne l’auroit pas dite publiquement si elle avoit eu dessein de me faire arrêter. Je demeurai au cercle jusqu’à ce que l’on allât au conseil. Comme je sortois, je rencontrai dans l’antichambre Jouy, qui me dit que Monsieur me l’avoit envoyé pour savoir s’il étoit vrai que l’on m’eût fait prendre place au conseil, et pour m’ordonner d’aller chez lui. Je rencontrai, comme j’y entrois, M. d’Aligre qui en sortoit, et qui lui venoit commander de la part du Roi de sortir de Paris dès le lendemain, et de se retirer à Limours. Cette faute a encore été consacrée par l’événement ; mais elle est, à mon sens, une des plus grandes et des plus signalées qui ait jamais été commise dans la politique. Vous me direz que la cour connoissoit Monsieur ; et je vous répondrai qu’elle le connoissoit si peu en cette occasion, qu’il ne s’en fallut rien qu’il ne prît ou plutôt qu’il n’exécutât la résolution qu’il prit en effet de s’aller poster dans les halles, d’y faire des barricades, de les pousser jusqu’au Louvre, et d’en chasser le Roi. Je suis convaincu qu’il y eût réussi même avec facilité s’il l’eût entrepris, et que le peuple n’eût balancé en rien, voyant Monsieur en personne, et Monsieur ne prenant les armes que pour s’empêcher d’être exilé. On m’a accusé d’avoir beaucoup échauffé Monsieur dans cette rencontre. Voici la vérité.

Lorsque j’entrai au Luxembourg, il me parut consterné, parce qu’il s’étoit mis dans l’esprit que le commandement que M. d’Aligre venoit de lui porter de la part du Roi n’étoit que pour l’amuser, et lui faire croire que l’on ne pensoit pas à l’arrêter. Il étoit dans une agitation inconcevable : il s’imaginoit que toutes les mousquetades que l’on tiroit (et l’on en tiroit toujours beaucoup ces jours de réjouissances) étoient celles du régiment des Gardes, qui marchoit pour l’investir. Tous ceux qu’il envoyoit lui rapportoient que tout étoit paisible, et que rien ne branloit ; mais il ne croyoit personne et il mettoit à tout moment la tête à la fenêtre pour mieux entendre si le tambour ne battoit pas. Enfin il prit un peu de courage, ou au moins il en prit assez pour me demander si j’étois à lui. À quoi je ne lui répondis que par ce demi-vers du Cid : « Tout autre que mon père… » Ce mot le fit rire : ce qui étoit fort rare quand il avoit peur. « Donnez-m’en une preuve, continua-t-il raccommodez-vous avec M. de Beaufort. — Très-volontiers, monsieur, lui repartis-je. » Il m’embrassa et alla ouvrir la porte de la galerie, qui répond à la porte de la chambre où il couchoit, et où il étoit alors. J’en vis sortir M. de Beaufort qui se jeta à mon cou, et qui me dit : « Demandez à Son Altesse Royale ce que je viens de lui dire sur votre sujet ; je connois les gens de bien. Allons, monsieur, chassons les mazarins à tous les diables pour une bonne fois. » La conversation commença ainsi ; Monsieur la soutint par un discours amphibologique, qui, dans la bouche de Gaston de Foix[57], eût paru un grand exploit ; mais qui, dans celle de Gaston de France, ne me présagea qu’un grand rien. M. de Beaufort appuya de toute sa force la nécessité et la possibilité de la proposition qu’il faisoit, qui étoit que Monsieur marchât à la petite pointe du jour droit aux halles, et qu’il y fît les barricades, qu’il pousseroit après où il lui conviendroit. Monsieur se tourna vers moi en me disant, comme l’on fait au parlement : « Votre avis, M. le doyen ? » Voici en propres termes ce que je lui répondis. Je l’ai, transcrit sur l’original que je dictai à Montrésor chez moi au retour de chez Monsieur, et que j’ai encore de sa main.

« Je crois, monsieur, que je devrois en effet parler à cette occasion comme M. le doyen : mais comme M. le doyen quand il opina à faire des prières de quarante heures. Je ne sache guère d’occasions où l’on en ait eu plus de besoin. Elles me seroient encore, monsieur, bien plus nécessaires qu’à un autre, parce que je ne puis être d’aucun avis qui n’ait des apparences cruelles, et même des inconvéniens terribles. Si mon sentiment est que vous souffriez le traitement injurieux que l’on vous fait, le public, qui va toujours au mal n’aura-t-il pas un sujet ou prétexte de dire que je trahis vos intérêts, et que mon avis ne sera que la suite de tous les obstacles que j’ai mis au dessein de M. le prince ? Si j’opine à ce que Votre Altesse Royale désobéisse et suive les vues de M. de Beaufort, pourrois-je m’empêcher de passer pour un homme qui souffle de la même bouche le chaud et le froid ; qui veut la paix quand il espère d’en tirer ses avantages en la traitant ; qui veut la guerre quand on n’a pas voulu qu’il la traitât ; qui conseille de mettre Paris à feu et à sang, et d’attacher ce feu à la porte du Louvre, en entreprenant sur la personne du Roi ? Voilà monsieur, ce que l’on dira, et ce que vous-même pourrez croire en de certains momens. J’aurois lieu, après avoir prédit à Votre Altesse Royale, peut-être plus de mille fois, qu’elle tomberoit par ses incertitudes en l’état où elle se voit ; j’aurois, dis-je, lieu de la supplier, avec tout le respect que je lui dois, de me dispenser de lui parler sur une matière qui est moins en son entier à mon égard, qu’à l’égard d’homme qui vive. Je ne me servirai toutefois que de la moitié de ce droit : c’est-à-dire que, quoique je ne fasse pas état de me déterminer moi-même sur le sentiment que Votre Altesse Royale doit préférer, je ne laisserai pas de lui exposer les inconvéniens de tous les deux, avec la même liberté que si je croyois me pouvoir fixer moi-même à l’un ou à l’autre. Si elle obéit, elle est responsable à tout le public de tout ce qu’il souffrira dans la suite. Je ne juge point du détail de ce qu’il souffrira : car qui peut juger d’un futur qui dépend des vétilles d’un cardinal, de l’impétuosité d’Ondedei, de l’impertinence de l’abbé Fouquet, de la violence d’un Servien ? Mais enfin vous répondrez de tout ce qu’ils feront au public, parce qu’il sera persuadé qu’il n’a tenu qu’à vous de l’empêcher. Si vous n’obéissez pas, vous courez fortune de bouleverser l’État. » Monsieur m’interrompit à ce mot, et me dit, même avec précipitation : « Ce n’est pas de quoi il s’agit : il s’agit de savoir si je suis en état, c’est-à-dire en pouvoir, de ne pas obéir. Je le crois, monsieur, lui répondis-je ; car je ne vois pas comment la cour s’y pourra prendre à vous faire obéir. Il faudra que le Roi marche en personne au Luxembourg ; et ce sera une grosse affaire. » M. de Beaufort exagéra l’impossibilité qu’il y trouveroit, et au point que je m’aperçus que Monsieur commençoit à s’en persuader ; et il étoit tout propre, supposé cette persuasion, à prendre le parti de demeurer chez lui les bras croisés, parce que de sa pente il alloit toujours à ne point agir. Je crus que j’étois obligé, par toutes sortes de raisons, à lui éclaircir cette thèse : ce que je fis, en lui représentant qu’elle méritoit d’être considérée et traitée avec distinction ; que je convenois que le peuple ne souffriroit pas apparemment que l’on allât prendre Monsieur au Luxembourg, à moins que le Roi n’eût mis cette entreprise de certains préalables que le temps pourroit amener ; que s’il accoutumoit les peuples à reconnoître son autorité, je ne doutois point qu’il n’y pût réussir, et même bientôt, parce que je ne doutois pas qu’il ne les y accoutumât en peu de temps par sa prudence ; que tous les instans l’augmenteroient ; qu’il en avoit déjà plus à dix heures du soir qui venoient de sonner à la montre de Monsieur, qu’il n’en avoit à cinq ; et que la preuve en étoit palpable, en ce qu’il s’étoit saisi de la porte de la Conférence, qu’il faisoit garder paisiblement, et sans que personne en murmurât, par le seul régiment des Gardes, qui n’en auroit pas sûrement approché, s’il avoit plu à Monsieur de la faire fermer seulement un quart-d’heure entre trois et quatre ; que si Son Altesse Royale laissoit prendre tous les postes de Paris comme celui-là, et maltraiter le parlement comme on le maltraiteroit peut-être le lendemain au matin, je ne croyois pas qu’il y eût grande sûreté pour lui, peut-être dès l’après-dînée. Ce mot remit la frayeur dans le cœur de Monsieur, et il s’écria : « C’est-à-dire que je ne puis rien pour la défensive. — Non, monsieur, lui répondis-je ; vous pouvez tout aujourd’hui et demain au matin. Je n’en voudrois point répondre demain au soir. » M. de Beaufort qui crut que mon discours alloit à proposer et à appuyer l’offensive, vint la charge, comme pour me soutenir ; mais je l’arrêtai tout court en lui disant : Je vois bien, monsieur, que vous ne comprenez pas ma pensée ; je ne parle à Son Altesse Royale comme je fais, que parce que j’ai vu qu’il croyoit qu’il pouvoit demeurer au Luxembourg en toute sûreté malgré le Roi. Je ne serai jamais d’aucun avis dans l’état où les affaires sont réduites. Ç’a toujours été à Monsieur à décider ; c’est même à lui à proposer, et à nous à exécuter. Il ne sera jamais dit que je lui aie conseillé, ni de souffrir le traitement qu’il reçoit, ni de faire demain au matin les barricades. Je lui ai tantôt dit les raisons que j’ai pour cela : il m’a commandé de lui expliquer les inconvéniens que je crois aux deux partis, et je m’en suis acquitté. » Monsieur me laissa parler tant que je voulus ; et après qu’il eut fait trois ou quatre tours de chambre, il revint à moi, et il me dit : « Si je me résous à disputer le pavé, vous déclarerez-vous pour moi ? — Oui, monsieur, et sans balancer ; je le dois, je suis attaché à votre service ; je n’y manquerai pas certainement, et vous n’avez qu’à commander : mais j’en serai au désespoir, parce qu’en l’état où sont les choses, un homme de bien ne peut pas n’y pas être, quoi que vous fassiez. » Monsieur, qui n’avoit qu’une bonté de facilité, mais qui n’étoit pas tendre, ne laissa pas d’être ému de ce que je lui disois. Les larmes lui vinrent aux yeux : il m’embrassa et puis me demanda tout d’un coup si je croyois qu’il pût se rendre maître de la personne du Roi. Je lui répondis qu’il n’y avoit rien au monde de plus impossible, la porte de la Conférence étant gardée comme elle l’étoit. M. de Beaufort lui en proposa des moyens qui étoient impraticables en tous sens. Il offroit de s’aller poster à l’entrée du Cours avec la maison de Monsieur. Enfin il dit maintes folies, à ce qu’il me paroissoit. Je persistai dans ma manière de parler et d’agir ; et je connus, avant que de sortir du Luxembourg (et pour vous dire le vrai avec plaisir), que Monsieur prendroit le parti d’obéir : car je lui vis une joie sensible de ce que je m’étois défendu d’appuyer l’offensive. Il ne laissa pas de nous en entretenir tout le reste du soir, et de nous commander même de faire tenir nos amis tout prêts, et de nous trouver dès la pointe du jour au Luxembourg. M. de Beaufort s’aperçut comme moi que Monsieur avoit pris sa résolution, et il me dit en descendant l’escalier : « Cet homme n’est pas capable d’une action de cette nature. — Il est encore bien moins capable de la soutenir, lui répondis-je ; et je crois que vous êtes enragé de la lui proposer en l’état où sont les affaires. — Vous ne le connoissez pas encore, repartit-il, si je ne le lui avois proposé, il me le reprocheroit d’ici à dix ans. »

Je trouvai, en arrivant chez moi Montrésor qui m’y attendoit, et qui se moqua fort de mes scrupules : car il appela ainsi tous les égards qu’il remarqua dans l’écrit que vous venez de voir, et que je lui dictai. Il m’assura fort que Monsieur avoit plus d’envie d’être à Limours que la Reine n’en avoit de l’y envoyer ; et sur le tout il convint que la cour avoit fait une faute terrible de l’y pousser, parce que la peur de n’y pas être en sûreté lui pouvoit aisément faire entreprendre ce à quoi il n’eût jamais pensé si on l’eût ménagé le moins du monde. L’événement a encore justifié cette imprudence qui étoit d’autant plus grande que la cour, qui avoit sujet de me croire outré et en défiance, ne me faisoit pas, à mon sens, la justice de croire que j’eusse pour l’État d’aussi bons sentimens que je les avois en effet. Je suis convaincu que, vu l’humeur de Monsieur, incorrigible de tout point, la division du parti irrémédiable par une infinité de circonstances, et le dégingandement (si l’on se peut servir de ce mot) passé, présent, et à venir de tous ces partis, l’on n’eût pu soutenir ce que l’on eût entrepris ; et que par cette raison toutes les autres même à part, il n’y en eût point eu à conseiller à Monsieur d’entreprendre. Mais je ne suis pas moins persuadé que s’il l’eût entrepris, il eût réussi pour ce moment, et qu’il eût poussé le Roi hors de Paris. Ce que je dis paroîtra à beaucoup de gens pour un paradoxe ; mais toutes les grandes choses qui ne sont pas exécutées paroissent toujours impraticables à ceux qui ne sont pas capables des grandes choses ; et je suis assuré que tel ne s’est point étonné des barricades de M. de Guise, qui s’en fût moqué comme d’une chimère, si l’on les lui eût proposées un quart d’heure avant qu’elles fussent élevées. Je ne sais si je n’ai pas déjà dit en quelque endroit de cet ouvrage que ce qui a le plus distingué les hommes est que ceux qui ont fait de grandes actions ont vu devant les autres le point de leur possibilité.

Je reviens à Monsieur. Il partit pour Limours un peu avant la pointe du jour, et il affecta même de sortir une heure plus tôt qu’il ne nous l’avoit dit à M. de Beaufort et à moi. Il nous fit dire par Jouy qu’il nous attendroit à la porte du Luxembourg qu’il avoit eu ses raisons pour cette conduite ; que nous les saurions un jour ; que nous nous accommodassions avec la cour, s’il nous étoit possible. Je n’en fus pas surpris en mon particulier ; M. de Beaufort en pesta beaucoup.

Le 22, le Roi tint son lit de justice au Louvre. Il y fit lire quatre déclarations ; la première fut celle de l’amnistie ; la seconde, celle du rétablissement du parlement à Paris ; la troisième portoit un ordre à M. de Beaufort de sortir de Paris, aussi bien qu’à messieurs de Rohan, Viole, de Thou, Broussel, Portail, Bithaud, Croissy, Machaut, Fleury, Martinau et Perrault. Par la même déclaration, il étoit défendu au parlement de se mêler dorénavant d’aucunes affaires d’État. La quatrième établissoit une chambre des vacations. On avoit arrêté le matin avant que le Roi fût entré, que l’on feroit instance auprès de Sa Majesté pour le rétablissement des exilés. Ils obéirent tous le même jour. J’allai l’après-dînée chez la Reine, qui, après avoir été quelque temps au cercle, me commanda d’entrer avec elle dans son petit cabinet. Elle me traita parfaitement bien ; elle me dit qu’elle savoit que j’avois adouci, autant qu’il m’avoit été possible, et les affaires et les esprits ; qu’elle croyoit que je l’aurois fait encore et plus promptement et plus publiquement, si je n’avois été obligé d’observer plusieurs égards avec mes amis, qui n’étoient pas tous de même opinion ; qu’elle me plaignoit : qu’elle vouloit m’aider à sortir de l’embarras où je me trouvois. Voilà, comme vous voyez, bien des honnêtetés et même bien de la bonté en apparence. Voici le fond : Elle étoit plus animée contre moi que jamais, parce que Beloy, qui étoit domestique de Monsieur, mais qui étoit toujours en secretà quelque autre, et qui avoit repris des mesures avec la cour depuis que les affaires de M. le prince étoient en déclin, l’avoit fait avertir le matin, dès qu’elle fut éveillée, que j’avois offert à Monsieur de faire ce qu’il me commanderoit. Il ne savoit rien du détail de ce qui s’étoit passé le soir entre Monsieur, M. de Beaufort et moi, mais comme il entra dans sa chambre aussitôt que nous en fûmes sortis avec Jouy, Monsieur, qui étoit dans l’agitation et dans le trouble, leur dit : « Si je voulois, je ferois bien danser l’Espagnole. » Beloy, où malicieusement où par curiosité, lui répondit : « Mais, monsieur, Votre Altesse Royale est-elle bien assurée de M. le cardinal de Retz ? — Le cardinal de Retz, dit Monsieur, est homme de bien ; et il ne me manquera pas. » Jouy, qui l’avoit entendu, me le rapporta fidèlement le matin ; et je ne doutai pas que Beloy ne l’eût aussi rapporté à la Reine, qui d’ailleurs ne pouvoit pas savoir qu’au même moment que j’avois fait à Monsieur l’offre à laquelle mon honneur m’obligeoit, je n’avois rien oublié de tout ce que ce même honneur me permettoit, pour empêcher le bouleversement de l’État. Je fis, à l’instant même que Jouy me donna cet avis, une grande réflexion sur les scrupules dont Montrésor m’avoit tant fait la guerre la veille. Il est vrai qu’ils ne réussissent pas dans les cours, au moins pour l’ordinaire ; mais il y a des gens qui préfèrent au succès la satisfaction qu’ils trouvent dans eux-mêmes.

Vous vous seriez étonnée de la manière dont je répondis à la Reine, si je ne vous avois au préalable rendu compte de ce petit détail, qui comprend la raison que j’eus de lui parler comme je fis. Je dis que j’eus depuis : car vous avez vu qu’auparavant même je lui parlois presque toujours avec la même sincérité. Je lui dis donc que j’avois une joie sensible d’avoir enfin rencontré le moment que j’avois souhaité si passionnément depuis long-temps, de la pouvoir servir sans restriction ; que tant que Monsieur avoit été engagé dans les mouvemens, je n’avois pu suivre mon inclination, par la raison de mes engagemens avec lui, par lesquels elle savoit que je ne l’avois jamais trompée ; que si j’avois eu l’honneur de la voir en particulier la veille du jour où je lui parlois, j’en aurois usé à mon ordinaire, parce que je n’en aurois pas pu user autrement avec honneur ; que Monsieur étant sorti de Paris dans la pensée et la résolution de ne plus entrer dans aucunes affaires publiques, m’avoit rendu ma liberté, c’est-à-dire qu’il m’avoit proprement remis dans mon naturel ; dont j’avois une joie que je ne pouvois assez exprimer à Sa Majesté. Elle me répondit le plus honnêtement du monde ; mais je m’aperçus qu’elle me voulut faire parler sur les dispositions de Monsieur. Elle eut contentement : car je l’assurai, et avec beaucoup de vérité, qu’il étoit fort résolu à demeurer en repos dans sa solitude. « Il ne l’y faut pas laisser, reprit-elle ; il peut être utile au Roi et à l’État. Il faut que vous l’alliez querir, et que vous nous le rameniez. » Je faillis à tomber de mon haut car je vous avoue que je ne m’attendois pas à ce discours. Je le compris pourtant bientôt, non pas qu’elle me l’expliquât clairement mais elle me fit entendre que la dignité du Roi étant satisfaite par l’obéissance que Monsieur lui avoit rendue, il ne tiendroit qu’à lui de se rétablir plus que jamais dans ses bonnes grâces, en couronnant la bonne conduite qu’il venoit de prendre par des complaisances justes, raisonnables, et dans lesquelles même il pourroit trouver son compte.

Vous voyez que ces expressions n’étoient pas autrement obscures. Quand la Reine vit que je n’y répondois que par des termes généraux, elle se referma non pas seulement sur la matière, mais encore sur la manière dont elle m’avoit traité auparavant. Elle rougit, et me parla plus froidement : ce qui étoit toujours en elle un signe de colère. Elle se remit pourtant un peu après, et me demanda si j’avois toujours confiance en madame de Chevreuse : à quoi je lui répondis que j’étois toujours beaucoup son serviteur. Elle reprit brusquement cette parole, et il me parut qu’elle la reprit avec joie, en me disant : « J’entends bien, vous en avez davantage en la palatine, et vous avez raison. — J’en ai beaucoup, madame, lui répondis-je, en madame la palatine ; mais je supplie Votre Majesté de me permettre que je n’en aie plus qu’à elle-même. — Je le veux bien, me dit-elle assez bonnement. Adieu : toute la France est là dedans qui m’attend. »

Je vous supplie de trouver bon que je vous rende compte en cet endroit d’un détail qui est nécessaire, et qui vous fera connoître que ceux qui sont à la tête des grandes affaires ne trouvent pas moins d’embarras dans leur propre parti que dans celui de leurs ennemis. Les miens, quoique tout-puissans dans l’État, l’un par sa naissance, par son mérite et par sa faction, et l’autre par sa faveur, n’avoient pu avec tous leurs efforts m’obliger à quitter mon poste ; et je puis dire sans vanité que je l’aurois conservé, et même avec dignité, en lâchant seulement un peu la voile, si les différens intérêts ou plutôt les différentes visions de mes amis ne m’eussent forcé à prendre une conduite qui me fit périr, par la pensée qu’elle donna que je voulois tenir contre le vent. Pour vous faire entendre ce détail, qui est assez curieux, il est, à mon avis, nécessaire que je vous fasse celui qui concerne un certain nombre de gens que l’on appeloit mes amis ; je dis : que l’on appeloit, parce que tous ceux qui passoient pour tels dans le monde ne l’étoient pas.

Par exemple, je n’avois pas rompu avec madame de Chevreuse ni avec Laigues ; Noirmoutier n’avoit rien oublié des avances qu’il m’avoit pu faire pour se raccommoder avec moi, et les instances de tous mes amis m’avoient obligé de le recevoir, et de vivre civilement avec lui. Montrésor, qui à toutes fins m’avoit déclaré cent fois en sa vie qu’il n’étoit dans mes intérêts qu’avec subordination avec ceux de la maison de Guise, ne laissoit pas de prétendre droit à pouvoir entrer dans mes affaires, parce qu’enfin il avoit été du secret de quelques-uns. Ce droit, qui est, proprement celui de s’intriguer pour négocier, lui étoit commun avec ces autres que je viens de vous nommer immédiatement devant lui. Il ne s’en servit pas en cette dernière occasion comme les autres, quoiqu’il en parlât autant et plus qu’eux. Il se contenta de prôner chez moi les soirs sur un ton fâcheux ; mais il ne fit point de mauvais pas du côté de la cour, comme fit M. de Noirmoutier, qui pour se faire valoir à M. le cardinal Mazarin, qu’il alla voir sur la frontière, lui montra une lettre de moi avec une fausse date par laquelle je l’avois chargé autrefois d’une commission qu’il rapportoit au temps présent. M. le cardinal se douta de la fourbe, sur je ne sais quelles circonstances dont je ne me souviens pas présentement ; et il ne la lui a jamais pardonné. Madame de Chevreuse n’en usa pas ainsi ; mais comme elle n’avoit pas trouvé à la cour ni la considération ni la confiance qu’elle en avoit espérée, elle cherchoit fortune : et elle eût bien voulu se mêler, au retour du Roi dans Paris, d’une affaire qui paroissoit grosse, parce qu’on la regardoit comme un préalable nécessaire à celui de M. le cardinal à la cour. Laigues, qui m’avoit traité assez familièrement devant son départ, recommença à me voir soigneusement, et presque sur l’ancien pied ; et mademoiselle de Chevreuse même, par l’ordre de madame sa mère, si je ne suis fort trompé, me fit des avances pour se raccommoder avec moi. Elle avoit les plus beaux yeux du monde, et un art à les tourner qui étoit admirable, et qui lui étoit particulier. Je m’en aperçus le soir qu’elle arriva à Paris ; mais je dis simplement que je m’en aperçus. J’en usai honnêtement avec la mère, avec la fille et avec Laigues et rien de plus. On pourroit croire qu’il n’y auroit eu en ces rencontres qu’à en user ainsi pour me tirer d’affaires : mais cela n’est pas vrai, parce que les avances que ceux qui s’adoucissent font aux puissances tournent toujours infailliblement au désavantage de celui qui les désavoue en ne les suivant pas ; et, de plus, il est bien difficile que ceux qui sont désavouées n’en conservent pas toujours quelque ressentiment, et ne donnent, au moins dans la chaleur, quelque coup de dent. Je sais que Laigues m’en donna même grossièrement, et à droite et à gauche. Je n’ai rien su sur cela de madame de Chevreuse, qui d’ailleurs a de la bonté, ou plutôt une facilité naturelle. Pour mademoiselle de Chevreuse, elle ne me pardonna pas ma résistance à ses beaux yeux ; et l’abbé Fouquet, qui servoit en ce temps-là son quartier auprès d’elle, a dit depuis sa mort à un homme de qualité, de qui je le sais, qu’elle me haïssoit autant qu’elle m’avoit aimé. Je puis jurer, avec toute sorte de vérité, que je ne lui en avois jamais donné le moindre sujet. La pauvre fille mourut d’une fièvre maligne qui l’emporta en vingt-quatre heures, avant que les médecins se fussent seulement doutés qu’il pût y avoir le moindre péril à sa maladie. Je la vis un moment avec madame sa mère, qui étoit au chevet de son lit, et qui ne s’attendoit à rien moins qu’à la perte qu’elle en fit le lendemain matin à la pointe du jour.

J’avois une deuxième espèce d’amis, c’est-à-dire des gens qui se tenoient fourrés dans le parti de la Fronde, et qui, dans les subdivisions de partis, s’étoient joints particulièrement à moi : et de ceux-là les volées étoient différentes. Elles s’accordoient toutes en un point, qui étoit qu’ils espéroient beaucoup, pour leur intérêt particulier, de mon accommodement : ce qui étoit une disposition toute prochaine à croire que je n’aurois pu faire tout ce que je n’aurois pas fait pour eux. Ces sortes de gens sont très-fâcheux, parce que dans les grands partis ils font une multitude d’hommes auxquels, pour mille différens respects, l’on ne se peut ouvrir de ce que l’on peut ou de ce que l’on ne peut pas, et auprès desquels par conséquent on ne se peut jamais justifier. Ce mal est sans remède, et il est de ceux-là où il ne faut chercher que la satisfaction de sa conscience. Je l’ai eue toute ma vie plus tendre sur cet article qu’il ne convient à un homme qui s’est mêlé d’aussi grandes affaires que moi. Il n’y a guère de matières où le scrupule soit plus inutile. Je n’en souffris pas en effet par l’événement, dans l’occasion dont il s’agit ; mais j’en avois déjà assez souffert par la prévoyance.

La troisième espèce d’amis que j’avois en ce temps-là étoit un nombre choisi de gens de qualité qui étoient unis avec moi et d’intérêt et d’amitié, qui étoient de mon secret, et avec lesquels je concertois de bonne foi ce que j’avois à faire. Ceux-là étoient messieurs de Brissac, de Bellièvre et de Caumartin ; parmi lesquels M. de Montrésor comme je vous l’ai déjà dit, se mêloit, par la rencontre de beaucoup d’affaires précédentes auxquelles il avoit eu part. Il n’y en avoit pas un dans ce petit nombre qui ne fût en droit d’y prétendre. La qualité de M. de Brissac et l’attachement qu’il avoit pour moi dans les affaires les plus épineuses, m’obligeoient à préférer ses intérêts aux miens propres ; et d’autant plus qu’il n’avoit pas profité de ce qu’il avoit stipulé pour lui, quand messieurs les princes furent arrêtés, touchant le gouvernement d’Anjou. Ce ne fut à la vérité ni la faute de la cour ni la mienne, le traité qu’il en avoit commencé n’ayant manqué que par le défaut d’argent, qu’il ne put fournir : mais enfin il n’avoit rien, et il étoit juste, au moins à mon égard, qu’il fût pourvu. M. le président de Bellièvre avoit dès ce temps-la des vues pour la première présidence ; mais comme il étoit homme de bon sens, il n’y pensa plus dès qu’il vit que la cour prenoit le dessus ; et dès le jour que Monsieur et M. le prince envoyèrent à Saint-Germain messieurs de Rohan, de Chavigny et Goulas, il me dit ces propres paroles : « Je vais rentrer dans ma coquille, il n’y a plus rien à faire ; je ne veux plus être nommé à rien. » Il me tint parole. Une grande et dangereuse fluxion qu’il eut effectivement sur un œil lui en donna même le prétexte, et lui en facilita le moyen.

M. de Caumartin s’étoit allé marier en Poitou un mois ou cinq semaines devant que le roi revînt, et il étoit encore chez lui quand la cour arriva à Paris. Il avoit eu certainement plus de part que personne dans le secret des affaires ; il y avoit agi avec plus de bonne foi et plus de capacité, et il n’y avoit eu même d’intérêt particulier que celui que son honneur l’obligea d’y prendre, dans une occasion où il savoit mieux qu’homme qui fût au monde qu’il n’en pouvoit avoir aucun qui fût effectif. L’injustice qu’on lui a faite sur ce sujet m’oblige à en expliquer le détail.

Vous avez vu dans cette histoire que Monsieur fut entraîné par M. le prince à demander à la Reine l’éloignement des sous-ministres, et qu’il ne tint pas à moi que Monsieur ne fît point ce pas, qui dans la vérité n’étoit bon à rien en aucune manière, et à lui moins qu’à personne. Laigues qui les crut perdus et qui étoit l’homme du monde qui se capricioit le plus de ses nouveaux amis, se mit dans l’esprit de procurer la charge de secrétaire de la guerre, qui est celle de M. Le Tellier, à de Nouveau. Madame de Chevreuse s’ouvrit de cette vision devant le petit abbé de Bernai, qui le dit à M. de Caumartin. Il ne le trouva pas bon, et il eut raison. Il vint chez moi ; il me demanda si ce dessein étoit venu jusqu’à moi. Je me mis à sourire, et à lui dire que je pensois qu’il me croyoit fou ; qu’il n’ignoroit pas que je savois mieux que personne que nous n’étions pas en état de faire des secrétaires d’État ; et que de plus, si nous étions en cet état, ce ne seroit pas pour M. de Nouveau que nous travaillerions. Il s’emporta contre madame de Chevreuse et contre Laigues, et il n’avoit pas tort. : « Car quoique je sache bien, dit-il, que leur proposition est impertinente, elle marque toujours que je ne dois pas prendre grande confiance en leur amitié. — Il est vrai, répondis-je ; et je leur en dirai dès demain mon sentiment. » J’ajoutai : « A l’instant que je fais tous mes efforts auprès de Monsieur pour l’empêcher de pousser M. Le Tellier, ces gens-là font par leur conduite qu’il croira que c’est moi qui le veux précipiter. »

Je fis dès le lendemain de grands reproches à madame de Chevreuse et à Laigues : ils nièrent le fait. Cet éclaircissement fit du bruit ; ce bruit alla à M. Le Tellier ; qui crut qu’on disputoit déjà sa charge. Il m’a paru qu’il ne l’a jamais pardonné, ni à M. de Caumartin, ni à moi. La plupart des inimitiés qui sont dans les cours ne sont pas mieux fondées ; et j’ai observé que celles qui ne sont pas bien fondées sont les plus opiniâtres. La raison en est claire : comme les offenses de cette espèce ne sont que dans l’imagination, elles ne manquent jamais de croître et de grossir dans un fond qui n’est toujours que trop fécond en mauvaises humeurs qui les nourrissent. Pardonnez-moi, je vous prie, cette petite digression, qui même n’est pas inutile au sujet que je traite puisqu’elle vous marque l’obligation que j’avois encore plus grande à tirer d’affaire M. de Caumartin, en m’accommodant. Ce ne fut pourtant pas lui qui embarrassa mon accommodement : il connoissoit fort bien qu’il n’y auroit plus assez d’étoffe pour en faire un trafic considérable. Il m’avoit dit plusieurs fois avant qu’il partît pour aller en Poitou, qu’il étoit rude, mais qu’il étoit nécessaire, que nous pâtissions même de la mauvaise conduite de nos ennemis ; qu’il n’y auroit plus d’avantage à tirer pour les particuliers ; qu’il ne falloit plus songer qu’à sauveur le vaisseau dans lequel il pourroit se remettre à la voile selon les occasions ; et que ce vaisseau, qui étoit moi, ne pouvoit se sauver, en l’état où les affaires étoient tombées par l’irrésolution de Monsieur, qu’en prenant le large et se jetant a la mer du côté du levant, c’est-à-dire de Rome. Je me souviens qu’il ajouta le propre jour qu’il me dit adieu, ces propres paroles : « Vous ne vous soutenez plus que sur la pointe d’une aiguille ; et si la cour connoissoit ses forces à votre égard, elle vous pousseroit comme elle va pousser les autres. Votre courage vous fait tenir une contenance qui la trompe et qui l’émeut. Servez-vous de cet instant pour en tirer ce qui vous est bon pour votre emploi de Rome : elle fera sur cela tout ce que vous voudrez. »

Il ne restoit donc que M. de Montrésor, qui disoit du matin au soir qu’il ne prétendoit rien et qui avoit même tourné en ridicule une lettre par laquelle Chandenier lui avoit écrit de la province qu’il ne doutoit pas que je ne le rétablisse dans sa charge, et que je ne le fisse duc et pair en cette occasion. Ce fut toutefois ce M. de Montrésor même qui troubla toute la fête, et qui la troubla sans aucun intérêt, et par un pur travers d’esprit. Un soir que nous étions tous ensemble chez moi auprès du feu, Joly, qui y étoit présent, à propos de je ne sais quoi qui se rencontra dans le cours de la conversation, dit qu’il avoit reçu une lettre de Caumartin. Il la lut, et cette lettre portoit même avec force ce que je viens de vous dire de ses sentimens. Je remarquai que Montrésor, qui ne l’aimoit pas d’inclination, fit une mine de mystère mêlée de chagrin ; et comme je connoissois extrêmement ses manières et son humeur, je jetai quelques paroles pour l’obliger à s’expliquer. Il n’y eut pas de peine car il s’écria tout d’un coup, même en jurant : « Nous ne sommes pas des gens à manger des pois au veau : schelme qui dira que Son Eminence se doive et puisse accommoder avec honneur, sans y faire trouver à ses amis leurs avantages ! Qui le dira les y voudra trouver pour lui seul. » Ces paroles, jointes à un chagrin que je lui avois vu depuis quelques jours contre la palatine, me firent voir qu’il croyoit que Caumartin, qui étoit son ami particulier, eût ménagé quelque chose avec elle pour son profit à l’insu des autres. » Je fis tout mon possible pour l’en détromper je n’y réussis pas. Il réussit mieux à tromper les autres car il jeta le même soupçon dans l’esprit de M. Brissac, qui étoit un homme de cire, et plus susceptible qu’aucun que j’aie jamais connu des premières impressions. M. de Brissac réveilla là-dessus madame de Lesdiguières qui l’aimoit de tout son cœur dans ce temps-là. On ne manque jamais, quand on est dans ces sortes d’indispositions, à les fortifier de toutes les idées qui peuvent faire croire que les partis qui sont contraires à celui que l’on craint que l’on ne prenne sont non-seulement possibles, mais aisés. Cette imagination se glisse dans tous les esprits, elle coule jusqu’aux subalternes ; l’on s’en parle à l’oreille ; ce secret ne produit au commencement qu’un petit murmure : ce murmure devient un bruit qui fait trois ou quatre effets pernicieux, et à l’égard de son propre parti, et à l’égard de celui même auquel on a affaire. Voilà justement ce qui m’arriva ; et je fus étonné que tous mes amis se partagèrent sur ce que je ferois ou ne ferois pas, sur ce que je pouvois ou ne pouvois pas, et que la cour me regarda comme un homme qui prétendoit ou partager le ministère, ou en faire acheter bien chèrement l’abdication. Je connus, je sentis le péril et l’inconvénient de ce poste ; je me résolus d’en courir les risque, et je m’y résolus par ce même principe qui m’a fait toute ma vie prendre trop sur moi. Il n’y a rien de plus mauvais, selon les maximes de la politique. Le monde ne nous en a le plus souvent aucune obligation. Les bonnes intentions se doivent moins outrer que quoi que ce soit. Je me suis très-mal trouvé de n’avoir pas observé cette règle, et dans les grandes affaires et dans les domestiques ; mais il faut avouer que nous ne nous corrigeons guère de ce qui flatte notre morale et notre inclination ensemble. Je n’ai guère pu me repentir de cette conduite, quoiqu’elle m’ait coûté ma prison et toutes les suites de ma prison, qui n’ont pas été médiocres. Si j’eusse suivi le contraire ; si j’eusse accepté les offres de M. Ser̃vien ; si je me fusse tiré d’embarras, j’aurois évité tous les malheurs qui m’ont presque accablé. Je n’aurois pu me défendre d’abord de celui qui est inévitable à tous ceux qui sont à la tête des grandes affaires, et qui en sortent sans faire trouver des avantages à ceux qui y sont engagés avec eux. Le temps auroit assoupi ces plaintes, que la fortune même auroit pu tourner par de bons événemens en ma faveur. Je conçois fort bien ces vérités, mais je ne les regrette pas, et je me suis satisfait moi-même en me conduisant autrement. Et comme à la réserve de la religion et de la bonne foi, tout doit être, à mon opinion, égal aux hommes, je crois que je puis raisonnablement être content de ce que j’ai fait. Je refusai donc les propositions de M. Servien, qui étoient que le Roi me donnoit la surintendance de ses affaires, en Italie, avec cinquante mille écus de pension ; que l’on paieroit jusqu’à la somme de cent mille écus de mes dettes, et que l’on me délivreroit comptant celle de cinquante mille pour mon ameublement ; que je demeurerois trois ans à Rome, près lesquels il me seroit loisible de venir faire à Paris mes fonctions. Je ne rebutai pourtant pas M. Servien de but en blanc ; j’en usai toujours honnêtement avec lui. Il me vit chez moi, je lui rendis sa visite : nous négociâmes ; mais il jugea bien que je ne voulois rien conclure, parce qu’il n’entroit en rien de ce qui concernent les intérêts de mes amis, quoique je l’eusse tâté sur ce chef, auquel dans le fond il étoit contraire. Madame la palatine, à laquelle j’avois beaucoup plus de confiance, n’étoit pas au commencement tout-à-fait persuadée que l’on ne pût rien faire pour eux. Elle s’aperçut même de pis, et que les mauvais offices de Servien et de l’abbé Fouquet alloient à plus qu’à rompre mes négociations. Elle m’en avertit, et me déclara même qu’elle ne vouloit plus se trouver chez Joly, où elle avoit accoutumé de me venir trouver en chaise par une porte de derrière entre dix et onze heures du soir. Elle me fit connoître qu’il y avoit du péril pour moi en ces conférences secrètes, et elle me dit naturellement que je devois conclure, ou que je devois traiter avec le cardinal ; parce que tous les subalternes, l’un par un principe, l’autre par un autre, m’étoient fort contraires. Madame de Lesdiquières me donnait avis que je n’avois qu’à faire bonne mine, qu’à demeurer chez moi ; que le cardinal, qui s’amusoit sur la frontière à vétiller proprement dans l’armée de M. de Turenne, où vous pouvez vous imaginer qu’il n’étoit pas fort nécessaire ; que le cardinal, dis-je, qui mouroit d’impatience de revenir à Paris et qui n’osoit y entrer tant que j’y serois, me feroit un pont d’or pour en sortir, et qu’il m’accorderoit tout ce que je lui demanderois. M. le premier président fit il madame de Lesdiguières un discours de la même nature, en lui disant qu’il savoit que l’on brûloit d’envie de s’accommoder avec moi ; et je me souviens que Joly me disoit alors à l’oreille : «Encore une contusion ! » C’en étoit une effectivement : car quoique tous ces bruits ne me persuadassent pas, ils me retenoient, ils m’empêchoient de conclure, et ils m’obligèrent à la fin à croire madame la palatine, et à traiter avec M. le cardinal. J’écrivis à M. de Châlons que je le priois de l’aller trouver, de lui expliquer nettement mes pensées, et d’en tirer pour M. de Brissac en récompense le gouvernement d’Anjou, et quelques postes aussi pour messieurs de Montmorency, d’Argenteuil, de Châteaubriant, etc. Il n’y eût pas une ombre de difficulté à l’égard de ces derniers, et je suis persuadé qu’il n’y en eût eu guère davantage pour M. de Brissac. Langlade, qui passa en ce temps-là à Châlôns, retarda le voyage de M. de Chalons sans y penser, en lui disant que M. le cardinal devoit être en un tel lieu un tel jour. Ce délai causa ma prison, parce que Servien et l’abbé Fouquet la précipitèrent, en faisant voir à la Reine qu’il y avoit trop de péril à demeurer en l’état où l’on étoit. Ils lui disoient sans cesse que je continuois à ménager et à échauffer les rentiers, à cabaler dans les colonelles, etc. Il arriva un incident, le 13 novembre, qui contribua infiniment à aigrir la cour. Le Roi tint son lit de justice au parlement, pour y faire enregistrer une déclaration par laquelle il déclaroit M. le prince criminel de lèse majesté ; et il m’envoya la veille Saintot, lieutenant des cérémonies, pour me commander de sa part de m’y trouver. Je répondais à Saintot que je suppliois très-humblement Sa Majesté de me permettre de lui représenter que je croyois qu’il ne seroit ni de la justice ni de la bienséance qu’en l’état où j’étois avec M. le prince, je donnasse ma voix dans une délibération dans laquelle il s’agissoit de le condamner. Saintot me repartit que quelqu’un ayant prévu en présence de la Reine que je m’en excuserois par cette raison, elle avoit répondu qu’elle ne valoit rien et que M. de Guise, qui devoit sa liberté aux instances de M. le prince, s’y trouvoit bien : sur quoi je dis à Saintot que si j’étois de la profession de M. de Guise, j’aurois une extrême joie de pouvoir l’imiter dans les belles actions qu’il venoit de faire à Naples. Vous ne sauriez vous imaginer à quel point la Reine s’emporta contre mon excuse. On la lui expliqua, comme un indice convaincant des ménagemens que j’avois pour M. le prince ; et ce que je ne faisois dans le vrai que par un pur principe d’honnêteté, à laquelle je suis encore persuadé que j’étois obligé, passa dans son esprit pour une conviction des mesures que j’avois prises avec lui, ou que j’allois prendre. Rien n’étoit plus faux, mais rien n’étoit plus cru ; et il le fut au point que la Reine se résolut de jouer à quitte ou à double, et de me faire périr.

Touteville, capitaine aux gardes, l’un des satellites de l’abbé Fouquet, loua une maison assez proche de celle de madame de Pommereux, dans laquelle il pût poster des gens pour m’attaquer. Du Fay, officier dans l’artillerie, et l’un de ces ridicules conjurés du Palais-Royal, fit des tentatives auprès de Pean, qui étoit à cette heure-là mon contrôleur, et que vous avez vu depuis mon maître d’hôtel, pour l’obliger à lui donner avis des heures nocturnes dans lesquelles l’on croyoit que je sortois. Pradelle eut un ordre, signé de la main du Roi, de m’attaquer dans les rues, et de me prendre mort ou vif. Celui qui fut donné au maréchal de Vitry, lorsqu’il tua le maréchal d’Ancre, n’étoit pas plus précis. Je n’ai su celui de Pradelle que depuis mon retour en France des pays étrangers, par le moyen de M. l’archevêque de Reims, qui dit, il y a deux ou trois ans, à messieurs de Châlons et de Caumartin, qu’il l’avoit vu en original. J’eus quelque vent, dans le temps même, du dessein de Touteville ; et je ne le considérois que comme une vision d’un écervelé qui se plaignoit de moi, parce que j’avois servi contre lui un de mes amis, pour la recherche d’une certaine madame Darmet. Je devois au moins faire plus de réflexion sur les offres que Du Fay avoit faites à mon contrôleur ; mais je ne les regardai que comme des inquiétudes des subalternes, qui faisoient espionner mes actions. M. de Brissac me dit un jour qu’il seroit bon que je prisse garde à moi avec plus de précaution ; qu’on lui donnoit avis de tous les côtés ; et qu’il venoit même de recevoir un billet par lequel celui qui l’écrivoit, sans se nommer, le conjuroit de faire en sorte que je n’allasse pas ce jour-là à Rambouillet où l’on avoit pris fantaisie de se promener, quoique l’on fût bien avant dans le mois de novembre. Je ne doutai point que ce billet ne vînt de quelqu’un de la cour, qui avoit eu la curiosité de sonder et mon cœur et mes forces. J’y allai avec deux cents gentilshommes, et j’y trouvai un fort grand nombre d’officiers des gardes, et entre autres Rubantel, affidé. confident de l’abbé Fouquet. Je ne sais s’ils avoient dessein de m’attaquer ; mais je sais bien que je n’étois pas en état d’être attaqué. Ils me saluèrent avec de profondes révérences ; j’entrai en conversation avec quelques-uns d’eux que je connoissois, et je revins chez moi tout aussi satisfait de ma personne que si je n’eusse pas fait une sottise. C’en étoit une effectivement, qui n’étoit bonne qu’à aigrir la cour de plus en plus, contre moi. On se pique l’on s’emporte, et, dans la passion, il est très-difficile de conserver une conduite qui ne déborde point. Voici encore en quoi la mienne ne fut pas juste.

Je faisois état de prêcher au moins les dimanches et les fêtes de l’avent dans les plus grandes églises de Paris, ; et je commençai le jour de la Toussaint à Saint-Germain, paroisse du Roi. Leurs Majestés me firent l’honneur d’assister au sermon, et je les en allai remercier le lendemain. Comme depuis ce temps-là les avis que l’on me donnoit de toutes parts se multiplièrent, je n’allai plus au Louvre : en quoi je fis, à mon sens, je fis une faute ; car je crois que cette circonstance détermina plus la Reine à me faire arrêter, que toutes autres. Je dis seulement que je le crois, parce que, pour le bien savoir, il seroit nécessaire de savoir au préalable si M. le cardinal Mazarin avoit ordonné que l’on m’arrêtât ; ou si simplement il l’approuva, quand il vit qu’on y avoit réussi. Je ne le sais pas précisément, les gens de la cour même m’en ayant depuis parlé fort différemment. Lyonne m’a toujours assuré le second ; et quelque autre dont je ne me souviens pas, m’a assuré qu’il avoit ouï le contraire de M. Le Tellier. Ce qui est constant c’est que, sans une circonstance que vous allez voir, je n’eusse pas été au Louvre ; je me fusse tenu sur mes gardes ; et que, nonobstant les ordres de M. de Pradelle, j’eusse apparemment embarrassé le théâtre, au moins assez long-temps pour attendre des nouvelles de M. le cardinal Mazarin. Tout le monde me le conseilloit ; et je me souviens que M. d’Hacqueville[58] me dit un soir avec colère : « Vous avez bien gardé votre maison trois semaines pour M. le prince ; est-il possible que vous ne la puissiez garder trois jours pour le Roi ? »

Voici ce qui m’en empêcha. Madame de Lesdiguières, que j’avois sujet de croire très-bien avertie, et qui l’étoit en effet très-bien d’ordinaire, me pressa extrêmement d’aller au Louvre, en me disant que si j’y pouvois aller en sûreté, il falloit que je convinsse que ce seroit beaucoup le meilleur pour moi, par la raison de la bienséance, etc. Je convins de la proposition, mais je ne convins pas de la sûreté. « N’y at-il que cette considération qui vous empêche ? reprit-elle. — Non, lui répondis-je. — Allez-y donc demain, me dit-elle, car nous savons le dessous des cartes. » Ce dessous des cartes étoit qu’on avoit tenu un conseil secret, dans lequel, après de grandes contestations, il avoit été résolu qu’on s’accommoderoit avec moi, et qu’on me donneroit même satisfaction pour mes amis. Je suis très-assuré que madame de Lesdiguières ne me trompoit pas ; je ne le suis pas moins que M. le maréchal ne trompoit point madame de Lesdiguières. Il fut trompé lui-même et, par cette raison, je ne lui en ai jamais voulu parler. J’allai ainsi au Louvre le 19 décembre 1652 et je fus arrêté dans l’antichambre de la Reine par M. de Villequier, qui étoit capitaine des gardes de quartier. Il s’en fallut très-peu que M. d’Hacqueville ne me sauvât. Comme j’entrai dans le Louvre, il se promenoit dans la cour ; il me joignit à la descente de mon carrosse, et il vint avec moi chez madame la maréchale de Villeroy, où j’allai attendre qu’il fût jour chez le Roi. Il m’y quitta pour aller en haut, où il trouva Montmège, qui lui dit que tout le monde disoit que j’allois être arrêté. Il descendit en diligence pour m’en avertir, et pour me faire sortir par la cour des cuisines, qui répondoit justement à l’appartement de madame de Villeroy. Il ne m’y trouva plus ; mais il ne m’y manqua que d’un moment, et ce moment m’eût infailliblement donné la liberté. J’en ai la même obligation à M. d’Hacqueville ; mais je suis assuré que de l’humeur et de la cordialité dont il est, il n’en eut pas la même joie. M. de Villequier me mena dans un appartement, où les officiers de la bouche m’apportèrent à dîner. On trouva très-mauvais à la cour que j’eusse bien mangé tant l’iniquité et la lâcheté des courtisans est extrême. Je ne trouvai pas bon que l’on m’eût fait retourner mes poches, comme on fait aux coupeurs des bourses : M. de Villequier eut ordre de faire cette cérémonie, qui n’étoit pas ordinaire. On n’y trouva qu’une lettre du roi d’Angleterre qui me chargeoit de tenter, du côté de Rome, si l’on ne pourroit pas lui donner quelque assistance d’argent. Ce nom de lettre du roi d’Angleterre se répandit dans la basse-cour ; il fut relevé par un homme de qualité, au nom duquel je me crois obligé de faire grâce, à la considération de l’un de ses frères, qui est de mes amis. Il crut faire sa cour de le gloser d’une manière qui fut odieuse ; il sema le bruit que cette lettre étoit du Protecteur. Quelle bassesse ! On me fit passer, sur les trois heures, toute la grande galerie du Louvre, et l’on me fit descendre par le pavillon de Madame. Je trouvai un carrosse du Roi, dans lequel M. de Villequier monta avec moi, et cinq ou six officiers des gardes du corps. Le carrosse fit douze ou quinze pas du côté de la ville ; mais il retourna tout d’un coup à la porte de la conférence. Il étoit escorté par M. le maréchal d’Albret à la tête des gendarmes ; par M. de La Vauguyon à la tête des chevau-légers ; et par M. de Vennes, lieutenant-colonel du régiment des gardes, qui y commandoit huit compagnies. Comme on vouloit gagner la porte Saint-Antoine, il y en avoit deux ou trois autres devant lesquelles il falloit passer. Il y avoit à chacune un bataillon de Suisses, qui avoient les piques baissées vers la ville. Voilà bien des précautions, et des précautions bien inutiles. Rien ne branla dans la ville ; la douleur et la consternation y parurent ; mais elles n’allèrent pas jusqu’au mouvement, soit que l’abattement du peuple fût en effet trop grand, soit que ceux qui étoient bien intentionnés pour moi perdissent le courage, ne voyant personne à leur tête. On m’en a parlé depuis diversement. Le Houx, boucher, mais homme de crédit dans le peuple et de bon sens, m’a dit que toute la boucherie de la place aux Veaux fut sur le point de prendre les armes ; et que si M. de Brissac ne lui eût dit que l’on me feroit tuer si on les prenoit, il eût fait les barricades dans ce quartier-là avec toute sorte de facilité. L’Epinay m’a confirmé la même chose de la rue Montmartre. Il me semble que M. le marquis de Château-Renaud, qui se donna bien du mouvement ce jour-là pour émouvoir le peuple, m’a dit qu’il n’y avoit pas trouvé jour ; et je sais bien que Malclerc, qui courut pour le même dessein les ponts de Notre-Dame et de Saint-Michel, qui étoient fort à moi, y trouva les femmes en larmes, mais les hommes dans l’inaction et la frayeur. Personne au monde ne peut juger de ce qui fût arrivé, s’il y avoit eu une épée tirée. Quand il n’y en a point de tirée dans ces rencontres, tout le monde juge qu’il n’y pourroit rien avoir ; et s’il n’y eût point eu de barricades à la prise de M. de Broussel, l’on se seroit moqué de ceux qui auroient cru qu’elles eussent été seulement possibles. J’arrivai à Vincennes entre huit et neuf heures du soir ; et M. le maréchal d’Albret m’ayant demandé, à la descente du carrosse, si je n’avois rien à faire savoir au Roi, je lui répondis que je croirois manquer au respect que je lui devois si je prenois cette liberté.

On me mena dans une. grande chambre où il n’y avoit ni tapisserie ni lit ; celui que l’on y apporta sur les onze heures du soir étoit de taffetas de la Chine, peu propre pour un ameublement d’hiver. Je dormis très-bien : ce que l’on ne doit pas attribuer à la fermeté, parce que le malheur fait naturellement cet effet en moi. J’ai éprouvé en plus d’une occasion qu’il m’éveille le jour, et qu’il m’assoupit la nuit. Ce n’est pas force d’esprit, et je l’ai connu après que je me suis bien examiné moi-même ; parce que j’ai senti que ce sommeil ne vient que de l’abattement où je suis, dans les momens où la réflexion que je fais sur ce qui me chagrine n’est pas divertie par les efforts que je fais pour m’en garantir. Je trouve une satisfaction sensible à me développer, pour ainsi parler, moi-même, et à vous rendre compte des mouvemens les plus cachés et les plus intérieurs de mon ame.

Je fus obligé de me lever le lendemain sans feu, parce qu’il n’y avoit point de bois pour en faire ; et les trois exempts que l’on avoit mis auprès de moi eurent la bonté de m’assurer que je n’en manquerois pas le lendemain. Celui qui demeura seul à ma garde le prit pour lui ; et je fus quinze jours, à Noël, dans une chambre grande comme une église, sans me chauffer. Cet exempt s’appeloit Croisat ; il étoit Gascon, et il avoit été, au moins à ce que l’on disoit, valet de chambre de M. Servien. Je ne crois pas qu’on eût pu trouver encore sous le ciel un autre homme fait comme celui-là. Il me vola mon linge, mes habits, mes souliers ; et j’étois quelquefois obligé de demeurer huit ou dix jours dans le lit, faute d’avoir de quoi m’habiller. Je ne crus pas que l’on me pût faire un traitement pareil sans un ordre supérieur, et sans un dessein formé de me faire mourir de chagrin. Je m’armai contre ce dessein, et je me résolus au moins de ne point mourir de cette sorte de mort. Je me divertis au commencement à faire la vie de mon exempt, qui, sans exagération, étoit aussi fripon que Lazarille de Tormes et que Buscon. Enfin je l’accoutumai à ne me plus tourmenter, à force de lui faire connoître que je ne me tourmentois de rien. Je ne lui témoignai jamais aucun chagrin, je ne me plaignis de quoi que ce soit ; et je ne lui laissai pas seulement voir que je m’aperçusse de ce qu’il disoit pour me fâcher, quoiqu’il ne proférât pas un mot qui ne fût à cette intention. Il fit travailler à un petit jardin de deux ou trois toises qui étoit dans la cour du donjon ; et comme je lui demandois ce qu’il en prétendoit faire, il me répondit que son dessein étoit d’y planter des asperges : vous remarquerez qu’elles ne viennent qu’au bout de trois ans. Voilà une de ses plus grandes douceurs : il en avoit tous les jours une vingtaine de cette force. Je les avalois toutes avec douceur, et cette douceur l’effarouchoit, parce qu’il disoit que je me moquois de lui.

Les instances du chapitre et des curés de Paris, qui firent pour moi tout ce qui étoit en leur pouvoir, quoi mon oncle, qui étoit le plus foible des hommes, et jaloux de moi jusqu’au ridicule, ne les appuyât que très-mollement ; leurs instances, dis-je, obligèrent la cour à s’expliquer des causes de ma prison par la bouche de M. le chancelier, qui, en la présence du Roi et de la Reine, dit à tous ces corps que Sa Majesté ne m’avoit fait arrêter que pour mon propre bien, et pour m’empêcher d’exécuter ce que l’on avoit sujet de croire que j’avois dans l’esprit. M. le chancelier m’a dit, depuis mon retour en France, que ce fut lui qui fit trouver bon à la Reine qu’il donnât ce tour à son discours, sous prétexte d’éluder plus spécieusement la demande que faisoit l’Église de Paris en corps, ou que l’on me fît mon procès, ou que l’on me rendît la liberté ; et il ajoutoit que son véritable dessein avoit été de me servir, en faisant que la cour avouât ainsi mon innocence, au moins pour les faits passés.

Il est vrai que mes amis prirent un grand avantage de cette réponse, qui fut relevée de toutes ses couleurs en deux ou trois libelles très-spirituels. M. de Caumartin fit, dans cette occasion et dans les suivantes, tout ce que l’amitié la plus véritable et tout ce que l’honneur le plus épuré peuvent produire. M. d’Hacqueville y redoubla ses soins et son zèle pour moi. Le chapitre de Notre-Dame fit tous les jours chanter une antienne publique et expresse pour ma liberté ; aucun des curés ne me manqua, à la réserve de celui de Saint-Barthelemy. La Sorbonne se signala ; il y eut même beaucoup de religieux qui se signalèrent et se déclarèrent. M. de Châlons échauffoit les cœurs et les esprits, et par sa réputation et par son exemple. Ce soulèvement obligea la cour à me traiter un peu mieux que dans le commencement. On me donna des livres mais par compte, et sans papier ni encre ; et l’on m’accorda un valet de chambre et un médecin à propos de quoi je suis bien aise de ne pas omettre une circonstance qui est remarquable. Ce médecin, qui étoit homme de mérite et de réputation dans sa profession, et qui s’appeloit Vacherot, me dit, le jour qu’il entra à Vincennes, que M. de Caumartin l’avoit chargé de me dire que Goiset, avocat qui avoit prédit la liberté de M. de Beaufort, l’avoit assuré que j’aurois la mienne dans le mois de mars ; mais qu’elle seroit imparfaite, et que je ne l’aurois entière et pleine qu’au mois d’août. Vous verriez par la suite que le présage fut juste.

Je m’occupai fort à l’étude dans tout le cours de ma prison de Vincennes, qui dura quinze mois, et au point que les jours ne me suffisoient point, et que j’y employois même les nuits. Je fis une étude particulière de la langue latine, qui me fit connoître que l’on ne peut jamais trop s’y appliquer, parce que c’est une étude qui comprend toutes les autres ; je travaillai sur la grecque, et sur la neuvième décade de Tite-Live, que j’avois fort aimée autrefois, et à laquelle je retrouvai encore un nouveau goût. Je composai, à l’imitation de Boëce, une Consolation de la Théologie, par laquelle je prouvois que tout homme qui est prisonnier doit essayer d’être le vinctus in Christo dont parle saint Paul. Je ramassai, dans une manière de silva, beaucoup de matières différentes, et entre autres une application, à l’usage de l’Église de Paris, de ce qui étoit contenu dans le livre des Actes de celle de Milan, et j’intitulai cet ouvrage : Partus Vincennarum[59]. Mon exempts n’oublioit rien pour troubler la tranquillité de mes études, et pour tenter de me donner du chagrin. Il me dit un jour que le Roi lui avoit commandé de me faire prendre l’air, et de me mener sur le haut du donjon. Comme il crut que j’y avois du divertissement, il m’annonça, avec une joie qui paroissoit dans ses y eux qu’il avoit reçu un contre-ordre. Je lui répondis qu’il étoit venu tout à propos, parce que l’air, qui étoit trop vif au dessus du donjon, m’avoit fait mal à la tête. Quatre jours après il me proposa de descendre au jeu de paume pour y voir jouer mes gardes. Je le priai de m’en dispenser, parce qu’il me sembloit que l’air y devoit être trop subtil ; mais il m’y força en me disant que le Roi, qui avoit plus de soin de ma santé que je ne croyois, lui avoit commandé de me faire faire exercice. Il me pria ensuite de l’excuser de ce qu’il ne m’y faisoit plus descendre, « pour quelques considérations, ajouta-t-il, que je ne vous puis dire. » À la vérité, je m’étois mis assez au dessus de toutes ces chicaneries, qui ne me touchoient point dans le fond et pour lesquelles je n’avois que du mépris ; mais je vous confesse que je n’avois pas la même supériorité d’ame pour la substance de la prison, si l’on peut se servir de ce terme : et la vue de me trouver tous les matins en me réveillant entre les mains de mes ennemis me faisoit sentir que je n’étois rien moins que stoïque. Ame qui vive ne s’aperçut de mon chagrin ; mais il fut extrême par cette unique raison. C’est un effet de l’orgueil humain ; et je me souviens que je me disois vingt fois le jour à moi-même que la prison d’État étoit la plus sensible de tous les malheurs sans exception.

Vous avez déjà vu que je divertissois mon ennui par mon étude : j’y joignis quelquefois du relâchement. J’avois des lapins sur le haut du donjon ; j’avois des tourterelles dans une des tourelles ; j’avois des pigeons dans l’autre. Les continuelles instances de l’Église de Paris faisoient que l’on m’accordoit de temps en temps ces petits divertissemens ; mais on les troubloit toujours par mille chicanes. Ils ne laissoient pas de m’amuser ; et d’autant plus agréablement, que je les avois aussi prévus mille fois en faisant réflexion à quoi je me pourrois occuper, si il m’arrivoit jamais d’être arrêté. Il n’est pas concevable combien l’on se trouve soulagé quand l’on rencontre, dans les malheurs où l’on tombe, les consolations, quoique petites, que l’on s’y est imaginées par avance. Je ne m’occupois pas si fort à ces diversions, que je ne songeasse avec une extrême application à me sauver ; et le commerce que j’eus toujours au dehors et sans discontinuation me donnoit lieu d’y pouvoir penser et avec espérance et avec fruit.

Le neuvième jour de ma prison, un garde appelé Carpentier s’approcha de moi comme son camarade dormoit (il y en avoit toujours un d’eux qui me gardoit à vue, et même la nuit), et il me mit un billet dans la main que je reconnus d’abord pour être de celle de madame de Pommereux ; il n’y avoit dans ce billet que ces paroles : « Faites-moi réponse ; fiez-vous au porteur. » Ce porteur me donna un crayon et un petit morceau de papier, dans lequel j’assurai la réception du billet. Madame de Pommereux avoit trouvé habitude avec la femme de ce garde, et elle lui avoit donné cinq cents écus pour ce premier billet. Le mari étoit accoutumé à cette manière de trafic, et il n’avoit pas été inutile à la liberté de M. de Beaufort. Il est mort, lui et toute sa famille ; et j’en parle par cette considération plus librement. Comme tout ce qui est écrit peut être vu par des accidens imprévus, permettez-moi de ne point entrer dans le détail de tous les autres commerces que j’eus après celui-là, et dans lesquels il faudroit nommer des gens qui vivent encore. Il suffit que je vous dise que nonobstant le changement de trois exempts et de vingt-quatre gardes du corps qui se succédèrent pendant le cours de quinze mois les uns aux autres, mon commerce ne fut jamais interrompu.

Madame de Pommereux et messieurs de Caumartin et d’Hacqueville m’écrivoient réglément deux fois la semaine. Voici les différentes matières de ce commerce : elles tendoient toutes à ma liberté ; la voie la plus courte étoit celle de se sauver de prison. Je fis deux entreprises, dont l’une me fut suggérée par mon médecin qui étoit homme de mathématiques. Il eut la pensée de limer la barre qui étoit à la grille d’une petite fenêtre qui étoit dans la chapelle où j’entendois la messe, et d’y attacher une espèce de machine avec laquelle je fusse à la vérité descendu assez facilement du troisième étage du donjon ; mais comme ce n’eût été que la moitié du chemin fait, et qu’il eût fallu remonter l’enceinte, de laquelle d’ailleurs l’on n’auroit pu redescendre, il quitta cette pensée, qui étoit en effet impraticable ; et nous nous réduisîmes à une autre, qui ne manqua que parce qu’il ne plut pas à la Providence de la faire réussir. J’avois remarqué, dans le temps qu’on me menoit sur la tour, qu’il y avoit tout au haut un creux dont je n’ai jamais pu deviner l’usage. Il étoit plein à demi, mais l’on pouvoit y descendre et s’y cacher. Je pris sur cela la pensée de choisir le temps que mes gardes seroient allés dîner, et que Carpentier seroit de jour ; et d’enivrer son camarade, qui en effet étoit un vieillard appelé Tourville. Il tomboit comme mort dès qu’il avoit bu deux verres de vin : ce que Carpentier avoit éprouvé plus d’une fois. Je me servis de ce moment pour monter au haut de la tour sans que l’on s’en aperçût, et pour me cacher dans le trou dont je viens de vous parler avec quelques pains et quelques bouteilles d’eau et de vin. Carpentier convenoit de la possibilité et même de la facilité de ce premier pas, qui en effet étoit d’autant plus aisé que les deux gardes qui le devoient relever, lui et son camarade, avoient toujours eu l’honnêteté de ne pas entrer dans ma chambre et de demeurer à la porte jusqu’à ce qu’ils pussent juger que j’étois éveillé : car je m’étois accoutumé à dormir l’après-dînée ou même à faire semblant de dormir. Carpentier devoit donc attacher deux cordes à la fenêtre de la galerie par laquelle M. de Beaufort s’étoit sauvé, et jeter dans le fossé une machine de tissu que M. Vacherot avoit travaillée la nuit dans sa chambre, par le moyen de laquelle on eût pu croire que je me fusse élevé au dessus de la petite muraille qu’on y avoit faite depuis la sortie de M. de Beaufort. Il devoit en même temps donner l’alarme, comme s’il m’avoit vu passer dans la galerie ; et montrer son épée teinte de sang, comme si même il m’eût blessé en me poursuivant. Toute la garde fût accourue au bruit ; l’on eût trouvé les cordes à la fenêtre ; on eût vu la machine et du sang dans le fossé ; huit ou dix cavaliers eussent paru le pistolet à la main dans le bois, comme pour me recevoir. Il y en eût eu un qui fût sorti des portes avec une calotte rouge sur la tête. Ils se seroient séparés, et celui qui auroit eu la calotte rouge auroit tiré du côté de Mézières. On eût tiré le canon de Mézières trois ou quatre jours après, comme si je fusse effectivement arrivé. Qui eût pu s’imaginer que j’eusse été dans ce trou ? On n’eût pas manqué de lever la garde du bois de Vincennes, et de n’y laisser que des mortes-paies ordinaires, qui eussent fait voir pour deux sous à tout Paris et la fenêtre et les cordes, comme ils firent celles de M. de Beaufort. Mes amis y fussent venus par curiosité, comme tous les autres ; ils m’eussent habillé en femme, en moine, comme il vous plaira et j’en fusse sorti sans qu’il y eût eu seulement ombre de soupçon ni de difficulté.

Je ne crois pas qu’il y eût eu rien au monde de plus ridicule pour la cour, si elle eût été attrapée en cette manière. Elle est si extraordinaire, qu’elle en paroît impossible : elle étoit pourtant facile, et je suis convaincu qu’elle auroit infailliblement réussi, si un garde appelé l’Escarmouche ne l’eût pas rompue par un incident que la pure fortune y jeta. On l’envoya à la place d’un autre qui tomba malade ; et comme c’étoit un homme dur, vieux et exact, il dit à l’exempt qu’il ne concevoit point comment il ne faisoit pas mettre une porte à l’entrée du petit escalier qui monte à la tour. Elle y fut mise le lendemain au matin, et ainsi mon entreprise se rompit. Ce même garde m’assura le soir en bonne amitié qu’il m’étrangleroit, s’il plaisoit à Sa Majesté de le lui commander.

Je n’étois pas si attaché aux moyens de me tirer moi-même de la tour de Vincennes, que je ne pensasse aussi à ceux qui pouvoient obliger mes ennemis à m’en tirer. L’abbé Charier, qui partit pour Rome dès le lendemain que je fus arrêté, y trouva le pape Innocent irrité jusqu’à la fureur, et sur le point de lancer les foudres sur les auteurs d’une action sur laquelle les exemples des cardinaux de Guise et d’autres marquoient ses devoirs. Il s’en expliqua avec un très-grand ressentiment à l’ambassadeur de France. Il envoya M. Marini archevêque d’Avignon, en qualité de nonce extraordinaire, pour ma liberté. Le Roi prit de son côté l’affaire avec hauteur ; il défendit à monsignor Marini de passer à Lyon. Le Pape craignit d’exposer son autorité et celle de l’Église à la fureur d’un insensé. Il usa de ce mot en parlant à l’abbé Charier, et en lui ajoutant : « Donnez-moi une armée, et je vous donnerai un légat. » Il étoit difficile de lui donner cette armée ; mais il n’eût pas été impossible, si ceux qui étoient obligés d’être mes amis en cette occasion ne m’eussent point manqué.

Vous avez vu dans le second volume de cet ouvrage que Mézières étoit dans mes intérêts par l’amitié que Bussy-Lameth avoit pour moi ; et que Charleville et le Mont-Olympe y devoient être, parce que M. de Noirmoutier tenoit ces deux places de moi. Vous avez vu aussi que ce dernier m’avoit manqué, lorsque M. le cardinal Mazarin rentra en France. Il crut se justifier, en disant à tout le monde qu’il me serviroit envers tous et contre tous en ce qui me seroit personnel ; et comme il y a peu de chose qui le soit davantage que la prison, il se joignit publiquement avec Bussy-Lameth aussitôt que je fus arrêté ; et ils écrivirent ensemble une lettre au cardinal, par laquelle ils lui déclaroient qu’ils ne pourroient s’empêcher de se porter à toutes sortes d’extrémités, si l’on me tenoit plus long-temps en prison. Ces places, qui sont inattaquables quand elles sont d’un même parti, étoient d’une extrême importance dans un temps où M. le prince, qui, dès la première nouvelle qu’il eut de ma détention, déclara qu’il feroit sans exception tout ce que mes amis souhaiteroient pour ma liberté ; où M. le prince, dis je, offrit à ces deux gouverneurs de faire marcher toutes les forces d’Espagne à leur secours ; où Belle-Isle, dont M. de Retz étoit le maître, n’étoit pas à mépriser à cause de l’Angleterre, dont la France n’étoit nullement assurée en ce moment-là, et où Bordeaux et Brouage tenoient encore pour M. le prince. Beaucoup de gens sont persuadés qu’il y avoit de quoi former une affaire très-considérable, c’est-à-dire qu’il y avoit assez d’étoffe, et en ce que vous venez d’en voir, et en beaucoup de choses de cette nature par exemple en la disposition du comte d’Autel qui étoit dans Béthune, et qui auroit assurément branlé pour moi s’il eût vu la partie bien faite. Le malheur fut qu’il n’y eut personne qui sût bien tailler cette étoffe. M. le duc de Retz avoit bonne intention mais il n’étoit pas capable d’un grand dessein ; et de plus sa femme et son beau-père le retenoient. M. de Brissac, qui avoit eu commandement de se retirer chez lui, ne savoit primer en rien. M. le duc de Noirmoutier eût été le plus entreprenant ; mais il fut gagné d’abord par madame de Chevreuse et par Laigues, auxquels le cardinal[60] dit en termes exprès qu’ils lui répondroient des actions de leurs amis et que s’ils tiroient un coup de pistolet, ils verroient l’un et l’autre ce qui leur en arriveroit. M. de Noirmoutier, qui n’avoit pas d’ailleurs, comme vous avez vu, trop d’amitié pour moi, se rendit aux instances de ses amis et à celles de sa femme, qui n’est pas une des meilleures de son sexe ; et il donna parole[61] à la cour qu’il ne me donneroit que des apparences, et qu’il ne feroit rien en effet.

Il tint sa parole : il ne traversa en rien le siége de Stenay, que le Roi fit en ce temps-là ; il éluda toutes les propositions de M. le prince, et il se contenta de parler et d’écrire toujours en ma faveur, et de tirer force coups de canon lorsque l’on buvoit à ma santé. Il eût eu pourtant peine à soutenir long-temps ce personnage, si Bussy-Lameth, qui avoit de l’esprit et de la décision, eût vécu. Celui-ci dit à Malclerc, qui y avoit été envoyé de la part de mes amis ces propres mots : « Noirmoutier veut amuser le tapis ; mais je le ferai parler français, ou je lui surprendrai sa place. » Le pauvre homme mourut d’apoplexie la nuit même. Le chevalier de Lameth, qui étoit le major dans la place, y étant demeuré le maître par cette mort, le vicomte son frère aîné s’y jeta, et il y demeura très-fidèlement dans mes intérêts. L’abbé de Lameth leur cousin et le mien, et qui étoit mon maître de chambre, n’en bougea, et il m’y servit aussi avec tout le zèle possible ; mais enfin une place ne pouvant rien sans l’autre, on n’agit point, et Mézières, Charleville et le Mont-Olympe furent pour moi mais ne firent rien pour moi. Il ne laissa pas de m’en coûter une bonne somme de deniers, que M. de Retz prêta pour la subsistance de la garnison. J’en ai payé depuis et le capital et les intérêts.

Vous jugez bien que tout ce détail, dont j’étois informé ponctuellement, n’étoit pas la moindre de mes occupations : mais cependant l’une de mes principales occupations dans ma prison étoit de cacher que j’en fusse informé ; et je me souviens que M. de Pradelle, qui commandoit les compagnies des gardes suisses et françaises qui étoient dans le château, et qui avoit permission de me voir, aussi bien que M. de Maupeou de Noisy, qui étoit aussi capitaine aux gardes ; je me souviens, dis-je, que M. de Pradelle me dit un jour qu’il étoit au désespoir d’être obligé de m’apprendre une nouvelle qui m’affligeroit, qui étoit la mort de M. de Bussy-Lameth. Quoique je le susse aussi bien que lui, j’en fis le surpris. Ce M. de Pradelle eut la bonté de me consoler, dans la même conversation, de l’appréhension que j’avois qu’on ne fit quelque chose à Mézières contre le service du Roi et il m’assura que la place étoit entre les mains du commandant que Sa Majesté y avoit envoyé. Vous observerez, s’il vous plaît, que j’avois reçu un billet la veille du vicomte de Lameth, qui me marquoit qu’il en étoit le maître, et qu’il m’en rendroit bon compte. Je reçus toutefois pour bon ce qu’il plut à Pradelle de me dire sur cela, et la plupart des discours de cette nature que l’on fait aux prisonniers d’État : je dis la plupart, parce qu’il y en eut quelques-uns à l’égard desquels je ne pus agir ainsi. Par exemple, Pradelle, qui ne me parloit pour l’ordinaire que du beau temps et des choses qui étoient arrivées avant que j’eusse été arrêté, s’avisa un jour de m’annoncer l’heureux retour du cardinal Mazarin à Paris : il embellit son récit de tous les ornemens qu’il crut qui me pouvoient déplaire, et il exagéra même avec emphase la réception magnifique qui lui avoit été faite à l’hôtel-de-ville. Je la savois déjà, et que M. Vedeau l’avoit harangué avec une bassesse incroyable. Je répondis à M. de Pradelle que je n’en étois point surpris. Il reprit, : « Et vous n’en serez pas même fâché, monsieur, quand vous saurez l’honnêteté que M. le cardinal a pour vous ; il m’a commandé de vous venir assurer de ses très-humbles services, et de vous supplier de croire qu’il n’oubliera rien pour vous servir. » Je ne fis pas semblant d’avoir pris garde à ce compliment, et je lui fis je ne sais quelle question sur un sujet qui n’avoit aucun rapport à celui-là. Il y revint et comme il me pressa de lui répondre, je lui dis que dès la première parole je lui aurois témoigné ma reconnoissance, si je n’étois persuadé que le respect qu’un prisonnier doit au Roi ne lui permet pas de s’expliquer de quoi que ce soit qui regarde sa liberté que lorsqu’il a plu à Sa Majesté de la lui rendre. Il m’entendit ; il m’exhorta à répondre à M. le cardinal plus obligeamment mais il ne me persuada pas.

Les avis que M. le cardinal Mazarin avoit de Rome, et l’émotion des esprits, qui paroissoit et qui croissoit même en Poitou et à Paris, touchant ma prison, l’obligèrent à donner au moins quelques démonstrations touchant ma liberté ; et il se servit pour cet effet de la crédulité de monsignor Dagni, nonce en France, homme de bien, et d’une naissance très-relevée, mais facile, et tout propre à être trompé. Il me l’envoya, accompagné de messieurs de Brienne et Le Tellier, pour me proposer ma liberté et de grands avantages, en cas que je voulusse donner ma démission de la coadjutorerie de Paris. Comme j’avois été averti par mes amis de cette démarche, je la reçus avec un discours très-étudié et très-ecclésiastique, qui fit même honte à monsignor Bagni et qui lui attira ensuite une fort rude réprimande de Rome. Ce discours, qui m’avoit été envoyé par M. de Caumartin, et qui étoit fort beau et fort juste, fut imprimé dès le lendemain. La cour en fut touchée au vif : elle changea et mon exempt et mes gardes ; mais ce changement n’altérà point du tout mon commerce.

Les instances du chapitre de Notre-Dame obligèrent la cour à permettre à un de son corps d’être auprès de moi et l’on choisit pour cet emploi un chanoine de la famille de M. de Bragelonne, qui avoit été nourri au collége avec moi, et auquel même j’avois donné ma prébende. Il s’ennuya trop dans la prison, quoiqu’il s’y fût enfermé avec joie pour l’amour de moi. Il y tomba malade d’une profonde mélancolie. Je m’en aperçus, et je fis ce qui étoit en moi pour l’en faire sortir ; mais il ne voulut jamais m’écouter sur cela. La fièvre double-tierce le saisit, et il se coupa la gorge avec un rasoir au quatrième accès. On eut l’honnêteté de me cacher le genre de sa mort dans tout le temps que je fus à Vincennes ; mais le tragique en fut commenté par mes amis, et ne diminua pas la pitié du peuple à mon égard. Cette pitié ne diminuoit point non plus les frayeurs de M. le cardinal ; elles le portèrent jusqu’à prendre la pensée de me transférer à Amiens, à Brest, au Havre-de-Grâce. J’en fus averti ; je fis le malade. On envoya Vesou pour voir si effectivement je l’étois. On m’a parlé différemment de son rapport. Ce qui empêcha ma translation fut la mort de M. l’archevêque, qui émut à un point tous les esprits, que la cour pensa plus à les adoucir qu’à les effaroucher. La manière dont je fus servi en ce rencontre a du prodige.

[1654] Mon oncle mourut[62] à quatre heures du matin ; à cinq l’on prit possession de l’archevêché en mon nom[63], avec une procuration de moi en très-bonne forme ; et M. Le Tellier, qui vint cinq et un quart dans l’église pour s’opposer de la part du Roi, y eut la satisfaction d’entendre que l’on fulminoit mes bulles dans le jubé. Tout ce qui est surprenant émeut les peuples. Cette scène l’étoit au dernier point, n’y ayant rien de plus extraordinaire que l’assemblage de toutes les formalités nécessaires à une action de cette nature, dans un temps où l’on ne croyoit pas qu’il fût possible d’en observer une seule. Les curés s’échauffèrent encore plus qu’à leur ordinaire : mes amis souffloient le feu ; les peuples ne voyoient plus leur archevêque ; le nonce, qui croyoit avoir été doublement joué par la cour, parloit fort haut et menaçoit de censures. Un petit livre fut mis au jour, qui prouqu’il falloit fermer les églises. M. le cardinal eut peur et comme ses peurs alloient toujours à négocier, il négocia : il n’ignoroit pas l’avantage que l’on trouve à négocier avec des gens qui ne sont point informés ; il croyoit la moitié du temps que j’étois de ce nombre ; il le crut en celui-là, et il me fit jeter cent et cent vues de permutations, d’établissemens de gros clochers, de gouvernemens de retours dans les bonnes grâces du Roi, de liaisons solides avec le ministre. Pradelle et mon exempt ne parloient du soir au matin que sur ce ton. On me donnoit bien plus de liberté qu’à l’ordinaire ; on ne pouvoit plus souffrir que je demeurasse dans ma chambre, pour peu qu’il fît beau sur le donjon. Je ne faisois pas semblant de faire seulement réflexion sur ces changemens, parce que je savois, par mes amis, le dessous des cartes. Ils me mandoient que je me tinsse couvert, et que je ne m’ouvrisse en façon du monde, parce qu’ils étoient informés, à n’en pouvoir douter, que quand l’on viendroit à fondre la cloche l’on ne trouveroit rien de solide ; et que la cour ne songeoit qu’à me faire expliquer sur la possibilité de ma démission, afin de refroidir et le clergé et le peuple. Je suivis ponctuellement l’instruction de mes amis ; et au point que M. de Noailles capitaine des gardes en quartier, m’étant venu trouver de la part du Roi, et m’ayant fait un discours très-éloigné de ses manières et de son inclination honnête et douce (car le Mazarin l’obligea de me parler en aga des janissaires, beaucoup plus qu’en officier d’un roi chrétien), je le priai de trouver bon que je lui fisse ma réponse par écrit. Je ne me ressouviens pas des paroles mais je sais bien qu’elles marquoient. un souverain mépris pour les menaces et pour les promesses, et une résolution inviolable de ne point quitter l’archevêché de Paris.

Je reçus, dès le lendemain, une lettre de mes amis qui me marquoit l’effet admirable que ma réponse, qu’ils firent imprimer toute la nuit, avoit fait dans les esprits et qui me donnoit avis que M. le président de Bellièvre devoit, le jour suivant, faire une seconde tentative. Il y vint effectivement, et il m’offrit, de la part du Roi, les abbayes de Saint-Lucien de Beauvais, de Saint-Médard de Soissons, de Saint-Germain d’Auxerre, de Barbeau, de Saint-Martin de Pontoise, de Saint-Aubin d’Angers, et d’Orcan, pourvu ajouta-t-il, que vous renonciez à l’archevêché de Paris et que… « (il s’arrêta à ce mot en me regardant, et en me disant : « Jusqu’ici je vous ai parlé comme ambassadeur de bonne foi ;je vais commencer à me moquer du Sicilien, qui est assez sot pour m’employer à une proposition de cette sorte ; et pourvu donc, continua-t-il, que vous donniez douze de vos amis pour caution que vous ratifierez votre démission dès le premier moment que vous serez en liberté. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il : il faut que je sois de ces douze, qui seront messieurs de Retz, de Brissac, de Montrésor, de Caumartin d’Hacqueville, etc. Écoutez-moi, reprit-il tout d’un coup, et ne me répondez point, je vous supplie, que je ne vous aie parlé tant qu’il m’aura plu. La plupart de vos amis sont persuadés que vous n’avez qu’à tenir ferme, et que la cour vous donnera votre liberté, en se contentant de se faire de vous, et de vous envoyer à Rome. Abus : elle veut in ogni modo votre démission. Quand je dis la cour, j’entends le Mazarin ; car la Reine est au désespoir que l’on pense seulement à vous tirer de prison. Le Tellier dit qu’il faut que le cardinal ait perdu le sens ; l’abbé Fouquet est enragé, et Servien n’y consent que parce que les autres sont d’un avis contraire. Il faut donc supposer comme incontestable qu’il n’y a que le Mazarin qui veuille votre liberté, et qu’il ne la veut que parce qu’il croit qu’il se venge suffisamment en vous faisant perdre l’archevêché de Paris. C’est au moins l’excuse qu’il prend ; car dans le fond ce n’est pas ce qui le détermine : ce n’est que la peur qu’il a, dans ce moment, du nonce, du chapitre, des curés, du peuple ; je dis dans ce moment de la mort de M. l’archevêque, qui tout au plus peut produire un soulèvement, qui, n’étant point appuyé, tombera à rien. Je soutiens de plus qu’il n’en produira point ; que le nonce menacera, et ne fera rien ; que le chapitre fera des remontrances, et qu’elles seront inutiles ; que les curés prôneront, et qu’ils en demeureront là ; que le peuple criera, et qu’il ne prendra point les armes. Je vois tout cela de près ; et que ce qui en arrivera sera d’être transféré ou au Havre ou à Brest, et de demeurer entre les mains et à la disposition de vos ennemis, qui en useront dans les suites comme il leur plaira. Je sais bien que le Mazarin n’est pas sanguinaire : mais je tremble quand je pense que Noailles vous a dit que l’on étoit résolu d’aller vite, et de prendre les voies dont d’autres États avoient donné tant d’exemples. Et ce qui me fait trembler, c’est la résolution qu’on a eue de parler ainsi. Les grandes âmes disent quelquefois, pour leurs fins, de ces sortes de choses sans les faire ; les basses ont plus de peine à les dire qu’à les faire. Vous croyez que la conclusion que je veux tirer de ce que je viens de vous dire sera qu’il faut que vous donniez votre démission : nullement. Je suis venu ici pour vous dire que vous êtes déshonoré si vous donnez votre démission ; que c’est en cette occasion où vous êtes obligé de remplir, au péril de votre vie et de votre liberté, que vous estimez assurément plus que votre vie, la grande attente où tout le monde est sur votre sujet. Voici l’instant où vous devez plus que jamais mettre en pratique les apophtegmes dont nous vous avons tant fait la guerre. Je compte le fer et le poison pour rien ; rien ne me touche que ce qui est dans moi ; on meurt également partout. Voilà justement comme il faut répondre à ceux qui vous parleront de votre démission. Vous vous en êtes dignement acquitté jusqu’ici, et l’on auroit tort de s’en plaindre : je n’en aurois pas moins, si je prétendois vous obliger à changer de sentiment. Ce n’est pas ce que je vous demande : ce que je souhaite est que vous me disiez bonnement si, en cas que vous puissiez avoir votre liberté pour une feuille de chêne, vous consentez à l’accepter. » Je souris à cette parole. « Attendez, me dit-il ; je vais vous faire avouer que cela n’est pas impossible. Une démission de l’archevêché de Paris, datée du bois de Vincennes, est-elle bonne — Non, lui répondis-je ; mais vous voyez aussi que l’on ne s’en contente pas et que l’on veut des cautions pour la ratification. — Et si je vois jour, reprit le président, à ce que l’on ne vous demande plus de cautions, qu’en dites-vous ? — Je donnerai demain ma démission, lui répondis-je. » Il m’expliqua en cet endroit tout ce qu’il avoit fait ; il me dit qu’il ne s’étoit jamais voulu charger d’aucunes propositions jusqu’à ce qu’il eût connu clairement que l’intention véritable du cardinal étoit de me donner la liberté et que sa disposition étoit pareillement de se relâcher des conditions qu’il avoit demandées pour la sûreté de ma démission ; qu’il n’y en avoit aucune qui ne lui fût venue dans l’esprit ; que la première pensée avoit été d’exiger une promesse par écrit du chapitre des curés et de la Sorbonne, qui s’engageassent à ne me plus reconnoître, en cas que je refusasse de la ratifier lorsque je serois en liberté ; que la seconde avoit été de me faire mener au Louvre, d’y assembler tous les corps ecclésiastiques de la ville, de m’obliger de donner ma parole au Roi en leur présence. Enfin il n’y a sorte de moyens, ajouta-t-il dont il ne se soit avisé pour satisfaire à sa défiance. Vous le voyez par ce que je viens de vous en dire, qui ne fait pourtant pas la moitié de ce que j’en ai vu. Comme je le connois, je ne lui contredis sur rien. Toutes ses ridicules visions se sont évanouies d’elles-mêmes : celle des douze cautions, qui est à la vérité plus praticable que les autres, subsiste encore ; mais elle se dissipera comme les autres, pourvu que vous demeuriez ferme à ne la pas accepter. Je la disputerai avec opiniâtreté contre vous, vous la refuserez avec fermeté comme croyant qu’elle vous est honteuse ; et nous ferons venir le Sicilien à un autre expédient, qu’il prendra, parce qu’il le croira très-propre à vous tromper. Cet expédient est de vous confier ou à d’Hocquincourt ou à M. le maréchal de La Meilleraye, jusqu’à ce que le Pape ait reçu votre démission. Le cardinal croira qu’elle est sûre, si le Pape l’accepte ; et il est si ignorant de nos mœurs, qu’il me le disoit encore hier. »

Je pris la parole en cet endroit, et je dis M. le président que l’expédient ne valoit rien, parce que le Pape ne l’accepteroit pas. « Qu’importe, me repartit-il ? c’est le pis qui nous puisse arriver ; et pour remédier à ce pis, il faut, quand on vous fera cette proposition que vous stipuliez que, quoi qu’il arrive, vous ne pourrez jamais être remis entre les mains du Roi que sur mon billet ; et j’en prendrai un bien signé de celui qui se chargera de votre garde. Vous devez vous fier à moi. Mettez-vous en l’état que je vous marque : j’ai un pressentiment que Dieu pourvoira au reste. »

Nous discutâmes à fond la matière, nous examinâmes tout ce qui se pouvoit imaginer sur le choix qui se devoit faire de M. d’Hocquincourt ou de M. de La Meilleraye ; nous convînmes de tous nos faits, et il sortit de Vincennes les larmes aux yeux en disant à M. de Pradelle : « Je trouve une opiniâtreté invincible : je suis au désespoir. Ce n’est pas l’archevêché qui le tient : il ne s’en soucie plus ; mais il croit que son honneur est blessé par les propositions qu’on lui fait de cautions de garantie. Il ne se rendra jamais ; je ne veux plus me mêler de tout ceci ; il n’y a rien à faire. »

Pradelle qui étoit bien plus à l’abbé Fouquet qu’au cardinal, et qui savoit que l’abbé Fouquet ne vouloit en aucune manière ma liberté, lui porta en diligence cette bonne nouvelle ; et il reçut aussi en même temps la commission de me faire entrevoir sans affectation dans les conversations qu’il avoit avec moi, l’archevêché de Reims et des récompenses immenses, afin que lorsqu’on m’en proposeroit de moindres je me tinsse plus ferme, et que ma fermeté aigrît encore davantage le Mazarin. Je m’aperçus de ce jeu avec assez de facilité, en joignant ce que je savois de sûr par M. de Bellièvre et mes amis, à ce que j’apprenois de différent par Pradelle et par d’Avanton, qui étoit mon exempt. Celui-ci, qui étoit uniquement dépendant de M. de Noailles son capitaine, qui n’y entendoit aucune finesse, et qui n’alloit qu’au service du Roi, ne me grossissoit rien. L’autre dont le but étoit de m’empêcher d’accepter le parti que l’on me feroit, par l’espérance qu’il me feroit concevoir d’en obtenir de plus considérables, continuoit à me jeter des lueurs éclatantes. Je me résolus de répondre par l’art à l’artifice : je dis à d’Avanton que je ne concevois pas la manière d’agir de la cour : que quoique je fusse dans les fers, je ne les trouvois pas assez pesans pour souhaiter de les rompre par toutes voies ; qu’enfin il falloit agir avec sincérité avec tout le monde, et avec les prisonniers comme avec les autres ; que l’on me faisoit en même temps des propositions tout opposées ; que M. le premier président m’offroit sept abbayes ; que M. de Pradelle me montroit des archevêchés. D’Avanton, qui dans le vrai ne vouloit que le bien de l’affaire, ne manqua pas de rendre compte à son capitaine de mes plaintes. M. le cardinal Mazarin, qui avoit pris une frayeur mortelle des curés et des confesseurs de Paris, et qui par cette considération brûloit d’impatience de finir, en fut outré contre Pradelle : il l’en gourmanda au dernier point. Il soupçonna le vrai, qui étoit qu’il agissoit par les ordres de l’abbé Fouquet ; et le chagrin qu’il eut de trouver dans les siens mêmes des obstacles à ses volontés contribua beaucoup, à ce que M. de Bellièvre me dit dès le lendemain, à le faire conclure à ce que je donnasse ma démission datée du donjon de Vincennes ; que le Roi me pourvût des sept abbayes que je vous ai nommées, et que je fusse remis entre les mains de M. le maréchal de La Meilleraye pour être gardé par lui dans le château de Nantes, et pour être mis en liberté aussitôt qu’il auroit plu à Sa Sainteté d’accepter ma démission ; que, quoi qu’il pût arriver de cette démission, je ne pourrois jamais être remis entre les mains de Sa Majesté qu’après que M. le président de Bellièvre auroit écrit de sa main à M. le maréchal de La Meilleraye qu’il l’agréoit ; et que, pour plus grande sûreté de cette dernière clause, le Roi signeroit de sa main un papier, par lequel il permettroit à M. le maréchal de La Meilleraye de donner cette promesse par écrit à M. le président de Bellièvre. Tout cela fut exécuté ; et le lundi suivant l’un et l’autre me vinrent prendre à Vincennes et ils me menèrent ensemble, dans un carrosse du Roi jusqu’au Port-à-l’Anglais.

Comme le maréchal étoit tout estropié de la goutte, il ne put monter jusqu’à ma chambre : ce qui donna le temps à M. de Bellièvre, qui m’y vint prendre, de me dire, en descendant les degrés, que je me gardasse bien de donner une parole que l’on m’alloit demander. Le maréchal, que je trouvai au bas de l’escalier, me la demanda effectivement : c’étoit de ne me point sauver. Je lui répondis que les prisonniers de guerre donnoient des paroles, mais que je n’avois jamais ouï dire qu’on en exigeât des prisonniers d’État. Le maréchal se mit en colère, et il me dit nettement qu’il ne se chargeoit donc pas de ma personne. M. de Bellièvre, qui n’avoit pas pu devant mon exempt, devant Pradelle et devant mes gardes, s’expliquer avec moi du détail, prit la parole, et dit : « Vous ne vous entendez pas : M. le cardinal ne vous refuse pas de vous donner sa parole si vous voulez vous y fier absolument, et ne lui donner auprès de lui aucune garde. Mais si vous le gardez, monsieur, à quoi vous serviroit cette parole ? car tout homme que l’on garde en est quitte. » Le premier président jouoit à jeu sûr : car il savoit que la Reine avoit fait promettre au maréchal qu’il me feroit toujours garder à vue. Il regarda M. de Bellièvre, et il lui dit : « Vous savez si je puis faire ce que vous me proposez. Allons, continua-t-il en se tournant vers moi, il faut donc que je vous garde ; mais ce sera d’une manière de laquelle vous ne vous plaindrez jamais. » Nous sortîmes ainsi, escortés des gendarmes, des chevau-légers et des mousquetaires du Roi ; et les gardes de M. le cardinal Mazarin, qui à mon sens n’eussent pas dû être de ce cortége, y parurent même avec éclat.

Nous quittâmes le premier président au Port-à-l’Anglois, et nous continuâmes notre route jusqu’à Beaugency, où nous nous embarquâmes, après avoir changé d’escorte. La cavalerie retourna à Paris ; et Pradelle, qui avoit pour enseigne Morel, qui est présentement, ce me semble, à Madame, se mit dans notre bateau avec une compagnie du régiment des Gardes, qui suivoit dans un autre. L’exempt, les gardes du corps, la compagnie du régiment, me quittèrent le lendemain que je fus arrivé à Nantes. Je demeurai purement à la garde de M. le maréchal de La Meilleraye, qui me tint parole car l’on ne pouvoit rien ajouter à la civilité avec laquelle il me garda. Tout le monde me voyoit : on me cherchoit même tous les divertissemens possibles ; j’avois presque tous les soirs la comédie. Toutes les dames s’y trouvoient, elles y soupoient souvent. Madame de La Vergne, qui avoit épousé en secondes noces M. le chevalier de Sévigné, et qui demeuroit en Anjou avec son mari, m’y vint voir, et y amena mademoiselle sa fille, qui est présentement madame de La Fayette[64]. Elle étoit fort jolie et fort aimable, et elle avoit de plus beaucoup d’air de madame de Lesdiguières. Elle me plut beaucoup ; et la vérité est que je ne lui plus guère, soit qu’elle n’eût pas d’inclination pour moi soit que la défiance que sa mère et son beau-père lui avoient donnée dès Paris même, avec application, de mes inconstances et de mes différentes amours, la missent en garde contre moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m’étoit assez naturelle, et la liberté que M. le maréchal de La Meilleraye me laissoit avec les dames de la ville, qui, étant à la vérité très-entière, m’étoit d’un fort grand soulagement. Ce n’est pas que l’exactitude de la garde ne fût égale à l’honnêteté : on ne me perdoit jamais de vue que quand j’étois retiré dans ma chambre ; et l’unique porte qui étoit à cette chambre étoit gardée par six gardes jour et nuit. Il n’y avoit qu’une fenêtre très-haute, qui répondoit de plus dans la cour dans laquelle il y avoit toujours un grand corps de garde ; et celui qui m’accompagnoit toutes les fois que je sortois, composé de ces six hommes dont j’ai parlé ci-dessus, se postoit sur la terrasse d’une tour d’où il me regardoit, quand je me promenois dans un petit jardin qui est sur une manière de bastion ou de ravelin qui répond sur l’eau. M. de Brissac qui se trouva dans le château de Nantes à la descente du carrosse, et messieurs de Caumartin, de Hacqueville abbé de Pontcarré, et Amelot, qui y vinrent bientôt après, furent plus étonnés de l’exactitude de la garde qu’ils ne furent satisfaits de la civilité, quoiqu’elle fût très-grande. Je vous confesse que j’en fus moi-même fort embarrassé, particulièrement quand j’appris, par un courrier de l’abbé Charier, que le Pape ne vouloit pas agréer ma démission : ce qui me fâcha beaucoup, parce que l’agrément du Pape ne l’eût pas validée, et m’eût toutefois donné ma liberté. Je dépêchai en diligence à Rome Malclerc, qui a l’honneur d’être connu de vous, et je le chargeai d’une lettre par laquelle j’expliquois au Pape mes véritables intérêts ; je donnai de plus une instruction très-ample à Malclerc, par laquelle je lui marquois tous les expédiens de concilier la dignité du Saint-Siège avec l’acceptation de cette démission. Rien ne put persuader Sa Sainteté : elle demeura inflexible. Elle crut qu’il y alloit trop de sa réputation de consentir même pour un instant à une violence aussi injurieuse à toute l’Église ; et elle dit ces propres paroles à l’abbé Charier et à Malclerc, qui pressoient le Pape les larmes aux yeux : « Je sais bien que mon agrément ne valideroit pas une démission qui a été extorquée par la force ; mais je sais bien aussi qu’il me déshonoreroit, quand on diroit que je l’ai donné à une démission qui est datée d’une prison. »

Vous croyez aisément que cette disposition du Pape m’obligeoit à de sérieuses réflexions, qui furent même dans la suite encore plus éveillées par la disposition du maréchal de La Meilleraye, qui étoit de tous les hommes le plus bas à la cour. La nourriture qu’il avoit prise à celle de M. le cardinal de Richelieu avoit fait de si fortes impressions dans son esprit, que, bien qu’il eût beaucoup d’aversion pour le cardinal Mazarin, il trembloit dès qu’il entendoit nommer son nom. Ses frayeurs redoublèrent à la première nouvelle qu’il eut que l’on incidentoit à Rome. Il m’en parut ému au delà même de ce que la bienséance eût pu permettre. Quand le cardinal lui eut mandé qu’il savoit de science certaine que la difficulté que faisoit le Pape venoit de moi, il ne se put contenir : il m’en fit des reproches ; et au lieu de recevoir mes raisons, qui étoient fondées sur la pure et simple vérité il affecta de croire que je la lui déguisoit. Je ne doutai plus alors qu’il ne préparât des prétextes pour me rendre à la cour quand il lui conviendroit de le faire. Cette conduite est ordinaire à tous ceux qui ont plus d’artifice que de jugement ; mais elle n’est pas sûre à ceux qui ont plus d’impétuosité que de bonne foi. Je fis expliquer au maréchal ses intentions, en l’échauffant insensiblement : il se trahit soi-même en me les découvrant avec beaucoup d’imprudence, en présence de tout ce qui étoit avec nous dans la cour du château. Il me lut une lettre, par laquelle on lui écrivoit que l’on avoit donné avis à la cour que je promettois à Monsieur, qui étoit à Blois, de lui ménager M. le maréchal de La Meilleraye, et au point que je ne désespérois pas qu’il ne lui donnât retraite au Port-Louis. Je lui dis qu’il auroit toujours de ces tracasseries et que la cour, qui n’avoit songé qu’à apaiser Paris en m’éloignant, ne songeroit plus qu’à me tirer de ses mains par ses artifices. Il se tourna de mon côté comme un possédé, et il me dit d’une voix haute et animée : « En un mot, monsieur, je veux bien que vous sachiez que je ne ferai pas la guerre au Roi pour vous. Je tiendrai fidèlement ma parole ; mais aussi faudra-t-il que M. le président tienne celle qu’il a donnée au Roi. »

Cependant je me résolus de penser tout de bon à me sauver. M. le président, à qui la cour avoit déjà fait une manière de tentative, m’en pressoit ; et Montrésor me fit donner un petit billet par le moyen d’une dame de Nantes : « Vous devez être conduit à Brest dans la fin du mois, si vous ne vous sauvez. » La chose étoit très-difficile. Le préalable fut d’amuser le maréchal. Joly lui faisoit voir des déchiffremens qui paroissoient fort naturels ; et je connus alors que les gens les plus défians sont très-souvent les plus dupes. Je m’ouvris à M. de Brissac, qui faisoit de temps en temps des voyages à Nantes, et qui me promit de me servir. Comme il avoit un fort grand équipage, il marchoit toujours avec beaucoup de mulets. Cette quantité de coffres me donna la pensée qu’il ne seroit pas impossible que je me fourrasse dans l’un de ces bahuts. On le fit faire exprès un peu plus grand qu’à l’ordinaire ; on fit un trou par le dessous, afin que je pusse respirer : je l’essayai même, et il me parut que ce moyen étoit praticable et simple. M. de Brissac fit un voyage de trois ou quatre jours à Machecoul, qui le changea absolument. Il s’ouvrit de ce projet à madame de Retz et à monsieur son beau-père ; ils l’en dissuadèrent : celle-là, à mon avis, par la haine qu’elle avoit pour moi ; et celui-ci par le tour de son esprit, qui alloit toujours au mal. M. de Brissac revint donc à Nantes, convaincu, à ce qu’il disoit, que j’étoufferois dans ce bahut, et touché, à la vérité, du scrupule qu’on lui avoit donné que s’il faisoit une action de cette nature, il violeroit le droit de l’hospitalité trop ouvertement. Je n’oubliai rien pour lui persuader qu’il violeroit aussi beaucoup celui de l’amitié, s’il me laissoit transférer à Brest. Il en convint, et il me donna parole qu’il me serviroit pour ma liberté en tout ce qui ne regarderoit pas le dedans du château : nous prîmes toutes nos mesures sur un plan que je me fis à moi-même aussitôt que le premier m’eut manqué.

Je vous ai déjà dit que je m’allois quelquefois promener sur une manière de ravelin, qui donnoit sur la rivière de Loire ; et j’avois observé que, comme nous étions au mois d’août, elle ne battoit pas contre la muraille, et laissoit un petit espace de terre jusqu’au bastion. J’avois aussi remarqué qu’entre le jardin qui étoit sur ce bastion, et la terrasse sur laquelle mes gardes demeuroient quand je me promenois, il y avoit une porte que Chalusset y avoit fait mettre, pour empêcher les soldats d’y aller. Je formai sur ces observations mon dessein, qui fut de tirer, sans faire semblant de rien, cette porte après moi, qui, étant à jour par des treillis, n’empêcheroit pas les gardes de me voir, mais qui les empêcheroit au moins de pouvoir venir à moi ; de me faire descendre par une corde que mon médecin et l’abbé Rousseau, frère de mon intendant, me tiendroient ; et de faire trouver des chevaux au bas du ravelin et pour moi, et pour quatre gentilshommes que je faisois état de mener avec moi. Ce projet étoit d’une exécution très-difficile : il étoit extraordinaire ; et tout ce qui l’est ne paroît possible qu’après l’exécution à ceux qui ne sont capables que de l’ordinaire. Je l’ai observé cent et cent fois ; et il me semble que Longin, ce fameux chancelier de Zénobie, l’a observé avant moi dans son livre De sublimi genere. Enfin il n’y eût rien eu de plus remarquable en notre siècle que le succès d’une évasion comme la mienne, s’il se fût terminé à me rendre maître de la capitale du royaume, en brisant mes fers. Caumartin me donna cette pensée je l’embrassai avec ardeur. M. le président de Bellièvre l’approuva ; et aussitôt que M. le chancelier et Servien, qui étoient à Paris, surent que je marchois, ils ne pensèrent qu’à me quitter la place et à se sauver. Ce fut le premier mot que Servien, qui n’étoit pas timide, proféra, quand il reçut la lettre de M. le maréchal de La Meilleraye. Joignez à cela le Te Deum qui fut chanté pour ma liberté et les feux de joie qui furent faits en plusieurs quartiers de la ville, quoique l’on ne me vît pas ; et jugez de l’effet que j’avois lieu d’espérer de ma présence ! En voilà assez pour répondre à ceux qui ont blâmé mon entreprise ; et je les supplie de s’examiner eux-mêmes, et de se demander dans leur intérieur s’ils eussent cru que la déclaration que je fis en plein parlement contre M. le cardinal Mazarin, le lendemain de la bataille de Rethel, eût réussi comme elle fit, si on la leur eût proposée un quart-d’heure avant qu’elle réussît. Je suis persuadé que presque tout ce qui s’est entrepris de grand est de cette espèce ; je le suis, de plus, qu’il est souvent nécessaire de le hasarder ; mais je le suis encore qu’il étoit judicieux dans l’occasion dont il s’agit, parce que le pis du pis étoit de faire une action de grand éclat, que j’eusse poussée si j’y eusse trouvé lieu, et à laquelle j’eusse donné un air de modération et de sagesse, si le terrain ne m’eût pas paru aussi ferme que je me l’étois imaginé : car mon projet étoit de n’entrer à Paris qu’avec toutes les apparences d’un esprit de paix ; de déclarer et au parlement et à l’hôtel-de-ville que je n’y allois que pour prendre possession de mon archevêché ; de prendre effectivement cette possession dans mon église ; de voir ce que ce spectacle produiroit dans l’esprit d’un peuple échauffé par l’état des choses : car Arras étoit assiégé par M. le prince. Le Roi, qui m’eût vu dans Paris, n’eût pas apparemment fait attaquer les lignes, comme il fit ; les serviteurs de M. le prince, qui étoient en bon nombre dans la ville, se seroient certainement joints à mes amis ; la fuite de M. le chancelier et de M. Servien auroit fait perdre cœur aux mazarins ; la collusion de M. le président de Bellièvre m’auroit été d’un avantage signalé. M. Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, a dit depuis que comme il n’y avoit pas eu contre moi une seule ombre de formalités observée, sa compagnie n’auroit pas hésité un moment à faire, à l’égard de ma possession, tout ce qui dépendoit d’elle. J’aurois connu en faisant ces premières démarches, jusqu’où j’aurois dû et pu porter les secondes. Si, comme je l’ai dit ci-dessus, j’eusse rencontré le chemin plus embarrassé que je l’aurois cru ; je n’aurois eu qu’à faire un pas en arrière, à traiter purement l’affaire en ecclésiastique, et me retirer, après ma prise de possession, à Mézières, où deux cents chevaux m’eussent passé avec toute sorte de facilité, toutes les troupes du Roi étant éloignées. Le vicomte de Lameth étoit dedans ; et Noirmoutier même, quoique accommodé sous main à la cour, comme vous avez vu ci-devant, eût été obligé de garder de grandes mesures avec moi pour ne se pas déshonorer tout-à-fait dans le monde, et par la considération même de son intérêt particulier, parce que Charleville et le Mont-Olympe ne sont que comme un rien sans Mézières. Il avoit, de plus, renoué en quelque façon avec moi depuis que j’étois sorti de Vincennes ; et comme il croyoit que j’aurois au premier jour ma liberté, il avoit pris cet instant pour se raccommoder avec moi, et pour m’envoyer Blanchecour, capitaine d’infanterie dans la garnison de Mézières. Il m’apporta une lettre signée de lui et du vicomte de Lameth, et ils m’écrivoient tous deux comme étant et ayant toujours été dans mes intérêts, et y voulant vivre et mourir. Un billet séparé du vicomte me marquoit que M. le duc de Noirmoutier affectoit de faire le zélé pour moi plus que jamais, pour couvrir le passé par un éclat qui, en l’état où étoient les choses, ne le pouvoit plus, au moins selon son opinion, commettre avec la cour. Cependant comme Mézières n’est pas considérable sans Charleville et sans le Mont-Olympe, je n’y eusse pu rien faire de grand, dans la défiance où j’étois de Noirmontier ; mais j’y eusse toujours trouvé de quoi me retirer ; et c’étoit justement ce dont j’avois le plus besoin dans l’occasion de laquelle je vous parle.

Tout ce plan fut renversé en un moment, quoiqu’aucune des machines sur lesquelles il étoit bâti n’eût manqué. Je me sauvai[65] un samedi 8 d’août à cinq heures du soir ; la porte du petit jardin se referma après moi presque naturellement ; je descendis très-heureusement au bas du bastion, qui avoit quarante pieds de haut, la corde entre les jambes. Un varlet de chambre, qui est encore à moi, amusa mes gardes en les faisant boire. Ils s’amusèrent eux-mêmes à regarder un jacobin qui se baignoit, et qui, de plus, se noyoit. Le sentinelle, qui étoit à vingt pas de moi, n’osa me tirer, parce que lorsque je le vis compasser la mèche je lui criai que je le ferois pendre s’il tiroit ; et il avoua, à la question, qu’il crut sur cette menace que le maréchal étoit de concert avec moi. Deux petits pages qui se baignoient, et qui me voyant suspendu à la corde, crièrent que je me sauvois, ne furent pas écoutés, parce que tout le monde s’imagina qu’ils appeloient les gens au secours du jacobin qui se baignoit. Mes quatre gentilshommes se trouvent à point nommé au bas du ravelin où ils avoient fait semblant de faire abreuver leurs chevaux : je fus à cheval moi-même avant qu’il y eût eu seulement la moindre alarme ; et comme j’avois quarante relais posés entre Nantes et Paris, je serois arrivé infailliblement le mardi à la pointe du jour, sans un accident que je puis dire avoir été le fatal et le décisif du reste de ma vie. Je vous en rendrai compte, après que je vous aurai parlé d’une circonstance importante.

J’avois un chiffre avec madame la palatine : nous l’appelions l’indéchiffrable parce qu’il nous avoit toujours paru qu’on ne le pouvoit pénétrer qu’en sachant le mot dont on seroit convenu. Ce fut par ce chiffre que j’écrivis à M. le président que je me sauverois le 8 d’août ; ce fut par ce chiffre qu’il me manda que je me sauvasse à toute risque ; ce fut par ce chiffre que je donnai les ordres nécessaires pour régler et pour placer mes relais ; ce fut par ce chiffre que nous convînmes, Annery, Laillevaux, et moi, du lieu où la noblesse du Vexin me devoit joindre pour entrer avec moi à Paris. M. le prince, qui avoit un des meilleurs déchiffreurs du monde qui, si je m’en souviens, s’appeloit Martin, me tint ce chiffre six semaines à Bruxelles et il me le rendit, en m’avouant que cet homme lui avoit confessé qu’il étoit indéchiffrable. Voilà de grandes preuves pour la qualité d’un chiffre. Il fut dégradé, quelque temps après, par Joly, qui, quoique non déchiffreur de profession, en trouva la clef en rêvant. Pardonnez-moi, je vous prie cette petite digression, qui ne sera pas inutile. Je reprends le fil de ma narration.

Aussitôt que je fus à cheval, je pris la route de Mauve, qui est, si je ne me trompe, à cinq lieues de Nantes sur la rivière, et où nous étions convenus que M. de Brissac et M. le chevalier de Sévigné m’attendroient avec un bateau pour la passer. La Ralde, écuyer de M. le duc de Brissac, qui marchoit devant moi, me dit qu’il falloit galoper d’abord, pour ne pas donner le temps aux gardes du maréchal de fermer la porte d’une petite rue du faubourg où étoit leur quartier, et par laquelle il falloit nécessairement passer. J’avois un des meilleurs chevaux du monde, et qui avoit coûté mille écus à M. de Brissac. Je ne lui abandonnai pas toutefois la main, parce que le pavé étoit trop mauvais, et très-glissant ; mais un de mes gentilshommes, nommé Boisguérin ayant crié de mettre le pistolet à la main, parce qu’il voyoit deux gardes du maréchal qui ne songeoient pourtant pas à nous, je l’y mis effectivement, en le présentant à la tête de celui de ces gardes qui étoit le plus près de moi, pour l’empêcher de se saisir de la bride de mon cheval. Le soleil, qui étoit encore haut, donna dans la platine ; la réverbération fit peur à mon cheval, qui étoit vif et vigoureux. Il fit un grand sursaut, et il retomba des quatre pieds. J’en fus quitte pour l’épaule gauche qui se rompit contre la borne d’une porte. Un autre de mes gentilshommes, nommé Beauchêne, me releva, et me remit à cheval ; et, quoique je souffrisse des douleurs effroyables et que je fusse obligé de me tirer les cheveux de temps en-temps pour m’empêcher de m’évanouir, j’achevai ma course de cinq lieues avant que le grand-maître qui, si l’on en veut croire la chanson de Marigriy, me suivoit à toute bride avec tous les coureurs de Nantes, m’eût pu joindre. Je trouvai au lieu destiné M. de Brissac et le chevalier de Sévigné avec le bateau. Je m’évanouis en y entrant. L’on me fit revenir en me jetant un verre d’eau sur le visage. Je voulus remonter à cheval quand nous eûmes passé la rivière ; mais les forces me manquèrent, et M. de Brissac fut obligé de me faire mettre dans une grosse meule de foin, où il me laissa avec un de mes gentilshommes, qui me tenoit entre ses bras. Il emmena avec lui Joly, et il tira droit à Beaupréau, à dessein d’y assembler la noblesse pour me venir tirer de ma meule de foin.

Je me sens obligé de vous raconter deux ou trois actions de mes domestiques, qui méritent bien de n’être pas oubliées. Paris, docteur de Navarre, qui avoit donné le signal avec son chapeau aux quatre gentilshommes qui me servirent en cette occasion, fut trouvé sur le bord de l’eau par Coulon, écuyer du maréchal, qui le prit en lui donnant quelques gourmandes. Le docteur ne perdit point le jugement, et il dit à Coulon d’un ton niais et normand : « Je le dirai à M. le maréchal que vous vous amusez à battre un pauvre prêtre, parce que vous n’osez vous prendre à M. le cardinal, qui a de bons pistolets à l’arçon de sa selle. » Coulon prit cela pour bon, et lui demanda où j’étois. « Ne le voyez-vous pas, répondit le docteur, qui entre dans ce village ? » Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il m’avoit vu passer l’eau. Il se sauva ainsi, et il faut avouer que cette présence d’esprit n’est pas commune. En voici une de cœur qui n’est pas moindre. Celui pour qui le docteur me vouloit faire passer, quand il dit à Coulon que j’entrois dans un village qu’il lui montroit, étoit ce Beauchêne dont je vous ai parlé. Son cheval étoit outré, et il n’avoit pu me suivre. Coulon le prenant pour moi courut à lui ; et comme il se voyoit soutenu par beaucoup de cavaliers qui étoient près de le joindre, il l’aborda le pistolet à la main. Beauchêne s’arrêta sur eux en la même posture, et il eut la fermeté de s’apercevoir dans cet instant qu’il y avoit un bateau à dix ou douze pas de lui. Il se jeta dedans ; et pendant qu’il arrêtoit Coulon en lui montrant un de ses pistolets, il mit l’autre à la tête du batelier, et le força de passer la rivière. Sa résolution ne le sauva pas seulement, mais elle contribua à me faire sauver moi-même, parce que le grand-maître ne trouvant plus ce bateau fut obligé d’aller passer l’eau beaucoup plus bas.

Voici une autre action qui n’est pas de même espèce, mais qui servit encore davantage à ma liberté. Je vous ai déjà dit qu’aussitôt que l’abbé Charier m’eut mandé que le Pape refusoit d’admettre ma démission, je dépêchai Malclerc pour en solliciter l’agrément. La cour lui joignit Gaumont, qui portoit l’original de cette démission à M. le cardinal d’Est, avec ordre de la solliciter, parce qu’il n’y avoit plus d’ambassadeur de France à Rome. Gaumont s’étant trouvé fatigué à Lyon, et ayant pris la résolution de s’aller embarquer à Marseille, Malclerc continua dans celle de prendre la route des montagnes ; et comme elle est la plus courte, Gaumont jugea à propos de lui remettre le paquet adressé à M. le cardinal d’Est. Sa simplicité fut grande, comme vous voyez ; et il n’avoit pas étudié de plus la maxime que j’ai toujours pratiquée, et que j’ai toujours enseignée à mes gens : de ne jamais compter dans les grandes affaires les fatigues, le péril et la dépense pour quelque chose. Il s’en trouva mal en ce rencontre. L’original de la démission ne se trouva plus dans ce paquet, qui se trouva néanmoins très-bien fermé. Quand Gaumont s’en plaignit, Malclerc, qui étoit d’ailleurs plus brave que lui, se plaignit lui-même de son méchant artifice. Ce contre-temps donna lieu au Pape de laisser en doute le cardinal d’Est si l’inaction de Rome procédoit, ou de la mauvaise volonté de Sa Sainteté envers la cour, ou du défaut de l’original de la démission. Malclerc avoit ordre de supplier le Pape en mon nom, en cas qu’il ne la voulût pas admettre, d’amuser le tapis, afin de me donner le temps de me sauver. Il lui en donna de plus, comme vous voyez, un beau prétexte. Le cardinal d’Est, qui fut amusé lui-même, amusa aussi lui-même le Mazarin. Les instances de celui-ci vers le maréchal, pour me remettre entre les mains du Roi, en furent moins fréquentes et moins vives ; et j’eus la satisfaction de devoir au zèle et à l’esprit de deux de mes gens (car l’abbé Charier eut aussi part à cette intrigue) le temps que j’eus, par ce moyen, tout entier de songer et de pourvoir à ma liberté.

Je reviens à la meule de foin. J’y demeurai caché plus de sept heures, avec une incommodité que je ne puis vous exprimer. J’avois l’épaule rompue et mise ; j’y avois une contusion terrible. La fièvre me prit sur les neuf heures du soir, et l’altération qu’elle me donnoit étoit encore cruellement augmentée par la chaleur du foin nouveau. Quoique je fusse sur le bord de la rivière, je n’osois boire ; parce que si nous fussions sortis de la meule, Montet et moi, nous n’eussions eu personne pour raccommoder le foin qui eût paru remué, et qui eût donné lieu par conséquent à ceux qui couroient après moi d’y fouiller. Nous n’entendions que des cavaliers qui passoient à droite et à gauche : nous reconnûmes même Coulon à sa voix. L’incommodité de la soif est incroyable et inconcevable à qui ne l’a pas éprouvée. M. de La Poise Saint-Offange, homme de qualité du pays, que M. de Brissac avoit averti en passant chez lui, vint sur les deux heures après minuit me prendre dans cette meule, après qu’il eut remarqué qu’il n’y avoit plus de cavaliers aux environs. Il me mit sur une civière à fumier, et il me fit porter par deux paysans dans la grange d’une maison qui étoit à lui, à une lieue de là. Il m’y ensevelit encore dans le foin ; mais comme j’y avois de quoi boire, je m’y trouvai mieux.

M. et madame de Brissac me vinrent prendre au bout de sept ou huit heures, avec quinze ou vingt chevaux ; et ils me menèrent à Beaupréau, où je trouvai l’abbé de Belebat qui les y étoit venu voir, et où je ne demeurai qu’une nuit, jusqu’à ce que la noblesse fût assemblée. M. de Brissac étoit fort aimé dans tout le pays ; il mit ensemble, dans ce peu de temps, plus de deux cents gentilshommes. M. de Retz, qui l’étoit encore plus dans son quartier, rejoignit à quatre lieues de là avec trois cents. Nous passâmes presque à la vue de Nantes d’où quelques gardes du maréchal sortirent pour escarmoucher. Ils furent repoussés vigoureusement jusque dans la barrière, et nous arrivâmes heureusement à Machecoul, qui est dans le pays de Retz, avec toute sorte de sûreté. Je ne manquai pas, dans ce bonheur, de chagrins domestiques. Madame de Brissac, qui s’étoit portée en héroïne dans tout le cours de cette action, me dit en me quittant, et en me donnant une bouteille d’eau impériale : « Il n’y a que votre malheur qui m’ait empêchée d’y mettre du poison. » Elle se prenoit à moi de la perfidie que M. de Noirmoutier m’avoit faite sur son sujet, et de laquelle je vous ai parlé ci-devant. Il est impossible que vous conceviez combien je fus touché de cette parole et je sentis, au delà de tout ce que je vous en puis exprimer qu’un cœur bien tourné est sensible, jusqu’à l’excès de la foiblesse, aux plaintes d’une personne à laquelle il croit être obligé. Je ne le fus pas, à beaucoup près, tant à la dureté de madame de Retz et de monsieur son père. Ils ne purent s’empêcher de me témoigner leur mauvaise volonté dès que je fus arrivé. Elle se plaignit de ce que je ne lui avois pas confié mon secret, quoiqu’elle ne fût partie de Nantes que la veille que je me sauvai. Celui-ci pesta assez ouvertement contre l’opiniâtreté que j’avois à ne me pas soumettre aux volontés du Roi ; et il n’oublia rien pour persuader à M. de Brissac de me porter à envoyer à la cour la ratification de ma démission. La vérité est que l’un et l’autre mouroient de peur du maréchal de La Meilleraye, qui, enragé qu’il étoit, et de mon évasion, et encore plus de ce qu’il avoit été abandonné de toute la noblesse, menaçoit de mettre tout le pays de Retz à feu et sang. Leur frayeur alla jusqu’au point de s’imaginer ou de vouloir faire croire que mon mal n’étoit que délicatesse, qu’il n’y avoit rien de démis, et que j’en serois quitte pour une contusion. Le chirurgien affidé de M. de Retz le disoit à qui le vouloit entendre ; et qu’il étoit bien rude que j’exposasse pour une délicatesse toute ma maison, qui alloit être investie au premier jour dans Machecoul. J’étois cependant dans mon lit, où je sentois des douleurs incroyables, et où je ne pouvois pas seulement me tourner. Tous ces discours m’impatientèrent au point que je pris la résolution de quitter ces gens-là et de me jeter dans Belle-Ile, où je pouvois au moins me faire transporter par mer. Le trajet étoit fort délicat, parce que M. le maréchal de La Meilleraye avoit fait prendre les armes à toute la côte. Je ne laissai pas de le hasarder. Je m’embarquai au port de La Roche, qui n’est qu’à une petite demi-lieue de Machecoul, sur une chaloupe que La Gisclaye, capitaine de vaisseau et bon homme de mer, voulut piloter lui-même. Le temps nous obligea de mouiller au Croisil, où nous courûmes fortune d’être découverts par une chaloupe qui nous vint reconnoître la nuit. La Gisclaye, qui savoit la langue et le pays, s’en démêla fort bien. Nous remîmes à la voile le lendemain à la pointe du jour, et nous découvrîmes quelque temps après une barque longue de Biscayens qui nous donnèrent la chasse. Nous prîmes la fuite à la considération de M. de Brissac qui n’eût pas pris plaisir d’être mené en Espagne, parce qu’il ne se sauvoit pas de prison comme moi, et que l’on eût pu par conséquent lui tourner en crime ce voyage. Comme la barque longue faisoit force de vent sur nous et que même elle nous le gagnoit, nous crûmes que nous ferions mieux de nous jeter à terre dans l’île de Rhuis. La barque fit quelque mine de nous y suivre : elle bordeya assez long-temps à notre vue après quoi elle reprit la mer. Nous nous y remîmes la nuit et nous arrivâmes à Belle-Ile à la petite pointe du jour.

Je souffris tout ce que l’on peut souffrir dans ce trajet, et j’eus besoin de toute la force de ma constitution pour défendre et pour sauver de la gangrène une contusion aussi grande que la mienne, et à laquelle je n’appliquai jamais d’autre remède que du sel et du vinaigre. Je ne trouvai pas à Belle-Ile le même dégoût qu’à Machecoul ; mais je n’y trouvai pas dans le fond beaucoup plus de fermeté. On s’imagina au pays de Retz que le commandeur de Neufchaise, qui étoit à La Rochelle, auroit ordre au premier jour de m’investir dans Belle-Ile. On y apprit que le maréchal faisoit appareiller deux barques longues à Nantes. Ces avis étoient bons et véritables ; mais il s’en falloit bien qu’ils fussent si pressans qu’on les croyoit. Il falloit du temps pour les rendre tels, et plus qu’il n’en eût fallu pour me remettre. La frayeur qui étoit à Machecoul inspira de l’indisposition à Belle-Ile ; et je m’en aperçus en ce que l’on commença à croire que je n’avois pas en effet l’épaule démise, et que la douleur que je recevois de ma contusion faisoit que je m’imaginois que mon mal étoit plus grand qu’il ne l’étoit en effet. On ne peut s’imaginer le chagrin que l’on a de ces sortes de murmures, quand on sent qu’ils sont injustes. Le chevalier de Sévigné, homme de cœur, mais intéressé, craignoit que l’on ne lui rasât sa maison ; et M. de Brissac, qui croyoit avoir suffisamment réparé la paresse plutôt que la foiblesse qu’il avoit témoignée dans le cours de ma prison, étoit bien aisé de finir, et de ne pas exposer son repos à une agitation à laquelle on ne voyoit plus de fin. Je n’avois pas moins d’impatience qu’eux de les voir hors d’une affaire à laquelle ils n’étoient plus engagés que pour l’amour de moi. La différence est que je ne croyois pas le péril si pressant ni pour eux ni pour moi, que je ne pusse, au moins à mon sens, prendre le temps et de me faire traiter, et de me pourvoir d’un bâtiment raisonnable pour naviguer. Ils me voulurent persuader de passer en Hollande sur un vaisseau de Hambourg qui étoit à la rade ; et je ne crus pas que je dusse confier ma personne à un inconnu qui me connoissoit, et qui pouvoit me mener à Nantes comme en Hollande. Je leur proposai de me faire venir cette barque de corsaire de Biscaye, qui étoit mouillée à notre vue à la pointe de l’île, et ils appréhendèrent de criminaliser par ce commerce avec l’Espagnol. Je m’embarquai enfin sur une barque de pêcheurs, où il n’y avoit que cinq mariniers de Belle-Ile, Joly, deux de mes gentilshommes, et un valet de chambre que mon frère m’avoit prêté. La barque étoit chargée de sardines : ce qui nous vint assez à propos, parce que nous n’avions que fort peu d’argent. Mon frère m’en avoit envoyé ; mais l’homme qui le portoit avoit été arrêté par les garde-côtes. Monsieur son beau-père n’avoit pas eu l’honnêteté de m’en offrir. M. de Brissac me prêta quatre-vingts pistoles, et celui qui commandoit dans Belle-Ile quarante. Nous quittâmes nos habits ; nous prîmes de méchans haillons de quelques soldats de la garnison, et nous nous mîmes à la mer à l’entrée de la nuit, à dessein de prendre la route de Saint-Sébastien, qui est dans le Guipuscoa. Ce n’est pas qu’elle ne fût assez longue pour un bâtiment de cette nature ; car il y a de Belle-Ile à Saint-Sébastien quatre-vingts lieues fort grandes ; c’étoit le lieu le plus proche de tous ceux où je pouvois aborder avec sûreté. Nous eûmes un fort gros temps toute la nuit. Il calma à la pointe du jour : mais ce calme ne nous donna pas beaucoup de joie, parce que notre boussole, qui étoit unique, tomba dans la mer par je ne sais quel accident, dans la mer. Nos mariniers, qui se trouvèrent fort étonnés, et qui d’ailleurs étoient fort ignorans, ne savoient où ils étoient, et ne prirent de route que celle qu’un vaisseau qui nous donna la chasse nous força de courir. Ils reconnurent à son garbe qu’il étoit turc, et de Salé. Comme il brouilla ses voiles sur le soir, nous jugeâmes qu’il craignoit la terre, et que par conséquent nous n’en pouvions être loin. Les petits oiseaux qui venoient se percher sur notre mât nous le marquoient d’ailleurs assez. La question étoit quelle terre ce pouvoit être : car nous craignions autant celle de France que celle des Turcs. Nous bordeyâmes toute la nuit dans cette incertitude ; nous y demeurâmes tout le lendemain et un vaisseau dont nous voulûmes nous approcher pour nous en éclaircir nous tira pour toute réponse trois volées de canon. Nous avions fort peu d’eau, et nous appréhendions d’être chargés en cet endroit par un gros temps, auquel il y avoit déjà quelque apparence. La nuit fut assez douce ; et nous aperçûmes à la pointe du jour une chaloupe à la mer. Nous nous en approchâmes avec beaucoup de peine, parce qu’elle appréhendoit que nous ne fussions corsaires. Nous parlâmes espagnol et français à trois hommes qui étoient dedans mais ils n’entendoient ni l’une ni l’autre langue. L’un d’eux se mit à crier : San-Sebastien !, pour nous donner à connoître qu’il en étoit ; nous lui, montrâmes de l’argent, et nous lui répondîmes : San-Sebastien ! pour lui faire entendre que c’étoit où nous voulions aller. Il se mit dans, notre barque, et il nous y conduisit : ce qui lui fut aisé, parce que nous n’en étions pas bien éloignés.

Nous ne fûmes pas plus tôt arrivés qu’on nous demanda notre charte-partie qui est si nécessaire à la mer que tout homme qui navigue sans l’avoir est pendable, sans autre forme de procès. Le patron de notre barque n’avoit pas fait cette réflexion, croyant que je n’en avois pas besoin. Le défaut de ce papier, joint aux méchans habits que nous avions, obligea les gardes du port à nous dire que nous avions la mine d’être pendus le lendemain au matin. Nous leur répondîmes que nous étions connus de M. le baron de Vateville, qui commandoit pour le roi d’Espagne dans le Guipuscoa. Ce mot fit que l’on nous mit dans une hôtellerie, et que l’on nous donna un homme qui mena Joly à M. de Vateville, qui étoit au Passage, et qui d’abord jugea, par ses habits tout déchirés, qu’il étoit un imposteur. Il ne le lui témoigna pourtant pas à tout hasard, et il vint me voir dès le lendemain à mon hôtellerie. Il me fit alors un fort grand compliment, mais embarrassé, et d’un homme qui avoit accoutumé, au poste où il étoit, de voir souvent des trompeurs. Ce qui commença à le rassurer fut l’arrivée de Beauchêne que j’avois dépêché à Paris de Beaupréau, et que mes amis me renvoyèrent en diligence, aussitôt qu’ils surent que je m’étois embarqué pour Saint-Sébastien. Il le trouva si bien informé des nouvelles, qu’il eut lieu de croire que ce n’étoit pas un courrier supposé ; et il l’en trouva même beaucoup mieux instruit qu’il n’eût souhaité : car ce fut lui qui lui apprit que l’armée de France avoit forcé celle d’Espagne dans les lignes d’Arras[66] ; et cet avis, que M. de Vateville fit passer en diligence à Madrid, fut le premier que l’on y eut de cette défaite. Beauchêne me l’apporta avec une diligence incroyable, sur une frégate de corsaire biscayen, qu’il trouva à la pointe de Belle-Ile et qui fut ravi de se charger de sa personne et de son passage, sachant qu’il me venoit chercher à Saint-Sébastien. Mes amis me l’envoyèrent, pour m’exhorter à prendre le chemin de Rome plutôt que celui de Mézières, où ils appréhendoient que je ne voulusse me jeter. Cet avis étoit certainement le plus sage : il ne fut pas le plus heureux par l’événement. Je le suivis sans hésiter, quoique ce ne fût pas sans peine. Je connoissois assez la cour de Rome pour savoir que le poste d’un réfugié et d’un suppliant n’y est pas agréable ; et mon cœur, qui étoit piqué au jeu contre le cardinal Mazarin, étoit plein de mouvemens qui m’eussent porté avec plus de gaieté dans les lieux où j’eusse pu donner un champ plus libre à mes ressentimens. Je n’ignorois pas que je ne pouvois point espérer de M. le duc de Noirmoutier tout ce qui me conviendroit peut-être dans les suites ; mais je n’ignorois pas non plus qu’étant le maître dans Mézières comme je l’y étois, et m’y rendant en personne, il n’étoit pas impossible que je n’engageasse M. de Noirmoutier, qui enfin gardoit les apparences avec moi ; et qui même, aussitôt qu’il eut appris ma liberté, m’avoit dépêché un gentilhomme en commun avec le gentilhomme de Lameth, pour m’offrir retraite dans leurs places. Mes amis ne doutoient pas que je ne la trouvasse, et même très-sûre, dans Mézières. Ils craignoient qu’elle ne fût pas de la même nature dans : Charleville et comme la situation de ces places fait que l’une sans l’autre n’est pas fort considérable, ils crurent que, vu la disposition de M. de Noirmoutier, je ferois mieux de n’y faire aucun fondement pour ma retraite. Je répète encore ici ce que je vous ai déjà dit, que je ne sais s’il n’y eût pas eu lieu de mieux espérer, non pas de la bonne intention de Noirmoutier, mais de l’état où il se fût trouvé lui-même. Le conseil de mes amis l’emporta sur mes vues : ils me représentèrent que l’asyle naturel d’un cardinal et d’un évêque persécuté étoit le Vatican ; mais il y a des temps dans lesquels il n’est pas malaisé de prévoir que ce qui devroit servir d’asile peut facilement devenir un lieu d’exil. Je le prévis, et je le choisis. Quelque événement que ce choix ait eu je ne m’en suis jamais repenti parce qu’il eut pour principe la déférence que je rendis au conseil de ceux à qui j’avois obligation. Je l’estimerois davantage s’il avoit été l’effet de ma modération et du désir de m’employer à mon rétablissement par les voies ecclésiastiques.

Il ne tint pas aux Espagnols que je ne prisse un autre parti. Aussitôt que M. de Vateville m’eut reconnu pour le cardinal de Retz (ce qu’il fit en huit ou dix heures, et par les circonstances que je vous ai marquées, et par un secrétaire bordelois qu’il avoit, qui m’avoit vu à Paris plusieurs fois), il me mena chez lui dans un appartement qui étoit au plus haut étage ; et il m’y tint si couvert, que quoique M. le maréchal de Gramont, qui n’étoit qu’à trois lieues de Saint-Sébastien, eût donné avis à la cour par un courrier exprès que j’y étois arrivé, il fut trompé lui-même le jour suivant, au point d’en dépêcher un autre pour s’en dédire. Je fus trois semaines dans un lit sans me pouvoir remuer ; et le chirurgien du baron de Vateville, qui étoit fort capable, ne voulut point entreprendre de me traiter, parce qu’il étoit trop tard. J’avois l’épaule absolument démise, et il me condamna d’être estropié pour tout le reste de ma vie. J’envoyai Boisguérin au roi d’Espagne, auquel j’écrivis, pour le supplier, de me laisser passer par ses États pour aller à Rome. Ce gentilhomme fut reçu de Sa Majesté Catholique et de don Louis de Haro avec une honnêteté qui falloit au delà de tout ce que je vous puis exprimer. On le dépêcha dès le lendemain ; on lui donna une chaîne de huit cents écus ; on m’envoya une litière du corps, et l’on me dépêcha en diligence don Christoval de Chassemblac, allemand, mais espagnolisé et secrétaire des langues, très-confident de don Louis. Il n’y a point d’effort que ce secrétaire ne fît pour m’obliger d’aller à Madrid. Je m’en défendis par l’inutilité dont ce voyage seroit au service du roi Catholique, et par l’avantage que mes ennemis en prendroient contre moi. On ne comprenoit pas ces raisons, qui étoient pourtant, comme vous voyez, assez bonnes ; et comme je m’en étonnois, Vateville, qui en présence du secrétaire avoit été de son avis, et même avec véhémence, me dit : « Ce voyage coûteroit cinquante mille écus au roi, peut-être l’archevêché de Paris à vous : il ne seroit bon à rien. Cependant il faut que je parle comme l’autre, ou je serois brouillé à la cour. Nous agissons sur le pied de Philippe II, qui avoit pour maxime d’engager toujours les étrangers par des démonstrations publiques. Vous voyez comme nous l’appliquons : ainsi du reste. » Cette parole est considérable, et je l’ai moi-même appliquée depuis plus d’une fois, en faisant réflexion sur la conduite du conseil d’Espagne. Il m’a paru en plus d’une occasion qu’il pèche autant par l’attachement trop opiniâtre qu’il a à ses maximes générales que l’on pèche en France par le mépris que l’on fait des générales et des particulières.

Quand don Christoval vit qu’il ne pouvoit pas me persuader d’aller à Madrid, il n’oublia rien pour m’obliger à m’embarquer sur une frégate de Dunkerque qui étoit à Saint-Sébastien et il me fit des offres immenses, en cas que je voulusse aller en Flandre traiter avec M. le prince, et me déclarer avec Mézières, Charleville et le Mont-Olympe. Il avoit raison de me proposer ce parti, qui étoit en effet du service du Roi son maître. Vous avez vu celle que j’eus de ne le pas accepter. Ce qui fut très-honnête, c’est que tous mes refus n’empêchèrent pas qu’il ne me fit apporter un petit coffre de velours dans lequel il y avoit quarante mille écus en pièces de quatre. Je ne crus pas devoir les recevoir, ne faisant rien pour le service du roi Catholique : et je m’en excusai sur ce titre avec tout le respect que je devois. Et comme je n’avois, ni pour moi ni pour les miens, ni linge ni habits, et que les quatre cents écus que je tirai de la vente de mes sardines furent presque consommés en ce que je donnai aux gens de M. de M. de Vateville, je le priai de me prêter quatre cents pistoles, dont je lui fis ma promesse, et que je lui ai rendues depuis.

Après que je me fus un peu rétabli, je partis de Saint-Sébastien et je pris la route de Valence, pour m’embarquer à Vivaros, où don Christoval me promit que don Juan d’Autriche, qui étoit à Barcelonne, m’enverroit et une frégate et une galère. Je passai dans une litière du corps du roi d’Espagne toute la Navarre, sous le nom du marquis de Saint-Florent, sous la conduite d’un maître d’hôtel de M. de Vateville, qui disoit que j’étois un gentilhomme de Bourgogne qui alloit servir le Roi dans le Milanais. Comme j’arrivai à Tudelle, ville assez considérable, qui est au delà de Pampelune, je trouvai le peuple assez ému : on y faisoit, la nuit, des feux et des corps-de-garde. Les laboureurs des environs s’étoient soulevés, parce qu’on leur avoit défendu la chasse : ils étoient entrés dans la ville, et ils y avoient fait beaucoup de violence, et même pillé quelques maisons. Un corps-de-garde, qui fut posé à dix heures du soir devant l’hôtellerie dans laquelle je logeois, commença à me donner quelque soupçon que l’on n’en eût pris de moi ; mais une litière du Roi, avec les muletiers de sa livrée, me rassuroit. Je vis entrer, à minuit, un certain don Martin dans ma chambre, avec une épée fort longue, et une grande rondache à la main. Il me dit qu’il étoit le fils du logis, et qu’il me venoit avertir que le peuple étoit fort ému ; qu’il croyoit que j’étois un Français venu pour fomenter la révolte des laboureurs ; que l’alcade ne savoit lui-même ce qui en étoit ; qu’il étoit à craindre que la canaille ne prit ce prétexte pour me piller et pour m’égorger, et que le corps-de-garde qui étoit même devant le logis commençoit à murmurer et à s’échauffer. Je priai don Martin de leur faire voir sans affectation la litière du Roi, de les faire parler aux muletiers, de les mettre en conversation avec don Pedro, maître d’hôtel de M. de Vateville. Il entra justement dans ma chambre en ce moment, pour me dire que c’étoient des endemoniados qui n’entendoient ni rime ni raison, et qu’ils l’avoient lui-même menacé de le massacrer. Nous passâmes ainsi toute la nuit, ayant pour sérénades une multitude de voix confuses qui chantoient, ou plutôt qui hurloient des chansons contre les Français. Je crus, le lendemain au matin, qu’il étoit à propos de faire voir à ces gens-là, par notre assurance, que nous ne nous tenions pas pour Français. Je voulus sortir pour aller à la messe, et je trouvai, sur le pas de la porte, un sentinelle qui me fit rentrer assez promptement, en me mettant le bout de son mousquet dans la tête, et en me disant qu’il avoit ordre de l’alcade de me commander de me tenir dans mon logis. J’envoyai don Martin à l’alcade, pour lui dire qui j’étois ; et don Pedro y alla avec lui. Il me vint trouver en même temps ; il quitta sa baguette à la porte de ma chambre ; il mit un genou à terre et en m’abordant il baisa le bas de mon justaucorps ; mais il déclara qu’il ne pouvoit me laisser sortir qu’il n’eût ordre du comte de San-Estevan, vice-roi de Navarre, qui étoit à Pampelune. Don Pedro y alla avec un officier de la ville, et il en revint avec beaucoup d’excuses. On me donna cinquante mousquetaires d’escorte montés sur des ânes, qui m’accompagnèrent jusqu’à Cortez.

Je continuai mon chemin par Saragosse, capitale de l’Arragon, grande et belle ville. Je fus surpris au dernier point d’y voir que tout le monde parloit français dans les rues. Il y en a en effet une infinité, et particulièrement d’artisans, qui sont plus affectionnés à l’Espagne que les naturels du pays. Le duc de Monteleone, napolitain, de la maison de Pignatelli, vice-roi d’Arragon, m’envoya, à trois ou quatre lieues au devant de moi, un gentilhomme, pour me dire qu’il y fût venu lui-même avec toute la noblesse, si le Roi son maître ne lui eût mandé d’obéir à l’ordre contraire qu’il savoit que je lui en donnerois. Ce compliment, fort honnête, comme vous voyez, fut accompagné de mille et mille galanteries, et de tous les rafraîchissemens imaginables que je trouvai à Saragosse. On y voit, avant que d’entrer dans la ville, de ce côté-là, l’Alcaçar des anciens rois maures, qui est présentement à l’Inquisition. Il y a auprès une allée d’arbres, dans laquelle je vis un prêtre qui se promenoit. Le gentilhomme du vice-roi me dit que ce prêtre étoit le curé d’Occa, ville très-ancienne en Arragon ; et que ce curé faisoit la quarantaine pour avoir enterré, depuis trois semaines, son dernier paroissien, qui étoit effectivement le dernier de douze mille personnes mortes de la peste dans sa paroisse. Ce même gentilhomme du vice-roi me fit voir tout ce qu’il y avoit de remarquable à Saragosse (j’étois toujours caché, comme je l’ai dit, sous le nom de marquis de Saint-Florent) ; mais il ne fit pas la réflexion que Nuestra Senora del Pilar, qui est un des plus célèbres sanctuaires de toute l’Espagne, ne se pouvoit pas voir sous ce titre. On ne montre jamais à découvert cette image miraculeuse qu’aux souverains et aux cardinaux. Le marquis de Saint-Florent n’étoit ni l’un ni l’autre de sorte que quand on me vit dans le balustre avec un justaucorps de velours noir et une cravate, le peuple infini qui étoit accouru de toute la ville au son de la cloche qui ne sonne que pour cette cérémonie, crut que j’étois le roi d’Angleterre. Il y avoit, je crois, plus de deux cents carrosses de dames, qui me firent cent et cent galanteries, auxquelles je ne répondis que comme un homme qui ne parloit pas trop bien espagnol. Cette église est belle en elle-même : mais les ornemens et les richesses en sont immenses, et le trésor magnifique. L’on m’y montra un homme qui servoit à allumer les lampes, qui y sont en nombre prodigieux et l’on me dit qu’on l’y avoit vu sept ans à la porte de cette église, avec une seule jambe. Je l’y vis avec deux. Le doyen, avec tous les chanoines, m’assurèrent que toute la ville l’avoit vu comme eux et que si je voulois encore attendre deux jours, je parlerois à plus de vingt mille hommes, même du dehors, qui l’avoient vu comme ceux de la ville. Il avoit recouvré la jambe, à ce qu’il disoit, en se frottant de l’huile de ces lampes. On célèbre tous les ans la fête de ce prétendu miracle avec un concours incroyable de peuple ; et il est vrai qu’encore à une journée de Saragosse je trouvai les grands chemins couverts de gens de toutes sortes de qualités qui y couroient.

J’entrai de l’Arragon dans le royaume de Valence, qui se peut dire non pas seulement le pays le plus fin, mais encore le plus beau jardin du monde. Les grenadiers, les orangers, les limoniers, y font les palissages des grands chemins ; les plus belles et les plus claires eaux du monde leur servent de canaux. Toute la campagne, qui est émaillée d’un million de différentes fleurs qui flattent la vue, y exhale un million d’odeurs différentes qui charment l’odorat. J’arrivai ainsi à Vivaros, où don Fernand Carillo Zuatra, général des galères de Naples, me joignit le lendemain avec la patronne de cette escadre, belle et excellente galère, et renforcée de la meilleure partie de la chiourme et de la soldatesque de la capitane, que l’on avoit presque désarmée pour cet effet. Don Fernand me rendit une lettre de don Juan d’Autriche, aussi belle et aussi galante que j’en aie jamais vue. Il me donnoit le choix de cette galère, ou d’une frégate de Dunkerque qui étoit à la même plage, et qui étoit montée de trente-six pièces de canon. Celle-ci étoit plus sûre pour passer le golfe de Lyon dans une saison aussi avancée car nous étions dans le mois d’octobre 1654. Je choisis la galère, et vous verrez que je n’en fis pas mieux. Don Christoval de Cardone, chevalier de Saint-Jacques, arriva à Vivaros un quart d’heure après don Fernand Carillo et il me dit que M. le duc de Montalte, vice-roi de Valence, l’avoit envoyé pour m’offrir tout ce qui dépendoit de lui ; qu’il savoit que j’avois refusé ce que le roi Catholique m’avoit offert à Saint-Sébastien ; qu’il n’osoit, par cette raison, me presser de recevoir ce que le pagador[67] des galères avoit ordre de m’apporter ; mais que comme il savoit que la précipitation de mon voyage ne m’avoit pas permis de me charger de beaucoup d’argent, que j’étois fort libéral, et que je ne serois pas fâché de faire quelque régal à la chiourme, il espéroit que je ne refuserois pas quelques petits rafraîchissemens pour elle. Ce rafraîchissement consistoit en six grandes caisses pleines de toutes sortes de confitures de Valence ; de douze douzaines de paires de gants exquis et d’une bourse de senteur dans laquelle il y avoit deux mille pièces d’or, fabrique des Indes, qui reviennent à deux mille cinq cents ou six cents pistoles. Je reçus le présent sans en faire aucune difficulté en lui répondant que comme je ne me trouvois pas en état de servir Sa Majesté Catholique, je croyois que je manquerois à mon devoir en toutes manières, si je recevois les grandes sommes qu’elle avoit eu la bonté de me faire apporter à Saint-Sébastien, et offrir à Vivaros ; mais que je croirois aussi manquer au respect que je devois à un aussi grand monarque, si je n’acceptois le dernier présent dont il m’honoroit. Je le reçus donc ; mais je donnai, avant que de m’embarquer, les confitures au capitaine de la galère, les gants à don Fernand, et l’or à don Pedro pour M. le baron de Vateville, en lui écrivant que comme il m’avoit dit plusieurs fois qu’il étoit assez embarrassé à cause de l’extrême dépense qui étoit nécessaire pour faire achever l’Amiral des Indes d’occident, qu’il faisoit construire à Saint-Sébastien, je lui envoyois un petit grain pour soulager son mal de tête : c’est ainsi qu’il appeloit le chagrin que la fabrique de ce vaisseau lui donnoit. Ma manière d’agir en ce rencontre fut un peu outrée. J’eus raison de donner les rafraîchissemens de victuailles au capitaine ; il étoit indifférent de retenir les gants d’Espagne, ou de les donner à don Fernand. Il eût été de la bonne conduite de retenir les deux mille et tant de pistoles. Les Espagnols ne me l’ont jamais pardonné, et ils ont toujours attribué à mon aversion ce qui n’étoit en moi, dans la vérité, qu’une suite de la profession que j’ai toujours faite de ne prendre de l’argent de personne.

Je m’embarquai à la seconde garde de la nuit avec un gros temps, mais qui ne nous incommodoit pas beaucoup, parce que nous avions le vent en poupe. Nous faisions quinze milles par heure, et nous arrivâmes le lendemain à Mayorque. Comme il y avoit de la peste en Arragon ; tout ce qui venoit de la côte d’Espagne étoit conduit à Mayorque. Il y eut beaucoup d’allées et de venues pour nous faire donner pratique, à laquelle le magistrat de la ville s’opposoit avec vigueur. Le vice-roi, qui n’est pas à beaucoup près si absolu en cette île que dans les autres royaumes d’Espagne, et qui avoit reçu ordre du Roi son maître de me faire toutes les honnêtetés possibles, fit tant par ses instances, que l’on me permit, à moi et aux miens d’entrer dans la ville, à condition de n’y point coucher. Cela nous parut sans doute assez extravagant, parce que l’on porte le mauvais air dans une ville, quoiqu’on n’y couche pas. Je le dis l’après-dînéë à un cavalier mayorquin qui me répondit ces propres paroles, que je remarque, parce qu’elles peuvent s’appliquer en mille rencontres que l’on fait dans la vie : « Nous ne craignons pas que vous nous apportiez du mauvais air, parce que nous savons bien que vous n’êtes pas passés à Occa ; mais comme vous vous en êtes approchés, nous sommes bien aises de faire en votre personne un exemple qui ne vous incommode point, et qui nous accommode pour les suites. » Cela, en espagnol, est plus substantiel, et même plus galant qu’en français.

Le vice-roi, qui étoit un comte arragonnois, me vint prendre avec cent ou cent vingt carrosses pleins de noblesse et la mieux faite qui soit en Espagne, il me mena à la messe au Leo (on appelle ainsi les cathédrales), où je vis trente ou quarante femmes de qualité, plus belles les unes que les autres ; et ce qui est de merveilleux, c’est qu’il n’y en a point de laides dans toute l’île au moins elles y sont très-rares ; ce sont, pour la plupart, des beautés très-délicates, et des teints de lis et de roses. Les femmes du bas peuple, que l’on voit dans les rues, sont de cette espèce, ; elles ont une coiffure particulière, qui est fort jolie. Le vice-roi me donna un magnifique dîner, dans une superbe tente de brocart d’or qu’il avoit fait élever sur le bord de la mer. Il me mena après entendre une musique dans un couvent de filles, qui ne cédoient pas en beauté aux dames de la ville. Elles chantèrent à la grille, à l’honneur de leur saint, des airs et des paroles plus galantes et plus passionnées que ne sont les chansons de Lambert[68]. Nous allâmes nous promener, sur le soir, aux environs de la ville, qui sont les plus beaux du monde, et tout pareils aux campagnes du royaume de Valence. Nous revînmes chez la vice-reine qui étoit plus laide qu’un démon, et qui, étant assise sous un grand dais, et toute brillante de pierreries, donnoit un merveilleux lustre à soixante dames qui étoient auprès d’elle, et qui avoient été choisies entre les plus belles de la ville. On me ramena avec cinquante flambeaux de cire blanche dans la galère, au son de toute l’artillerie des bastions, et d’une infinité de hautbois et de trompettes. J’employai à ces divertissemens les trois jours que le mauvais temps m’obligea de passer à Majorque. J’en partis le 4, avec un vent frais et en poupe ; je fis cinquante lieues en douze heures, et j’entrai fort heureusement, avant la nuit, au Port-Mahon, qui est le plus beau de la Méditerranée. Son embouchure est fort, étroite ; et je ne crois pas que deux galères à la fois y pussent passer en voguant. Il s’élargit tout d’un coup, et fait un bassin oblong qui a une, grande demi-lieue de large, et une bonne lieue de long. Une grande montagne, qui l’environne de tous les côtés, fait un théâtre qui par la multitude et la hauteur des arbres dont elle est couverte, et par les ruisseaux qu’elle jette avec une abondance prodigieuse, ouvre mille et mille scènes qui sont, sans exagération, plus surprenantes que celles de l’Opéra. Cette même montagne, ces arbres, ces rochers, couvrent le port de tous les vents, et dans les plus grandes tempêtes il est toujours aussi calme qu’un bassin de fontaine, et aussi uni qu’une glace. Il est partout d’une égale profondeur et les gallions des Indes y donnent fond à quatre pas de terre. Ce port est dans l’île de Minorque, qui donne encore plus de chair et de toutes sortes de victuailles nécessaires à la navigation, que celle de Majorque ne produit de grenades, d’oranges et de limons.

Le temps grossit extrêmement après que nous fûmes entrés dans le port, et au point que nous fûmes obligés d’y demeurer quatre jours. Nous en fîmes pourtant quatre partances : mais le vent nous refusa toujours. Don Fernand Carillo, qui étoit homme de qualité, jeune de vingt-quatre ans, fort honnête et fort civil, chercha à me donner tous les divertissemens que l’on pouvoit trouver en ce beau lieu. La chasse y étoit la plus belle du monde en toute sorte de gibier, et la pêche en profusion. En voici une manière particulière à ce port. Don Fernand prit cent Turcs de la chiourme, les mit en rang, leur fit tenir un très-gros câble, et fit plonger quatre de ces esclaves, qui attachèrent ce câble à une fort grosse pierre, et la tirèrent après à force de bras avec leurs compagnons, au bord de l’eau. Ils ne réussirent qu’après des efforts incroyables, et ils n’eurent guère moins de peine à casser cette pierre à coups de marteau. Ils trouvèrent dedans sept ou huit écailles, moindres que des huîtres en grandeur, mais d’un goût sans comparaison plus relevé.

Le temps s’étant adouci, nous fîmes voile pour passer le golfe de Lyon, qui commence en cet endroit. Il a cent lieues de long et quarante de large, et il est extrêmement dangereux, tant à cause des montagnes de sable, que l’on prétend qu’il élève et qu’il roule quelquefois, que parce qu’il n’y a point de port. Souvent la côte de Barbarie qui le borne d’un côté n’est pas abordable ; celle de Languedoc, qui le joint de l’autre, est très-mauvaise ; enfin le trajet n’en est point agréable pour les galères, pour peu que la saison soit avancée ; et elle l’étoit beaucoup, étant fort proche de la Toussaint, qu’il fait toujours à la mer de grands coups de vent. Don Fernand, qui étoit un des hommes d’Espagne des plus aventuriers, m’avoua qu’une médiocre frégate eût été meilleure en ce rencontre que la plus forte galère. Nous passâmes le golfe en trente-six heures, avec le plus beau temps du monde, et avec un vent qui, ne laissant pas de nous servir, ne nous obligeoit presque pas à mettre sur les bougies de la chambre de poupe ces lanternes de verre dont on les couvre. Nous entrâmes ainsi dans le canal qui est entre la Corse et la Sardaigne. Don Fernand Carillo, qui vit quelques nuages qui lui faisoient appréhender changement de temps, me proposa de donner fonte à Porto-Condé, qui est un port inhabité dans la Sardaigne : ce que j’agréai. Son appréhension s’étant évanouie avec les nuages, il changea d’avis, pour ne pas perdre le beau temps ; et ce fut un grand bonheur pour moi : car M. de Guise, qui alloit à Naples sur l’armée navale de France, étoit mouillé à Porto-Condé avec six galères. Don Fernand Carillo, qui le sut deux jours après, me dit qu’il se fût moqué de ces six galères, parce que la sienne, qui avoit quatre cent cinquante hommes de chiourme, se fût aisément tirée d’affaire ; mais c’eût toujours été une affaire dont un homme qui se sauve de prison se passe encore plus facilement qu’un autre. La forteresse de Saint-Boniface, qui est en Corse et aux Gênois, tira quarante coups de canon en nous voyant et comme nous en passions trop loin pour en être salués, nous jugeâmes qu’elle nous faisoit quelque signal ; et il étoit vrai, car elle nous avertissoit qu’il y avoit des ennemis à Porto-Condé. Nous ne le prîmes pas ainsi, et nous crûmes qu’elle nous vouloit faire connoître qu’une petite frégate que nous voyions devant nous, au sortir du canal, étoit turque, comme elle en avoit le garbe. Il prit fantaisie à don Fernand de l’attaquer ; et il me dit qu’il me donneroit, si je lui permettois, le plaisir d’un combat qui ne dureroit qu’un quart d’heure. Il commanda que l’on donnât chasse à la frégate, qui paroissoit effectivement faire force de voiles pour s’enfuir. Le pilote, qui n’avoit d’attention qu’à cette frégate la manqua pour un banc de sable, qui ne paroissoit pas effectivement au dessus de l’eau mais qui est si connu qu’il est même marqué dans les cartes. La galère toucha. Comme il n’y a rien de si dangereux à la mer. tout le monde cria miséricorde ! Toute la chiourme se leva pour essayer de se déferrer, et de se jeter à la nage. Don Fernand Carillo, qui jouoit au piquet avec Joly, dans la chambre de poupe, me jeta la première épée qu’il trouva devant lui, en me criant que je la tirasse. Il tira la sienne et sortit, chargeant à coups d’estramaçon tout ce qu’il trouvoit devant lui. Tous les officiers et la soldatesque firent la même chose, parce qu’ils appréhendoient que la chiourme où il y avoit beaucoup de Turcs, ne relevât la galère, c’est-à-dire qu’ils ne s’en rendissent les maîtres, comme il est arrivé quelquefois en de semblables occasions. Quand tout le monde se fut remis à sa place il me dit, de l’air du monde le plus froid et le plus assuré : « J’ai ordre, monsieur, de vous mettre en sûreté ; voilà mon premier soin. Il faut y pourvoir. Je verrai, après cela si la galère est blessée. » En proférant cette dernière parole, il me fit prendre à foi de corps par quatre esclaves, et il me fit porter dans la felouque. Il y mit avec moi trente mousquetaires espagnols, auxquels il commanda de me mener sur un petit écueil qui paroissoit à cinquante pas de là, et où il n’y avoit place que pour quatre ou cinq personnes. Les mousquetaires étoient dans l’eau jusqu’à la ceinture : ils me firent pitié ; et, quand je vis que la galère n’étoit pas blessée je les y voulus renvoyer ; mais ils me dirent que si les Corses, qui étoient sur le rivage, me voyoient sans une bonne escorte, ils ne manqueroient pas de me venir piller et égorger. Ces barbares s’imaginent que tout ce qui fait naufrage est à eux.

La galère ne fut pas blessée : ce qui fut une manière de prodige. On ne laissa pas d’être, plus de deux heures à la relever. La felouque me vint reprendre, et je remontai sur la galère avec joie. Comme nous sortions du canal, nous aperçûmes encore la frégate, qui, voyant que la galère ne la suivoit plus, avoit repris sa route. Nous lui donnâmes chasse, elle la prit. Nous la joignîmes en moins de deux heures ; et nous trouvâmes en effet qu’elle étoit turque, mais entre les mains des Génois, qui l’avoient prise sur les Turcs, et l’avoient armée. Je fus, pour vous dire vrai, très-aise que l’aventure se fût terminée ainsi. Cette guerre ne me plaisoit pas. Le temps se chargeant un peu, l’on crut qu’il étoit à propos d’entrer dans Porto-Vecchio, qui est un port inhabité de Corse. Un trompette du gouverneur gênois d’un fort qui en est assez proche vint nous avertir, de la part de son capitaine, que M. de Guise étoit avec six galères de France à Porto-Condé ; qu’apparemment il nous avoit vus passer et qu’il pourroit nous venir surprendre la même nuit sur le soir. Nous résolûmes de nous remettre à la mer, quoique le temps commençât à être fort gros et qu’il y eût même quelque péril à sortir la nuit de Porto-Vecchio, parce qu’il a à sa bouche un écueil de rocher qui jette un courant assez fâcheux. La bourrasque augmenta avec la nuit, et nous eûmes une des plus grandes tempêtes qui se soit peut-être jamais vue à la mer. Le pilote royal des galères de Naples qui étoit sur notre galère et qui naviguoit depuis cinquante ans, disoit qu’il n’avoit jamais rien vu de pareil. Tout le monde étoit en prières, tout le monde se confessoit ; et il n’y eut que don Fernand Carillo qui communioit tous les jours quand il étoit à terre, et qui étoit d’une piété angélique il n’y eut, dis-je, que lui qui ne se jeta point aux pieds des prêtres avec empressement. Il laissoit faire les autres ; mais il ne fit rien en son particulier, et il me dit à l’oreille : « Je crains bien que toutes ces confessions, que la seule peur produit, ne vaillent rien. » Il demeura toujours à donner ses ordres avec un froid admirable ; et en donnant du courage, mais doucement et honnêtement, à un vieux soldat des terces de Naples qui faisoit paroître un peu d’étonnement. Je me souviens toujours qu’il l’appela sennor soldado de Carlos Quinto.

Le capitaine particulier de la galère se fit apporter au plus fort du danger, ses manches en broderie et son écharpe rouge, en disant qu’un véritable Espagnol devoit mourir avec la marque de son roi. Il se mit dans un grand fauteuil, et il donna un grand coup de pied dans la mâchoire à un pauvre Napolitain qui, ne pouvant se tenir sur le coursier, marchoit à quatre pattes en criant : Sennor don Fernando, por l’amor de Dios confession. Le capitaine, en le frappant, lui dit : Enemigo de Dios, piedes confession. Et, comme je lui représentois que la preuve n’étoit pas bonne, il me répondit que ce vieillard scandalisoit toute la galère. Vous ne pouvez vous imaginer l’horreur d’une grande tempête : vous en pouvez imaginer aussi peu le ridicule. Un observantin sicilien prêchoit au pied de l’arbre du mât que saint François lui avoit apparu, et l’avoit assuré que nous ne péririons pas. Ce ne seroit jamais fait si j’entreprenois de vous décrire les frayeurs et les impertinences que l’on voit en ces rencontres.

Le grand péril ne dura que sept heures ; nous nous mîmes ensuite un peu à couvert sous la piarouse. Le temps s’adoucit, et nous gagnâmes Porto-Longone. Nous y passâmes la Toussaint et la fête des Morts, parce que le vent nous étoit contraire pour sortir du port : le gouverneur espagnol m’y fit toutes les honnêtetés imaginables ; et comme il vit que le mauvais temps continuoit, il me conseilla d’aller voir Porto-Ferrajo. Il n’y a que cinq milles de l’un à l’autre par terre, et j’y allai à cheval. Je vous ai tantôt dit qu’il n’y a rien de si agréable, dans le théâtre rustique de l’Opéra, que la scène du Port-Mahon ; et je vous puis dire présentement, avec autant de vérité qu’il n’y a rien de si pompeux, dans les représentations les plus magnifiques que vous en avez vues, que tout ce qui paroît de cette place. Il faudroit être homme de guerre pour vous la décrire, et je me contenterai de vous dire que sa force passe sa magnificence : elle est l’unique imprenable qui soit au monde, et le maréchal de La Meilleraye en convenoit. Il l’alla visiter après qu’il eut pris Porto-Longone dans le temps de la régence ; et comme il étoit impétueux, il dit au commandeur Grifoni, qui y commandoit pour le grand duc, que la fortification étoit bonne ; mais que si le Roi son maître lui commandoit de l’attaquer, il lui en rendroit bon compte en six semaines. Le commandeur Grifoni lui répondit qu’il prenoit un trop long terme, et que le grand duc étoit si fort serviteur du Roi qu’il ne faudroit qu’un moment. Le maréchal eut honte de son emportement ou plutôt de sa brutalité, et il la répara en disant : « Vous êtes un galant homme, monsieur le commandeur, et je suis un sot. Je confesse que votre place est imprenable. » Le maréchal me fit ce conte à Nantes, et le commandeur me le confirma à Porto-Ferrajo, où il commandoit encore quand j’y passai.

Le vent nous ayant permis de sortir de Porto-Longone, nous prîmes terre à Piombino, qui est dans la côte de Toscane. Je quiltai dans ce lieu la galère, après avoir donné aux officiers, aux soldats et à la chiourme, tout ce qui me restoit d’argent, sans excepter la chaîne d’argent que le roi d’Espagne avoit donnée à Boisguérin. Je la lui achetai, et je la revendis au facteur du prince Ludovisio, qui est prince de Piombino. Je ne me réservai que neuf pistoles que je crus me suffire jusqu’à Florence.

Je suis obligé de dire, pour la vérité, que jamais gens ne méritèrent mieux des gratifications que ceux qui étoient sur cette galère. Leur discrétion à mon égard n’a peut-être jamais eu d’exemple. Ils étoient plus de six cents hommes, dont il n’y en avoit pas un qui ne me connût. Il n’y en eut jamais un seul qui en donnât seulement, ni à moi ni à aucun autre, de démonstration. Leur reconnoissance fut égale à leur discrétion. Celle que je leur avois témoignée de leurs honnêtetés les toucha tellement, qu’ils pleuroient tous quand je les quittai pour prendre terre à Piombino, qui fut proprement le lieu où je recouvrai ma liberté, laquelle jusque là avoit été hasardée par beaucoup d’aventures.

  1. César-Phébus d’Albret, mort en 1676. (A. E.)
  2. Charles de Schomberg, duc d’Halluin, etc. ; mort en 1656. (A. E.)
  3. De me tuer : Le duc de La Rochefoucauld raconte cet événement d’une toute autre manière. On auroit pu croire dit-il, que cette occasion tenteroit le duc de La Rochefoucauld après tout ce qui s’étoit ce passé entre eux, et que les raisons générales et particulières le pousseroient à perdre son plus cruel ennemi. Outre la satisfaction de ̃s’en venger en vengeant M. le prince des paroles audacieuses qu’il venoit de dire contre lui, on pouvoit croire encore qu’il étoit juste que la vie du coadjuteur répondît de l’événement du désordre qu’il avait ému, et duquel le succès pouvoit apparemment être terrible, mais le duc de La Rochefoucauld, considérant qu’on ne se battoit point dans la salle, et que, de ceux qui étoient amis du coadjuteur dans le parquet des huissiers, pas un ne mettoit l’épée à la main pont le défendre, il crut n’avoir pas le même prétexte de se venger de lui qu’il auroit eu si le combat eût été commencé en quelque endroit. Les gens même de M. le prince, qui étoient près du duc de La Rochefoucauld, ne sentoient pas de quel poids étoit le service qu’ils pouvoient rendre a leur maître en cette rencontre, et enfin l’un pour ne vouloir pas faire une action qui eût paru cruelle et les autres pour être irrésolus dans une si grande affaire, donnèrent le temps à Champlâtreux fils du premier président, de dégager le coadjuteur. Ce récit semble porter le caractère de la vérité : on voit que si La Rochefoucauld ne fut pas assez généreux pour porter secours au coadjuteur, du moins il ne provoqua personne à l’assassiner.
  4. Le marquis de Crenan, capitaine des gardes du prince de Conti.
  5. Ces propres paroles : La Rochefoucauld dit dans ses Mémoires qu’il répondit au coadjuteur qu’il falloit que la peur lui eût été la liberté de juger.
  6. Avoit plus de quatre-vingt-dix ans : Charles de Valois, comte d’Auvergne, et depuis duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX étoit mort l’année précédente à soixante-dix-sept ans. On peut être étonné
  7. de cette méprise du cardinal de Retz. Les Mémoires du duc d’Angoulême font partie de la première série (tome 44)
  8. Roger de Saint-Lary et de Bellegarde, pair et grand écuyer de France, favori du roi Henri III. Il mourut en 1646, âgé de quatre-vingt-trois ans et sept mois. (A. E.)
  9. Il manque ici une demi-page. (A. E.)
  10. Voilà comme madame de Chevreuse me parloit : Il n’est pas nécessaire de prouver que les détails qui précèdent ne méritent aucune foi. Si Anne d’Autriche montra un peu de légèreté dans sa première jeunesse, tous les contemporains s’accordent dire que depuis la régence sa conduite fut grave et irréprochable. La haute idée qu’elle avoit des talens de Mazarin fut l’unique cause de sa fermeté à le soutenir dans le ministère.
  11. Avoit déclaré les nouveaux ministres : Châteauneuf fut placé à la tête des affaires ; les sceaux furent rendus à Mole ; et La Vieuville, dont le fils étoit l’amant de la princesse palatine, devint surintendant des finances.
  12. Marsin : Jean-Gaspard-Ferdinand, comte de Marsin, mort au service d’Espagne en 1673.
  13. Lenet : Pierre, procureur général près le parlement de Dijon. Il fut l’un des serviteurs les plus habiles et les plus zélés du prince de Condé. Mort en 1671. Ses Mémoires font partie de cette série.
  14. Une déclaration : Cette déclaration fut enregistrée au parlement de Paris le 4 décembre 1651.
  15. Avoient failli m’assassiner : Il n’étoit pas question d’assassinat. Le prince de Condé avoit chargé Gourville et La Roche-Courbon d’enlever le coadjuteur, et de le conduire à Damvilliers. Le hasard seul fit manquer cette entreprise, dont les détails fort curieux se trouvent dans les Mémoires de Gourville.
  16. C’est-à-dire à tâtons. Les andabates étoient des gladiateurs qui combattoient les yeux fermés. (A. E.)
  17. M. de Damville : François-Christophe de Levi, comte de Brian, puis duc de Damville ; mort en 1661.
  18. Deux conseillers : Ces conseillers étoient Bitaut et Du Coudray. Cette mission les couvrit de ridicule.
  19. Le sieur de La Salle. (A. E.)
  20. Arriva à la cour : Le 28 janvier 1652. Le Roi, instruit qu’il approchoit de Poitiers, fit deux lieues pour aller au devant de lui.
  21. Henri Chabot, duc de Rohan, pair de France et gouverneur d’Anjou, mort en 1655, âgé de trente-neuf ans. (A. E.)
  22. François Harlay de Chanvalon, archevêque de Rouen, et ensuite de Paris. Il mourut en 1695. (A. E.)
  23. Pomponne de Bellièvre, second du nom, conseiller au parlement, président mortier, et ensuite premier président. Il eut plusieurs ambassades. Il mourut en 1657. (A. E.)
  24. Dona Olympia Maldachini, femme du seigneur Pamfilio, frère du pape Innocent x, qu’elle gouverna durant son pontificat. Les plaintes et les railleries qu’on fit du Pape à cette occasion l’obligèrent à éloigner cette dame. Dona Olympia mourut de la peste à Orviette en 1656. (A. E.)
  25. Jean-Baptiste Pamfilio, élu pape en 1643, à la place d’Urbain VIII, et mort en janvier 1655. (A. E.)
  26. Femme du prince Camillo, neveu du Pape. (A, E.)
  27. L’exemple du maréchal de Clermont : En 1358 pendant la captivité du roi Jean, Étienne Marcel, prévôt des marchands, souleva le peuple de Paris contre le Dauphin ; depuis Charles V, chargé de la régence. Les révoltés, ayant à leur tête le prévôt, pénétrèrent dans l’appartement du Dauphin, et massacrèrent en sa présence Robert de Clermont, maréchal de Normandie ; et Jean de Conflans, maréchal de Champagne.
  28. Catherine-Henriette d’Angennes, fille aînée de Charles d’Angennes, baron de La Loupe. Elle devint fameuse par ses galanteries, et c’est l’une des héroïnes de l’Histoire amoureuse des Gaules. (A. E.)
  29. M. le prince de Tarente : Henri-Charles de La Trémouille, mort en 1672.
  30. François d’Epinay, marquis de Saint-Luc, lieutenant de roi en Guienne, gouverneur de Périgord ; mort en 1670. (A. E.)
  31. De Nettancourt de Vaubecour. (A. E.)
  32. Le marquis de Clinchamp. (A. E.)
  33. Charles d’Escoubleau, marquis de Sourdis, gouverneur de l’Orléanais ; mort en 1666, âgé de soixante-dix-huit ans. (A. E.)
  34. On fit la chanson suivante sur l’entrée de Mademoiselle dans Orléans
    Or, écoutez, peuples de France,
    Comme en la ville d’Orléans
    Mademoiselle, en assurance,
    A dit « Je suis maître céans. »
    On lui voulut fermer la porte ;
    Mais elle passa par un trou,
    S’écriant souvent de la sorte.
    « Il ne m’importe pas par où. »
    Deux jeunes et belles comtesses,
    Ses deux maréchales de camp,
    Suivirent Sa Royale Altesse :
    Dont on faisoit un grand cancan.
    Fiesque, cette bonne comtesse,
    Alloit baisant les bateliers,
    Et Frontenac (quelle détresse !)
    Y perdit un de ses souliers.
    (A. E.)
  35. Dans l’antichambre de Mademoiselle : Ce ne fut pas dans l’antichambre de la princesse que ce démêlé eut lieu, mais dans un cabaret du faubourg d’Orléans, où elle étoit allée présider un conseil de guerre.
  36. Louis de Saint-Simon, chevalier de Malte, commandeur et capitaine aux gardes ; mort en (A. E.)
  37. Du Catholicon : L’un des titres des premières éditions de la Satire Ménippée étoit : De la vertu du Catholicon d’Espagne. On appeloit catholicon l’argent que cette puissance faisoit passer aux ligueurs.
  38. Fabert : Abraham maréchal de France en 1646 ; mort en 1662.
  39. Charles IV, duc de Lorraine, mort âgé de soixante-onze ans cinq mois seize jours, en 1675, le 2 de septembre. (A. E.)
  40. Celle qu’il fit en cette rencontre : Des détails très-étendus sur le combat de Saint-Antoine se trouvent dans les Mémoires de Mademoiselle, et dans ceux de La Rochefoucauld.
  41. La Rochefoucauld : Il fut blessé au visage au dessus des yeux, et pendant quelque temps privé de la vue. Épris de madame de Longueville, il s’étoit applique les vers suivans de la tragédie d’Alcyonée :
    Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
    J’ai fait la guerre aux rois : je l’aurois faite aux dieux.
    Instruit bientôt qu’elle le trompoit, il parodia ainsi ces vers :
    Pour mériter son cœur, qu’enfin je connois mieux,
    J’ai fait la guerre aux rois : j’en ai perdu les yeux.
  42. Gouverneur de la Bastille, et fils de M. de Broussel. (A. E.)
  43. Échauffa les peuples : La principale cause de la sédition fut un propos inconsidéré que tinrent les princes en sortant de l’hôtel-de-ville. Ils dirent que la majorité de l’assemblée étoit dévouée à Mazarin.
  44. Joly, dans ses Mémoires, l’appelle Noblet d’Auvilliers. (A. E.)
  45. M. de Lamoignon : Guillaume II étoit alors maître des requêtes.M. de Lamoignon : Guillaume II étoit alors maître des requêtes. Louis XIV qui à peine sorti de l’enfance assistoit quelquefois au conseil, vantoit la netteté et la droiture que montroit ce magistrat. « Je n’entends bien, disoit-il, que les affaires que M. de Lamoignon rapporte. » Mort en 1677.
  46. Le connétable de Saint-Paul : Louis de Luxembourg. Il abandonna le service de Louis XI pour passer à celui de Charles, duc de Bourgogne. Ayant été livré au Roi par ce dernier, il eut la tête tranchée sur la place de Grève le 19 décembre 1475.
  47. 30 juillet 1652. (A. E.)
  48. Godenot : Petite figure ou marionnette dont se servoient les charlatans pour amuser le peuple,
  49. Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, etc., mort en 1656. Il étoit fils de Charles-Emmanuel. (A. E.)
  50. Le père Senault : Jean-François. Il fut l’un des premiers prédicateurs qui donnèrent à l’éloquence sacrée la dignité qui lui convient. Ses talens et ses vertus le firent nommer général de l’Oratoire fonctions qu’il’exerça pendant dix ans. Il mourut en 1672.
  51. La harangue qui est imprimée : L’extrait de cette harangue se trouve dans la Notice.
  52. Il y a quelques lignes effacées dans cet endroit du manuscrit. (A. E.)
  53. Zonge Ondedei. Lorsqu’il fut devenu évêque, Gaumin, doyen des maîtres des requêtes, fit ces deux vers contre lui
    Nunc commissa lupo pastoris ovilia cernis,
    Dedecus undè hominum, dedecus undè Dei.
    (A. E.)
  54. Henri de Lorraine, second du nom, fils de Charles de Lorraine, né en 1614. Il alla au secours des rebelles de Naples en 1647. Les Espagnols le prirent prisonnier en cette occasion et le relâchèrent en 1652. Il fit une seconde expédition à Naples en 1654 et mourut en 1664. (A. E.) — Ses Mémoires font partie de cette série.
  55. Renée Du Bec, maréchale de Guébriant, morte à Périgueux en 1659. (A. E.)
  56. Claude de Lorraine. Elle avoit épousé le cardinal François de Lorraine son cousin germain frère de Charles iv. (A. E.)
  57. Gaston de Foix, duc de Nemours, tué à la bataille de Ravennes sous le règne de Louis XII, le jour de Pâques de l’année 1512, âgé d’environ vingt-trois ans. (A. E.)
  58. M. d’Hacqueville. Il fut par la suite l’ami et le confident de madhme de Sevigné. il étoit d’une activité extraordinaire, et sembloit se multiplier pour servir ceux qu’il aimoit. Madame de Sévigné l’appeloit les d’Hacqueville, l’ami inépuisable.
  59. Partus Vincennarum : Joly, dans ses Mémoires, prétend que le cardinal avoit donné ce titre au commencement d’une histoire latine de sa vie, écrite dans sa prison de Vincennes.
  60. Le cardinal : Ce ministre étoit rentré en triomphe à Paris le 3 février 1653.
  61. M. le maréchal de Villeroy donna avis de cet engagement avec la cour à madame de Lesdiguières, le quatorzième jour de ma prison. (A. E.)
  62. Mon oncle mourut : Le 21 mars 1654. (A. E.)
  63. Ce fut Caumartin qui en fit prendre possession. (A. E.)
  64. Madame de La Fayette : Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, célèbre par l’étendue et les grâces de son esprit. Ses deux romans de la Princesse de Clèves et de Zaïde passèrent pour des modèles de style, et firent cesser l’engouement qu’on avoir pour les volumineux ouvrages de mademoiselle de Scudéry. Les Mémoires de madame de La Fayette font partie de cette série. Elle mourut en 1693.
  65. Je me sauvai. Les détails circonstanciés de cette évasion se trouvent dans les Mémoires de Joly.
  66. Dans les lignes d'Arras : Le prince de Condé avec l’armée du roi d’Espagne, faisoit le siége d’Arras. Turenne força les lignes le 25 août 1654, battit les Espagnols, et leur fit lever le siége.
  67. Pagador : Payeur.
  68. Lambert : Michel. C’étoit un musicien célèbre ; le cardinal de Richelieu avoit commencé sa fortune. Il chantoit très-agréablement, en s’accompagnant avec le luth ou le théorbe. Boileau parle de lui avec beaucoup d’éloge dans sa troisième satire

    Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,
    Et Lambert, qui plus.est, m’a donné sa parole ;
    C’est tout dire, en un mot, et vous le connoissez.
    — Quoi, Lambert ? — Oui Lambert : à demain. — C’est assez.


    Lambert fut efface par Lully qui épousa sa fille et il mourut en 1696. « C’étoit, dit Boileau un fort bon homme qui promettoit à tout le monde de venir, et qui ne venoit jamais. »