Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/IX

Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 301-360).

CHAPITRE IX

LE DÉTACHEMENT MARCHE À DEHLY. AFFAIRES AVEC LES DJATES. JONCTION AVEC LE CHAZADA ALYGOHOR. SÉPARATION. LE DETACHEMENT SE REND À CHOTERPOUR.

J’ay déjà parlé dans le viie chapitre d’une incursion qu’Abdaly à la tête des Patanes avoit faite à Dehly et même jusqu’à Agra dans le tems que le vizir Ghazioudinkhan accompagné de deux Chazadas s’étoit avancé assés près d’Eleabad dans le dessein, [dit-on], de passer dans le Bengale ; c’étoit en Janvier 1757. Abdaly avoit trouvé la forteresse de Dehly ainsi que celle d’Agra plus garnies de troupes du vizir qu’il ne croyoit. Sur quoi, dans la crainte de perdre un tems qu’il devoit mieux employer à apaiser de nouveaux troubles suscités du côté de la Perse, il avoit disparu tout d’un coup et frustré par là l’espérance du grand mogol [Alemguir Sani] qui, lui même, l’avoit appelé pour se tirer des mains de son vizir.

Ghazioudinkhan de son côté qui rencontroit dans Soudjaotdola des obstacles invincibles à son passage dans le Bengale, étoit remonté à Dehly aussitôt [après] la retraite du Patane. Furieux contre tous ceux qu’il croyoit avoir eu part à cette incursion, il avoit fait trancher la tête à quelques seigneurs et tenoit Alemguir son maitre plus serré que jamais. Le prince Alygohor, fils ainé de l’empereur et son héritier présomptif pouvoit à peine lui parler. Ce n’étoit pas assés pour se venger d’Abdaly ; le vizir avoit fait venir une armée de plus de cent mille Marates, commandés par Olkarmollar, le plus grand général qu’il y ait eu alors, sans contredit, dans l’Indoustan, qui eût ordre de porter la guerre dans les états d’Abdaly. Probablement c’étoit là le projet pour lequel le vizir me pressoit tant de l’aller joindre.

Les Djates, peuple dont j’ai déjà parlé, craignant presqu’autant le voisinage des Marates que les incursions d’Abdaly, avoient, dit-on, offert leurs services au vizir, mais en avoient été refusés, ce qui leur tenoit d’autant plus à cœur que les Marates en traversant leur pays avoient commis Février 1758.      bien des désordres. Le vizir d’ailleurs leur avoit donné de nouvelles concessions jusques aux portes de Dehly, par lesquelles les pauvres Djates se trouvoient comme bridés. Mais que faire ? Les Marates étoient trop puissants ; le meilleur parti étoit de prendre patience. Leur système de politique gentile trouvoit d’ailleurs son avantage dans les opérations du vizir ; ils aimèrent donc mieux souffrir quelque tems que de chercher à les traverser, ce qu’ils auroient pu faire facilement en formant un parti avec Soudjaotdola qui n’auroit pas demandé mieux.

Départ d’Eléabad.

Avant que de partir d’Elêabad, j’avois pris les informations nécessaires sur les routes que je devois tenir. La grande, qui est très bien marquée sur la carte de M. Danville, nous conduisoit dans toute la longueur du pays des Djates, ce que je voulois éviter, tant à cause de leur mécontentement contre le vizir, que parceque ces peuples sont les plus grands voleurs qu’il y ait de ces côtés là. Nous quittâmes donc cette route à deux cosses au dessus de Cajoüa, pour prendre celle qui passe par Férokabad, capitale des terres d’Amolkan, patane qui étoit alors Mirbocchir ou généralissime des troupes du grand Mogol. Cette route qu’on trouve dans carte ci-jointe[1], après avoir traversé des terres appartenantes à diverses puissances, comme Marates, Patanes et quelques petits Rajas, nous conduisoit bien enfin au pays des Djates, mais ce qu’il falloit passer se réduisoit à 23 ou 24 petites cosses que nous nous flattions de pouvoir faire sans qu’on prit garde à nous.

D’Eleabad à Férokabab, il ne nous arriva rien de bien extraordinaire. Quelques petits chefs marates se présentèrent d’abord dans l’espérance de tirer quelque argent de nous. Je leur fis voir le passeport d’Olkarmollar dont j’étois muni ; malgré cela, comme ils s’opiniatrèrent à troubler notre marche, nous fûmes obligés de tirer quelques coups de canon, ce qui les fit disparoitre. Nous en fumes quitte pour un bœuf de charge qu’ils nous enlevèrent. Ce fut du côté de Cajoüa, sur la grande route, que le bonhomme Zoulfekaralikhan vint nous joindre, et voici comment.

Fourberies de Zoulferalikhan.

Ce vieux renard ayant appris que nous nous préparions tout de bon à quitter Eleabad, et ne sachant de quel côté nous voulions aller, partit sur le champ de Dehly dans l’espérance de nous joindre à Eleabad même. Il arrive et ne trouve personne. Fort inquiet sur ce que nous étions devenus, il fait partir le pion que je lui avois donné avec une lettre dans laquelle, après bien des reproches de ce que je ne l’avois pas attendu, il me marquoit les merveilles qu’il avoit faites auprès du vizir, qu’il étoit chargé de me remettre les lettres les plus importantes, et finissoit par me demander si j’avois eu des nouvelles de Pondichery. Le pion n’eût pas de peine à nous trouver. Bon, dis-je en moi-même, j’aurai peut-être mon tour. Je fis réponse sur le champ que je n’avois aucune nouvelle de Pondichéry, que la Providence m’ayant fait avoir de l’argent du Bengale, j’avois pris le parti de quitter Eleabad où je perdois mon tems et que j’allois joindre le vizir, qui, étant en correspondance avec M. de Bussy, pourroit me donner de ses nouvelles, que cependant j’étois inquiet de savoir ce que contenoient les lettres dont il étoit porteur et que je serois charmé de le voir. Je fis partir tout de suite le même pion sans lui donner le tems de parler à ses camarades. Zoulfekaralikhan l’avoit suivi de près, de sorte que ma lettre lui fut remise le même jour. Persuadé que je n’étois instruit de rien, il vint me trouver et me conta toutes les peines et fatigues qu’il n’avoit assurément pas essuyées pour nos intérêts. Malgré cela, je fis semblant d’être persuadé de la vérité de tout ce qu’il me disoit.

Zoulfekaralikhan n’approuva pas ma résolution de prendre la route détournée et me remit plusieurs lettres, entre autres une du vizir, dans laquelle, après bien des compliments et des promesses, on me prescrivoit en effet la route d’Agra où je devois trouver des députés du vizir pour m’accompagner ; mais ces lettres me parurent contrefaites, je ne reconnus point la chape du vizir. Probablement le vieux renard avoit pris des engagements avec quelques chefs Djates, au moyen desquels je me serois trouvé pris comme dans un piège. Quoiqu’il en soit, je parus indécis à Zoulfekaralikhan qui le lendemain revint à la charge. Nous quittions précisément ce jour là la grande route. Le bonhomme fit pendant quatre ou cinq jours tout ce qu’il put pour vaincre mon obstination ; mais voyant son éloquence inutile, il cessa de me presser et tourna adroitement la conversation sur les affaires du tems. « Vous allez vous trouver bien embarrassé, me dit-il après un long préambule, tout est confusion dans Dehly et le vizir est si pauvre que vous aurez beaucoup de peine à tirer un sol de lui. Les Marates volent et saccagent de tous les côtés. Dieu veuille qu’il ne vous arrive pas d’accident ; mais à dire vrai, je ne sais ce que vous ferez de ces côtés là. Le vizir n’a aucune vue déterminée sur vous. »

On peut dire que Zoulfekaralikhan par ces propos mentoit en disant vrai ; effectivement, la suite a bien fait voir que je n’avois rien à espérer du vizir ; mais Zoulfekaralikhan ne pouvoit prévoir ce qui est arrivé ; il pensoit le contraire de ce qu’il disoit et n’avoit d’autre but que celui de m’éloigner du vizir.

Mais, lui dis-je d’un air surpris, quel remède à cela ? me voici à moitié chemin de Dehly, il seroit peut-être dangereux de retourner sur mes pas ? Eh bien, répliqua Zoulfekaralikhan après un retour en lui-même : « Il me vient une idée qui pourroit vous tirer d’embarras ; je connois les principaux chefs des Patanes Rouclas qui sont ici près, ce sont d’honnêtes gens, puissamment riches, ils seront charmés de vous avoir avec eux. » Notez que ces Patanes étoient alors opposés au vizir et tout à faits dans les intérêts d’Abdaly et de Soudjaotdola. « Vous ferez bien, continua Zoulfekaralikhan, d’entrer en accommodement avec eux. »

Ce nouveau trait de fourberie me piqua, je me déterminai à mettre mon homme dans le cas de se perdre lui-même. « Bon, lui dis-je, il faut que vous écriviez aussi des lettres à ces Patanes que vous connoissez, sans quoi les miennes n’auront aucun effet. » Aussitôt il en expédia trois ou quatre où il avoit grand soin de faire entendre que c’étoit à sa sollicitation que je prenois le parti de m’adresser à eux et que sans lui j’allois joindre le vizir. Ces lettres bien fermées et cachetées de sa chape me furent remises pour être envoyées avec les miennes, mais je les gardai bien soigneusement. Comme je comptois toujours aller trouver le vizir, mon intention étoit de lui remettre mon homme avec toutes ses lettres. On peut juger du traitement       Mars 1758. qu’il auroit essuyé. Je n’en fis rien cependant comme on verra ci-après ; mais dès lors je fis garder le vieux fourbe par des cipayes ; nous fouillâmes ses paquets où l’on ne trouva rien de bien important ni en papiers ni en effets, je crois même qu’il ne lui restoit pas plus de huit à dix roupies. Il étoit, s’il y en a jamais eu, vir tenax propositi ; lorsqu’en lui reprochant ses impostures, je lui dis que j’avois reçu des lettres du Dékan, et que je savois que M. Dupleix n’étoit pas arrivé, il me soutint longtems avec la plus grande effronterie qu’il n’avoit rien dit que de vrai. À la fin cependant, dans l’espérance qu’on auroit pitié de sa vieillesse, il avoua à mon divan qu’il avoit été envoyé avec ordre de nous suivre partout où nous irions et de nous desservir auprès des puissances auxquelles nous pourrions nous adresser.

Escarmouche près de Férokabad.

Je reviens à Férokabab. Amotkhan n’y étoit pas. Malgré cela nous fûmes très bien reçus ; sa mère et sa femme qui gouvernoient en son absence m’envoyèrent des rafraichissements et me chargèrent même de quelques effets pour Amotkhan, de sorte que j’avois lieu de croire que nous n’aurions rien à craindre, tant que nous serions dans les dépendances de Férokabad. La journée d’après cependant nous prouva le contraire.

Nous étions vers le milieu de Mars et le soleil commençoit à se faire sentir. Notre coutume, pour ménager le soldat, étoit de faire partir même avant le jour le bagage et l’artillerie avec son escorte composée de la moitié de la compagnie d’artillerie et d’une de sipayes ; une demi-heure après, le bataillon (s’il est permis de donner ce nom à ce petit nombre de troupes) se mettoit en marche, atteignoit les équipages, et, lorsqu’on croyoit n’avoir rien à craindre, il prenoit les devants et arrivoit ainsi au campement sans souffrir beaucoup des chaleurs. Malheureusement, dans cette journée, les guides se trompèrent de route et l’artillerie, que j’avois dépassée avec la troupe, prit un chemin qui conduisent à un grand village où il y avoit quatre petits forts commandés par des zémindars dépendants d’Amotkhan. Deux sipayes de l’escorte de l’artillerie qui avoient pris les devants étoient entrés dans ce village où ayant voulu enlever de force quelques provisions au marché, la populace tomba sur eux ; ils voulurent se servir de leurs armes qu’on leur arracha, et avec lesquelles on les massacra impitoyablement. Voilà aussitôt les gens de tous les forts en alarme, et qui font une sortie ; cependant l’artillerie qui marchoit toujours se trouvoit engagée dans le village ; on tira dessus des flèches et quelques coups de fusils qui causèrent d’abord un peu de désordre parmi des gens qui ne s’attendoient à rien moins qu’une pareille réception. Mrs de St. Martin et Dubois, officiers d’artillerie, rétablirent l’ordre ; ayant rassemblé leur monde, qui pouvoit aller à soixante hommes tant blancs que noirs, ils firent face à l’ennemi pour donner le tems de dégager les pièces. Ces Gaouwars (c’est le nom qu’on donne aux paysans) sont de ces côtés là des gens déterminés, accoutumés à défendre leurs biens contre les maraudeurs, soit Marâtes soit Djates, Mogols ou Patanes avec lesquels ils sont souvent aux prises. Ils ne prennent pas facilement l’épouvante. D’ailleurs ils n’avoient jamais vu d’Européens. Ils sont armés, la plupart de flèches, lances, sabres ; heureusement il y avoit peu d’armes à feu parmi eux. Ils avancèrent sur nos gens avec intrépidité, mais la mousqueterie fit un tel effet que malgré leur nombre ils prirent la fuite, quelques uns se réfugièrent dans le premier fort dont la porte fut bientôt enfoncée. Ils furent massacrés par le soldat. Nous perdîmes dans cette affaire M. Desjoux, habitant de Chandernagor que j’avois fait recevoir officier à Eleabad. II reçut une flèche dans la poitrine dont la pointe s’arrêta entre deux côtes ; aussitôt qu’on l’eût retirée, il tomba roide mort. Nous eûmes aussi un canonier, deux soldats et cinq sipayes blessés.

Nous apprimes bientôt au camp ce qui étoit arrivé et, dans la crainte que l’affaire ne fut plus sérieuse, nous nous préparions à marcher, lorsque noux vîmes l’artillerie arriver en bon ordre. On me donna le détail de ce qui s’étoit passé, qui me fit d’autant plus de peine que nous nous étions attiré cette affaire par la faute des sipayes. Elle me fit comprendre en même tems que nous devions être continuellement sur nos gardes, d’autant plus que nous ne pouvions pas souvent répondre de la conduite de nos propres gens.

En effet, on peut dire que le sipaye est un animal singulier, surtout lorsqu’il n’a pas eu le tems d’être discipliné, (les deux qui avoient donné lieu à l’événement étoient nouveaux). À peine a t’il reçu sa jaquette rouge et son fusil qu’il se croit un tout autre homme, il se regarde comme Européen, et, par la haute idée qu’il a de cette qualité, il pense être en droit de mépriser tous les gens du pays qu’il traite de Cafres et de misérables nègres, quoique il soit lui-même souvent tout aussi noir. Partout où j’ai été, j’ai remarqué que l’habitant craint moins le soldat européen, qui, dans les désordres qu’il commet, montre souvent une générosité qu’on attendroit en vain d’un sipaye.

Le détachement est arrêté par Dourdjousingue.

Le lendemain, du côté de Patari, nous apperçûmes un petit corps de cavalerie qui paroissoit nous en vouloir. C’étoit des Patanes Rouclas ; mais comme nous étions serrés et en bon ordre, on nous laissa tranquilles. Je m’imagine que notre traître Zoulfekaralikhan avoit trouvé le moyen de leur faire savoir qu’il étoit prisonnier entre nos mains.

Nous approchions cependant du pays des Djates ; en passant à Cassegouge, ville marate, je fis connoissance avec le commandant qui, ayant lu les passeports d’Olkarmollar, me fit beaucoup de politesse, me prévint sur les embarras que je pourrois trouver sur le pays des Djates [et me donna un guide].

Le 21 mars, nous arrivâmes devant le fort de Hensary, premier endroit remarquable appartenant aux Djates, où nous fîmes un séjour, tant pour prendre connoissance de ce qui se passoit que pour être en état de faire une marche forcée, s’il étoit nécessaire. Rao Dourdjousingue, parent de Souradjemolle chef de tous les Djates, et commandant de cette petite province dont Altéroly est la capitale, s’étoit retiré dans cette forteresse ; tout paroissoit tranquille. Aussitôt mon arrivée, il m’envoya complimenter par un de ses principaux officiers qui me fit plusieurs questions sur le sujet de mon voyage. Je me contentai de lui dire que je marchois par ordre du vizir dont j’avois les passeports, et, comme j’étois persuadé que les Djates avoient beaucoup de respect pour les Marates, j’ajoutai que j’avois aussi ceux d’Olkarmollar.

Le lendemain 22, Dourdjousingue, ayant sçu que je devois partir le 23, me fit dire par le même homme qu’il avoit envie de me venir voir, mais que malheureusement il se trouvoit incommodé ; il me prioit de vouloir bien retarder mon départ de quelques jours. Cet homme étoit aussi chargé de m’engager à aller trouver le raja Souradjemolle qui souhaitoit depuis longtems avoir des Européens à son service. Je lui fis réponse qu’ayant promis au vizir de l’aller joindre, je ne pouvois manquer à ma parole, que si Dourdjousingue vouloit me voir dans l’après dîner, je ferois de mon mieux pour le recevoir, mais que j’étois déterminé à partir le lendemain, ayant eu ordre de faire la plus grande diligence. Dourdjousingue ne parût pas dans la journée et, le lendemain 23, nous partîmes à la pointe du jour.

Nous fîmes environ huit cosses et, ayant passé à gué la rivière Calini, nous campâmes sur ses bords. Jusque là tout alloit bien. Je m’imaginois que Dourdjousingue ne pensoit plus à nous. Sur le soir, j’eus avis de certains bruits répandus dans le camp par les barbier de l’endroit, car dans tous les pays les barbiers sont ceux qui savent le plus de nouvelles. Cet homme avoit fait entendre à plusieurs personnes que notre marche prochaine ne seroit pas si tranquille que nous l’espérions, qu’il y avoit un fort à quelques cosses de là, où nous serions arrêtés, que d’ailleurs Dourdjousingue avoit ramassé toutes ses troupes dont on faisoit monter le nombre à plus de dix mille cavaliers, qu’il devoit fondre sur nous et nous envoyer prisonniers à Souradjemolle. Cela ne nous empêcha pas de passer la nuit fort tranquillement. Je me contentai de faire faire bonne garde et d’ordonner la générale pour les deux heures du matin, afin de profiter du clair de lune et d’arriver au fort vers la pointe du jour.

En conséquence, tout fût prêt vers les trois heures du matin, les équipages commençoient à défiler lorsque je vis paroître un cavalier de la part de Dourdjousingue qui me signifia un ordre de m’arrêter, ajoutant que son maître le suivoit, extrêmement courroucé de ce que je passois ainsi sur ses terres sans payer les droits des effets que j’avois avec moi. Notez que, pendant notre séjour à Hensary, il n’avoit été question ni de droits ni d’effets, mais on avoit bien remarqué nos caissons et reflexions faites, l’on s’étoit persuadé qu’ils contenoient le cazana du Bengale ; car, pour des munitions de guerre, on ne pouvoit s’imaginer qu’on eût pris tant de soins. Quoi qu’il en soit, j’étois de mauvaise humeur, je reçus très mal l’envoyé qui me quitta en disant que nous allions voir beau jeu. Nous entendîmes, un quart d’heure après quelques coups de fusils tirés de l’autre côté de la rivière. J’envoyai reconnoitre, mais rien ne paroissoit ; nous nous mîmes en marche. À la pointe du jour, je ne vis personne qui nous suivoit ; mais la tête de nos équipages fit halte et j’entendis beaucoup de bruit. Nous étions précisément à ce fort dont le barbier nous avoit parlé, auprès duquel étoit le grand chemin ; l’ayant bien examiné, je vis qu’il falloit ou nous en rendre maitres, ce qui n’étoit pas aisé, ou quitter le chemin. Le fort à la vérité n’avoit point de canons, mais il paroissoit plein de gens armés de fusils et portoit aussi de ces grosses caitoques d’un quarteron et même d’une demie livre de balles. Sur la droite du chemin étoit une belle plaine de terre cultivée dont nous n’étions séparés que par une chaussée assés large ; nous la coupâmes sans perdre de tems, pendant que notre canon répondoit aux gens du fort et rallentissoit leur feu. Les équipages défilèrent et se mirent hors de portée du fort sans accident. Une petite balle de fer me frappa à la botte et passa entre les doigts du pied et la semelle, où elle s’arrêta : elle me causa un engourdissement qui me fit croire que c’étoit un coup de pierre ; je ne m’apperçus de la balle que le soir en me débottant.

Nous voulions reprendre le grand chemin, lorsque nous apperçûmes à une assés grande distance derrière nous plusieurs corps de cavalerie et beaucoup de gens de pied qui paroissoient nous en vouloir. C’étoit Dourdjousingue lui même, qui, à la tête de ses troupes, s’étoit mis à nous poursuivre dans l’espérance de tomber sur nous lorsque nous serions occupés contre le fort. Nous ne pouvions dire à combien de monde nous allions avoir à faire. Des cavaliers, détachés à droite et à gauche, sembloient vouloir nous entourer ; d’autres galoppoient à toute bride et prenoient les devants comme pour donner le mot à d’autres troupes que nous pouvions supposer mises en embuscades. Les Djates n’avoient jamais vu d’Européens. Qui ne connoit pas le danger le craint peu ; d’ailleurs ils ne voyoient point de cavalerie parmi nous et l’on sait que les Indoustans ont le plus grand mépris pour les gens de pied ; tout cela nous donnoit lieu de croire qu’ils fonceroient sur nous de tous côtés et que l’affaire seroit des plus vives ; nous fîmes nos dispositions en conséquence.

Nous n’avions de monde précisément que ce qu’il falloit pour garder nos équipages qui étoient dix fois plus étendus qu’ils n’auroient du l’être pour un détachement comme le nôtre. En partant de Patna, nous avions mis sur les bateaux tout ce que nous avions pu, et, n’ayant aucun lieu de dépôt, nous étions obligés de porter tout avec nous.

M. de Carryon, major du détachement, profitant du terrain, mit la file des équipages sur trois lignes, nos caissons au milieu, et distribua les pièces où il en falloit avec de la mousqueterie pour les soutenir. Deux pièces de trois et deux pièces de deux, toutes assés mauvoises, composoient notre artillerie ; le reste n’étoit que des pièces d’une livre ; [nous en avions six] dont nous ne pouvions pas tirer grand parti.

M. Kerdisien étoit à l’avant garde, M. de Boissimont à l’arrière. Sur les flancs de la colonne étoient Mrs Brayer et Laville Marterre à droite et M. Dangereux à gauche, avec leur compagnie et des pièces d’une livre. Mrs de St Martin et Beinger faisoient servir les deux pièces de trois à la tête, M[M] Dubois [et Gourbrin] les deux pièces de deux à la queue. Nous marchâmes quelque tems dans cet ordre très lentement afin qu’il n’y eut point de confusion ; au premier signal tout s’arrêtoit. Dans un cas forcé, nous nous serions trouvés comme dans un retranchement capable de rebuter l’ennemi.

Les gens du fort n’eurent pas plutôt joint Dourdjousingue qu’il fonça à toute bride tant sur la queue que sur la gauche de la colonne. On s’arrêta pour le recevoir. Les pièces chargées à boulets et à mitraille même les petites pièces furent si bien servies, que Dourdjousingue tourna bride, et, faisant le demi-cercle, fut se précipiter sur l’avant garde où il fût tout aussi bien reçu. De là, il parut s’opiniâtrer à attaquer notre droite ou l’affaire fut assès vive. Nous eûmes deux ou trois de nos gens blessés ; mais Mrs Brayer et Laville Marterre le saluèrent de si bonne grâce qu’il fût obligé de plier. Voyant ses efforts inutiles, il fit trois divisions de sa cavalerie qui nous attaquèrent de tous côtés en même tems. Nous étions perdus s’il y avoit eu la moindre confusion parmi nous ; mais grâce aux soins et à l’activité de Mrs de Carryon et Jobard, majors, ainsi qu’à l’exactitude de tous les officiers, tout se passa avec le plus grand ordre ; l’ardeur du soldat fut retenue dans les bornes nécessaires pour une affaire de cette nature, et l’ennemi s’en repentit plus vivement, nous vîmes quelques chevaux étendus et beaucoup de cavaliers morts ou dangereusement blessés que les chevaux emportoient. Cela demande explication.

Les selles indoustanes sont presque toutes garnies de longues courroies couvertes de drap qui pendent des deux côtés ; c’est un ornement. C’est aussi par le mouvement du cheval un chasse mouche qui supplée à la queue du cheval dans les endroits où elle ne peut atteindre ; mais, un jour de combat, c’est aussi d’un grand service, surtout aux gentils dont la superstition est telle qu’ils croyent leur cadavre souillé, s’il a le malheur d’être touché par des gens d’une autre religion que la leur. Ils ont donc soin de se bien garotter les cuisses avec ces courroyes, de sorte qu’il ne leur est pas possible de tomber tout à fait de cheval ; s’ils ont le malheur d’être blessés à mort, de quelque façon qu’ils tombent, ce qui est presque toujours sur le col du cheval, l’animal les tire de la mêlée et les emportent à leur camp. Cette coutume, dira-t-on, n’est pas sensée, puisqu’il peut tout aussi bien arriver que le cheval soit tué sans que le cavalier ait la moindre égratignure, et, pour lors, à quoi n’est-il pas exposé ? S’il sauve sa vie, il court risque d’être pris et peut-être se casser cuisse ou jambe, ne pouvant se dégager promptement. En effet, si les Indoustans avoient souvent à se battre avec les Européens, ils pourroient bien je crois, perdre cette coutume, mais il faut remarquer qu’entre deux armées indoustanes qui sont aux prises, le feu soit du canon soit de la mousqueterie est très peu de chose. L’infanterie ne se bat presque pas. Mille hommes de pied, armés comme il vous plaira, ont droit de fuir devant cent cavaliers et se croyent fort heureux de leur être échapés. C’est la cavalerie qui fait tout, et cela souvent sans fusils ni pistolets. La lance, le sabre, la flèche sont les armes les plus ordinaires, de sorte que dans un combat opiniâtre, où il y aura, je suppose, six mille hommes tués de part et d’autres, il n’y aura peut-être pas cinq chevaux abattus.

Je reviens à Dourdjousingue. Ayant remarqué qu’il n’étoit pas si aisé de nous faire peur, et que toutes ses attaques ne servoient qu’à lui faire perdre beaucoup de monde, il jugea à propos de se tenir hors la petite portée de canon et prolongea sa cavalerie à droite et à gauche, d’où de tems en teins partoient des gens armés de fusils qui, à grand galop venoient faire leur décharge sur notre colonne. Il envoya aussi une grande partie de ses fusiliers s’embusquer dans les creux, les broussailles qu’on trouvoit en quantité sur le chemin, d’où ils nous canardoient ; ils espéroit par là vaincre notre opiniâtreté dans une marche fort longue où l’ardeur du soleil étoit d’autant plus insupportable que l’eau nous manquoit. Heureusement nous n’eûmes pas longtems à souffrir de la soif ; nous savions que la rivière Calini ne devoit pas être éloignée de notre droite. Nous nous en approchâmes, et nous en reçûmes un double avantage, car, n’étant guéable que dans quelques endroits, elle servoit à nous couvrir. Notre gauche étoit toujours exposée. Nous remédiâmes à cela en détachant de petits corps de sipayes avec deux ou trois Européens à leur tête qui, se tenant à une certaine distance de la colonne empèchoient le cavalier ennemi de s’approcher assés pour que son coup de fusil fit effet. Car c’est ce que nous craignions de plus, à cause de nos bœufs de trait et de charge.

Nous appercevions cependant que le nombre des ennemis augmentoit. Nous arrivâmes à un passage fort resserré entre la rivière et un gros bourg où Dourdjousingue s’étoit rendu. Il y avoit placé la plus grande partie de ses fusiliers et caïtoquiers. Nous mîmes en délibération s’il ne seroit pas convenable de passer la rivière à un gué que nous avions reconnu. Nous consultâmes même un faquir hermite que nous trouvâmes assis sous un arbre et qui nous assura que c’étoit le seul parti que nous pouvions prendre. Nous étions cependant probablement perdus si nous avions suivi son avis. Heureusement je m’adressai au guide marate qui me dit de n’en rien faire ; en nous éloignant par là de la route de Dehly, nous aurions eu à parcourir un plus grand espace du pays des Djates où nous aurions trouvé un autre chef qui se seroit joint à Dourdjousingue. L’intention de celui-ci paroissoit même être de nous engager à passer la rivière par la manœuvre qu’il fit de placer sur ses bords devant nous un corps de quatre à cinq cens cavaliers un peu au dessus du village. Nous prîmes donc le parti de forcer le passage ; ayant fait avancer nos meilleures pièces, nous fîmes un feu si vif sur le bourg où étoit Dourdjousingue que l’ennemi n’y put tenir. Un seigneur djate m’assura quelques jours après que Dourdjousingue y avoit perdu plus de cent cinquante hommes. Le canon dissipa aussi bien vite les cavaliers qui étoient devant nous et nous passâmes, malgré les caïtoquiers embusqués, plus heureusement que je n’avois osé l’espérer. Après que nous eûmes passé, Dourdjousingue revint dans le bourg ; nous fûmes sur le point de marcher pour y mettre le feu, mais le danger étoit passé et, réflexions faites, nous crûmes qu’il étoit plus à propos de l’éviter que de le chercher.

Sur les cinq heures du soir, comme l’ennemi paroissoit rebuté, un sergent à la tête de quelques grenadiers et sipayes qui couvroient notre gauche, appercevant trois cavaliers qui caracoloient et s’approchant de très près sembloient le défier au combat prit avec lui quatre soldats et s’écarta plus que l’ordre ne portoit. Les cavaliers caracolant toujours firent mine de foncer. L’un d’eux reçut un coup de feu dont il tomba sur le col du cheval qui l’emporta. Les deux autres le suivirent et gagnèrent le village que nous avions dépassé où étoit Dourdjousingue avec toute sa troupe. Nous comptions qu’il s’en tiendroit là et que nous serions désormais tranquilles. Probablement il en eût été ainsi sans l’arrivée des trois cavaliers dont l’un qui étoit tué étoit proche parent de Dourdjousingue, à ce que nous sçûmes le lendemain. Dourdjousingue donnant les marques du désespoir le plus vif, les plus braves de ses troupes se dévouèrent aux mânes de son parent ; pas un ne devoit revenir ou nous devions tous être exterminés. En effet, un moment après que nous eûmes perdu de vue les trois cavaliers, nous vîmes partir de ce village un corps d’environ cent cinquante cavaliers, suivi d’un autre beaucoup plus considérable, lesquels venant à toute bride sembloient en vouloir au grenadiers dont j’ai parlé ci dessus. Ceux-ci au lieu de rejoindre la colonne continuoient leur chemin sans seulement regarder derrière eux. Nous eûmes beau leur crier de se replier, ils n’entendoient ni voix ni tambour. C’étoit fait d’eux, si je n’avois marché sur le champ avec tout l’avant garde composée d’Européens et de sipayes. Malgré la plus grande diligence, nous eûmes de la peine d’arriver à tems ; les quatre ou cinq grenadiers avoient déjà déchargés leurs fusils sur les cavaliers qui fonçoient. Notre avant-garde à peine formée donna une salve dont heureusement presque tous les coups portèrent. Quelques chevaux tombèrent morts et beaucoup de cavaliers furent tués ou blessés. Quelques uns même des plus hardis reçurent des coups de bayonnettes[2] qui, tenant mieux dans leur corps qu’aux fusils, furent emportées. L’ennemi à la fin tourna bride et s’arrêta à une petite distance sur une élévation d’où il examina notre contenance. Nous comptions qu’il aller tourner son effort sur la queue de la colonne dont nous étions éloignés et qu’il pouvoit croire n’être pas gardée, mais une petite pièce nous ayant joint, je fis tirer quelques volées qui le déterminèrent à se retirer au village. Dans cette attaque qui fut la dernière, nous eûmes l’occasion d’admirer le courage de plusieurs de ces Djâtes et d’un surtout qui, voyant ses camarades se retirer, eut la constance de rester à cent pas de nous pour dégager probablement son parent qui étoit tombé mort avec son cheval ; il se servit de son sabre pour couper les courroyes et enleva le corps malgré bien des coups de fusil qu’on tiroit sur lui. Nous eûmes à faire dans cette journée à plus de six mille hommes dont pour le moins quatre mille étoit cavalerie ; leur nombre augmentoit, et, quelques heures de plus, nous aurions eu certainement vingt mille hommes sur nous. [Nous prîmes quelques chevaux.]

La perte que nous fîmes ne fut rien auprès de ce que nous avions lieu de craindre. Nous eûmes six Européens blessés dont un mourut quelques jours après, huit ou dix sipayes blessés et quelques gens des équipages. La protection de la Providence parut encore spécialement à l’égard de nos animaux dont aucun ne fut tué, ce que je regarde comme un miracle vu la quantité de ces grosses caïtoques qu’on tiroit sur nous de toutes les haies et buissons qui étoient sur le chemin ; nos charettes et nos malles reçurent presque tous les coups.

Il étoit tard et nous devions assurément être fatigués, ayant marché dix sept petites cosses depuis deux heures du matin ; malgré cela nous en fîmes encore deux pour gagner un endroit où nous pourrions nous reposer. Nous tirâmes dans cette occasion plus de six mille coups de fusils et 800 coups de canon dont les boulets pour la plupart étoient de terre cuite au centre desquels étoit un caillou. Les boulets de fer ou de plomb nous auroient coûté trop cher à Eléabad. Chemin faisant, les commandants des villes et villages djates, sur la route, venoient se jeter à nos pieds pour nous prier de les épargner. Ils étoient les premier à dire pis que pendre de leur maître Dourdjousingue. Nous ne leur fîmes aucun mal.

Rencontre avec le chazada.

Le surlendemain, jour de Pâques, nous arrivâmes à Sicandra, petite ville qui avoit été donnée depuis peu aux Marates et qui n’est éloignée de Dehly que d’environ dix sept cosses. C’est là que nous joignîmes le Chazada Alygohor, fils ainé de l’empereur et son héritier présomptif. Voici ce qui y donna occasion.

On sait que toutes les provinces de l’empire mogol payent le chote aux Marates, c’est à dire le quart des revenus, droit simple dans son origine et qu’Aurangzeb n’avoit accordé que pour une petite portion du Dékan, mais que les Marates ont étendu partout dans la suite, plus par leurs intrigues, leurs ravages et la désunion des seigneurs maures, que par aucune action de valeur. Olkarmollar, appellé par le vizir Ghazioudinkhan à la tête de plus de cent mille Marates, après avoir dans sa route ravagé une partie du pays entre le Gemna et le Gange, étoit allé porter la guerre dans les états d’Abdaly où il mettoit tout à feu et à sang du côté de Lahore. Ce général eut ordre de Baladjirao, ou plutôt, comme les Marates disent, du Nana, de retirer du vizir Ghazioudinkhan dix sept laks de roupies pour le chote que Mirdjaferalikhan, soubadhar du Bengale, se trouvoit lui avoir payé pour le compte des Marates ; il écrivit en conséquence au vizir qui étoit resté à Dehly. Ce ministre, ayant tant fait pour les Marates, s’imaginoit qu’on ne le pousseroit pas à bout sur cet article, surtout dans un tems où il les avoit lui même appellé au service de l’empereur ou plutôt au sien ; par là il croyoit leur avoir procuré l’occasion de gagner bien au delà de dix sept laks. Il refusa net de payer la somme. Olkarmollar détacha aussitôt un des chefs qui étoient sous ces ordres, avec cinq mille cavaliers pour obliger le vizir à payer. Hitelrao — c’étoit le nom de ce chef — étant arrivé à Dehly et trouvant le vizir inflexible, crut devoir l’inquiéter en lui suscitant des affaires dans le palais même de l’Empereur ; pour cet effet, il fit parler au chazada Alygohor et trouva le moyen de le faire évader de la forteresse. Ce prince avoit beaucoup d’amis dans la ville ; quoique poursuivi par les gens du vizir, il eut le bonheur de se rendre au camp d’Hytelrao. Cela c’étoit passé le jour même de notre affaire avec les Djates. Hytelrao, pour inquiéter le vizir, fit courir aussitôt le bruit qu’il alloit conduire le prince dans le Bengale et en effet il se mit en marche.

À mon arrivée à Sikandra, j’appris qu’il descendoit un corps de troupes avec un chazada, mais j’ignorois la moindre particularité et je ne pouvois rien comprendre à la conduite des Marates : Hytelrao de son côté, ayant sçu que nous étions fort près, m’envoya avertir de la part du prince de l’attendre ; il m’écrivit lui-même qu’il n’ignoroit pas les raisons qui m’amenoient à Dehly (Olkarmollar, en effet pouvoit bien lui en avoir parlé), qu’il étoit sur le point d’exécuter un projet aussi avantageux pour nous que pour lui. Le porteur de la lettre étoit chargé de me dire en gros de quoi il s’agissoit et de m’engager à joindre le prince ; je répondis que j’attendrois, et que dans la visite que je comptois faire au prince, je ferois savoir à quoi je me déterminois. Cela me donnoit vingt quatre heures pour le moins à réfléchir sur ce que j’avois à faire. Je pris mon parti sur les raisons suivantes.

Mon voyage étoit du aux pressantes sollicitations du vizir qui m’avoit promis mont et merveilles. Je lui avois écrit deux ou trois fois chemin faisant, et je lui avois même envoyé la lettre de M. de Bussy ; cependant je n’avois pas encore reçu de lui aucune réponse. Mes arcaras étoient revenus en partie et leur rapport m’avoit fait naître bien des soupçons contre le vizir. Ces titres, ces honneurs cet argent surtout que je devois trouver sur ma route, tout étoit encore dans les espaces imaginaires. Il n’y avoit même aucune espérance d’en voir la réalité. D’un autre côté en suivant le prince, si j’allois dans le Bengale c’étoit tout ce que je pouvois désirer de mieux ; je me brouillois, il est vrai, avec le vizir, mais ce vizir étoit esclave des Marates ; son inimitié étoit tout aussi impuissante que son amitié. Je n’avois donc rien à craindre de lui, puisqu’Hitelrao agissoit par ordre de ses chefs. Si l’entreprise du Bengale n’avoit pas lieu, j’étois toujours sûr de me tirer d’affaire par la protection des Marates. Mon pis aller étoit de joindre Olkarmollar à Lahors et de l’accompagner lorsqu’il retourneroit dans le Dékan. Ma paix même avec le vizir n’étoit pas une chose bien difficile par le moyen d’Olkarmollar, supposé que la suite des événements me fit voir qu’il étoit de notre intérêt d’être attaché à ce ministre.

Le lendemain nous vîmes passer l’armée marate, ensuite le prince accompagné d’un millier de cavaliers tant mogols que patanes et indoustans. Ils campèrent vis à vis de nous. Je me rendis aussitôt à la tente d’Hitelrao, qui, après un entretien fort court me conduisit au prince.

Ne vous attendez pas je vous prie ici à une pompeuse description de cette visite, telle qu’on en peut voir dans bien des relations de voyage. C’étoit bon, supposé que la vérité n’en souffrit pas, dans un tems où l’empire mogol étoit dans tout son lustre. Ici, il ne faut pas un grand effort pour me tirer d’affaire. Tout doit répondre à la situation du prince qui ne différoit pas beaucoup de la mienne c’est à dire qu’il étoit fugitif et manquoit d’argent.

Dès la première enceinte on voulût me désarmer, suivant la coutume, ainsi que les personnes qui m’accompagnoient ; Hytelrao m’en avoit bien prévenu, mais j’étois résolu de ne m’y point conformer. Sur quoi, il y eut quelques petites altercations qui ne durèrent pas long tems. Il vint un ordre de nous laisser entrer comme je voudrois. À peine pouvions nous apercevoir le prince, qu’on commença à nous faire faire les révérences à la mode du pays. Après quoi, marchant d’un pas grave, je fus présenter mon nazer et prendre la place qu’on m’avoit désignée. Je trouvai le chazada très mal logé. Il étoit placé sur un vieux fauteuil doré, extrêmement large et ovale, un peu plus élevé que ne sont les nôtres. C’est le siège des princes de la famille royale qui seuls ont le droit d’être assis en présence de l’empereur, du moins lorsqu’il paroit en cérémonie, encore sont-ils placés à une petite distance derrière le trône, et si l’empereur vient à tourner la tête, ils se lèvent. Derrière le fauteuil du prince étoient les principaux officiers de sa maison, parmi lesquels il y a toujours beaucoup d’eunuques, gens pour la plupart d’une très vilaine figure, impertinants à l’excès, et qu’il faut cependant ménager, parcequ’ils ont l’oreille de leur maître. D’un côté du fauteuil étoit debout Hytelrao, moi et tous ceux qui m’accompagnoient, de l’autre quelques uns des principaux officiers de l’armée, et en avant sur deux lignes on voyoit les officiers subalternes, tous dans le plus grand silence, les bras croisés, témoignant par leur maintien le respect qu’exigeoit la présence du prince. En général on remarquoit un air de grandeur à laquelle on pourroit bien donner l’épithète de misérable, car la tente et tout l’attirail étoit en très mauvais état.

Le prince paroissoit avoir 36 ans. Il est d’une taille au dessus de la moyenne, d’une assés belle physionomie, mais d’un noir qui me surprit d’autant plus que dans mon idée, il devoit être de la couleur des Mogols ou Tartares, qui sont aussi blancs que quelques nations européennes, mais je sçus bientôt que l’empereur son père étoit tout aussi noir, et que beaucoup de princes et princesses de la famille royale sont à peu près de la même couleur, ce qui est du à un sang mêlé par la quantité de filles de raja que les princes mogols ont eues soit pour femmes soit pour concubines. Le chazada en question passe pour un de ceux qui ont eu la plus belle éducation et qui en ont le mieux profité. Elle consiste particulièrement dans la connoissance de la religion, celle des langues orientales, celle de l’histoire, à bien faire ses exercices académiques et en effet tout ce que j’ai pu appercevoir décide en sa faveur. Les langues arabes, turques, persanes et indoustanes lui sont familières. Il aime la lecture et ne passe point de jour sans y employer quelques heures. À l’égard de l’histoire, sa science est réduite à ce qui est contenu dans plusieurs livres arabes et persans, où, pour une vérité, il y a cent faussetés. Ayant eu occasion de l’entretenir quelquefois, j’ai bientôt reconnu qu’il étoit très capable de composer un roman, mais qu’à l’égard de ce que nous nommons histoire et surtout ce qui a rapport aux Européens, il est dans une parfaite ignorance. Il est curieux, naturellement gai et libre dans son particulier, où souvent il admet ses principaux officiers militaires en qui il a confiance ; alors on a la permission de s’asseoir. J’ai eu souvent cet honneur, et même deux ou trois fois celui de manger, non à sa table, car il n’en a point, mais à son Sofra au Daster, comme on l’appelle.

Le prince qui peut-être n’avoit jamais vu d’Européens soutînt nos regards avec le plus grand sérieux, il parla peu, et se contenta de me faire entendre qu’il étoit bien aise de notre arrivée ; après quoi on fit venir le serpau ou plutôt le khélat, dont on me revêtit. C’est une espèce de soubreveste que le prince met lui-même certains jours de cérémonie et qui fait partie de l’habillement royal. Il fallût faire à cette occasion bien des révérences, je croyois que cela ne finiroit pas. Ensuite Hytelrao me conduisit dans un endroit retiré pour parler d’affaires. Vous devez croire qu’il fit sonner bien haut son expédition prochaine pour le Bengale, dont il me fit quelques détails ; les avantages que je devois trouver à rester avec le prince furent mis en parallèle avec ce que j’avois à craindre du côté du vizir, et tout cela avec une éloquence naturelle qu’on voit bien plus communément chez les Indiens que chez les Européens, de sorte qu’il m’eût été difficile de ne me point rendre à ses raisons, quand même mon parti n’eût pas été déjà pris. Mais ce n’étoit point là le point critique. Je prétendois sonder Hytelrao en lui demandant de l’argent ; c’est la meilleure pierre de touche qu’on puisse employer, surtout avec les Indiens. Je dis donc au chef marate que j’étois disposé à suivre le prince, mais que sans argent il ne m’etoit pas possible de faire un pas. Tout autre à mon début se seroit mis à rire, Hytelrao me dit naturellement qu’il s’y étoit attendu. Il connoissoit les Européens ; il avoit vu dans le Dékan M. de Bussy ou du moins son armée, par laquelle il m’avoua qu’il avoit été une fois bien étrillé. Je sçais, ajouta-t-il, que les Européens ne peuvent pas vivre comme nous autres ; il leur faut de l’argent et beaucoup, vous en aurez, rien ne vous manquera. Tout étant d’accord entre nous, nous fûmes rejoindre le prince, qui ayant sçu d’Hytelrao la résolution que j’avois prise de l’accompagner, témoigna sa satisfaction et débita tout ce qu’il savoit à la louange des Européens. Hytelrao oubliant l’article de l’argent, je crus devoir aider sa mémoire sur ce point, mon intention étant que tout ce que je recevrois fut comme venant du prince. En effet le Chazada ordonna sur le champ à Hytelrao de me donner tout ce dont j’aurois besoin, précaution qui cependant ne me servit de rien, comme on verra par la suite. Quoiqu’il en soit, le soir même je touchai dix à onze mille roupies.

Politique hésitante du grand vizir.

Le lendemain l’armée se mit en marche prenant une route pour le Bengale différente de celle par laquelle j’étois venu. Je m’attendois qu’on feroit six ou sept cosses ; on n’en fît que deux, et le soir même nous vîmes arriver le premier divan du vizir avec une nombreuse suite. Deux ou trois jours s’écoulèrent sans marcher, pendant lesquels on ne parloit que des conférences particulières entre le divan du vizir et Hytelrao. Je fus voir ce Marate pour savoir qu’elle pouvoit être son idée et lui représenter que, s’il avoit envie d’aller dans le Bengale il n’avoit pas de tems à perdre [pour y parvenir avant les pluies]. Le prince de son côté étoit dans l’inquiétude, mais nous avions affaire l’un et l’autre à un vieux routier qui n’étoit pas embarrassé pour répondre. Il nous donna quelques raisons que nous prîmes pour argent comptant. Le soir même cependant, les conférences furent rompues. Nous vîmes le divan du vizir se retirer et le lendemain l’armée fit une marche de quatre à cinq cosses.

Dans cet intervalle de séjours, j’avois déjà reçu deux députés du vizir Ghazioudinkhan, avec une lettre dans laquelle après bien des compliments sur mon arrivée il me marquoit d’avoir une entière confiance à ce qu’ils me disoient. Ils m’apportoient quelques belles châles en présent que je refusai de recevoir. Leur commission étoit de nous conduire à Dehly, mais ce n’étoit pas une chose si aisée ; je leur fis des reproches assez vifs sur la conduite du vizir qui m’avoit manqué de parole. Cependant, comme je ne savois pas encore comment les affaires tourneroient, je mesurai mes expressions de manière à leur laisser toujours l’espérance de m’attirer à Dehly, pourvu qu’on me fit toucher de l’argent et je demandai une forte somme. Les circonstances pouvoient bien engager le vizir à un effort de générosité par l’espoir de tirer meilleur parti d’Hytelrao, lorsque nous ne serions plus avec lui, et c’étoit tout ce que je pouvois espérer de lui. L’argent reçu, je me serois probablement moqué du vizir qui s’étoit moqué de moi. En effet de quoi nous auroit servi notre attachement à ses intérêts ? Quand même le vizir auroit eu la meilleure volonté du monde pour nous, il ne lui étoit pas possible de tenir contre les attaques réitérées de nos ennemis, je veux dire les agents du Bengale et surtout ceux des chets. Ces émissaires étoient chargés de ne rien épargner pour nous traverser ; le vizir en étoit obsédé, mais agréablement, car ils ne se présentoient jamais les mains vides. Leur or, leurs présens devoient naturellement faire effet, et c’étoit la véritable raison du silence que le vizir avoit gardé depuis notre départ d’Eleabad. Quoi qu’il en soit, il tînt toujours bon, j’en recevois beaucoup de lettres mais point d’argent. Comme il se défioit de moi autant que je me défiois de lui, il remettoit toujours l’exécution de ses promesses à mon arrivée dans la capitale, ce qui ne me convenoit pas. Ce fut pour lors que je me débarassai de Zoulfekaralikhan, non en le livrant au vizir — sa vieillesse respectable m’engagea à n’y plus penser — je lui dis d’aller où il voudroit ; je ne scais ce qu’il est devenu.

Une des choses qui me surprit le plus à Dehly fut le silence où l’on étoit au sujet des Avril 1758.      Anglois. Je m’attendois qu’après la révolution du Bengale il ne seroit question que d’eux dans cette capitale. La révolution faisoit beaucoup de bruit, mais tout étoit mis sur le compte des Chets et de Racdolobram. On connoissoit bien le nom de Clive, c’étoit un grand capitaine, disoit-on, que les cheits avoient fait venir de fort loin et à grands frais pour délivrer le Bengale de la tirannie de Souratjotdola, comme Salabetdjingue avoit pris M. de Bussy pour tenir les Marates en respect. Plusieurs même des principaux me demandoient de quel pays il étoit. D’autres confondant tous les Européens ensemble, s’imaginoient que j’étois quelque député de M. Clive. J’avois beau dire que nous étions ennemis, que les Anglois avoient tout fait dans le Bengale, peut-être même beaucoup plus que les Chets n’auroient voulu, que c’étoient eux qui gouvernoient et non Mirdjaferalikhan en qui le titre de soubahdar n’étoit qu’honoraire, personne ne vouloit me croire. On se mettoit à rire. En effet comment faire comprendre à des gens qui n’ont vu que leurs semblables, qu’un corps de deux ou trois mille Européens tout au plus, fut capable de donner la loi dans un pays aussi étendu que le Bengale ; on verra par la suite des marques encore plus fortes de cette prévention.

J’ai dit que l’armée avoit fait quatre ou cinq cosses, nous comptions en faire autant tous les jours, jusqu’à Bengale ; mais ce n’étoit pas l’intention d’Hytelrao, il nous faisoit marcher tantôt d’un côté tantôt de l’autre, simplement pour mettre à contribution différens forts et villages, qui par là, le défrayoient amplement de la dépense qu’il pouvoit faire. Les conférences avec le divan du vizir recommencèrent et je reçus en même tems une lettre d’Olkarmollar qui portoit d’accompagner Hytelrao, lorsque ce dernier iroit le rejoindre. Tout cela me faisoit bien voir qu’il ne falloit plus penser au Bengale ; mais comment se brouiller avec les Marates, notre unique ressource ? ce n’eut été rien encore, si plusieurs circonstances ne se fussent réunies pour nous dégoûter. Je m’apperçus bientôt que le soldat étoit très mécontent de toutes ces marches et contre-marches qu’on lui faisoit faire dans la saison la plus chaude de l’année, souvent par des plaines de sable brûlants, qui sont le long du Gemna, où l’on ne trouvoit pas un seul arbre pour se mettre à couvert ; plusieurs en effet tomboient malades et moi-même, j’attrapai une fièvre qui me mit deux fois vingt-quatre heures dans un état pitoyable. Je crus, à dire vrai, que la plaine de Banghel seroit mon tombeau. Au lieu de nous éloigner de Dehly, nous nous en étions rapprochés depuis quelques jours. Hytelrao en attendant son accomodement avec le vizir, ne songeoit qu’à nous donner de l’exercice malgré toutes mes représentations. [Il tournoit tout à son avantage particulier].

Attaque du fort de Gouzerte.

À quelques cosses de Dehly, près de la route que le Chazada et Hytelrao avoient prise pour se rendre à Sikandra, est un petit fort qu’on nomme Gouzerte, refuge d’une troupe de voleurs dont le pays est plein. Le commandant de ce fort étoit tombé sur le bagage du prince et du Marate pendant leur marche, et avoit enlevé beaucoup de chevaux, chameaux, bœufs, etc. Hytelrao vouloit s’en venger, mais il ne savoit comment s’y prendre. Toutes ses troupes ne pouvoient rien faire contre ce petit endroit qui conservoit la gloire d’avoir tenu bon autrefois contre tous les efforts d’une armée commandée par un vizir. Hytelrao m’en avoit parlé plusieurs fois et m’avoit proposé d’y aller ; mais craignant qu’une telle entreprise ne servit qu’à me faire perdre du monde, je m’étois excusé par de si bonnes raisons qu’Hytelrao paroissoit n’y plus penser. J’étois incommodé de la fièvre comme j’ai dit ci-dessus, lorsqu’Hytelrao m’envoya prier de préparer pour le lendemain un détachement de cent hommes tant blancs que noirs avec deux pièces de canon qu’il devoit joindre à un corps de Marates pour faire la petite guerre, c’est-à-dire rançonner des villages dont il savoit tirer bon parti. Comme j’étois sur la défiance, j’envoyai mon divan au Marate, pour savoir de quoi il s’agissoit, offrant de marcher moi-même avec toute la troupe si l’affaire en valoit la peine, mais pour lui représenter que je ne voulois attaquer aucun fort avec le peu de monde que j’avois. La réponse d’Hytelrao fut qu’il n’y avoit aucun fort à attaquer. Sur quoi je fîs préparer le détachement, persuadé qu’il n’y avoit rien à risquer en prenant certaines précautions. Le commandement fut donné à M. de Boissimont qui partît avec le corps de cavalerie marate, à la petite pointe du jour. Le chef marate avoit sans doute son plan formé sur les ordres d’Hytelrao ; il fit si bien en serrant de près notre détachement de tous côtés, ce qui élevoit beaucoup de poussière, qu’il le conduisit à la portée des caïtoques du fort, sans qu’aucun de nos gens put s’en appercevoir. « Voila de quoi il s’agit », dit alors le chef marate à M. de Boissimont. Après quoi le traître fit demi tour à droite avec sa troupe pour se tenir hors de portée. Les gens du fort commencèrent à tirer, les balles passoient par dessus le détachement, de sorte que M. de Boissirnont crût devoir riposter de quelques coups de canon pour faire cesser le feu de l’ennemi, en attendant qu’il put gagner des chaumières qu’il y avoit presque auprès du fort. Il y mit son détachement à couvert et me donna avis de ce qui se passoit. Malheureusement M. de Beingel jeune homme de mérite qui commandoit les deux pièces avoit déjà reçu une balle au travers du corps, dont il mourut quelques jours après. M. de Brouesse, volontaire qui promettoit beaucoup, avoit été tué roide d’un coup de feu. Ces deux accidents auxquels je n’avois pas eu lieu de m’attendre, me mirent dans la plus grande perplexité ; je fis porter des plaintes au prince ; ne pouvant me transporter à la tente d’Hitelrao, je lui fis faire de bouche et par écrit les plus vifs reproches sur sa manière d’agir, qu’il voulut justifier en rejettant la faute sur le chef qu’il avoit envoyé. Il me pria instamment de n’y plus penser et de rappeller le détachement, mais c’eut été une sottise. Nous avions la réputation d’Européens à soutenir qui seule faisoit notre sûreté dans un pays aussi éloigné de nos établissemens. J’écrivis à M. de Boissimont de se tenir tranquille dans le poste qu’il occupoit et je fis partir au plus vite toute la troupe avec M. de Carryon qui avoit ordre d’attaquer la place, s’il croyoit pouvoir l’emporter, sinon de dégager M. de Boissimont et de s’en revenir. M. de Carryon soutenu par l’activité et l’intelligence de messieurs les officiers, et par l’ardeur des soldats, fit son attaque avec tant de régularité et d’activité en même tems qu’il emporta la place dans la nuit qui suivit, et avec tant de bonheur, que nous n’eûmes que trois ou quatre blessés, parmi lesquels M. de la Ville Marterre courut le plus de risques.

Cette affaire me fit connoitre tout ce que nous avions à craindre dans la position où nous nous trouvions comme enchainés. Le lendemain, jour de montre, les soldats tant européens que sipayes refusèrent de recevoir la paye ordinaire ; les représentations, les menaces des officiers, tout fût inutile. Ils étoient outrés de la conduite de l’armée du prince ou plutôt des Marates qui étoient restés tranquilles pendant l’attaque du fort et qui cependant avoient le plus profité du pillage. « Puisqu’on nous ménage si peu, disoient-ils, il faut qu’on nous donne une paye proportionnée à ce que nous souffrons. » Je fus obligé de plier, je leur fis donner un supplément à titre de gratification. Peu après, Hytelrao me vint voir comme pour nous complimenter sur la prise du fort. Il eut lieu de s’appercevoir du mécontentement général et du mien, ce qui servit du moins à me faire toucher à peu près dix mille roupies.

Arrangements avec le chazada.

Le chazada qui n’étoit pas plus maitre que moi dans l’armée, paroissoit au désespoir de l’embarras où nous nous étions trouvés. Il vint aussi me faire une visite en grande cérémonie, faisant porter son siège devant lui, qui fût placé au milieu de ma tente. C’étoit un honneur que les princes mogols font rarement, mais il m’en coûta un très beau cheval et d’autres effets que la coutume me mettoit dans l’obligation de lui présenter.

Le prince avoit pour le moins autant de raisons que moi d’être inquiet ; il avoit toujours été très attentif à la conduite d’Hytelrao, et malgré ses belles promesses, il voyoit à n’en point douter que son accomodement avec le vizir seroit conclu sous peu de jours. Qu’alloit-il devenir ? Le Marate ainsi que tout Indien regarde la trahison comme un jeu, honorable même s’il vient à réussir. C’est une politique rafinée à laquelle leurs plus grands hommes ont recours dans le besoin. La perte du prince pouvoit bien être résolue et servir de sçeau au traité. Ces réflexions plus que tout autre chose l’avoient porté à me venir voir.

La tente étoit toute ouverte et l’intérieur exposé à toute l’armée. Après les cérémonies indispensables dans une pareille visite, le prince fit mettre en travers, à deux pas de son siège, une muraille de tente qui servit de perda (entourage), afin de pouvoir me permettre de m’asseoir et me parler à cœur ouvert. La muraille nous déroboit à la vue de l’armée. Il me fit part de ses soupçons sur Hitelrao qui l’avoit trompé, disoit-il, ainsi que moi par l’assurance d’être conduit dans le Bengale, et voulant s’assurer une protection contre ce qu’il prévoyoit devoir craindre, il me proposa de lui donner promesse par écrit de lui être toujours attaché. Je répondis au prince qu’il ne paroissoit pas que mon séjour du côté de Delhy put être long, mais que je faisois serment de lui être dévoué, tant que je resterois auprès de sa personne. L’idée de mon prochain départ ne lui plut pas. Il vouloit que je lui promisse de le suivre partout. Sur quoi je déclarai franchement au prince que j’étois très disposé à ne le point quitter, pourvu qu’il eût assés de confiance en moi pour suivre les avis que je lui donnerois. Nous parlâmes longtems de ce qu’il convenoit de faire dans l’occasion présente. Je lui proposai de quitter Hitelrao et de gagner au plus vite le pays de Soudjaotdola où nous pourrions être tranquilles, soit à Eleabad soit de l’autre côté du Gange, pendant la saison des pluies qui avançoit, après quoi nous pourrions de concert avec Soudjaotdola, marcher dans le Bengale. Le Prince approuva mon idée sur laquelle nous passâmes réciproquement un papier scellé de nos deux chapes, dans lequel il étoit dit que tous les ennemis des François seroient traités comme ennemis par le prince, et que tous les ennemis du prince[3] seroient censés les nôtres. Certaines conditions et privilèges furent aussi stipulés en faveur de la compagnie. Tout cela bien expliqué et les copies échangées, le prince me quitta beaucoup plus tranquille qu’il ne m’avoit paru l’être en arrivant. Je pris en conséquence mes arrangements, comptant que nous partirions dans deux ou trois jours au plus tard. Plusieurs réflexions vinrent à la traverse qui firent changer le prince ; le manque d’argent, l’inquiétude qu’un départ aussi précipité devoit causer à toute sa famille et à son sérail, le déterminèrent sans doute à n’y plus penser. Par là je me trouvai plus embarrassé que jamais sur le parti que j’avois à prendre.

Arrivée à Delhy.

Nous fîmes cependant encore trois ou quatre petites marches qui nous firent passer le Gemna à gué, ayant de l’eau jusqu’aux oreilles, et nous mirent à deux cosses et demie de Dehly dans un lieu qu’on nomme Kotobderga. Je ne tardai pas à m’appercevoir que le vizir et Hitelrao étoient déjà en bonne intelligence. L’accommodement alloit être signé, et j’avois tout lieu de craindre que la perte du prince n’en fût la base. Quelques ménagements qu’éxigeoit notre situation à l’égard des Marattes, il ne nous convenoit guère d’être témoins tranquilles d’une affaire aussi vilaine. Sur quoi je me décidai tout à fait à quitter l’armée soit pour aller joindre Olkarmollar à Lahore, soit pour marcher dans le Dékan. Je voulus voir si le danger où étoit le prince ne le feroit pas changer et revenir à sa première résolution, mais toutes représentations furent inutiles ; Hilterao avoit regagné sa confiance, il paroissoit assés tranquille sur l’accommodement du vizir. Pour moi, mon parti étoit pris ; il ne s’agissoit plus que de savoir où nous irions. L’alternative étoit un peu embarassante. Marcher à Lahors, c’étoit nous éloigner encore plus de nos établissemens, nous étions recommandés à Olkarmollar par M. de Bussy, mais, à dire vrai, nous étions déjà bien fatigués des Marates ; de plus quelle sûreté avions nous qu’Olkarmollar retourneroit bientôt dans le Dékan ?

D’un autre côté, après l’affaire que nous avions eue avec les Djates, comment pouvions nous risquer de traverser tout leur pays au milieu duquel passe le grand chemin qui conduit dans le Dékan. Nous pouvions, il est vrai, en faisant un grand tour, éviter cet inconvénient, mais cela n’étoit pas encore bien sûr. La puissance des Djates s’étend loin par leurs alliances, et d’ailleurs il auroit fallu passer par des pays inconnus, semés de voleurs, où les provisions nous auroient peut-être manqué, du moins on nous le faisoit craindre. J’assemblai là dessus le corps des officiers, et, tout bien considéré, la marche dans le Dékan fut résolue. Décision d’autant plus juste que je reçus le lendemain une lettre par laquelle j’étois informé que M. Moracin, [commandant à Mazulipatam] avoit fait passer vingt mille roupies que je devois recevoir à Agra.

Hytelrao reçut bientôt ma visite ; sans entrer dans aucun détail sur ce qui s’étoit passé, je lui dis que des ordres m’obligeoient de me rendre au plus vite dans le Dékan, qu’en faveur de la bonne intelligence qui régnoit entre M. de Bussy et Olkarmollar, à qui il savoit que j’étois recommandé, j’espérois de lui une escorte et des lettres pour les chefs des Djates sur le pays desquels j’étois obligé de passer. Hitelrao qui peut-être dans le fond, n’étoit pas fâché de me voir partir, et cela à cause du prince, auroit cru renoncer à sa qualité de Marate, s’il n’avoit fait naître quelque difficulté. Il fit le surpris, le mécontent, me parla beaucoup de l’argent que j’avois reçu, qu’il disoit lui appartenir, m’accusa de rompre sans sujet les engagements que j’avois pris et finit par me dire que si je voulois partir, il falloit lui rendre cet argent, qu’autrement je n’aurois point d’escorte. Heureusement la petite maladie que j’avois eue m’avoit rafraichi le sang, sans quoi je ne sais comment j’aurois pu tenir à de pareils propos. Je répondis assez sèchement, et fis voir à Hitelrao l’erreur où il étoit en s’imaginant que j’avois pris des engagements avec lui. C’étoit au prince à qui j’avois donné ma parole [pour l’accompagner dans le Bengale], et c’étoit de lui seul que j’avois reçu de l’argent, comme les billets en faisoient foy : Hytelrao ne pouvant être regardé tout au plus dans cette affaire que comme un trésorier du Chazada. Je demandai à Hitelrao s’il pouvoit me rendre les officiers et soldats que j’avois perdus par sa faute. Mais tout cela ne servit de rien. Hitelrao me répéta que je n’aurois point d’escorte et je le quittai en lui disant que je m’en passerois. Le soir même, Hitelrao m’envoya son divan. Après bien des circonstances tendantes à me prouver que le prince n’avoit pas le sol, ce que je savois très bien, et qu’il ne subsistoit que par la générosité d’Hitelrao, nous en vînmes enfin à conclure qu’il me donneroit un détachement de cavalerie et que je lui passerois un billet[4] au nom de M. de Bussy, pour l’argent que j’avois reçu. Il fallut bien en passer par là. J’avois près de cent cosses de pays djate à traverser, ce que je me trouvois hors d’état de faire sans la protection des Marates.

Notre prochain départ pour le Dékan fut bientôt répandu dans l’armée ; il n’étoit guères possible de le tenir secret, et notre petite troupe en paroissoit enchantée. Des soldats venoient de tems en tems sur mon passage me demander comme aux officiers : « Mon général, est-il bien vrai que nous partons pour le Dékan ? Oui, mes enfants, oui, répondois-je. » Surquoi ils s’en retournoient chantant et dansant, de sorte que je me flattois de quitter Dehly sans perdre un seul homme par désertion ; je me trompois, la moitié de nos soldats ne demandoit pas mieux, mais l’autre moitié ne me faisoit des questions que pour savoir à quoi s’en tenir. J’ai dit quelque part qu’en partant d’Eleabad plusieurs de nos soldats avoient paru mécontents d’aller dans le Dékan, ici nous en vîmes bien la preuve. En deux jours, nous perdîmes environ soixante Européens qui désertèrent armes et bagages et s’en furent à Dehly. Il est vrai aussi que le vizir depuis longtems faisoit agir ses émissaires pour les attirer à son service, par l’espérance d’une forte paye. Il leur promettoit à chacun cinquante roupies par mois. Malgré cela, si notre départ avoit été pour tout autre endroit que le Dékan, je suis sûr que nous n’aurions pas perdu dix hommes. Cet événement prouve toujours que mon intention étoit véritablement de me rendre dans le Dékan. Si au lieu du bruit de notre départ pour cet endroit, j’avois fait courir le nom de tout autre, on n’auroit pas manqué d’attribuer la désertion, supposé qu’elle eut eu lieu, à mon obstination à me tenir éloigné de nos établissements. Quoiqu’il en soit, une pareille perte nous mettoit bien bas et réduisoit la troupe à une centaine d’Européens, l’état-major compris. [Huit ou dix mois après cependant, j’eus le plaisir de voir revenir au moins la moitié de ces déserteurs.] M. Jobard s’étant offert d’aller à Dehly pour tacher de ramener quelques uns de ces soldats dont plusieurs, y étant allés par congé, pouvoient bien n’y être restés que pour cause de boisson, je le fis partir[5], mais sa peine fut inutile, et pensa même lui être funeste.

Départ de Delhy. Arrivée à Choterpour.

Cet accident nie fit bientôt plier bagage ; je fus prendre congé du prince qui fit encore tout ce qu’il put pour me retenir ; ayant appris ce qui s’étoit passé entre Hytelrao et moi, il fut au désespoir et vouloit envoyer reprendre sur le champ le billet que j’avois donné. Je le priai de n’en rien faire. Le détachement marate m’étoit d’une nécessité absolue ; il ne me convenoit pas de me brouiller avec un homme, qui, par ses intelligences, pouvoit nous perdre ; d’ailleurs, pour plaire au prince, il falloit rester avec lui et je voulois partir. Je peux dire qu’il avoit les larmes aux yeux lorsque je le quittai.

Nous fîmes camp à part le 30 Avril, et prenant un détour qui nous mit à un quart de cosse de Dehly, à portée de bien distinguer les objets, nous pliâmes sur la droite et joignîmes sur le grand chemin le détachement marate qui nous attendoit. À la faveur de ce détachement, qui étoit tout au plus de 300 hommes, nous passâmes tout le pays des Djates sans être inquiétés autrement que par des voleurs, qui, comme nous marchions avant le jour, profitèrent de l’obscurité pour tomber sur nos équipages, blessèrent mortellement un de nos sergents major, et enlevèrent plusieurs chameaux, entre autres ceux qui portoient mes tentes et autres effets. J’eus pendant cette route la visite de quelques commandants djates dans les principales villes, et la satisfaction de recevoir une lettre du raja Souradjemolle, par laquelle il me prioit d’oublier l’étourderie de son cousin Dourdjousingue qu’il avoit, disoit-il, réprimandé sévèrement.

Nous fîmes quelque séjour à Agra, tant pour nous y reposer que pour toucher l’argent que M. de Moracin m’avoit fait passer. C’est là que je reçus les réponses de M. de Leirit et de M. de Moracin, aux premières lettres que je leur avois écrites d’Eleabad[6]. Mon dessein en partant de Dehly étoit, comme on a vu, d’entrer dans le Dékan, [je voulois remettre le détachement à M. de Bussy pour me rendre ensuite à Pondichéry], ce que je pouvais faire aisément, mais M. de Leirit en m’annonçant l’arrivée prochaine de M. de Lally avec une escadre formidable me marquoit de rester à Eleabad où il me croyoit encore, attendu que cette position devoit être d’un grand avantage pour l’expédition du Bengale qui ne devoit pas tarder. Je fus informé en même tems May 1757.      que M. de Bellême qui avoit porté mes paquets à Pondichéry revenoit me joindre avec M. de Changey, qu’on me faisoit passer en qualité de major. Sur cela, je pris le parti avant que de quitter Agra, d’envoyer M. Lenoir à Dehly, tant pour savoir ce que deviendroit le prince, que pour sonder le vizir et ménager nos intérêts auprès de lui, supposé que par la suite ses affaires lui permissent de penser au Bengale, comme il me l’avoit toujours fait entendre lorsque j’étois à Dehly. Notre correspondance avoit toujours exactement été suivie : lui cherchant à m’attirer à Dehly et moi repoussant ses attaques le plus poliment qu’il m’étoit possible, en lui faisant entendre qu’il n’avoit pas tenu à moi que je n’eusse été entièrement à son service et que le manque de parole étoit tout de son côté. Je lui avois même fait dire en partant que c’étoit à cause de lui que je ne voulois plus rester avec le prince et les Marates, de sorte que je pouvois me flatter de n’être pas tout à fait mal dans son esprit. M. Lenoir étoit porteur de lettres par lesquelles je donnois avis de l’arrivée prochaine de nos forces. Il étoit chargé aussi de tâcher de ravoir quelques uns de nos déserteurs.

Des nouvelles aussi favorables que celles que je recevois ranimèrent nos esprits. Il ne fut plus question d’aller dans le Dékan. Notre retour à Eleabad n’étoit pas difficile, mais les raisons qui nous en avoient fait sortir subsistoient encore. Sur quoi je me déterminai à passer le temps des pluies à Choterpour, ville appartenante à un raja qui n’avoit rien à démêler soit avec le vizir soit avec Soudjaotdola. Cet endroit me convenoit d’autant mieux que j’y pouvois entretenir une correspondance générale plus aisément, faire mes préparatifs à meilleur marché et en partir, sans crainte d’être inquiété, pour tel endroit que je jugerois à propos. D’Agra nous nous rendîmes à Gualior où nous joignîmes Mrs de Changey et de Bellême, et de là à Choterpour[7] après plusieurs marches très pénibles par des chemins de traverse que nous prîmes pour éviter la rencontre de quelques petits rajas, dont les visites sont toujours importunes.

Description du pays entre le Gange et le Gemna.

Avant que de me mettre en quartier d’hyver, je veux vous entretenir de ce que j’ai vu de plus remarquable depuis mon départ d’Eleabad ; je ne serai pas bien long.

Le pays compris entre le Gange et le Gemna depuis Eleabad jusqu’à la hauteur de Dehly est nommé Autrebede. Il est partagé entre les Mogols, Patanes, Marates, Djates et quelques petits rajas. Outre les grains et les articles mentionnés à l’occasion des terres dépendantes de Soudjaotdola, il produit beaucoup d’indigo dont il se fait un grand commerce. On en transporte beaucoup dans le Bengale. Il y a beaucoup de mines de sel, surtout le long du Gemna, ce qui fait que l’eau de cette rivière n’est ni saine ni agréable.

On fabrique dans le pays beaucoup de grosses toiles de coton sur les meilleures desquelles on met une teinture rouge qu’on nomme karoua (carroua) ; elle vient d’une plante qui croît en plusieurs endroits ; il y en a beaucoup aux environs de Sironges, sur la route du Dékan. C’est de ces toiles qu’on fait les tentes. Les rouges servent ordinairement de doublure. On peut juger de là qu’il s’en fait un grand débit, les tentes des Orientaux étant d’une bien plus grande étendue que celles des Européens à cause des murailles d’enceintes. D’ailleurs elles sont toutes à trois doubles, quelques unes même à cinq, et malgré cela ne pèsent pas autant que nos tentes. Il n’y a que l’empereur et les princes du sang qui puissent avoir l’extérieur de leurs tentes en karoua ou toile rouge.

Je n’ai remarqué aucune belle ville dans la route de traverse que nous avons prise pour aller à Dehly qui d’ailleurs est semée de quantité de petites villes et villages à droite et à gauche. Je n’ai mis sur la carte que les noms des endroits où nous avons campés. Il faut sans doute que ce pays ait été autrefois très peuplé, mais, lorsque nous le traversâmes, nous ne vîmes rien qui méritât notre attention, si ce n’est des ruines, de grands bourgs entièrement abandonnés, des campagnes désertes, ainsi que plusieurs quartiers des principales villes. Il n’y a que ce qui appartient aux Djates qu’on peut dire peuplé et bien entretenu. [J’ai vu aussi cependant dans leur pays quelques petites villes ; Altéroly, par exemple, qui est asses bien bâtie [est] tout à fait déserte]. Les Marates avoient ravagé partout le reste plus ou moins, n’épargnant pas même ce qui leur avoit été cédé. Ce n’est pas que le peuple marate ne soit en général très soigneux de ce qui lui appartient ; rien de mieux entretenu et de plus fertile, par exemple, que leur pays propre, mais ils regardoient ces concessions comme un bien sujet à révolutions ; craignant de les perdre tôt ou tard, ils en tiroient tout ce qui leur étoit possible.

Mokoutpour est une petite ville où il y a un des plus fameux dergas. C’est, comme je crois l’avoir déjà dit, un lieu respectable où repose le corps d’un Pyr que les Mahométans honorent autant que nous honorons nos saints. Le préjugé veut qu’on obtienne toutes les demandes qu’on fait à ce tombeau, pourvu qu’elles soyent faites d’une manière agréable au Pyr, qui est des plus capricieux. Le beau sexe, quelque noir qu’il soit, a trouvé apparemment le moyen d’avoir la préférence, on m’assura que ce tombeau étoit beaucoup plus fréquenté par les femmes que par les hommes. Ces derniers n’y vont qu’en tremblant. J’ai oui dire même que les maris n’avoient pas lieu d’être contents de cette dévotion. Quoiqu’il en soit, on voit à plus de cinq cosses à la ronde les madjaoars ou desservant de ce derga courir les uns à cheval les autres à pied, pour faire contribuer les voyageurs avec leurs tabarrouks qu’ils tiennent à la main. Ce sont des petits gâteaux de sucre qu’ils bénissent sur le tombeau du Pyr. Il faut en prendre bon gré mal gré ou passer pour impie. Ils en jetèrent une demie douzaine dans mon palanquin, que je ne reçus pas avec tout le respect qu’ils auroient voulu, ce qui fit élever un cri contre moi-même parmi quelques uns de nos sipayes. Je vis bien qu’il falloit en venir au but. Quelques roupies firent taire tout le monde, sans pouvoir rétablir ma réputation.

Vous verrez sur la petite carte la véritable situation de Kennandje formée de deux villes qui se joignent. Elle conserve la gloire d’avoir été autrefois la capitale de ce qu’on nomme l’Inde. Elle appartenoit aux Marates lorsque nous y passâmes et n’avoit rien qui put faire reconnoître son ancienne splendeur. Les maisons sont presque toutes en briques, quelques unes asses bien bâties, mais on en voit quantité qui sont inhabitées et qui tombent en ruines. Malgré les déprédations des Marates, il y a plusieurs fabriques de toile.

Le Calini est une assés jolie petite rivière dont l’eau m’a paru bonne et qui fertilise beaucoup le pays. Elle est agréable dans bien des endroits dans les tems secs, cependant à Kodagouge et vers son embouchure on ne peut la passer qu’en bateau.

Férokabad est une grande ville bâtie par l’empereur Ferokcher, c’est la capitale du pays d’Amotkhan, chef de quelques Patanes. Les rues de cette ville sont asses larges et bien tirées, mais presque toutes les maisons ne sont bâties qu’en terre ; la ville est dépeuplée.

Dehly vous est si connu qu’il est inutile que je vous en parle. Je vous dirai seulement qu’il y a le Dehly des Gentils, le Dehly des Patanes et le Dehly des Mogols. Les trois villes réunies forment une étendue bien plus grande qu’aucune ville d’Europe. Il y a de très belles maisons bâties soit en briques soit en pierres de taille, et à plusieurs étages. La forteresse est très belle. Il y a assurément plus d’un million d’habitants dans Dehly ; malgré cela c’est un désert auprès de ce que cette ville étoit autrefois.

Kotoberdga qui n’est plus qu’un monceau de ruines, étoit autrefois une asses jolie ville. Il n’y a que le derga qui subsiste qui passe pour le plus renommé. L’empereur Bahadourcha y est enterré auprès du Pyr. C’est aux environs de cet endroit qu’on voit les ruines de ces grands édifices bâtis par les empereurs patanes. Elles sont remarquables par la hauteur et la largeur des arcades, dont quelques unes sont encore en [assés] bon état, toutes en pierres de taille sur lesquelles on voit des passages de l’Alcoran. Ces caractères arabes taillés en relief, forment une espèce de broderie qui paroit simétrisée et plait infiniment.

On voit aussi un obélisque, bâti par un sultan Gaure qui peut avoir deux cent cinquante pieds d’élévation surchargé d’ornements en dehors, et du haut duquel on découvre Dehly avec une grande étendue de pays.

À très peu de distance de cet obélisque est le commencement d’un autre que vouloit élever le successeur du sultan Gaure mais de façon à pouvoir monter soit à cheval soit en chariot. La mort arrêta l’exécution de cet ouvrage qui, ayant son élévation proportionnée à sa largeur, auroit effacé tous les monuments qu’on connoit.

On voit encore aux environs de Kotobderga les ruines d’un palais des anciens rajas, ou, je crois plutôt, d’un temple. Elles ne sont remarquables que par leur ancienneté. Le seul monument qui subsiste en son entier est ce que les Gentils nomment Madéo. C’est un cylindre qui m’a paru de fonte de la hauteur d’environ douze pieds sur un de diamètre, hyérogliphe démesurée. Ce qu’il y a de plus particulier, si l’on veut en croire les gens du pays, c’est que ce madéo qui n’étoit que de pierre, est devenu métal par la suite des tems, devant qui tout adepte n’est qu’un ignorant.

Nous trouvâmes les villes entre Dehly et Agra assés jolies et peuplées, quoiqu’elles eussent souffert beaucoup de l’incursion des Patanes en 1757. La plus remarquable est Matura, sur le bord du Gemna ; elle se vantoit d’être privilégiée ; malgré cela, elle ne fut pas plus épargnée que les autres. On y voit une belle mosquée ornée en mosaïque fondée dans le même esprit que celle de Bénarès, un très beau quai en pierre de taille. À quatre cosses de cette ville est Bindrabonne, petit village très renommé chez les Gentils où l’on voit sur les bords d’un étang cet arbre fameux sur lequel Vishnou transporta les vêtemens de plusieurs filles qui se baignoient, et qu’il ne voulut rendre qu’à condition qu’elles lui feroient, hors de l’eau, le salut auquel l’on doit l’institution de celui des brames. À propos de salut, il faut que je vous apprenne celui qui se fait, à ce qu’on m’a assuré, dans une certaine partie du Thibet qui n’a pas une origine aussi galante que celui des brames ; [il n’en est pas moins bien singulier]. Il faut, dit-on, faire sortir sa langue, abaisser les mains des deux côtés, tourner les yeux de travers, et surtout, faire ces mouvements dans le même tems et avec la plus grande vitesse. Le salut le plus respectueux est celui où l’on tire la langue le plus qu’il est possible. Dans les autres saluts on tire la langue plus ou moins, selon la qualité de la personne à qui ils s’adressent. Il y en a où l’on ne montre que le petit bout de la langue Cette coutume n’aurait-elle pas été prise des chameaux ? Je me souviens de les avoir vus saluer ainsi, en faisant des glousglous très désagréables à entendre.

À une cosse d’Agra est le mausolée de l’empereur Akeber qui faisoit sa résidence dans cette ville embellie et augmentée de beaucoup par ses soins ; en reconnaissance elle se nomme aussi Akébérabad. Ce tombeau est d’une grande magnificence. C’est le plus beau morceau d’architecture que j’aie vu dans l’Inde. Il n’y a que le mausolée de la reine Tadjemahal qui le lui dispute. Celui-ci est plus riche, il est tout en marbre ; mais l’autre a plus l’air de grandeur. Ces bâtiments feroient honneur à un architecte européen. Je ne veux pas m’engager à vous en faire la description, parce que je m’imagine qu’elle est déjà assez étendue dans nos voyageurs imprimés, en vous avouant de bonne foi que je ne les ai pas lus. Je vous prie de m’excuser si je vous raporte quelques fois des choses dont vous êtes déjà instruit.

Agra, après Dehly, est la plus grande ville que j’aie vue dans l’Inde. Les maisons sont à plusieurs étages bâties en pierres de taille, sans simétrie, fort peu d’ornements, les fenêtres très petites, ce qui est général dans toute l’Inde ; les rues étroites et pour le moins aussi crottées que les plus vilains quartiers de Paris. Agra étoit aux Djates ; la forteresse, qui est très belle, est plus grande que celle de Dehly, dépendoit de l’empereur mogol ou plutôt de son vizir. On fabrique des toiles à Agra et une espèce de velours qui ressemble à celui de Chine. Les Hollandois y avoient autrefois un comptoir qu’ils ont abandonné, parcequ’il leur étoit à charge. La maison est encore sur pied. Je me souviens d’avoir rencontré à Agra le père Tiffentallen, Jésuite allemand, savant missionnaire ; il étoit généralement aimé et estimé.


Dans tout cet espace entre Dehly et Agra, et même sur la grande route qui va dans le Dékan les chemins ne sont pas libres ; on est assailli tout d’un coup par des mawatis. Ce sont des voleurs qui courent le pays par troupes de trois à quatre cens ; ils se joignent quelquefois jusqu’au nombre de mille, et leurs chefs s’entendent avec les rajas dont le pays dépend, de sorte que les voyageurs sont obligés de marcher en caravanes, qui s’assemblent dans les grandes villes comme Agra, etc. Il n’y a point de jour fixe pour leur départ. Les voyageurs s’arment de fusils dont ils tiennent la mèche toujours allumée, et la caravane part lorsqu’elle se croît assés forte pour passer outre.

Un homme qui n’a pas grand chose à perdre peut bien risquer de voyager seul ; la plus grande incommodité pour un voyageur vient de la quantité de choquis [ou douanes] établis dans le pays sur les chemins et le long des rivières. Ce sont les douanes dont les officiers exigent toujours plus que l’ordonnance, et qui sont impertinents à l’excès ; si on ne leur donne rien, on est presque sûr d’être insulté. Nos soldats européens qui courent le pays, craignent ces sortes de gens ; ils s’embarrassent peu des voleurs qui n’attaquent jamais que lorsqu’il y a du butin à faire. Comme ces soldats vagabonds sont fort sujets à s’enivrer, il leur arrive presque tous les jours quelques scènes fâcheuses, des disputes, des batteries, où ils sont souvent bien étrillés ; mais pour éviter les inconvénients autant qu’il est possible, ils se déguisent en Maures ou même en Gentils, c’est à dire que sous la toque ils conservent au milieu du crâne un petit toupet de cheveux longs. S’ils ont affaire à des Gentils, ils tirent la toque et se disent brames en montrant le toupet ainsi que le cordon. Cela fait qu’on a quelques égards pour eux.

Je conseillerois aussi à un Européen, qui voyageroit sans se déguiser, de porter toujours perruque. Plus d’un soldat ou officier même ont du leur vie à cette chevelure artificielle qui n’est pas connue dans beaucoup de parties de l’Inde. En voici un exemple dans l’un des officiers de notre détachement nommé M. Jobard. Il revenoit de Bettia pour me rejoindre à Eleabad. Comme il vouloit traverser le Gange, il s’adressa au choquis pour avoir un bateau. On le fit attendre plus d’une heure. Impatient, il voulut parler au chef des choquis qui, après une réponse insolente, donna ordre à ses pions de le chasser. M. Jobard, outré de cette indignité, et ne voulant pas permettre à une cinquantaine de gueux qui étoient là, de mettre la main sur lui saute sur le chef et lui met le pistolet sur la poitrine. Le djamadar des pions saute en même tems sur M. Jobard qu’il prend par la queue de sa perruque et la lui arrache, avec un effort dont il tombe lui-même à la renverse. Cet homme tenant les bras élevés dans la plus grande surprise croyoit avoir emporté le crâne de M. Jobard. Tous les pions se regardaient, ne pouvant rien comprendre à un événement aussi singulier. Mais le chef qui voyoit toujours M. Jobard le tenir fortement au collet, malgré la perte de ses cheveux, et qui craignoit d’être la victime de cette affaire, ordonna bien vite à ses gens de se retirer, sur quoi M. Jobard quitta prise. Le chef interdit fit ses excuses, rendit la perruque après l’avoir bien examinée et conduisit lui-même M. Jobard au bateau ; si cet officier avoit eu ses cheveux, il auroit été probablement assommé.


  1. Petite carte depuis Patna jusqu’à Dehly que j’ai faite pendant mes courses, que j’ai remise à M. Danville. Elle a été gravée à mon retour dans l’Inde en 1765. J’en ai donné un exemplaire à M. Floyer *.

    * M. Floyer était chef à Masulipatam en 1777. (M. Hill.)

  2. [Rao Dourdjousingue envoya de ces bayonnettes à Soudjaotdola qui m’écrivit pour en avoir et qui en fit faire de pareilles, assés bonnes.]
  3. Le prince jura sur l’alcoran de tenir ses engagements. Ces papiers ainsi que d’autres ont été perdus dans la journée du 15 janvier 1761, lorsque je fus fait prisonnier. (Autog.).
  4. [Ce billet n’a pas paru depuis : Olkarmollar a qui j’en avois écrit, aura sans doute eu honte de le faire présenter.]
  5. Il se présenta au vizir qui le reçut avec bonté et politesse.
  6. Mes lettres et les réponses avoient été communiquées par M. de Leyrit à M. le Cher de Soupire, maréchal de camp, qui étoit arrivé à Pondichéry en 1757, et se trouvoit commandant général des troupes dans l’Inde.
  7. L’état de Choterpour, gouverné par Indoupot, remontait au début du {{s[XVII}}. Après 1635, un chef rajpoute nommé Champat Rai se rendit presque indépendant dans le Bundelkund. Son fils Chatarsal accrut encore ses territoires. La première capitale de ces rajas fut Kalinjer ; la seconde fut Panna en 1675. Choterpour ne fut fondé qu’en 1707. Attaqué en 1729 par le Grand Mogol Mohamed Shah, Chatarsal appela à son secours les Marates, qui le débarrassèrent du Mogol, mais lui prirent en échange le district de Sangor avec 32 laks de roupies.

    Chatarsal mourut en 1732 à l’âge de 89 ans, laissant beaucoup d’enfants qui régnèrent après lui dans différentes parties du pays. L’un de ses fils Hirde Sah (1732-1739) lui succéda à Panna. Hirde Sah eut pour successeur Sahba sing (1739-1752). sous qui l’on commença à exploiter les mines de diamant du pays. À Sahba sing succéda Aman sing (1752-1758), qui venait d’être assassiné par son frère Indoupoty lorsque Law arriva à Choterpour. Indoupot mourut en 1778.