Mémoire sur l'indépendance de l'Ukraine, présenté à la Conférence de la paix par la Délégation de la République ukrainienne (1919)/La reconstitution de la République ukrainienne

V

LA RECONSTITUTION
DELA
RÉPUBLIQUE UKRAINIENNE

Deux événements considérables se sont produits en 1917-1918 : la puissance séculaire de la Russie s’est effondrée et l’Autriche-Hongrie a suivi la Russie dans sa chute, un an plus tard. Les deux parties de l’Ukraine ont proclamé leurs républiques qui se sont unies le 3 janvier 1919.

Le mouvement ukrainien avait, en 1917, réalisé une force immense. Au centre de ce mouvement révolutionnaire se place la Rada Centrale, qui a été élue, au mois d’avril 1917, par le Congrès national de l’Ukraine, lequel était constitué par les délégués des municipalités, des nombreuses coopératives de l’Ukraine, des sociétés politiques, scientifiques, littéraires, etc. Plus tard, la Rada Centrale s’est ouverte aux représentants des soldats, des paysans et des ouvriers. La Rada a également accueilli dans ses rangs les délégués des Juifs, des Russes et des Polonais. Elle a été le parlement révolutionnaire de l’Ukraine, qui a assumé bientôt le pouvoir dans tout le pays. Sa popularité était immense.

Le président de la Rada Centrale, le professeur Grouchevsky, recevait chaque jour de nombreuses députations et des centaines de télégrammes et de lettres. Dans toutes les villes, dans tous les bourgs, dans tous les villages, des congrès particuliers de toutes sortes se réunissaient, qui demandaient unanimement la reconstitution de l’État ukrainien, sous une forme indépendante ou sous une forme fédérative. Et tous ces congrès rendaient hommage à la Rada Centrale, considérée par eux comme le vrai souverain du pays.

En mai 1917, la Rada Centrale envoya à Pétrograd une délégation qui demanda la création immédiate d’un Commissariat pour toute l’Ukraine. Celui-ci devait préparer l’organisation de l’Ukraine sous la forme d’un État lié fédérativement avec la Russie. Mais le gouvernement provisoire repoussa cette demande, ce qui provoqua dans toute l’Ukraine un mécontentement profond. La Rada Centrale lança alors un manifeste solennel (premier Universal) annonçant que, dès ce moment, elle allait elle-même organiser une Ukraine libre. Le 15 juin 1917, elle choisit parmi ses membres le ministre qui a constitué le Secrétariat général. Le gouvernement de Pétrograd ne pouvait rien contre ce fait ; et, après une lutte violente, il reconnut le Secrétariat général et autorisa son fonctionnement en Ukraine. Mais même après cette autorisation, il voulut s’opposer à ce fonctionnement ; et cette opposition se manifesta surtout en ce qui concernait la réorganisation de l’armée ukrainienne. Parmi les militaires ukrainiens, il y avait une grande ardeur patriotique, et ces militaires voulaient servir dans des corps purement nationaux.

Le Secrétariat général (et surtout le Secrétaire général de la guerre, le général Petlioura qui s’est appliqué de toutes ses forces à soutenir le front sud-ouest au moment de la dernière offensive allemande, en juillet 1917, et jusqu’à l’armistice conclu par les Allemands avec les bolchevistes) favorisa ce mouvement patriotique et s’efforça de l’utiliser en vue de la défense nationale. Mais le gouvernement russe, jusqu’à sa chute (octobre), s’entêta dans son opposition. Et à l’heure où les bolchevistes se sont emparés du pouvoir, les trois quarts du front ukrainien étaient tenus par des régiments russes maximalistes qui ont quitté la ligne de feu.

Le 7 novembre, la Rada Centrale (après la révolution bolchevique) proclama la République ukrainienne par un acte solennel et au milieu d’un enthousiasme indicible de tout le peuple.

En décembre, la France et l’Angleterre envoyèrent leurs représentants diplomatiques (le général Tabouis et M. Bagee) auprès du gouvernement de cette République ; et, peu après, les autres États déléguèrent des représentants officieux.

Le 9 janvier 1918, l’indépendance complète de l’Ukraine fut proclamée par la Rada Centrale qui, avec son président, constituait le pouvoir suprême et en même temps législatif. Le Secrétariat général (le ministère) représentait le pouvoir exécutif. En même temps, était créé un Tribunal général (cour de cassation), nommé plus tard Sénat. La première monnaie ukrainienne fut mise en circulation en décembre 1917. La minorité en Ukraine, les Juifs, les Russes, les Polonais ont vu tous leurs droits reconnus et ont obtenu une autonomie personnelle.

La Rada Centrale a convoqué une Constituante qui devait élaborer la Constitution de l’Ukraine et préciser les relations du pays avec la Russie et les autres États voisins. Selon la loi électorale de la Rada Centrale (suffrage universel, proportionnel, etc.), les élections ont eu lieu en décembre. La Constituante devait se réunir en janvier 1918 ; mais la gravité des événements rendit cette réunion impossible.

Le gouvernement ukrainien avait à combattre, d’une part, les bandes bolcheviques qui quittaient le front sud-ouest de la grande guerre et envahissaient toute l’Ukraine, pillant, incendiant, massacrant et répandant un désordre effroyable. D’autre part, il devait combattre les troupes bolcheviques qui envahissaient l’Ukraine du Nord.

Sous cette double menace mortelle, il accepta de signer la paix séparée de Brest-Litovsk, bien que la Rada Centrale adhérât toujours ardemment au principe de la paix générale.

Dès le début de l’occupation de l’Ukraine par les Allemands, une opposition violente se manifesta à la Rada Centrale contre la conduite de l’État-major allemand et de ses troupes. Mécontents de cette opposition, les Allemands firent occuper par un de leurs régiments le siège de la Rada qui, dès lors, dut cesser de fonctionner. D’autre part, le quartier général allemand soutint, les armes à la main, le candidat des grands propriétaires du pays, le général Skoropadsky qui fut acclamé par ses partisans hetman de l’Ukraine.

La Rada Centrale avait toujours suivi une politique essentiellement démocratique et avait entrepris de larges réformes sociales, surtout en ce qui concerne la question agraire. Tout au contraire, Skoropadsky eut une politique réactionnaire et suspendit notamment l’exécution des réformes agraires. Les partis ukrainiens s’opposèrent tous au régime introduit par l’hetman qui s’entourait uniquement d’anciens fonctionnaires tsaristes, russes d’origine et sympathiques à l’État-major allemand.

Skoropadsky a promulgué une loi fondamentale qui ressemblait étrangement à l’ancienne loi de l’empire russe et qui lui donnait dans le pays les pouvoirs d’un vrai dictateur. Il a rejeté l’idée d’une Constituante, promettant seulement un parlement pour l’heure où la tranquillité serait revenue dans le pays.

Les grands propriétaires, s’appuyant sur les troupes allemandes, exercèrent des représailles sanglantes contre les paysans. Ceux-ci finirent par prendre les armes ; ils firent la guerre aux envahisseurs.

Le 14 novembre, le Conseil national ukrainien forma un Directoire qui, s’appuyant sur tout le peuple, se souleva contre l’hetman Skoropadsky. Ce dernier renonça au pouvoir le 14 décembre.

Le Directoire se composait de cinq personnes qui formaient le pouvoir suprême du pays. Il constitua un ministère et réunit les représentants des municipalités, des coopératives, etc., en un conseil qui tint lieu de parlement. Ce conseil a exprimé sa pleine confiance dans le Directoire et a proclamé à nouveau l’indépendance de l’Ukraine.

À la même heure se réalisait l’union avec l’Ukraine occidentale. Il faut rappeler que jusqu’au suprême instant de son existence, l’empire austro-hongrois, désireux d’avoir les sympathies des Polonais, les avait toujours soutenus au détriment des Ukrainiens, et que le dernier ministre des affaires étrangères de cet empire s’était opposé dans l’intérêt des Polonais à la division de la Galicie en deux provinces, comme le revendiquaient les Ukrainiens.

Après l’effondrement de la monarchie des Habsbourg, le peuple ukrainien de l’Autriche avait constitué un Conseil national dans lequel étaient entrés tous les membres ukrainiens du Reichsrat et tous ceux de la Diète de Galicie et de la Bukovine auxquels s’ajoutèrent les représentants des partis ukrainiens et ceux des districts élus dans les congrès des provinces.

Le 19 octobre 1918, le Conseil national proclama la République ukrainienne occidentale. Il chassa les fonctionnaires autrichiens ainsi que les autorités militaires. Il reconnut les droits des minorités polonaises et israélites.

La volonté de tous les Ukrainiens était depuis longtemps de s’unir en un seul État. Mais la réalisation de ce grand rêve national était demeurée impossible jusqu’en 1919, par suite de l’opposition autrichienne et polonaise. Mais, le 3 janvier 1919, le Conseil national de la République occidentale, ainsi que le Conseil de Kiev, en exprimant la volonté ardente du peuple, ont pu enfin proclamer l’union des deux Républiques, et la République Occidentale est devenue une province autonome de la République Ukrainienne.

Les deux parties de l’Ukraine ont, dès ce moment, formé une seule République Ukrainienne. Le Directoire exerce le pouvoir suprême. À sa tête se trouve le président Petlioura, général en chef des armées ukrainiennes.

L’Ukraine était envahie d’un côté par les troupes de la République russe des Soviets, et de l’autre côté par les Polonais et les Roumains. Elle dut combattre défensivement sur tous les fronts à la fois.

Présentement, la République ukrainienne demande aux puissances de l’Entente de la reconnaître comme un État souverain et de lui donner l’aide morale et matérielle.

Le Directoire a pour tâches principales de chasser les ennemis du pays, d’y faire régner l’ordre et de convoquer la Constituante qui établira la Constitution de la République Ukrainienne.