Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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EXAMEN 5.


Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’a garde d’être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu’il y en eût. Je n’avois pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy 6, dont la veine étoit plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençoient à se produire, et qui n’étoient pas 7 plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en possession de s’y voir l’unique ; il égala tout ce qui s’étoit fait de plus beau jusqu’alors 8, et me fit connoître à la cour. Ce sens commun, qui étoit toute ma règle, m’avoit fait trouver l’unité d’action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avoit donné assez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avoit jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étoient que des marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avoit aucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue, dont il ne connoît point l’écriture, et qui lui défend de l’aller voir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il étoit assuré, et qui étoit prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridicule que lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois inutile à son dessein, s’il ne savoit de certitude que Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que 9 cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu’il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste ne pouvoit être supportable, à moins d’une révélation ; et Tircis, qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins léger que les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une même facilité de croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoir devroient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de le désabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon âme ; mais comme c’étoit un ornement de théâtre qui ne manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps : c’est la manière dont Éraste fait connoître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite, et l’erreur où il l’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile 10. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre l’avoit dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui étoit de marier tout ce qu’on introduisoit sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui falloit quelque cousine de Mélite, ou quelque sœur d’Éraste, pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissois pas tout à fait à cette mode, et je me contentai 11 de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assez visible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pas le seul défaut : il y a de plus une inégalité d’intervalle entre les actes, qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième il n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je ne sais même si les personnages qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs 12), je ne sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de la ville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l’un de l’autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s’entreconnoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudrois que pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’il faut perdre s’y perdît, en sorte que chaque acte n’en eût, pour la partie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sa représentation 13.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autres irrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner si ponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur aye peu d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offensera pas d’un peu de négligence pour le reste.


5. Dans les éditions données par Corneille à partir de 1660, on trouve, à la suite de chacun des Discours, l’Examen des poèmes contenus en cette première (seconde, troisième) partie. L’examen de chaque ouvrage forme ainsi comme un chapitre particulier dans l’Examen des pièces de chaque volume, mais non une dissertation distincte. Thomas Corneille, qui le premier a séparé les examens en 1692, a été obligé parfois de modifier le texte pour faire disparaître les traces de cette continuité de rédaction (voyez la première note de l’examen de la Suite du Menteur). Il est inutile d’ajouter que tous les éditeurs ont agi de même. Sans les imiter en cela, nous séparons comme eux les divers examens, mais nous les mettons en tête de chaque pièce, au lieu de ne les faire venir qu’à la suite. Il y a deux motifs pour procéder ainsi : d’abord l’exemple de Corneille qui, nous venons de le dire, plaça les examens avant les pièces, ensuite la nécessité de rapprocher ces examens des Avertissements, Préfaces, avis Au lecteur, avec lesquels ils ont les plus grands rapports et dont ils ne sont même souvent que des éditions remaniées. — Corneille n’a pas composé d’examens pour ses dernières pièces, à partir d’Othon inclusivement. Pour combler cette lacune, on a, dans les anciennes éditions de la Quatrième partie, réuni en tête du volume les préfaces des tragédies qui y sont contenues.

6. Var. (édit. de 1660-1664) : de feu M. Hardy. — Il était mort vers 1630. Les frères Parfait citent un plaidoyer de 1632 en faveur de sa veuve : voyez Histoire du théâtre français, tome IV, p. 4.

7. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : et n’étoient pas.

8. Var. (édil. de 1660-1664) : jusques alors.

9. Var. (édit. de 1660) : et que.

10. « J’ai peine encore à comprendre comment on a pu souffrir le cinquième de Mélite et de la Veuve. » a déjà dit Corneille dans le Discours de l’utilité et des parties du poëme dramatique, p. 28. Quelques pages plus haut, dans ce discours, il a fait au contraire l’éloge d’une scène du IVe acte.

11. Var. (édit. de 1660-1668) : et me contentai.

12. Voyez plus haut, p. 109, le Discours des trois unités, qui, dans les éditions données par Corneille, est placé en tête du second volume de son Théâtre.

13. Voyez ci-dessus, p. 114 et note 4.