Mélanges politiques (Chateaubriand)/Préface

Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 3-8).

PRÉFACE
DE L’ÉDITION DE 1828.

Quand on aura relu, si on les relit, Buonaparte et les Bourbons, Compiègne, l’État de la France au 4 octobre 1814, le Rapport fait au roi dans son conseil à Gand, etc., il restera prouvé que je suis un ennemi de la légitimité, comme il appert par le Génie du Christianisme que je suis un impie, comme il appert par les Réflexions politiques que dès 1814 je ne voulois pas de la Charte.

Mais si je ne suis pas un impie, je suis tout au moins un philosophe ; en voici la preuve. J’ai dit dans la nouvelle préface de l’Essai historique : « Je crois très-sincèrement ; j’irois demain, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud.

« Je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme ; jamais un mot n’échappera à ma bouche, une ligne à ma plume, qui soit en opposition avec les opinions religieuses que j’ai professées depuis vingt-cinq ans.

« Voilà ce que je suis.

« Voici ce que je ne suis pas :

« Je ne suis point chrétien par patentes de trafiquant en religion : mon brevet n’est que mon extrait de baptême. J’appartiens à la communion générale, naturelle et publique de tous les hommes qui depuis la création se sont entendus d’un bout de la terre à l’autre pour prier Dieu.

« Je ne fais point métier et marchandise de mes opinions. Indépendant de tout, fors de Dieu, je suis chrétien sans ignorer mes foiblesses, sans me donner pour modèle, sans être persécuteur, inquisiteur, délateur, sans espionner mes frères, sans calomnier mes voisins.

« Je ne suis point un incrédule déguisé en chrétien, qui propose la religion comme un frein utile aux peuples. Je n’explique point l’Évangile au profit du despotisme, mais au profit du malheur.

« Si je n’étois pas chrétien, je ne me donnerois pas la peine de le paroître : toute contrainte me pèse, tout masque m’étouffe ; à la seconde phrase, mon caractère l’emporteroit et je me trahirois. J’attache trop peu d’importance à la vie pour m’amuser à la parer d’un mensonge.

« Se conformer en tout à l’esprit d’élévation et de douceur de l’Évangile, marcher avec le temps, soutenir la liberté par l’autorité de la religion, prêcher l’obéissance à la Charte comme la soumission au roi, faire entendre du haut de la chaire des paroles de compassion pour ceux qui souffrent, quels que soient leur pays et leur culte, réchauffer la foi par l’ardeur de la charité, voilà, selon moi, ce qui pouvoit rendre au clergé la puissance légitime qu’il doit obtenir : par le chemin opposé, sa ruine est certaine. La société ne peut se soutenir qu’en s’appuyant sur l’autel ; mais les ornements de l’autel doivent changer selon les siècles et en raison des progrès de l’esprit humain. Si le sanctuaire de la Divinité est beau à l’ombre, il est encore plus beau à la lumière : la croix est l’étendard de la civilisation.

« Je ne redeviendrai incrédule que quand on m’aura démontré que le christianisme est incompatible avec la liberté ; alors je cesserai de regarder comme véritable une religion opposée à la dignité de l’homme. Comment pourrois-je le croire émané du ciel, un culte qui étoufferoit les sentiments nobles et généreux, qui rapetisseroit les âmes, qui couperoit les ailes du génie, qui maudiroit les lumières au lieu d’en faire un moyen de plus pour s’élever à la contemplation des œuvres de Dieu ? Quelle que fût ma douleur, il faudroit bien reconnoître malgré moi que je me repaissois de chimères : j’approcherois avec horreur de cette tombe où j’avois espéré trouver le repos, et non le néant.

« Mais tel n’est point le caractère de la vraie religion ; le christianisme porte pour moi deux preuves manifestes de sa céleste origine : par sa morale, il tend à nous délivrer des passions ; par sa politique, il abolit l’esclavage. C’est donc une religion de liberté : c’est la mienne. »

Pourroit-on croire que dans ces pages où je déclare que j’irois demain, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud, que je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme, pourroit-on croire que des hommes charitables aient trouvé contre moi une accusation de philosophisme ?

— Comment cela ? — Eh ! n’avez-vous pas remarqué cette abominable manifestation de l’erreur ? J’appartiens à la communion générale, naturelle et publique de tous les hommes qui depuis la création se sont entendus d’un bout de la terre à l’autre pour prier Dieu.

En bonne logique, ne puis-je appartenir à la grande communion des hommes qui ont prié Dieu depuis les patriarches jusqu’aux gentils des temps modernes, ignorants encore de l’Évangile ? ne puis-je, dis-je, appartenir à cette communion, sans cesser de connoître et de prier Dieu à la manière des chrétiens ? Mais passons.

Je suis bien plus coupable encore ; je joins l’hérésie au philosophisme, témoin ces mots : Je suis chrétien. C’est du protestantisme tout pur ; je devois dire : Je suis catholique, apostolique et romain. Bien : je suis hérétique parce que je me suis servi du mot fameux des martyrs allant au supplice : « Je suis chrétien ! »

Mais si j’ai déclaré, dans le même paragraphe, que j’irois, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud, que je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme, reste-t-il quelque doute sur mes sentiments ? L’ouvrage dont je ne démens pas une syllabe n’est-il pas l’apologie la plus complète de la religion catholique, apostolique et romaine ? Ah, mes pieux commentateurs ! ce ne sont pas les phrases qui vous blessent ! Vous me trouveriez très-orthodoxe si avant et après ces mots : je suis chrétien, on ne lisoit pas ces divers passages : Je ne suis point chrétien par patentes de trafiquant en religion… Je ne fais point métier et marchandise de mes opinions… Indépendant de tout, fors de Dieu, je suis chrétien sans ignorer mes faiblesses, sans me donner pour modèle, sans être persécuteur, inquisiteur, délateur, sans espionner mes frères, sans calomnier mes voisins… Je n’explique point l’Évangile au profit du despotisme, mais au profit du malheur… Marcher avec le temps ; soutenir la liberté par l’autorité de la religion, prêcher l’obéissance à la Charte comme la soumission au Roi… voilà, selon moi, ce qui pourrait rendre au clergé la puissance légitime qu’il doit obtenir. Le christianisme porte pour moi deux preuves de sa céleste origine : par sa morale, il tend à nous délivrer des passions ; par sa politique, il abolit l’esclavage. C’est donc une religion de liberté : c’est la mienne.

Détester la persécution, l’intrigue et le mensonge ; désirer que la religion s’allie avec la liberté et s’étende avec les lumières du siècle, voilà ma véritable hérésie, mon philosophisme réel, mon péché irrémissible. Un homme qui veut la Charte, en la séparant de l’Évangile, prêche une doctrine stérile ; mais un homme qui demande que la Charte soit déposée sur l’autel est assis dans une chaire féconde en séductions diaboliques : la foule trompée finiroit par se plaire à l’œuvre réprouvée que l’ancien Dragon inspira à Louis XVIII et fit jurer à Charles X.

Pour tout esprit droit et tout cœur sincère, il ne peut y avoir rien d’équivoque dans les phrases incriminées, si on les rattache aux phrases dont elles sont précédées ou suivies ; mais voulant trancher la question, et ne laisser aucune occasion d’anathème aux nouveaux docteurs, je déclare donc que je vivrai et mourrai catholique, apostolique et romain. Voilà qui est clair et positif. Les trafiquants de religion seront-ils satisfaits, me croiront-ils ? Pas du tout ; ils me jugent d’après eux.

Je me serois bien gardé de rappeler de misérables critiques dans une préface, si ces critiques ne tomboient sur un point religieux : le mépris ou l’insouciance en pareille matière seroit coupable. Je professe ma croyance religieuse aussi publiquement que ma croyance politique : j’ai toujours été d’avis qu’il n’y a point de liberté durable si elle n’est fondée, comme la société tout entière, dans la religion ; seulement il ne faut pas prendre l’hypocrisie pour la foi, l’ardeur de la calomnie pour le zèle de la charité, et l’abus que l’on fait des choses saintes pour les choses saintes elles-mêmes.

Je parlerai maintenant de l’écrit placé à la tête de ce volume : Louis XVIII vouloit bien dire que cet écrit lui avoit valu une armée.

Buonaparte est jugé avec rigueur dans cet opuscule approprié aux besoins de l’époque. À cette époque de trouble et de passion les paroles ne pouvoient être rigoureusement pesées ; il s’agissoit moins d’écrire que d’agir ; c’étoit une bataille qu’il falloit gagner ou perdre dans l’opinion ; et perdue, elle dispersoit pour toujours les débris du trône légitime. La France ne savoit que penser ; l’Europe, stupéfaite de sa victoire, hésitoit ; Buonaparte étoit à Fontainebleau, tout-puissant encore et environné de quarante mille vétérans ; les négociations avec lui n’étoient pas rompues : le moment étoit décisif ; force étoit donc de s’occuper seulement de l’homme à craindre, sans rechercher ce qu’il avoit d’éminent ; l’admiration mise imprudemment dans la balance l’auroit fait pencher du côté de l’oppresseur de nos libertés. La patrie étoit écrasée sous le despotisme, et livrée par l’ambition insensée de ce despotisme à l’invasion de l’étranger ; nos blessures récentes saignoient : le donjon de Vincennes, les exils, les fusillades à la plaine de Grenelle, l’anéantissement de notre indépendance, la conscription, les banqueroutes répétées, l’iniquité de la politique napoléonienne, l’ingrate persécution suscitée du souverain pontife, l’enlèvement du roi d’Espagne ; les désastres de la campagne de Russie ; enfin, tous les abus de l’arbitraire, toutes les vexations du gouvernement de l’empire ne laissoient à personne le sang-froid nécessaire pour prononcer un jugement impartial. On ne voyoit que la moitié du tableau ; les défauts étoient en saillie dans la lumière, les qualités plongées dans l’ombre.

Le temps a marché ; Napoléon a disparu : le soldat devant lequel tant de rois fléchirent le genou, le conquérant qui fit tant de bruit, occupe à peine, dans un silence sans fin, quelques pieds de terre sur un roc au milieu de l’Océan. Usurpateur du trône de saint Louis et des droits de la nation, tel se montroit Buonaparte quand j’esquissai ses traits pour la première fois. Je le jugeai d’abord avec les générations souffrantes, moi-même une de ses victimes ; depuis, j’ai dû parler d’un sceptre perdu, d’une épée brisée, en historien consciencieux, en citoyen qui voit l’indépendance de son pays assurée. La liberté m’a permis d’admirer la gloire : assise désormais sur un tombeau solitaire, cette gloire ne se lèvera point pour enchaîner ma patrie.

En 1814, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons ; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte ; mes deux plâtres de Napoléon ressemblent ; mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vrai que la vie.

Cessant lui-même d’avoir un intérêt à garder contre moi sa colère, Buonaparte m’avoit aussi pardonné et rendu quelque justice. Un article où je parlois de sa force étant tombé entre ses mains, il dit à M. de Montholon :

« Si en 1814 et en 1815 la confiance royale n’avoit point été placée dans des hommes dont l’âme étoit détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la sainte-alliance ; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères ; si Chateaubriand, qui venoit de rendre à Gand d’éminents services, avoient eu la direction des affaires, la France seroit sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ait pu dire impunément, à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest, feroient courir l’Europe aux armes[1]. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare : tant d’autres y ont trouvé leur perte ! mais ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu’il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l’administration d’alors. » (Mémoires pour servir à l’Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon, tom. IV, pag. 248.)

Pourquoi ne conviendrois-je pas que ce jugement flatte de mon cœur l’orgueilleuse foiblesse ? Bien de petits hommes, à qui j’ai rendu de grands services, ne m’ont pas jugé si favorablement que le géant dont j’avois osé détester le crime[2] et attaquer la puissance.

Quoi qu’il en soit, en rapprochant l’écrit De Buonaparte et des Bourbons du parallèle De Buonaparte et de Washington[3] et de quelques pages de ma Polémique[4], on saura à peu près tout ce qu’il y a à dire en bien ou en mal de celui que les peuples appelèrent un fléau : les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l’éternité et de la grandeur de ce courroux divin dont ils émanent. Ossa arida… dabo vobis spiritum, et vivetis (Ézéchiel).

  1. Voici le passage auquel Buonaparte fait allusion, et qu’il avoit mal retenu :
    « Jeté au milieu des mers où le Camoëns plaça le génie des tempêtes, Buonaparte ne peut se remuer sur son rocher sans que nous ne soyons avertis de son mouvement par une secousse. Un pas de cet homme à l’autre pôle se feroit sentir à celui-ci. Si la Providence déchaînoit encore son fléau ; si Buonaparte étoit libre aux États-Unis, ses regards attachés sur l’Océan suffiroient pour troubler les peuples de l’ancien monde : sa seule présence sur le rivage américain de l’Atlantique forceroit l’Europe à camper sur le rivage opposé. » (Voyez à la fin de ce volume, Polémique, article du 17 novembre 1818.)
  2. L’assassinat du duc d’Enghien.
  3. Voyez tome VI, Voyage en Amérique, p. 55 et suiv.
  4. Voyez à la fin de ce volume, Polémique, article du 17 novembre 1818 — et tome VIII, article du 5 juillet 1824 inclusivement.