Mélanges politiques (Chateaubriand)/De la dernière déclaration du congrès

Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 144-149).

DE LA
DERNIÈRE DÉCLARATION
DU CONGRÈS.


Gand, le 2 juin 1815.

La déclaration émanée du congrès de Vienne, en date du 12 mai 1815, fait autant d’honneur aux plénipotentiaires qui l’ont signée qu’aux souverains dont elle est pour ainsi dire la dernière profession de foi.

Rien de plus clair et de plus précis que la manière dont les trois questions sont posées et résolues dans le rapport de la commission, inséré au procès-verbal. En effet, le succès de l’invasion de Buonaparte est un fait et non un droit : le succès ne peut rien changer à l’esprit de la déclaration du 13 mars. Cette vérité, resserrée à dessein dans la solution de la première question, seroit susceptible de longs développements.

Soutenir, par exemple, que l’Europe, à qui l’on reconnoissoit le droit d’attaquer Buonaparte encore errant dans les montagnes du Dauphiné, n’auroit pas celui de s’armer contre Buonaparte redevenu le maître de la France, ne seroit-ce pas une véritable absurdité ?

La déclaration du 13 mars prévoyoit et supposoit évidemment le succès, autrement elle devenoit ridicule : on ne fait pas marcher un million de soldats pour combattre douze cents hommes. Buonaparte pouvoit-il entreprendre la conquête d’un grand royaume avec quelques satellites, sans y être appelé par une conspiration redoutable ? Le caractère connu de l’usurpateur devoit confirmer dans cette pensée les princes réunis à Vienne : cet homme n’est point un partisan qui sait faire la guerre à la tête d’une bande déterminée, sur les rochers et dans les bois ; il ne retrouve sa force et son audace qu’en remuant des masses et en employant des moyens immenses. Les souverains avoient donc jugé le péril avec sagesse. L’empereur de Russie apprit le 3 mars, à deux heures de l’après-midi, que Buonaparte avoit quitté l’île d’Elbe ; et le même jour, à cinq heures du soir, une estafette porta à Pétersbourg l’ordre de faire partir la garde impériale russe ; les autres souverains expédièrent des courriers aux ministres et aux commandants de leurs provinces ; en moins d’une semaine le signal fut donné à toutes les armées de l’Europe : ce n’étoit pas, nous le répétons, contre douze cents hommes, qu’un seul pont rompu pouvoit arrêter dans les défilés de Gap, qu’étoit dirigée tant de prévoyance, de résolution et d’activité.

La seconde question du procès-verbal porte sur le traité de Paris, que Buonaparte offre de sanctionner, tout en affectant de l’appeler un traité honteux. Le congrès répond avec raison, et conformément à la déclaration du 31 mars 1814, que Buonaparte, si les alliés lui eussent accordé la paix, n’auroit point obtenu les conditions favorables de ce traité. On eût exigé de lui des garanties qu’on n’a pas demandées à Louis XVIII. Il eût été obligé de payer des contributions, de céder des provinces. Sa parole n’eût pas suffi pour délivrer, comme par enchantement, la France de quatre cent mille étrangers. Oseroit-on prétendre que la politique ne doive pas faire entrer dans ses motifs et dans ses considérations le caractère moral des chefs des nations ? L’Angleterre soumit à l’arbitrage de saint Louis de graves débats qu’elle n’eût pas fait juger par un capitaine de la Ligue. Si la France a été de nos jours exposée à la conquête, c’est par Buonaparte ; si la France est sortie entière des mains de l’ennemi, elle le doit à Louis XVIII. La France auroit peut-être pu garder son tyran par un traité de Paris ; mais en gardant son esclavage, elle eût perdu ses provinces et son honneur.

On nous assure que Buonaparte est bien changé. Non ; ce n’est pas à quarante-cinq ans, quand on est né sans entrailles, quand on s’est enivré du pouvoir absolu, que l’on change dans l’espace de huit mois. Buonaparte, traîné par des commissaires à l’île d’Elbe, se cachant sous leurs pieds pour se soustraire aux vengeances du peuple, n’a pas été ennobli par le malheur, mais dégradé par la honte : il n’y a rien à espérer de lui.

Il est donc vrai que la France n’a eu aucune raison de se plaindre du traité de Paris… Que ce traité étoit même un bienfait immense pour un pays réduit, par le délire de son chef, à la situation la plus désastreuse[1]. Le maréchal Ney, dans sa lettre du 5 avril 1814, adressée à M. le comte de Talleyrand, avoue que Buonaparte reconnoissoit le danger de cette situation : Convaincu, dit-il, de la position où il (Buonaparte) a placé la France, et de l’impossibilité où il se trouve de la sauver lui-même, il a paru se résigner et consentir à l’abdication entière et sans aucune restriction.

Dans quel abîme, en effet, n’avoit-il pas précipité la France !

Lors des conventions du 23 avril 1814, quelques esprits prévenus, oubliant notre position, ne parurent pas les approuver dans toutes leurs parties ; elles rendoient, disoient-ils, aux alliés, sans conditions, les places de l’Allemagne, encore occupées par nos troupes. Quoi ! Paris, Bordeaux, Toulouse, Lyon, ne valent pas Dantzig, Hambourg, Torgau, Anvers ! C’étoit rendre ces dernières villes sans conditions, que d’en faire l’objet d’un pareil échange, que d’obtenir à ce prix la retraite des alliés ! À l’époque du 23 avril 1814, les alliés occupoient la France depuis les Pyrénées occidentales jusqu’à la Gironde, depuis les Alpes jusqu’au Rhône, depuis le Rhin jusqu’à la Loire ; quarante départements, c’est-à-dire près de la moitié du royaume, étoient envahis ; cent mille prisonniers, répartis dans les provinces où les alliés n’avoient pas encore pénétré, menaçoient de se joindre à leurs compatriotes ; quatre cent mille étrangers sur le sol de la patrie, les réserves des Russes, des Autrichiens, des Prussiens, des Allemands prêtes à passer le Rhin, les Suédois et les Danois venant grossir cette inondation d’ennemis, telle étoit la position de la France. Chaque jour on voyoit tomber quelques-unes des places que nous tenions encore sur l’Oder, le Weser, l’Elbe et la Vistule ; et les landwehr, qui avoient formé le blocus de ces places, prenoient aussitôt la route de notre malheureux pays. Au milieu de tant de calamités présentes, de tant de craintes pour l’avenir, que pouvoit exiger le gouvernement provisoire ? Quelle force auroit-il opposée aux alliés, s’il avoit plutôt consulté l’ambition que la justice, ou si les alliés avoient préféré leur agrandissement à leur sûreté ? L’armée n’avoit point encore vu à sa tête le prince noble dépositaire des pouvoirs du roi ; et trop séduite par les prestiges de la gloire, on peut juger à présent qu’elle eût été moins fidèle à ses devoirs qu’à ses souvenirs ; désorganisée, découragée par la retraite honteuse de Buonaparte, eût-elle essayé, sous les ordres de son nouveau chef, de renouveler des combats qu’elle étoit déjà lasse de soutenir sous son ancien général ? Aux premiers signes de mésintelligence, les alliés, occupant la capitale et la moitié du royaume, se seroient emparés des caisses publiques, auroient levé l’impôt à leur profit, frappé de contributions les villages et les villes, et enlevé au gouvernement toutes ses ressources. Ils auroient appelé leurs nouvelles armées d’au delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées ; les Anglois, les Espagnols, les Portugais, partant de Toulouse et de Bordeaux, les Russes et les Prussiens, de Paris et d’Orléans, les Bavarois et les Autrichiens, de Dijon, de Lyon et de Clermont, auroient opéré leur jonction dans nos provinces non encore envahies. Le roi n’étoit point arrivé : auroit-il pu se faire entendre au milieu de ce chaos ? Sans doute il est impossible de conquérir la France. Les Espagnols, les Portugais, les Russes, les Prussiens, les Allemands ont prouvé, et les François auroient prouvé à leur tour, qu’on ne subjugue point un peuple qui combat pour son nom et son indépendance. Mais combien de temps cette lutte se fût-elle prolongée ? Que de malheurs n’eût-elle point produits ? Est-ce du sein de ces bouleversements intérieurs que nos soldats auroient marché à la délivrance de Dantzig, de Hambourg et d’Anvers ? Ces places n’auroient-elles point ouvert leurs portes avant le triomphe de nos armées, avant la fin des guerres civiles et étrangères allumées dans nos foyers ? Car il est probable que dans le premier moment nous nous fussions divisés. Enfin, après bien des années de ravages, lorsque la paix eût mis un terme à nos maux, cette paix nous eût-elle fait obtenir les citadelles rendues aux alliés par les conventions du 23 avril 1814 ?

Que si quelqu’un pouvoit avoir le droit de reprocher le traité de Paris à ceux qui l’ont signé, ce ne seroit pas certainement Buonaparte, qui a donné lieu à ce traité en introduisant les alliés jusque dans le cœur de la France. Dans tous les cas, il est insensé de soutenir qu’il falloit prolonger nos révolutions, recommencer des guerres désastreuses, compromettre l’existence de la patrie, afin de conserver quelques places, peut-être même quelques provinces, conquises, il est vrai, par notre valeur, mais enlevées, après tout, à leurs possesseurs légitimes par l’injustice et la violence.

Au reste, pour juger en homme d’État les conventions du 23 avril 1814 et le traité du 30 mai, qui en est la suite, on ne doit point les prendre isolément : il faut examiner leurs causes et leurs effets, considérer la place qu’ils occupent dans la chaîne des actes diplomatiques ; non-seulement ils firent cesser les calamités de la France, mais ils fondèrent dans l’avenir les droits des souverains et des peuples, la sûreté et la liberté de l’Europe.

Si ces traités forcèrent Buonaparte à descendre d’un trône usurpé, ne sont-ce pas ces mêmes traités qui le condamnent aujourd’hui de nouveau ? Sans l’existence de ces actes salutaires, il pourroit dire que l’Europe n’a pas le droit de s’armer contre lui ; mais il se trouve qu’en vertu même du traité du 30 mai 1814, ce ne sont pas les étrangers qui attaquent le fugitif de l’île d’Elbe, c’est lui qui a troublé la paix du monde.

En effet, quelles sont les bases du traité de Paris ?

1o La déclaration des alliés du 31 mars 1814, qui annonce que si les conditions de la paix devoient renfermer de plus fortes garanties, lorsqu’il s’agissoit d’enchaîner l’ambition de Buonaparte, elles devoient être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance de ce repos ; que les souverains alliés ne traiteront plus avec napoléon Buonaparte ni avec aucun de sa famille ; qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ;

2o L’acte de déchéance du 3 avril 1814, prononcé par le sénat de Buonaparte, acte qui rappelle une partie des crimes par lesquels l’usurpateur avoit attenté à la liberté de la France et de l’Europe ;

3o L’acte d’abdication du 11 avril de la même année, dans lequel Buonaparte lui-même reconnoît qu’étant le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d’Italie ;

4o La convention du même jour, qui répète en des termes encore plus formels la renonciation exprimée par l’acte d’abdication ;

5o Les conventions du 23 avril, où les puissances alliées déclarent qu’elles veulent donner la paix à la France, parce que la france est revenue à un gouvernement dont les principes offrent les garanties nécessaires pour le maintien de la paix.

Ainsi, sans toutes ces conditions préalables, établies dans les actes ci-dessus mentionnés, le traité de Paris n’eût point été conclu, et toutes ces conditions se réduisent à une seule : exclure formellement Buonaparte et les siens du trône de France, tant par l’action d’une force étrangère que par l’acquiescement de sa propre volonté.

Cela posé, Buonaparte, violant des engagements si sacrés, reprenant le titre d’empereur des François, rompt de fait la paix que le traité de Paris avoit établie, et est condamné par le traité môme.

Pour nous résumer : le succès momentané de Buonaparte n’a pu changer la déclaration du 13 mars dernier, comme le prouve la seconde déclaration du 12 mai.

La base, la condition sine qua non du traité de Paris étoit l’abolition du pouvoir de Buonaparte.

Or Buonaparte, venant rétablir ce pouvoir, renverse le fondement du traité ; il se replace volontairement et replace la France qui le souffre dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814 : donc c’est Buonaparte qui déclare la guerre à l’Europe, et non l’Europe à la France.

Ajoutons et répétons encore que le traité de Paris, quoi qu’en dise Buonaparte, étoit nécessaire et très-honorable à la France : c’est ce que nous croyons avoir démontré. Plus on examinera les transactions politiques qui ont préparé et suivi la restauration, plus on admirera les princes et l’habile ministre qui ont si parfaitement jugé les intérêts pressants de la patrie, si bien connu les choses et les hommes. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupoient la France ; quatre mois après, toutes les armées ennemies avoient repassé nos frontières, sans avoir emporté un écu, tiré un coup de fusil, versé une goutte de sang, depuis la rentrée des Bourbons à Paris. La France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d’Anvers ; on lui rend trois cent mille de ses enfants, exposés à périr dans les prisons des alliés si la guerre se fût prolongée ; après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse subitement d’un bout de l’Europe à l’autre. Quel pouvoir a opéré ces merveilles ? Le ministre d’un gouvernement à peine établi, deux princes revenus de la terre étrangère, sans force, sans suite et sans armes, deux simples traités signés CHARLES et LOUIS !


  1. Extrait du procès-verbal du 6 mai.