Avant-propos



L’étude que nous présentons aujourd’hui aux lecteurs de Benjamin Sulte date de 1899. C’est la substance, probablement incomplète, de trois conférences données aux États-Unis et publiées en partie, en 1900 et 1901, dans l’Indépendant, de Fall-River, Mass.

Papineau comme La Fontaine et Cartier, a eu le biographe qu’il méritait en M. A.-D. DeCelles. On ne saurait attendre mieux ou même autant de Benjamin Sulte parce que son travail est antérieur à celui de M. DeCelles. Il ajoute cependant de grands traits à l’histoire politique du pays de 1760 à 1841, et c’est ce qui nous a porté à le publier. Cette analyse critique d’une époque troublée où les nôtres ont été constamment aux prises avec les émissaires anglais qui voulaient nous en imposer paraîtra peut-être trop sévère à quelques-uns, mais elle aura l’avantage incontestable d’être juste et précise. Les opinions personnelles de Benjamin Sulte sont généralement acceptées de nos jours où l’on se rend compte, plus que jamais, du besoin de connaître les dessous de l’histoire et la philosophie des faits qui ont amené les libertés politiques dont nous jouissons à présent. Ce résumé, écrit sans programme arrêté, portera plutôt sur des comparaisons des modes de gouvernements de cette époque éloignée que sur la vie du grand tribun.

En nous reportant aux débuts du régime anglais, il paraît certain que si on nous avait imposé en 1763 une chambre élective nous aurions été fort embarrassés, faute d’éducation politique, puisque le régime français n’admettait rien de cela. Plus tard, on nous offrit une législature. Personne n’ouvrit la bouche pour l’accepter. Tant mieux. La génération qui suivit demanda une chambre populaire et elle l’eut en 1791 ; elle n’était point parfaite, bien que calquée sur celle de la Grande-Bretagne, et ne donna guère de contentement.

L’Europe marchait clopin-clopan. Les déchirements politiques qui s’y succédaient n’instruisaient personne. Le sentiment démocratique, qui paraît avoir commencé dans les masses dès les premiers rois, avait toujours eu des formes vagues, indéfinies, plutôt révolutionnaires que raisonnables. Ce sentiment n’était pas encore formulé dans son sens réel en 1800 et même plus tard, et c’est en Angleterre que l’on parvint à lui donner une marche régulière. Au lieu d’un roi responsable à Dieu et de ministres responsables au roi, ce qui ne voulait rien dire, on eut des ministres dépendants du peuple et le roi obligé d’accepter ces ministres.

En 1820 l’Angleterre et le Canada étaient gouvernés de la même façon, mais l’Angleterre plus mal que le Canada, parce que son administration étant ancienne les abus s’y étaient accumulés hors de proportion avec ce que l’on voyait dans la colonie qui commençait à vivre politiquement. En Angleterre, comme ici, on réclamait des réformes, sans cependant dire de quelle manière il faudrait s’y prendre pour les réaliser. La cause du mal résidait dans ce fait que le roi et son entourage gouvernaient en opposition aux Communes. Les whigs ou libéraux n’avaient pas encore découvert la vérité ; celle-ci n’éclata point, mais s’infiltra avec lenteur, durant trente, quarante ans, un peu partout, et finit par éclairer le monde vers 1850.

Les luttes que Papineau a conduites n’avaient point pour objet de flétrir des concussionnaires ni un monde pourri comme celui d’Angleterre alors, mais plutôt de convaincre nos adversaires de la justesse de nos vues en fait d’administration. Elles ne ressemblaient donc pas à la révolution qui s’élève contre l’iniquité des gouvernants et cherche à les écraser étant persuadée qu’elle ne peut les transformer pour le mieux.

Il va de soi que, après avoir combattu pendant plus de vingt ans pour obtenir une série de réformes dont la majeure partie lui avait été refusée, Papineau déposait dans sa liste de griefs — les Quatre-vingt-douze Résolutions — la substance des multiples questions soulevées au cours de ce long débat. Il pouvait compter sur l’entendement de la masse du peuple puisque toutes ces questions avaient été débattues, commentées et mises en évidence plusieurs fois dans les assemblées publiques. L’éducation des électeurs était faite sur tous ces points, éducation lente si l’on veut, mais aussi rapide au moins que celle de n’importe quel peuple au monde, car il faut bien du temps pour qu’un programme politique nouveau soit compris de la majorité des hommes.

Le sort des Canadiens français était lié aux Quatre-vingt-douze Résolutions. C’était Jules César passant le Rubicon, Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux, enfin un ultimatum à l’Angleterre. Un refus s’opposa à ces demandes de réformes. Alors, il ne nous restait que la révolte. C’est pourquoi plusieurs députés, et bientôt tous ceux des districts de Québec et des Trois-Rivières ne voulurent pas suivre Papineau dans cette démarche. Si les administrateurs que l’Angleterre nous envoyait n’eussent pas été aussi intransigeants, la situation ne serait pas devenue si tendue. Papineau a eu à combattre un gouvernement odieux et il n’a peut-être pas eu tort d’y mettre une fougue parfois exaltée.

« Papineau n’était pas un utopiste, a dit ailleurs Benjamin Sulte.[1] Ce qu’il a demandé à travers sa carrière politique était parfaitement praticable. Seulement, comme tous les agitateurs, il devançait le temps, et encore, sur ce point, on ne peut pas dire qu’il allait trop vite puisqu’il est reconnu aujourd’hui que la plupart des réformes invoquées par lui auraient dû être concédées dès 1830. » Si les circonstances eussent permis à Papineau de patienter six ou sept ans encore, la prise d’armes désastreuse de 1837-38 n’aurait probablement pas été nécessaire. On peut conjecturer, cependant, que le soulèvement ne fut pas inutile. La responsabilité des patriotes aurait été moindre s’ils n’avaient pas cherché l’appui des Américains. Durant la longue période de nos luttes pour agrandir les libertés politiques du Bas-Canada nous n’avions jamais invoqué le soutien de l’étranger ni cherché à attirer les sympathies des puissances.

Le malheur de Papineau est d’avoir survécu aux vingt années (1817-37) où il fut le chef du Bas-Canada, ou, plutôt, d’être retourné en 1847 sur le terrain de la politique active sans avoir compris qu’il entrait dans un monde nouveau.[2] Il tenta, en effet, de reprendre la lutte au point où il l’avait laissée avant son exil. D’autres défenseurs de nos droits, également remarquables, l’avaient supplanté et avaient su tirer de l’Union, faite pour nous anéantir, un parti inespéré. Laissé entre deux bureaux, Papineau abandonna la politique pour toujours. Mais sa mémoire ne saura périr. Toujours on se souviendra des loyaux et utiles services de ce patriote sincère qui, jusqu’à la mort, restera l’incarnation des plus belles vertus canadiennes. La postérité, qui ne l’oubliera pas plus longtemps, lui élèvera un monument digne du souvenir et fera graver dans le marbre ou le granit ces paroles qu’un Canadien anglais disait de Papineau : « He forced the Imperial authorities to grant Lower Canada a larger measure of self government. »

Gérard MALCHELOSSE.


Montréal, 14 mai 1925.


  1. History of Quebec, I, 386.
  2. Ce que dit Robert Christie, History of Lower Canada, II, 330, sur ce sujet vaut qu’on s’y arrête.