Mélanges (Prudhomme)/La Néréide

Œuvres de Sully PrudhommeAlphonse LemerrePoésies 1865-1866 (p. 164-168).


LA NÉRÉIDE


à émile javal


 
Vierge, ton corps, luisant de la fraîcheur marine,
Où l’apporta la vague est à peine arrêté.
À tes mobiles bras, au pli de ta narine
On devine ta race et ta divinité ;
Ô fille de Nérée, on voit que ta poitrine
Se polit au flot grec durant l’éternité.

Ta bouche est plus qu’humaine, et tes vives prunelles
Sont divines ! Leurs feux feraient mûrir nos fruits.
On sent que le caprice est olympique en elles ;
La nature en a fait l’ombre et les étincelles
Avec les éléments des soleils et des nuits :
Ceux qui t’ont regardée, ô nymphe, tu les suis.


Divins aussi tes doigts, artisans de caresse,
Effilés, arrondis par le baiser du flux.
Nous n’en comprenons pas l’opulente paresse :
Nos mains ont travaillé six mille ans révolus,
Et depuis six mille ans la même faim nous presse
Et nous dévorerait si nous ne semions plus.

Nos ancres, en mordant les ténèbres salées,
Ont trouvé plus d’horreur en descendant plus bas.
Elles n’ont pas atteint ces lointaines vallées
Qu’un jour magique emplit, qui roulent sur tes pas
Des ruisseaux de brillants qui ne tarissent pas,
Des sables de corail et d’or dans leurs allées.

Pour nous la mer est triste, et sur les lents vaisseaux
Pleure la solitude aux sombres épouvantes ;
Toi, tu glisses gaîment dans tes profonds berceaux,
Et les molles forêts des campagnes mouvantes
Viennent palper ton sein de leurs lèvres vivantes
Sous les plafonds vitreux et bourdonnants des eaux.

Tu fuis, laissant traîner ta large tresse blonde ;
Ta corbeille de nacre aux tournantes cloisons
Murmure, en moissonnant d’étranges floraisons,

Les lis bleus, les cactus et les roses de l’onde ;
Et jamais les jardins de ce merveilleux monde
N’éprouvent les retours de nos courtes saisons.

Quand notre jour finit, ton aurore commence :
Las d’un brûlant chemin, las d’espace et d’éther,
Le dieu qui fait frémir nos blés dans leur semence
Descend avec délice au fond du lit amer ;
L’abîme vert se teint d’une rougeur immense
Et tout le firmament s’éveille dans la mer.

C’est l’heure où la sirène enchanteresse attire
Les imprudents rêveurs à la poupe inclinés,
Où sur le dos glissant de son affreux satyre
La naïade poursuit les astres entraînés,
Où les monstres nageurs explorent leur empire,
En promenant leurs dieux qui sont les premiers nés.

Leurs dieux leur ont gardé la liberté première,
Quand le jeune chaos, plus hardi que les lois,
Mêlant la terre au ciel et l’onde à la lumière,
Lâchait toute matière au hasard de son poids,
Et, brisant toute écorce où l’âme est prisonnière,
Laissait tous les amours s’échapper à la fois.


Maintenant tout est las, et l’ardente nature
S’affaisse et s’abandonne aux bras morts de l’ennui ;
L’astre accepte son cours, le rocher sa structure,
L’éléphant colossal regrette l’âge enfui ;
Car tous les grands rôdeurs de la haute verdure
S’en vont : des troupeaux vils broutent l’herbe aujourd’hui.

L’Etna dort, et les vents balancent leur fouet lâche ;
La terre est labourée ; à chaque endroit son nom,
Sa ville et ses chemins. L’Océan seul dit : « Non !
Sois riche, ô Terre esclave, en faisant bien ta tâche ;
Je fais ce que je veux. Si ta splendeur me fâche,
J’irai poser ma perle au front du Parthénon ;

« Je franchirai mes murs, si vous passez les vôtres,
Mortels, fils des Caïns et des Deucalions ;
Heurtant vos sapins creux les uns contre les autres,
J’ai vengé votre Dieu de vos rébellions ;
J’ai, comme Orphée, Homère et vos plus grands apôtres,
Sur les monts à mes pieds fait pleurer les lions… »

L’Océan gronde ainsi ; toi, sa nymphe chérie,
Tu ne t’alarmes pas de son courroux divin :
Si ses flots obstinés, redoublant de furie,

En déluge nouveau se répandaient enfin,
Fraîche et levant ta tête au fond des mers fleurie,
Tu presserais encore un immortel dauphin !