imprimerie de la Vérité (Ip. 258-272).

PAPINEAU


DRAME HISTORIQUE


PAR L. H. FRÉCHETTE


28 juillet 1880


I


Beaucoup disent très sentencieusement que le théâtre est l’école du peuple. Si vous demandez ce que l’on enseigne à cette école, on vous répondra plus sentencieusement encore : l’admiration de l’héroïsme, l’amour de la vertu, la haine du vice. Voilà la théorie ; elle est assez séduisante, je l’avoue. Mais lorsque nous consultons l’histoire pour constater de quelle manière cette belle théorie a été réduite en pratique, nous restons convaincus que le théâtre n’a fait, règle générale, que pervertir les peuples. Surtout de nos

jours, où la licence, s’affublant du manteau de la liberté, s’est glissée dans tous les coins et recoins de la société, le théâtre est devenu un véritable fléau, pire encore que la presse.

Je suis convaincu qu’en France le théâtre a fait plus de mal que les journaux, lesquels y ont fait un mal incalculable.

Il manquait au Canada un théâtre national. C’était une lacune dont personne ne s’apercevait, mais qu’il fallait combler tout de même, parait-il. Il y a déjà quelque temps, les journaux de Montréal, embouchant la trompette de la réclame, ont annoncé au monde étonné que M. L. H. Fréchette venait de créer le théâtre canadien et que cette création était toute rayonnante de beauté morale et littéraire.

On s’extasiait surtout devant Papineau. La bonne vieille Minerve, malgré sa sagesse classique, était allée jusqu’à s’écrier, dans un accès de lyrisme :


Il y a dans ce drame de ces mots qui nous étreignent à la gorge et qui précipitent les battements du cœur.


Je tâcherai de faire preuve d’un peu plus de sang froid que mes confrères de Montréal en parlant du drame historique de M. Fréchette.

Notre histoire renferme des épisodes fort dramatiques, mais il faut savoir les choisir. M. Fréchette était-il bien l’homme qui pouvait faire un choix judicieux, et, une fois son sujet choisi, en tirer le meilleur parti possible. Je ne le crois pas.

M. Fréchette tourne bien un vers, tout le monde l’admet ; sa poésie a de l’harmonie, je le concède, quoique cette harmonie soit un peu monotone.

Mais entre un sonnet fait suivant les règles, un madrigal heureux, ou même une ode ronflante de patriotisme, et un bon drame, surtout un bon drame historique, il y a un abîme… que M. Fréchette n’a pas su franchir.

Amour de la vérité, sûreté de principes, sentiment des convenances, voilà les qualités que doit avoir le dramaturge et qui manquent à M. Fréchette. De l’oreille et un peu de grammaire ne suffisent pas.

Le drame historique, tout en possédant des mérites purement littéraires, doit de plus nous représenter un événement digne d’admiration ou qui puisse, du moins, nous servir d’enseignement. Il faut, en outre, que cet événement soit représenté conformément à l’histoire. C’est un point incontestable, je crois.

Maintenant, dans son drame intitulé Papineau, M. Fréchette a-t-il choisi un épisode de notre histoire qui soit fécond en leçons utiles ? C’est la première question qu’il importe de résoudre.

Les troubles de 37 et de 38 sont peut-être ce qu’il y a de moins connu dans notre histoire. Plusieurs, sans se rendre compte de ce mouvement, s’imaginent qu’il était bien beau et que celui qui en fut l’âme est un véritable héros. Erreurs profondes. Le soulèvement de 37 était au fond une triste affaire, et l’homme qui le fomenta un triste personnage historique.

Je prévois à merveille la tempête que je me prépare, car je me souviens encore des torrents d’eau sale que l’on a versés sur la tête de ce malheureux Berger,[1] qui, pourtant, n’avait dit que la vérité. Mais les clameurs d’une certaine clique ne m’effraient pas, et aux gens de bonne foi qui ne manqueront pas de me blâmer je dirai d’avance : Étudiez l’histoire, sans parti pris, et vous serez forcés d’admettre que j’ai raison.

Dans son inexplicable zèle à défendre le drame de M. Fréchette, le Courrier de Montréal a lancé aux rédacteurs du Canadien l’apostrophe suivante :


Dites-donc, confrère, auriez-vous été bureaucrate en 1837 ? Voudriez-vous par hasard faire accroire que nous devons rougir de ceux qui ont versé leur sang pour conquérir les libertés dont nous jouissons ? Si le Canadien est aujourd’hui l’ennemi des patriotes, il a subi depuis 1837 une transformation qui n’est pas à son avantage.

Cette tirade échevelée m’a convaincu que l’on ignore généralement la nature des événements de 37. Voici un journal sérieux qui tombe dans l’erreur historique la plus grossière qui se puisse imaginer, et pas un de nos écrivains qui s’occupent de l’histoire du pays n’a songé à rétablir les faits.

« Si le Canadien, dites-vous, est aujourd’hui l’ennemi des patriotes, il a subi depuis 1837 une transformation qui n’est pas à son avantage. » C’est-à-dire que le Canadien en 1837 donnait son appui à M. Papineau et à ceux que l’on est convenu d’appeler Patriotes.

Or, cela est absolument le contre-pied de la vérité. Monsieur Étienne Parent, qu’on n’accusera certes pas d’avoir jamais manqué de patriotisme et de dévouement à son pays, a combattu le mouvement de 37 avec toute l’énergie dont il était capable.

Il suffira de quelques citations pour établir ce fait important qu’aucun journaliste canadien, n’a le droit d’ignorer.

Le 14 juin 1837, M. Parent, parlant du mouvement dont M. Papineau était l’âme, s’est écrié :


Le sort en est jeté ; notre rôle dans la crise actuelle est de veiller au salut du peuple, d’un côté contre l’oppression du pouvoir, de l’autre, contre les excès de la démagogie, plus redoutable encore que la tyrannie.


Et jusqu’au bout M. Parent a tenu parole, malgré les odieuses et mesquines persécutions dont les chefs du mouvement révolutionnaire le poursuivaient. Avec le clergé et tous les gens sensés, il n’a cessé d’avertir le peuple qu’on le trompait, qu’on le poussait dans une voie funeste, condamnée également par la religion et le véritable patriotisme.

Le Canadien ayant été proscrit par le fameux comité central de Montréal, et son rédacteur destitué de ses fonctions à la chambre d’assemblée, M. Parent écrivait :


Il y a longtemps que le Vindicator, (journal du Dr O’Callaghan, un des lieutenants de Papineau) nous a menacé de cet acte de terrorisme dans l’espérance sans doute que nous nous rendrions parjure à notre conscience et que la crainte de perdre $800 par année nous ferait donner tête baissée dans une politique désastreuse pour le pays… Avec de pareils indices de l’esprit qui anime ces messieurs, où serions-nous, bon Dieu, s’ils arrivaient un jour à s’emparer du pouvoir. Les Craig, les Dalhousie et leurs supports auraient été de petits anges auprès d’eux ; leurs administrations auraient été des âges d’or, comparées aux destinées que nous pourrions attendre du comité central de Montréal et de ses affiliations ? Nous espérons que par le temps qui court un grand nombre de ceux qui se sont laissés entraîner dans le tourbillon commencent à ouvrir les yeux, à voir où on veut les mener, à quelle espèce de liberté on les convie.


Voilà ce que M. Étienne Parent pensait des chefs de l’insurrection, de M. Papineau et de ses lieutenants. Quant aux malheureux que ces hommes avaient égarés, il les croyait dignes de pitié plutôt que de blâme. Jamais il n’a dit qu’il fallait les admirer.

Je pourrais multiplier à plaisir les citations pour prouver que ce journal tenait, en 1837, le même langage qu’il tient aujourd’hui, mais il faut se borner. Je me contenterai du passage suivant que je trouve dans le Canadien du 9 octobre 1837. Il est question des agissements des Fils de la liberté et de la convocation de la fameuse assemblée des six comtés :


Si tout cela n’est pas une farce ridicule, ce sera bien une terrible tragédie. Nous mettrons au plus tôt sous les yeux de nos lecteurs les pièces du drame, farce ou tragédie, qui va commencer, et en attendant nous dirons que s’il y a dans la conduite des agitateurs de Montréal sagesse et patriotisme, s’il y a dans cette conduite autre chose que de la démence et un fatal aveuglement, nous renonçons à tout jamais à calculer le cours des événements politiques en ce pays.


Voilà le mouvement de 37 jugé par un homme dont le Courrier de Montréal a invoqué le témoignage contre nous, un homme dont M. Fréchette lui-même ne voudrait révoquer en doute l’intelligence et la sincérité. Que l’on me dise maintenant si ce mouvement doit être peint en beau, comme l’a fait M. Fréchette dans son drame.

Il est admis de tout le monde que le clergé a désapprouvé sévèrement et d’une voix unanime la politique révolutionnaire de Papineau et de ses adeptes. Cela devrait suffire pour convaincre tout esprit droit et sans préjugés. Car, Dieu merci, le clergé catholique s’est toujours montré l’ami dévoué, constant et éclairé du peuple canadien. Et quand bien même le clergé aurait été seul à condamner ce soulèvement, il faudrait dire qu’il avait raison.

Mais j’ai voulu démontrer que le clergé n’était pas d’un côté et tout le peuple de l’autre, comme certaines gens semblent le croire. Les évêques et les prêtres avaient l’appui de l’immense majorité des fidèles. Il y avait alors, comme aujourd’hui, des méchants et des imbéciles, qui voulaient empêcher le clergé de « se mêler de politique, » mais alors, plus qu’aujourd’hui encore, la grande majorité des Canadiens suivait avec confiance la voix de ses pasteurs.

M. Fréchette a voulu glorifier l’épisode le plus triste et le plus regrettable de notre histoire, remettre en honneur des idées dangereuses, des doctrines subversives, et surtout réhabiliter un homme sans patriotisme, sans principes, sans religion, un démagogue qui ne fut pas même un révolutionnaire.

L’œuvre de M. Fréchette est donc malsaine et antipatriotique.


II


Voyons maintenant si M. Fréchette a su respecter la vérité historique.

On peut, sans doute, réclamer pour l’auteur du drame historique une certaine latitude dans les détails ; mais il faut exiger de lui qu’il représente les faits principaux, qui forment la base de son drame, tels qu’ils se sont produits.

Or, c’est ce que M. Fréchette n’a pas fait.

Il donne au mouvement de 37 un caractère général qu’il était loin, très loin d’avoir ; il prête à Papineau une influence qu’il ne possédait pas. Un des principaux personnages du drame, Geeorges Laurier, dit de Papineau :


Il n’aurait qu’à faire un signe du doigt, lui, vois-tu, pour transformer chaque sillon en tranchée, chaque broussaille en embuscade, chaque chaumière en forteresse. Il n’aurait qu’un mot à dire, et toute la population du pays, armée de haches, de fourches et de faux, viendrait se ranger ses côtés décidée à combattre jusqu’à la mort sous le drapeau de l’indépendance.


Un autre personnage, Rose Laurier, dit :


Mon pays est en insurrection.


Et du commencement jusqu’à la fin du drame on retrouve la même erreur historique. S’il fallait en croire M. Fréchette, le mouvement de 37 aurait été une conflagration générale, le mouvement, spontané et grandiose de tout un peuple, un événement comparable à l’insurrection des Polonais. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Ici je laisse la parole à Garneau, que certes le Courrier de Montréal ne traitera pas de bureaucrate et d’anglomane.


«  Il (lord Gosford) pensait qu’il y avait beaucoup d’exagération dans les rapports des assemblées tenues par les partisans de M. Papineau ; que les affaires pourraient marcher si les deux conseils étaient libéralisés et que rien n’était plus erroné que de supposer que la masse des Canadiens-français était hostile à l’Angleterre. Malgré les troubles qui éclatèrent, cette appréciation était parfaitement juste. » (Garneau, Histoire du Canada, Vol. III, page 313.)


À la page suivante du même volume nous trouvons ce passage remarquable, qui fuit bien voir jusqu’à quel point les Canadiens étaient peu enthousiasmés de Papineau et de sa propagande révolutionnaire :


On faisait les plus grands efforts peur soulever partout le peuple ; mais on éveillait plutôt la curiosité de la foule que sa colère. Loin des villes, loin de la population anglaise et du gouvernement, le peuple vit tranquille, comme s’il était au milieu de la France et sent à peine les blessures du joug étranger. La peinture qu’on lui faisait des injustices et de la tyrannie du vainqueur excitait bien lentement les passions de son âme et ne laissait aucune impression durable. D’ailleurs, il n’avait pas une confiance entière dans tous les hommes qui s’adressaient à lui.


Voilà comment parle l’histoire de cette population que M. Fréchette nous représente comme brûlant du désir de s’armer de haches, de fourches et d’autres armes aussi primitives, de transformer ses sillons en tranchées ses broussailles en embuscades, ses chaumières en forteresses, et prête à « combattre jusqu’à la mort, » au moindre signe de Papineau, « sous le drapeau de l’indépendance. »

Dans la situation du pays en 37 il n’y avait rien qui put remuer fortement les masses. Le peuple n’était pas écrasé de taxes, au contraire, les impôts à cette époque étaient presque nuls ; sa liberté religieuse n’était pas attaquée, ni menacée. Il y avait des abus graves dans l’administration, et les Canadiens-français étaient pratiquement exclus des emplois publics ; mais ces abus n’étaient pas assez criants et ne touchaient pas le peuple d’assez près pour soulever les masses.

Je reviens à Garneau. Voici ce qu’on lit à la page 316 du troisième volume de son histoire du Canada. Ce passage, je crois, achèvera de convaincre le public que M. Fréchette ignore complètement l’histoire de cette époque ou qu’il l’a faussée à dessein :


Le colonel Hertel, qui commandait un bataillon de milice de 1500 hommes dans le comté des Deux Montagnes, ce centre d’agitation, écrivait au gouvernement que ses soldats étaient pleins de loyauté et prêts à obéir à ses ordres au premier appel qui serait fait. Mais le grand nombre, ne voyant pas encore de véritables dangers, désirait laisser le gouvernement se tirer comme il le pourrait de ces difficultés, puisque c’était lui qui en était la cause première en voulant maintenir un ordre de chose plein d’injustices et de distinctions nationales. Lorsqu’ils apprirent, cependant, qu’il y avait eu résistance ouverte à Saint-Denis et à Saint-Charles, ils sortirent de leur neutralité pour appuyer le gouvernement ; et les Canadiens, à Québec, à Montréal, à Berthier, à la Rivière Ouelle, à Kamouraska, à Lotbinière, à Portneuf, à Champlain, aux Trois-Rivières, et dans presque tout les comtés du pays, lui présentèrent des adresses et se rallièrent à lui.


Voilà le pays qui, d’après M. Fréchette, était « en insurrection ; » voilà le peuple qui, d’après le même auteur, était prêt à « se ruer comme un torrent sur ses oppresseurs. »

Jamais on n’a plus audacieusement outragé la vérité historique.

M. Fréchette met., dans la bouche de Georges Laurier, ces paroles :


Louis Joseph Papineau, c’est O’Connell et Washington fondus en un seul homme.


Or, la vérité vraie c’est qu’il n’y avait rien de ces deux hommes dans Papineau. Washington était un brave ; il n’a jamais poussé ses partisans à la révolte pour les abandonner lâchement au moment du danger. Il a payé héroïquement de sa personne, et ne s’est jamais sauvé à travers les forêts à la veille d’une bataille, sous prétexte que son pays aurait besoin de lui plus tard.

Quant au grand libérateur irlandais, il n’a jamais poussé son peuple à la rébellion. Au contraire, tout en l’agitant profondément, il le retenait d’une main ferme dans la voie de la stricte légalité. Et lorsqu’on considère qu’il avait affaire à un peuple réellement opprimé, tyrannisé, broyé depuis des siècles, à un peuple facilement excité et difficilement contenu, et quant on songe que jamais il n’a perdu le contrôle du mouvement qu’il avait organisé, on est étonné de sa majestueuse puissance.

Et Papineau ? On prétend qu’il ne voulait pas que le peuple prit les armes. Mais c’est admettre son impuissance à diriger les masses, et l’on a mauvaise grâce alors de le comparer à O’Connell.

O’Connell était un catholique sincère et un grand génie ; Papineau n’était qu’un impie et un déclamateur.

Mais veut-on réellement savoir ce qu’O’Connell pensait de Papineau ? M. Fréchette lui-même le sait-il ? Je ne le crois pas, car s’il le savait, la comparaison qu’il fait entre ces deux hommes ne serait plus qu’une moquerie amère. Voici donc ce que disait O’Connell, le 30 juillet 1838, en parlant des troubles de 37.


Les amis de la liberté avaient d’abord tout en leur pouvoir, et ils auraient réussi s’ils s’y étaient bien pris. Sans leur folie, leur méchanceté et leurs crimes, ils auraient finalement triomphé ; mais du moment que M. Papineau et les autres eurent répandu le sang et fait éclater la rébellion contre le pouvoir exécutif, dès lors ils perdirent l’appui de tout homme qui désire obtenir la liberté d’un peuple par des moyens constitutionnels légaux, et ils méritèrent le plus grand malheur qui pût les affliger, celui de mettre leur patrie sous le joug du despotisme.


Est-ce assez écrasant ?

M. Fréchette représente Papineau comme un homme généreux à l’excès ; or, l’on sait qu’il était remarquablement près de ses pièces, qu’il avait un soin tout particulier, excessif même, de ses propriétés, et qu’il aimait l’argent outre mesure.

Je n’entrerai pas dans l’interminable discussion qui a eu lieu en 1848 sur la question de savoir si Papineau s’est montré lâche à Saint-Denis, ou s’il n’a cédé qu’aux instances de ses amis. Je ferai seulement remarquer qu’un homme de cœur, sous aucun prétexte, n’aurait abandonné les siens au moment du danger comme Papineau l’a fait à Saint-Denis.

Du reste, il ne faut pas croire que le Dr Nelson ait été le premier à accuser Papineau de lâcheté, et que cette accusation n’ait été inventée que dix ans après les troubles. Dès le lendemain de la bataille de Saint-Denis, deux journaux de Montréal, le Populaire et l’Ami du Peuple, accusaient Papineau d’avoir fui honteusement. C’est un point important à noter.

Mais là où M. Fréchette fausse évidemment le caractère de Papineau, c’est lorsqu’il le représente comme hostile à la résistance armée et comme animée de loyauté envers l’Angleterre. À la fin du drame il fait dire à son héros :


Il ne faut pas confondre le peuple anglais avec nos argousins, le bourreau Haldimand avec la grande nation dont le drapeau a promené la civilisation sur la moitié du globe… Le jour n’est pas loin peut-être où l’Angleterre, éclairée sur ce qui se passe ici, appréciera la justice de notre cause, et fera la réparation éclatante et généreuse… Le grand cri de la protestation est jeté. L’Angleterre l’a entendu, et elle nous rendra justice.


Voici maintenant ce que Papineau écrirait dans son « Histoire de l’insurrection du Canada », publiée à Paris en 1839 :


Les Canadiens n’ont aucune justice à espérer de l’Angleterre ; pour eux, la soumission serait une flétrissure et un arrêt de mort.


Et ailleurs, dans la même brochure, cet homme qu’on nous représente comme un agitateur constitutionnel, comme un second O’Connell, pousse ce cri féroce.


Aussi, parmi les acteurs de ce drame sanglant, n’y en a-t-il aucun qui se répente d’avoir tenté la résistance ; et parmi leurs concitoyens, il n’y a pas un sur mille qui leur reproche de l’avoir fait. Seulement il y a dans l’âme de tous un chagrin profond que cette résistance ait été malheureuse, mais en même temps un grand espoir qu’elle sera reprise et prévaudra.


Le souvenir des malheurs qu’il avait causés à sa patrie ne l’arrête pas ; les pleurs des veuves et des orphelins qu’il avait faits ne touchent pas son cœur ; le spectre sanglant de ses compatriotes tombés, par sa faute, à Saint-Denis et à Saint-Charles ne l’effraie point : Il veut reprendre son œuvre de désolation et de ruines, il veut pousser de nouveau ses frères à la révolte pour les abandonner encore au moment du danger.

Mais cet homme fait horreur, et on veut le donner comme un modèle à la jeunesse !

C’est une honte !


III


Étudions maintenant Papineau au point de vue de l’art dramatique.

Mais d’abord rendons cette justice à M. Fréchette : Il connaît la grammaire française. Pour un membre de la Société d’admiration mutuelle, c’est beaucoup. En lisant les ouvrages de M. Fréchette on est certain de ne pas rencontrer à chaque page ces phrases merveilleusement, je dirai même savamment incorrectes qui caractérisent les écrits de certaines gens de plume que je pourrais nommer. Sa prose, cependant, est inférieure à ses vers. On y trouve trop de déclamation, trop d’efforts pour attirer l’attention du lecteur, trop de gesticulation, en un mot. Mais la syntaxe est respectée et le sens est clair.

La correction grammaticale de Papineau ne laisse à peu près rien à désirer. Mais la correction grammaticale ne constitue pas le drame.

Il faut dans le drame l’unité d’action. L’école moderne, je le sais, a rejeté l’unité de temps et de lieu ; mais l’unité d’action est tellement nécessaire au drame que Hugo lui-même, qui a tant osé en littérature, n’a pas songé à la supprimer. Or, M. Fréchette n’a pas observé cette loi fondamentale. L’action de son drame est distinctement double. Il y a d’abord les amours de Rose Laurier et de Hastings, qui ne sont pas un simple épisode, puisqu’elles traversent toute la pièce et en font une partie essentielle. C’est même autour de ces amours que se noue le peu d’intrigue que le drame renferme, c’est sur elles que se porte tout l’intérêt. Mais à côté du drame amoureux est le drame politique : L’insurrection des Patriotes, la bataille de Saint-Denis, la fuite de Papineau. À vrai dire, la partie politique n’est, qu’accessoire aux amours de Rose et de Hastings, et n’était-ce le titre : Papineau, drame historique, on pourrait considérer les événements de 37 comme un simple épisode, ou plutôt comme le cadre du tableau.

Voilà, à mon avis, le défaut capital de Papineau au point de vue de l’art dramatique.


Dans ce drame, il y a quatre actes et neuf tableaux, mais comme la scène se déplace à la fin de chaque tableau, on peut dire que c’est un drame en neuf actes ! C’est ce qu’on n’avait pas encore vu, je crois, mais avec l’art moderne il y a des accommodements. Du reste, il ne faut pas oublier le progrès. Il y a progrès partout ; c’est un mot, bien trouvé qui sert à couvrir la décadence universelle.


Il y a beaucoup, d’invraisemblances dans le drame de M. Fréchette. Souvent les personnages arrivent sur la scène ou en sortent sans raison valable ; on voit la main de l’auteur qui les fait mouvoir comme des marionnettes. Ainsi, au deuxième acte, troisième tableau, la scène représente une route solitaire à Saint-Denis. On voit d’abord Camel qui conspire avec un inconnu contre la vie de Papineau ; ces deux personnages s’en vont et Michel, qui avait surpris leur conversation, sort pour avertir Pose. Puis comme Michel disparaît, on voit arriver Georges Laurier et Hastings, qui semblent sortir de terre, tant leur présence en cet endroit est peu justifiée et inattendue. Ensuite, quand ils sont partis, Rose et Michel surgissent comme par enchantement. Tout cela est guindé et sent le novice.

La scène qui se passe dans la cabane à sucre, où Papineau fugitif rencontre des patriotes, également fugitifs, et où il leur débite un grand discours politique, est fort absurde. Mais la dernière scène est la plus abracadabrante de toutes. Je laisse la parole à l’auteur :


« Le décor représente un paysage de la fin de novembre, sur la frontière du Canada et des États-Unis. À l’avant dernier plan un pont sur une rivière, et un corps de garde, à droite. Au dernier plan à gauche une maison de douane américaine. À l’autre bout du pont, du même côté, un mât au bout duquel flotte le pavillon des États-Unis. Dans le lointain un village américain. Au lever du rideau Papineau est debout sur le pont, au pied du mât, avec Pacaud occupé à abaisser le pavillon. Rose, en amazone, se tient à l’entrée du pont, du côté canadien, faisant face à une escouade de volontaires épaulant leurs fusils dirigés sur Papineau. Georges, Dulac, Desrousselles, et quelques autres patriotes sont prisonniers. »


Comment se fait-il que tout ce monde soit réuni sur ce pont ? Et surtout comment se fait-il que les soldats n’aient pas arrêté Papineau, Pacaud et Rose en même temps que les autres ? Voilà ce que personne ne pourra jamais expliquer d’une manière plausible.

Rose apostrophe les soldats et les traite d’alguazils (textuel), reproche qui a dû leur fendre le cœur. Puis Pacaud jette le drapeau américain sur les épaules de Papineau et débite une phrase, ce qui fait que les soldats baissent les armes. Michel, que l’auteur avait laissé poignardé par Camel dans la cabane à sucre, arrive providentiellement et sauve Papineau qui est sur le point de recevoir une balle de Camel. Puis, ô dernière merveille, Hastings fait son apparition. Grâce à une lettre que Michel remet à Rose au moment d’expirer — vieux truc usé jusqu’à la corde — le malentendu survenu entre Hastings et Rose s’explique. Papineau toujours sur le pont et le drapeau américain sur les épaules, en manière d’écharpe, donne sa « bénédiction » (textuel) à « ses enfants. » Et le rideau tombe sur cet espèce de mariage, civil !

N’est-ce pas que tout cela est ridicule, invraisemblable et contraire au bon goût ?

M. Fréchette fait jouer à son héros un rôle très effacé. Rose, Hastings et Nelson sont des personnages bien plus importants que Papineau. Papineau c’est le monsieur qui place des discours. Il ne fait que bavarder à tout propos et hors de propos. Jamais il ne fait son apparition sans discourir. Ce rôle, il faut l’admettre, est assez conforme à l’histoire, car Papineau était un déclamateur superbe, mais il n’allait jamais ni au-delà ni au-dessus de la harangue.

Pourtant, puisque l’auteur a fait litière de la vérité historique, il aurait dû donner à son héros plus de mouvement. Papineau, on l’entend souvent, mais on le voit agir qu’une seule fois : C’est lorsqu’il se sauve de Saint-Dénis, où il aurait dû rester, malgré Nelson et les autres patriotes, en supposant qu’ils l’aient réellement pressé de partir.

À part le héros et l’héroïne, les autres personnages sont en général bien réussis. Mais cette pauvre Rose est l’être le plus désagréable, le plus agaçant, le plus impossible qui se puisse imaginer. C’est un vrai bas bleu, une bachelière-ès-lettres, comme dirait Louis Veuillot. Vous l’avez entendue, tout à l’heure, lancer le mot alguazil à des soldats qui ne savaient peut-être pas lire. Mais ce n’est rien. Écoutez-la répondre à Hastings, qui lui demande si elle s’intéresse à la politique :

À la politique ? Oh ! non ! Vous appelez cela de la politique, ce sentiment vrai, puissant, sincère, qui fait aimer son foyer, son sol natal, sa race ! qui vous fait désirer de voir tout cela libre et grand ? Oh ! détrompez-vous, monsieur ! La politique et l’amour du pays sont deux choses bien différentes. Jérémie ne faisait pas de politique lorsqu’il pleurait sur les ruines de Jérusalem. Léonidas et ses trois cents Spartiates ne faisaient pas de la politique lorsqu’ils se faisaient écraser aux Thermopyles pour défendre le sol sacré de la patrie… Et Beaurepaire, faisait-il de la politique lorsqu’il se brûlait la cervelle plutôt que de signer la capitulation de Verdun…

J’épargne au lecteur le reste de la tirade. Et M. Fréchette veut faire croire au monde que le sol canadien produit de telles merveilles pédagogiques ! Oh non ! On en trouve peut-être à Boston, mais nulle part ailleurs sur ce continent.

Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ce caquetage scientifique ne dégoûte pas Hastings. À peine Rose a-t-elle débité cette harangue, que le jeune Anglais la demande en mariage. Pour moi, j’aimerais cent fois mieux m’ensevelir vivant dans les sables du Sahara ou dans les glaces du Groënland que d’épouser une femme qui me parlerait de Léonidas et de ses trois cents Spartiates.

M. Fréchette appelle cette jeune fille : La sainte, et elle admire le suicide ; elle bat les campagnes à toute heure de la nuit avec n’importe qui ; elle « tire du pistolet » ; elle chante la Marseillaise la carabine à la main, et fait cent autres extravagances. Excentrique, oui ; sainte, jamais.

Je crois pouvoir résumer comme suit cette étude sur Papineau : Le drame de M. Fréchette a pour but de glorifier des événements et de réhabiliter un homme que les gens bien pensants ne peuvent pas admirer ; il n’est pas du tout conforme à la vérité historique ; et comme simple œuvre d’art il est d’une très faible exécution.[2]

  1. Sous ce nom de plume un correspondant du Canadien s’était élevé avec force contre l’espèce de culte que certaines gens rendaient à Papineau, mort sans sacrements et enterré dans son champ.
  2. Cette critique valut à M. Tardivel une explosion de haine dans les colonnes de la Patrie, numéro du 31 juillet 1880. Voici un échantillon de cette prose libérale :

    « Quel brave garçon ! quel sympathique écrivain ! quel charitable confrère que ce M. Tardivel.

    « C’est le modèle des journalistes réactionnaires militants !

    « Un vrai petit Veuillot, quoi !

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    « C’est écœurant, voilà tout ; et si M. Tardivel a ou l’intention de donner le haut-le-cœur à ses lecteurs, il a parfaitement réussi.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    « Il faut que l’homme soit fou on qu’il soit bien bêtement méchant.

    « J’aime mieux croire à la folie, en attendant le retour de Fréchette qui n’a pas besoin de moi pour régler ses comptes.

    « M. Tardivel ne perd rien pour attendre ! »

    M. Tardivel profite de cette occasion pour faire remarquer à la Patrie qu’il attend toujours.