Mélange de différentes pièces de vers et de prose/1/Cléomélie

Traduction par P.-J. Fiquet-Dubocage.
(Tome premierp. 1-152).

CLEOMELIE.

Hiſtoire d’une Dame arrivée depuis peu de Bengale en Angleterre.
traduite de l’Anglois d’après Mademoiſelle ELISE HAYWOOD.

La fortune a des revers que la prudence humaine ne peut prévoir ni éviter. C’eſt ce qu’éprouva le ſage & malheureux chevalier Derland. Ses ennemis & la perte de ſes biens l’avoient réduit dans la ſituation la plus déplorable. Tant qu’il n’eut que des malheurs à eſſuyer, il les ſoûtint avec des ſentimens & une fermeté dignes de ſa naiſſance : mais il ne put ſupporter plus long-tems le mépris accablant de ceux qu’une grande richeſſe & une mauvaiſe éducation autoriſoient à inſulter à ſa miſere ; le courage réſiſte à tout, excepté à la honte.

Derland réſolut donc de quitter l’Angleterre pour mener une vie tranquile & inconnue dans des climats éloignés ; il choiſit Bengale pour le lieu de ſa retraite, comme l’endroit le plus propre à lui procurer le rétabliſſement de ſes affaires & du repos. Muni de ces lettres de recommandation, que la vanité donne ſi aiſément à l’infortune, il partit avec ce qu’il put ramaſſer du reſte de ſes biens, emmena avec lui ſa femme & une fille unique : mais il trouva que le changement de lieu n’apportoit guere de ſoûlagement à ſes peines. Si le parti qu’il avoit pris de s’attacher au Commerce pour ſoûtenir ſa famille lui procuroit quelque avantage, les maladies longues & cruelles qui accablerent ſa femme, le jetterent dans un chagrin & des dépenſes qui troublerent long-tems la tranquilité dont il commençoit à joüir. Cependant il ne ſe repentit point du parti qu’il avoit pris : il ſe trouvoit à l’abri des regards humilians de ceux qui l’avoient vû dans une fortune brillante, il étoit honoré de tout ce qui habitoit Bengale ; la vertu acquiert ordinairement plus de conſidération chez les Etrangers que dans ſon propre pays. La ſienne étoit reſpectée ; ſes ſoins & ſon travail lui fourniſſoient de quoi ſatisfaire aux aiſances de la vie ; il comptoit pour rien ſes propres fatigues, & ſe ſeroit crû heureux, ſi ſa femme avoit joüi d’une meilleure ſanté ; mais il étoit deſtiné à eſſuyer ſans relâche les plus grands revers.

Après pluſieurs années de maladie, cette femme ſi chere mourut, & le laiſſa dans la plus violente affliction : mais le tems & les ſoins de la jeune Cléomélie ſa fille adoucirent enfin l’amertume de ſes regrets. Cette jeune perſonne avoit 14 ans, quand ſa mere mourut : heureuſement née, elle avoit répondu au de-là de toute eſpérance à l’éducation que lui avoient donnée des parens ſi vertueux : cependant ſon caractere ſérieux, modeſte, & diſcret, avoit dérobé au pere une partie des perfections de la fille ; il ne commença à la bien connoître, qu’après la mort de ſa mere. Ce fut alors qu’elle montra dans le gouvernement de ſa maiſon toute la ſageſſe & l’intelligence dont elle étoit capable ; & dans ſes ſoins, ſes attentions, & ſon reſpect pour ſon pere, elle lui prouvoit en mille manieres l’extrème attachement qu’elle avoit pour lui. Auſſi ce pere infortuné prit-il en elle cette confiance aveugle, qui fait le bonheur des cœurs tendres tant qu’elle n’eſt point éclairée.

Le pere & la fille joüiſſoient d’une tranquilité qu’ils n’avoient pas encore reſſentie, lorſqu’un Gentilhomme Anglois nommé Kennel, vint s’établir à Bengale ; non pour y rétablir, comme Derland, une fortune malheureuſe, mais pour être plus à portée de ſatisfaire l’avarice dont il étoit dévoré, en ajoûtant de nouvelles richeſſes à celles qu’il avoit déjà. La crainte de s’engager dans quelque dépenſe de ſociété, lui fit prendre un genre de vie fort retiré. Il tenoit dans une contrainte perpétuelle un fils jeune, d’une figure touchante, & d’un caractere auſſi noble que celui de ſon pere étoit mépriſable. Peu de gens les connoiſſoient : mais eſt-il des retraites que l’amour ne pénetre ? Il deſtinoit le jeune Edward & la jeune Cléomélie à faire le malheur l’un de l’autre ; il ſut les rapprocher. Le Gouverneur de Bengale, à l’occaſion du mariage de ſa fille, donna un bal, où il invita toute la jeuneſſe. Derland confia ſa fille à une femme de ſes amies pour l’y conduire, charmé de procurer à Cléomélie une occaſion de ſe divertir. Kennel après avoir employé pluſieurs mauvaiſes raiſons pour ſe diſpenſer d’y laiſſer aller ſon fils, permit enfin qu’il s’y trouvât, par la crainte qu’en déſobligeant le Gouverneur, il n’en revînt quelque dommage dans ſon commerce : les vices & les vertus font faire ſouvent les mêmes actions aux hommes.

Edward & Cléomélie ne fixerent pas les yeux l’un ſur l’autre, ſans ſentir en même tems la même impreſſion : Cléomélie rougit, Edward ſe déconcerta. Tous deux d’un caractere tendre & mélancolique, leur premier ſentiment fut celui d’une paſſion invincible ; mais leur inexpérience les empêcha de le connoître. Ils s’approcherent, ſe parlerent, s’intéreſſerent l’un pour l’autre, ſe firent des confidences, & le bal finit. Croyant avoir encore beaucoup de choſes à ſe dire, ils convinrent de ſe trouver le lendemain chez un vieillard, dont le mérite avoit rendu la maiſon ouverte ſans indécence aux enfans comme aux peres & meres. Edward & Cléomélie y avoient déjà été pluſieurs fois ſans s’y rencontrer, ils en étoient étonnés ; & ſans ſe douter du motif qui les y conduiſoit, ils réſolurent de s’y voir ſouvent.

L’eſprit, la beauté, & la vertu de Cléomélie étoient vantés partout ; & quoique la fortune de Derland fût peu conſidérable, les plus riches habitans regardoient comme un bonheur de pouvoir la faire épouſer à leurs fils. Parmi ceux qui la demanderent à ſon pere, Thomſon fut celui qui marqua le plus d’empreſſement : c’étoit un homme qui joignoit une intégrité reconnue à une fortune immenſe ; il n’avoit qu’un fils à qui il avoit donné la meilleure éducation. Elle étoit ſoûtenue en lui par un caractere de douceur & de probité qui le faiſoit reſpecter dans un âge où même il eſt rare de ſe faire eſtimer. Quoique Derland fît ſon bonheur de vivre avec ſa fille, il étoit réſolu de s’en ſéparer pour lui procurer un établiſſement avantageux. Il promit donc à Thomſon qu’il en parleroit à Cléomélie, & ajoûta qu’il ne doutoit pas qu’elle n’acceptât la propoſition : dans cette eſpérance, il invita le jeune Thomſon à venir chez lui, afin qu’il pût lui-même faire déclarer les ſentimens de Cléomélie en ſa faveur.

Elle ne s’apperçut qu’elle aimoit Edward, qu’au moment où elle ſe vit dans le cas de l’abandonner : elle fut étonnée & affligée de cette découverte, & auroit voulu étouffer ſa paſſion naiſſante : mais il n’étoit plus tems ; l’impreſſion étoit faite, & devenoit de jour en jour plus profonde. Les réflexions qu’elle faiſoit ſur le caractere des peres de ſes deux amans, lui firent prévoir dès-lors les contradictions qu’elle alloit éprouver : le pere de Thomſon eſtimoit les qualités de l’ame bien plus que les biens de la fortune, & ſe ſeroit trouvé très-heureux de pouvoir obtenir pour ſon fils une femme telle que Cléomélie, ſans autre dot que ſa vertu. Kennel au contraire faiſoit conſiſter le vrai mérite & le ſouverain bien dans les richeſſes ; il avoit une nombreuſe famille, & étoit auſſi inférieur à Thomſon par la fortune que par les ſentimens. Il s’étoit apperçu du penchant de ſon fils pour la fille de Derland, & lui avoit défendu ſous peine d’être déshérité, de penſer à elle : mais l’amour ſuit-il jamais d’autres lois que les ſiennes ? Cette défenſe développa le cœur d’Edward comme la demande de Thomſon avoit développé celui de Cléomélie ; il connut ſa paſſion pour elle, & s’y livra tout entier. Les obſtacles exciterent ſon amour, & ſes empreſſemens augmenterent celui de Cléomélie ; ils n’étoient occupés l’un & l’autre qu’à préparer les occaſions de ſe voir ; chaque jour elles devenoient plus rares, Thomſon obſédoit Cléomélie, Kennel obſervoit ſon fils avec un ſoin extrème ; mais enfin ces amans trouverent le moyen de ſe parler, & ne ſentirent que plus vivement la douceur de profiter des momens d’entretien que leur procuroit la maiſon du vieillard leur ami.

Malgré la violence de ſa paſſion, Cléomélie prévoyoit tous les malheurs qu’elle ſe préparoit : mais loin d’en être allarmée, ſon ame courageuſe ſe faiſoit un devoir & même un plaiſir de les ſouffrir : rien ne lui paroiſſoit difficile de ce qui pouvoit ſoûtenir ſes engagemens, prouver ſa conſtance, & faire le bonheur de ce qu’elle aimoit. Elle auroit pouſſé la délicateſſe juſqu’à ſe ſacrifier elle-même, ſi ſon amant ne l’en eût empêchée : je le vois, mon cher Edward, lui diſoit-elle ; jamais on ne conſentira à notre union ; mais ſouffrirai-je que vous négligiez votre fortune pour moi ? Non, je veux être la ſeule malheureuſe : attachez-vous à quelque objet qui vous mette dans une ſituation plus avantageuſe : c’eſt bien aſſez que je ſois infortunée ; mais que dis-je ? pourrai-je l’être, quand je ſaurai que vous ſerez heureux ? Quoi ! vous penſez, répondit Edward, que je pourrai vivre un moment ſans vous ? Non, charmante Cléomélie, ne croyez pas que le deſir des richeſſes entre jamais dans un cœur que vous rempliſſez. Vous êtes ſeule & ſerez toûjours l’objet de mes penſées, & le but de mes eſpérances : ma vie eſt attachée à la vôtre, & ce n’eſt que pour vous que je veux la conſerver.

Ce fut au retour d’une de ces entrevûes, que Derland communiqua à ſa fille la propoſition que Thomſon lui avoit faite. Dans la diſpoſition où elle étoit, elle eut peine à cacher ſon trouble : mais l’amour qui n’eſt pas encore connu, ſe voile aiſément aux yeux des autres. Elle ſe remit ſans paroître avoir été embarraſſée, & répondit ainſi à ſon pere : vous ſavez combien je vous ſuis attachée ; votre tendreſſe & la vie tranquile que je mene avec vous, ne me laiſſent rien à deſirer : j’aimerois mieux, ſi vous m’en donniez le choix, reſter dans cet état libre, que de m’aſſujettir à la reconnoiſſance dûe à un homme qui me feroit partager une ſi grande fortune.

Derland qui penſoit que ſa réponſe ne partoit que d’un caractere timide & réſervé, lui exagéra les avantages d’un pareil établiſſement, l’aſſûrant que ſi elle le refuſoit, elle n’en trouveroit peut-être de ſa vie un auſſi conſidérable ; il ajoûta qu’il étoit bien convaincu de ſon attachement pour lui, mais que ſon âge avancé lui faiſant enviſager le terme de ſa vie comme prochain, ſa plus grande conſolation ſeroit de la voir dans une ſituation heureuſe. Il la pria donc de recevoir les vœux du jeune Thomſon, dont les bonnes qualités ne manqueroient pas de la déterminer.

L’obéiſſance dûe aux volontés d’un pere, & une réſolution généreuſe & extraordinaire qu’elle prit tout-à-coup, lui firent tout promettre. En ſuppoſant, diſoit-elle en elle-même, que je me déterminaſſe à donner ma main à Thomſon, je guérirois ſans doute Edward d’une paſſion qui ne peut que lui attirer des malheurs ; & ce doit être même à ſes yeux un des plus grands témoignages de l’amour que j’ai pour lui. J’obéirai à mon pere, j’ôterai à Edward la poſſibilité de déplaire au ſien, & je me ſauverai moi-même d’une foibleſſe que je ſens s’augmenter chaque jour. Je m’expoſe au malheur de vivre avec un homme que je n’aime pas : mais je ne dois rien négliger pour aſſûrer le repos de celui que j’aime, & qui ſacrifieroit tout pour moi.

Cette réſolution priſe, elle ſe conduiſit avec le jeune Thomſon, comme elle le devoit avec un homme auſſi eſtimable, & qui lui étoit deſtiné. S’il ne remarquoit pas en elle une tendreſſe telle qu’il l’auroit deſirée, il ſe flatoit du moins, maļgré ſon caractere modeſte, qu’en de tems il toucheroit ſon cœur. Les égards qu’on avoit pour lui, le jetterent dans une erreur que ſa paſſion rendoit auſſi excuſable que l’étoit la conduite qu’on tenoit avec lui : la diſſimulation de Cléomélie étoit autoriſée par les motifs les plus raisonnables & les plus nobles. Elle vouloit ſacrifier ſon amour au bonheur de ſon amant ; réſolution héroïque, digne d’un amour tel que le ſien.

Les aſſiduités de Thomſon étoient trop marquées pour être ignorées long-tems ; on en parla beaucoup. Derland & Thomſon le pere n’avoient rien à cacher au public ſur ce mariage : le bruit ſe répandoit déjà qu’il ſe feroit inceſſamment. Edward en fut informé des premiers : l’étonnement & la douleur qu’il en reſſentit s’imaginent aiſément. Cléomélie lui en avoit fait myſtere par un pur motif de délicateſſe ; il croyoit être ſi sûr des ſentimens de ſa maîtreſſe, que ſon premier mouvement fut de ne point ajoûter de foi à ces nouvelles : mais elles lui furent confirmées par tant de perſonnes, & avec des circonſtances que la malignité exagere ſi bien, quand on ſait qu’elles intéreſſent ceux à qui on en parle, qu’il n’y eut plus moyen d’en douter. Il reſta quelque tems immobile, mais la fureur le ſaiſit tout-à-coup. Sa raiſon s’égara à tel point, que tantôt il vouloit, ſans craindre le courroux de ſon pere, aller trouver Cléomélie, pour lui reprocher en public ſa trahison, tantôt il s’armoit pour attaquer ſon rival. Après que tous ces mouvemens de rage furent un peu calmés, il prit le parti d’écrire à ſa maîtreſſe, pour ſavoir d’elle-même les motifs d’un ſi étrange changement. Voici ſa Lettre, dont l’inſcription eſt ſinguliere.

À la plus cruelle, la plus inconſtante & la plus ingrate de toutes les femmes mais la plus aimée encore & la plus aimable.

Toutes ces qualifications vous ſont bien dûes par la conduite que vous tenez. Il eſt cruel pour moi d’être réduit à vous avoüer encore toute ma foibleſſe : eſt-il poſſible que vous ayez pouſſé la perfidie juſqu’à ce point ? Mon cœur parle encore en votre faveur, & il a beſoin que vous lui confirmiez vous-même la vérité la plus terrible. Mon amour me dit toûjours qu’il ne ſe peut pas que Cléomélie ait changé ; cette adorable Cléomélie qui juroit ſi tendrement à Edward qu’il lui étoit plus cher que tout ce qui peut flater l’ambition, & que ſa vie même : mais hélas ! tous ſes ſermens, tant d’amour, ſont oubliés ; la noire trahiſon a pris leur place.

Si tu n’avois pas flaté les eſpérances de mon rival, triompheroit-il maintenant du malheureux Edward ? Ah ! je ne le vois que trop ; tu n’as rien à me dire pour ta juſtification ; mais ne penſe pas que je ſouffre tranquilement les maux qui me déchirent. Non, parjure ; ce ne ſera qu’en m’arrachant la vie, qu’il pourra joüir d’un bien que j’ai tant de droit de reclamer : Thomſon ou Edward ſeront bientôt les victimes de ta beauté perfide, & de ma tendreſſe abuſée. C’eſt à quoi je ſuis réſolu ; je ne differe ma vengeance qu’après une entrevûe que je te conjure de m’accorder : je veux ſavoir de ta bouche même, par où mon rival a pû obtenir la préférence. Si tu peux juſtifier ton inconſtance, je croirai avoir mérité mon malheur ; ma mort te laiſſera joüir paisiblement d’un bonheur que je ne pourrois voir ſans le troubler.

Écris-moi donc, & ne cherche point de prétexte pour me refuſer une entrevûe qui va décider du ſort du plus infortuné des hommes.

Si je ne reçois pas une réponſe favorable, le porteur de cette Lettre en donnera une de ma part d’une autre eſpece au trop heureux Thomſon.

Que devint Cléomélie à la lecture de ce billet ! Elle connoiſſoit le caractere de ſon amant ; il étoit doux, tendre, & reſpectueux. Le ſtyle de cette Lettre lui fit ſentir que le déſeſpoir ſeul avoit pû la lui dicter : mais comment lui répondre ? D’un côté elle craignoit de n’avoir pas la force de ſoûtenir ſon projet en voyant Edward : de l’autre elle redoutoit, en refuſant de le voir, qu’il ne ſe portât aux extrémités les plus funeſtes. Elle ſouhaita dans ce moment d’être la femme de Thomſon, pour avoir encore plus de raiſon de réſiſter au penchant qui l’entraînoit : mais elle enviſageoit en même tems, qu’elle jetteroit ſon amant dans un déſeſpoir qu’il nẹ ſeroit plus poſſible de retenir. Enfin elle réſolut de s’expoſer au danger de l’entrevûe, & écrivit ainſi à Edward.

Vos reproches ne m’étonnent point, quoique je ne les mérite pas. Je vous aime, Edward, plus que vous ne le penſez, & plus que je ne le puis dire ; mes actions vous le prouveront aſſez. Si j’étois auſſi criminelle que vous le prétendez, vous ne pourriez me punir plus cruellement qu’en vous offrant à mes yeux. Je vous accorde l’entrevûe que vous me demandez ; mais qu’elle coûtera cher à mon cœur & au vôtre ! Je ne vous ai jamais caché mes penſées ; quel ſera votre déſeſpoir & le mien, quand vous m’entendrez vous dire, que je vous aime, que je ſuis enchantée de vous voir, mais que ce ſera pour la derniere fois ! Ah ! plutôt épargnez-moi la douleur de vous parler ainſi, & contentez-vous de ce billet. Mais vous voulez me voir, il faut vous ſatisfaire ; je me trouverai à cinq heures au rendez-vous ordinaire. Que je crains cette épreuve ! mais elle est néceſſaire, puiſqu’il n’y a que ce moyen de vous prouver l’amour & le courage de la malheureuſe Cléomélie.

Edward que cette Lettre remplie de contrariétés qu’il ne pouvoit démêler, jetta dans le plus grand embarras, s’écria ; quoi ! elle proteſte qu’elle m’aime encore, & ne veut plus me voir ! Elle ne ſe juſtifie pas même de ſon inconſtance ; elle qui m’avoit juré que rien ne pourroit jamais la déterminer à donner ſa main qu’à celui qui toucheroit ſon cœur ! Plus il penſoit à ce procédé, moins il pouvoit en développer le myſtere ; Cléomélie pouvoit ſeule le lui expliquer. C’eſt à ceux qui ont reſſenti les fureurs de l’amour, à juger de l’impatience de ce malheureux amant ; il vola au rendez-vous, & n’attendit pas long-tems ; il vit arriver Cléomélie. La tendreſſe & la crainte jointes à une noble ſécurité étoient peintes ſur ſon viſage : l’abbatement qu’on y appercevoit, loin d’en altérer les traits, ne les rendoit que plus touchans. Ils demeurerent quelque tems dans le ſilence ; les différens mouvemens qui ſe paſſoient dans leur ame les empêchoient de parler, & chacun d’eux attendoit que l’autre commençât. L’amour & l’inquiétude forcerent enfin Edward à s’expliquer le premier. Il s’avança vers elle ; & lui prenant les mains qu’il baiſoit en les arroſant de larmes : Ah ! pourquoi, dit-il, charmante Cléomélie, me traitez-vous ainſi ? pourquoi vois-je ſur votre front cette profonde triſteſſe ? pourquoi vos yeux dont les regards portoient un feu ſi doux dans mon ame, ſont-ils couverts d’un nuage qui m’annonce la plus affreuſe tempête ? Vous voulez donc ma mort en m’accablant de votre indifférence. Non, Edward, répondit-elle en ſoûpirant, ce n’eſt point mon indifférence que vous avez à craindre, mais plutôt l’excès de mon amour. Je viens, hélas ! puiſque vous m’en preſſez, vous dire un éternel adieu ; banniſſez-moi de votre cœur, puiſque je ſuis réſolue à vous bannir du mien. Elle alloit pourſuivre ; quand la douleur d’Edward l’interrompit ainſi : quoi ! vous oſez m’avoüer votre perfidie ! Ah ! ne m’en accuſez pas, continua-t-elle : ce n’eſt ni fauſſeté, ni légereté, ni indifférence ; c’est ma tendreſſe pour vous qui me fait renoncer à vous-même, à l’objet qui ſeul eût pû faire le bonheur de ma vie, pour me livrer à celui qui en ſera ſans doute le ſupplice. J’immole ma félicité à la tienne ; je te rends ce cœur que je ne peux garder ſans attirer ſur nous la colere de nos parens, & des malheurs qu’il eſt encore en ma puiſſance de prévenir. Enfin puiſque le deſtin ne nous permet pas de vivre l’un pour l’autre, je ſuis réſolue à donner ma main à Thomſon. À ces mots, Edward tranſporté de fureur dit en frémiſſant : Depuis quand avez-vous appris l’art de feindre & de trahir ? penſez-vous que j’ajoûte foi à de pareils diſcours ? Vos vertus auroient pû autrefois m’en impoſer ; mais maintenant je vois vos deſſeins. Si mon pere avoit approuvé mon amour, vous auriez été conſtante, & Thomſon auroit ſoûpiré en vain : mais vous craignez la colere de Kennel, & vous ne voulez pas partager la triſte ſituation où il m’auroit réduit ; vous dédaignez un époux qui n’auroit pû vous ſoûtenir avec éclat dans un monde, dont les maximes vous ont déjà gâté le cœur. Ô ciel ! peut-on profaner ainſi le nom de l’amour, & le ſacrifier lui-même à des richeſſes mépriſables ? En parlant ainſi, il ſe promenoit à grands pas ſans s’appercevoir de l’effet que des reproches ſi cruels produiſoient ſur la tendre Cléomélie. Elle étoit immobile, les yeux baiſſés, la pâleur ſur le viſage, & dans l’attitude d’une perſonne abandonnée au déſeſpoir. Un ſpectacle ſi touchant changea tout-à-coup la fureur d’Edward en pitié ; il ſe jetta à ſes genoux, lui peignit le repentir dont il étoit pénétré. Cléomélie livrée à la douleur, ne parloit point, ne paroiſſoit pas même l’entendre. Les allarmes d’Edward redoublerent ; il appella du ſecours. Le bon vieillard arriva ; & preſque auſſi touché que les amans mêmes ; il les écoutoit avec un attendriſſement qui ne lui laiſſoit plus rien à leur refuſer. Cruel Edward, s’écrioit Cléomélie, en tournant les yeux vers lui, que vous êtes injuſte ! Vous avez offenſé l’amour & la vérité ; vous apprendrez bientôt par ma mort ſi c’étoit pour vous ou pour votre rival que je ſouhaitois de vivre. Ses ſanglots redoublés arrêterent ſes paroles ; ſon amant tomba à ſes piés, & tâcha de la convaincre de ſes regrets ; en demandant ſon pardon, il cherchoit à la détourner de la réſolution qu’elle avoit priſe d’épouſer ſon rival. Je vous proteſte, diſoit-il, que ſi je ne cours point lui arracher la vie, perſonne ne pourra m’empêcher dans ce moment de terminer la mienne à vos yeux. Il prononça ces mots d’un ton ſi ferme, que Cléomélie, qui ne prenoit le parti d’épouſer Thomſon que pour guérir Edward d’un amour ſans eſpérance, vit qu’elle l’expoſeroit au plus grand danger en perſiſtant dans ſon deſſein. Puiſque vous préférez, dit-elle, mon cher Edward, une vie remplie de crainte & de trouble à la liberté que je voulois vous rendre, même aux dépens de mon bonheur, je vous ſacrifie Thomſon ; je n’écouterai que vos ſermens & vos ſoûpirs, & j’attendrai pour nous unir à jamais, que le deſtin ait apporté quelque heureux changement à notre ſituation. À ces mots, Edward ſentit ſuccéder dans ſon ame les tranſports de la joie à ceux de la fureur. Après qu’il ſe fut livré quelque tems à ce plaiſir, les doutes, les inquiétudes, ſuites ordinaires des violentes paſſions, ſe préſenterent en foule à ſon eſprit. Il imagina qu’elle ne cédoit dans ce moment à ſes empreſſemens, que pour appaiſer ſon déſeſpoir, & qu’auſſi-tôt qu’elle ne le verroit plus, elle exécuteroit ſon premier projet ; conſidérant ſurtout qu’elle avoit approuvé les aſſiduités de Thomſon, & qu’elle ſeroit contrainte par ſon pere à tenir parole.

Il la preſſa ſi vivement de lui ſigner une promeſſe, & lui proteſta tant de fois que c’étoit le ſeul moyen de lui rendre ſa tranquilité, que Cléomélie qui ne ſongeoit alors qu’à lui plaire, y conſentit. Le tendre vieillard approuva tout, conſentit à tout, & ſigna comme témoin un acte qui fut dreſſé ſur le champ, & déposé entre ſes mains ; il promit de le garder, & ſe retira.

Ces deux amans auroient dû être ſatisfaits l’un de l’autre ; mais l’amour l’eſt-il jamais ? Edward après avoir obtenu cette promeſſe, ſe perſuada que Cléomélie étoit abſolument à lui. Je ſuis à préſent, dit-il, votre époux ; il ne manque à notre mariage qu’une cérémonie que ma probité rend inutile : d’ailleurs les Prêtres ſont trop ſcrupuleux pour ſe paſſer du conſentement de nos parens ; il ne tient pas à moi que tout ne ſoit dans les formes. Ne me refuſez donc pas ce qui m’appartient à titre de mari. Pourquoi ne donneriez-vous pas à l’amour ce que le devoir vous auroit fait accorder à Thomſon ? je ſuis amant & mari. De tendres regards, des diſcours preſſans, & plus que tout cela, la tendreſſe qui parloit en faveur d’Edward dans le cœur de Cléomélie, la déterminerent à ſe rendre : mais ce ne fut pas ſans verſer des larmes, qu’un preſſentiment ſecret & confus de ſes malheurs lui arrachoit au milieu des transports les plus tendres. Le charme des plaiſirs effaça bientôt toute impreſſion de douleur, & la nuit étoit déjà avancée ſans que ces deux amans s’en fuſſent apperçus. Ils ſe ſéparerent avec des regrets dont l’amertume fut adoucie par l’eſpérance de ſe voir ſouvent.

Cléomélie trop remplie de ſon amour, & effrayée à la vûe des excès auxquels ſon amant avoit voulu ſe porter, n’avoit pas eu le tems de réfléchir aux engagemens qu’elle venoit de prendre, ni à la maniere dont elle se déferoit de Thomſon. Elle ne fut pas plutôt rendue à elle-même, qu’elle enviſagea tous les embarras de ſa ſituation. Elle avoit approuvé les prétentions du rival d’Edward, & lui en avoit même dit aſſez pour le flater du ſuccès. Comment changer de langage ſans s’expoſer à des reproches fondés ? Ce n’étoit pas ce qui faiſoit encore ſa plus grande inquiétude. Elle avoit reconnu dans le caractere de Thomſon tant de douceur, de droiture, & de généroſité, qu’elle ſe flatoit de pouvoir rompre avec lui ſans éclat ; tout ſon embarras étoit de juſtifier ſon inconſtance aux yeux de ſon pere. La crainte de lui déplaire, l’amour, & le devoir, commençoient à lui faire ſentir ces cruelles agitations qu’elle avoit tant craint d’éprouver ; elle paſſa toute la nuit dans ce trouble : enfin elle en ſortit par un projet qui lui vint tout-à-coup dans l’eſprit. Elle penſa que s’il échoüoit, ſa ſituation n’en deviendroit pas plus embarraſſante, & que s’il réuſſiſſoit, elle éviteroit de déplaire à ſon pere. Cẹ deſſein étoit d’écrire à Thomſon, & elle l’exécuta en ces termes.

Vous n’ignorez pas que je n’ai paru approuver vos prétentions, que pour obéir aux lois d’un pere : mais vous ne ſavez point que, malgré tout ce que vous valez, vous n’avez pû m’inspirer des ſentimens dont vous êtes digne, & que j’aurois pris pour vous, ſi mon cœur n’eût été rempli d’un objet qui vous avoit prévenu. Je ne puis répondre à vos empreſſemens, que par des ſentimens d’amitié : mais je vais exiger de la vôtre une preuve bien extraordinaire. Je ſuis ſi ſûre de votre générosité, que je me flate d’obtenir ce que je vous demande : ceſſez vos viſites, je vous en ſupplie, puiſque je ne puis vous l’ordonner ; renoncez à des prétentions inutiles, & qui pourroient, ſi je les ſouffrois encore, me rendre la femme du monde la plus mépriſable. Vous avez trop de délicateſſe, pour vouloir m’obtenir malgré moi-même. Je vous demande en grace de faire entendre que notre rupture vient dẹ vous ; chargez-vous de la réputation d’inconſtant plutôt que de laiſſer croire que je ſuis une ingrate : enfin laiſſez-moi à moi-même, & comptez ſur l’amitié & l’eſtime la plus parfaite. Je n’étois pas née pour être heureuſe avec vous ; pardonnez-moi, & me plaignez.

Elle chargea le porteur de lui rendre au plutôt la réponſe de Thomſon. De quels tourmens ne fut-elle pas agitée, juſqu’à ce qu’elle l’eût reçûe ? elle ſavoit combien celui-ci l’aimoit, & n’imaginoit pas qu’il fût plus maître de ſon déſeſpoir, qu’Edward ne l’avoit été du ſien. Elle ſe préparoit à recevoir ſes reproches, & croyoit même à tous momens le voir entrer chez elle : mais il lui envoya cette Lettre, qu’elle ouvrit en tremblant.

Vous me demandez une prompte réponſe, Madame, & je vous obéis, quoique la Lettre que je reçois de vous m’en ôte preſque la force. Que vous ai-je fait, pour me punir ſi cruellement ? Après m’avoir flaté des plus belles eſpérances, vous voulez que j’y renonce : vous m’ordonnez de paſſer pour infidele, tandis que je meurs d’amour ; de paroître content aux yeux de tout le monde, quand je reſſens en ſecret les maux les plus cruels. Eh bien, Madame, je m’y réſous, pour vous convaincre de l’excès de ma tendreſſe ! Si je ne puis obtenir le cœur & la main de Cléomélie, du moins je lui prouverai que je les méritoit. Qu’on regarde mon procédé comme une foibleſſe, votre bonheur m’eſt trop cher pour ne lui pas ſacrifier le mien. Que dirai-je à mon pere & au vôtre, pour excuſer l’indignité apparente de cette action ? Je ne le ſais pas encore, mais quoi qu’il arrive, je ne ferai jamais rien de contraire à vos volontés. Puiſſe l’objet, que vous comblez par votre tendreſſe de la plus grande félicité, être auſſi reconnoiſſant que je ſuis malheureux !

Le plaiſir que reſſentit Cléomélie à la lecture de cette Lettre, fut troublé à la vûe des maux qu’elle cauſoit au plus généreux des hommes. Mais, comme on préfere toûjours ſon bonheur à la félicité des autres, excepté à celle de l’objet aimé, ce chagrin fut bien-tôt effacé, en voyant que le pouvoir de ſes charmes n’excitoit pas ſeulement des paſſions violentes, mais inſpiroit encore de la ſoûmiſſion à ſes volontés. Quelques jours après que ces Lettres eurent été écrites entre Thomſon & Cléomélie, ſon pere lui dit avec un viſage où la triſteſſe & la conſternation étoient peintes : Ma chere fille, il faut vous détacher de Thomſon, il eſt indigne de vous. Son pere vient de m’annoncer qu’il ne faut plus compter ſur lui : il demande à différer ſon mariage, & le prie de le laiſſer voyager. Quoique ce pere ſoit déſeſpéré d’un pareil procédé, l’aveugle tendreſſe qu’il a pour ſon fils, ne lui permet pas de lui refuſer ce qu’il deſire. Conſolez-vous, ma chere Cléomélie, & ne doutez pas que vos vertus ne vous faſſent trouver un parti au moins auſſi avantageux que celui-ci. Tout ce que je crains, eſt que vous n’ayez pris pour ce jeune homme des ſentimens qu’il ne mérite point. Je ne ſuis touchée, lui répondit-elle, que du chagrin que cette nouvelle a pû vous cauſer : que votre tendreſſe ne s’allarme point : je n’avois reçû ſes vœux que par déférence pour vos ordres ; & bien loin de me plaindre de ſon inconſtance, je ne puis que m’en réjoüir : je ſouhaitois de n’être jamais ſa femme. Derland crut qu’un peu de dépit la faiſoit parler ainſi, & ne lui demanda pas de plus grands éclairciſſemens.

Quel bonheur pour Cléomélie d’être ſortie ainſi d’un engagement qu’elle auroit peut-être été obligée de rompre avec éclat ! Elle évitoit de tomber dans la diſgrace de ſon pere, qui eût voulu découvrir les motifs d’un refus ſi contraire à ſon devoir & à ſes intérêts. D’un autre côté, elle étoit auſſi ſurpriſe qu’enchantée de la généroſité de Thomſon. Son étonnement ſe changea en admiration, quand elle apprit qu’en effet il partoit, & qu’elle en eut reçû cette Lettre.

J’ai exécuté vos ordres tout barbares qu’ils étoient. Vous ſerez ſatisfaite : je vous délivre des perſécutions d’un homme que vous haïſſez, & vous laiſſe en liberté de combler les vœux de celui que vous aimez. Soyez du moins ſenſible à l’état malheureux où vous réduiſez un eſclave ſi ſoûmis à vos lois. Je vais cacher mes tourmens à tous les yeux, & chercher dans des climats éloignés quelque remede à des maux qui ſeront ſans doute éternels. Votre cruauté me rend digne de votre pitié, qui ne prendra rien ſur les ſentimens que vous accordez à mon rival. Puiſſiez-vous être toûjours heureuſe avec lui, & n’éprouver jamais d’autres chagrins que celui que mon déſeſpoir doit vous cauſer ! Adieu pour jamais, cruelle Cléomélie. Pour jamais ! à cette penſée, la plume s’échappe de mes doigts tremblans : je ne la reprens que pour vous aſſûrer que je ne ceſſerai pas de former des vœux pour votre bonheur. Ce ſont les ſentimens qu’emporte avec lui l’infortuné Thomſon.

Le cœur de Cléomélie fut vivement affligé de la ſituation déplorable où elle réduiſoit un homme qui avoit avec elle des procédés ſi tendres, ſi nobles, & ſi touchans. Elle n’avoit jamais crû qu’il l’eût aimée au point de lui faire de ſi grands ſacrifices. Il abandonnoit un pere qui lui étoit cher, un pays où il avoit beaucoup d’amis, & une fortune ſi conſidérable, qu’il ne pouvoit trouver ailleurs de quoi ſe dédommager de cette perte. En reliſant ſa Lettre, elle l’arroſa de ſes larmes par un mouvement de cette amitié tendre & généreuſe, qui ébranle preſqu’autant le cœur que l’amour même. L’admiration & la reconnoiſſance lui firent écrire ce billet à Thomſon.

Je ne trouve point d’expreſſions aſſez ſortes, trop généreux Thomſon, pour vous rendre les ſentimens d’eſtime, de vénération ; & d’amitié que vous m’inſpirez. Quelle ſenſibilité j’éprouve à l’aſpect des maux que je vous cauſe ! Vous me confirmez votre départ que je ne pouvois croire : c’eſt donc moi qui vous réduis à cette extrémité ! cette réflexion m’accable de triſteſſe. Ne privez pas de votre préſence un pere qui vous aime, ni vos amis, des agrémens de votre ſociété ; & ne diminuez pas ce bonheur que vous me ſouhaitez, en me laiſſant le reproche des maux que vous allez ſouffrir par ma faute. Mais non, ce n’eſt point par ma faute ; c’eſt plutôt par un effet de ma deſtinée. Si vous pouviez changer tant d’amour en amitié, que je me trouverois heureuſe de recevoir tous les jours des preuves de votre attachement, & de vous en donner du mien ! Mais ſi l’accompliſſement de ces ſouhaits eſt impoſſible, & qu’il n’y ait que le tems, & l’abſence qui puiſſent vous rendre le repos, laiſſez-moi eſpérer que je vous marquerai quelque jour combien vos vertus m’intéreſſent à votre ſort.

Après l’amour qu’elle reſſentoit pour Edward, rien ne la touchoit plus vivement que l’infortune de Thomſon. En effet, rien n’eſt plus triſte pour un cœur bien né, que de rendre la vertu malheureuſe : il s’accuſe en ſecret d’injuſtice ; & ce reproche eſt d’autant plus vif, qu’il voit l’impoſſibilité de faire autrement. Il n’y a qu’une paſſion forte & heureuſe pour un autre objet, qui puiſſe faire diverſion à cette douleur. Thomſon s’apprêtoit cependant à partir, & les Matelots n’attendoient que ſes ordres : un accident imprévû l’arrêta tout-à-coup. Il ne pouvoit ſans manquer aux devoirs les plus ſacrés, quitter Bengale. Son pere fut attaqué d’une maladie que les Medecins trouverent dangereuſe ; il différa ſon départ tant qu’elle dura : elle fut longue, & devint tous les jours plus ſérieuſe. Cette triſte ſituation, & le chagrin d’avoir perdu toute eſpérance du côté de ſa Maîtreſſe, jetterent le jeune Thomſon dans une mélancolie ſi profonde, que la fievre le prit, & mit ſa vie en danger. Une paſſion malheureuſe fait ſouvent plus de ravage dans un cœur vertueux que dans un autre : ſa conſtance prolonge ſon ſupplice, & ſa modeſtie l’augmente. Elle va quelquefois juſqu’à lui perſuader, qu’on lui fait juſtice en ne l’aimant pas ; & la mortification de l’amour propre jette dans l’ame un abbatement capable même d’influer ſur la ſanté.

Edward & Cléomélie paſſoient pendant ce tems-là leurs jours dans une félicité qui leur ſembloit parfaite : enivrés de plaiſirs, ils ne ſongeoient guere aux malheurs qui les menaçoient, & qui n’étoient que trop prochains. Cléomélie s’apperçut bien-tôt qu’elle ſe trouvoit dans l’affreuſe ſituation d’une fille, qui s’eſt livrée à l’amour ſans réſerve. Elle avertit Edward de ſon état ; il l’apprit avec joie, voyant que ce ſeroit une occaſion de déclarer leur mariage, & une raiſon pour obliger ſon pere à le confirmer. Mais la connoiſſance qu’elle avoit du caractere de Kennel, la porta à ne pas conſentir à faire aucune démarche : elle aimoit mieux ſouffrir les malheurs de ſa ſituation, que d’expoſer Edward à perdre ſa fortune, & à s’attirer la haine de ſon pere. Elle parut à ſon amant ſi ferme dans ſa réſolution, qu’il ne voulut pas dans ce moment la contredire. Il la quitta dans le deſſein de diſpoſer ſon ami à prêter ſa maiſon & ſes ſecours à Cléomélie, pour un tems qui n’étoit pas éloigné.

Mais les ſoins qu’elle avoit pris pour cacher ſon état à tout le monde, & ſurtout aux yeux des femmes de ſa connoiſſance, furent inutiles. Pluſieurs étoient jalouſes de ſa beauté, & pénétrerent ſon ſecret. Une pareille faute ne trouve guere d’excuſe auprès d’elles : c’eſt moins par vertu qu’elles la condamnent, que par une ſecrete jalouſie que l’air du mépris cache, & que la conduite décele. Mille paſſions réunies ne laiſſent alors dans ces cœurs rivaux, nulle place à la compaſſion. On parla d’abord de cette nouvelle à l’oreille, & bien-tôt ce ne fut plus un myſtere ; Derland fut le dernier à en être informé. Un ami intime crut devoir l’en avertir : l’eſtime qu’il avoit pour ſa fille, ne lui permit pas d’abord d’ajoûter foi à ces rapports ; cependant il brûloit d’impatience de la voir. Il la vit, & tourna la converſation de maniere à lui faire entendre qu’une fille bien née ne pouvoit être trop circonſpecte dans ſes démarches : que la malignité & l’envie s’efforçoient toûjours de noircir l’innocence & la vertu. C’eſt ainſi que ce pere tendre & malheureux vouloit faire comprendre à ſa fille quels étoient les diſcours qu’on tenoit ſur ſon compte. Il en avoit dit aſſez pour être entendu : elle ne douta point que ſon ſecret ne fût découvert. Sa contenance embarraſſée, & un tremblement qu’elle s’efforçoit de cacher, allarmerent plus ſon pere, que tout ce qu’on lui avoit dit ; & la regardant plus attentivement : Quoi ! dit-il, avec un cri qui marquoit la ſurpriſe & la douleur dont il étoit agité ; quoi ! vous paroiſſez confuſe ? qui peut en être la cauſe ? ah ! je ne le vois que trop. Ciel ! ſeroit-il poſſible que ma fille eût oublié ce qu’elle doit à ſon pere & à elle-même ? Si ce nouveau malheur, le plus grand de ceux que j’ai éprouvés, étoit vrai, il me coûteroit la vie. À ces mots, l’infortunée Cléomélie tomba aux piés de Derland, qui ne douta plus de ſon malheur. L’état funeſte où il la voyoit, ſuſpendit ſa colere : il ne ſentit plus que de la tendreſſe & de la pitié. Elle lui avoit toûjours été ſi chere, & ſes ſentimens vertueux lui étoient ſi connus ; qu’il attendit, pour la condamner, qu’il eût appris d’elle-même les circonſtances de ſon aventure. Il la prit dans ſes bras, & s’empreſſa de la raſſûrer. Les fautes dont le repentir nous accable, les diminuent aux yeux de ceux mêmes à qui elles attirent des malheurs, quand ils ont des cœurs ſenſibles. Un pere ſurtout est un Dieu propice que les remords déſarment toûjours. Ce ne fut pas ſans peine que Cléomélie découvrit la conduite qu’elle avoit tenue avec ſon amant ; mais ce fut avec une ingénuité noble, & ce courage intéreſſant qui juſtifie preſque ſeul les fautes qu’il fait avoüer. Tout le reproche, ajoûta-t-elle, que j’aye à me faire, eſt de m’être engagée ſans le conſentement d’un pere à qui je dois tout. J’ai manqué à la reconnoiſſance, mais non à la vertu : je ſuis l’épouſe d’Edward.

Derland répondit peu de choſe à ce diſcours : ayant pris ſa réſolution ſur ce qu’il devoit faire, il ſortit & fut trouver ce jeune homme. Il voulut d’abord faire tomber ſur lui tout le poids de ſa colere : mais Edward lui répondit avec tant de reſpect, & de bonne foi, qu’il fut bien-tôt déſarmé. La probité l’eſt aiſément par l’amour, quand il eſt auſſi ſincere qu’extrème, & qu’il veut devenir légitime. Edward jura à Derland qu’il ne deſiroit rien tant que de s’unir à ſa fille par un lien ſolemnel : que le ſeul obſtacle à cette union avoit été la crainte d’encourir la diſgrace de ſon pere, dont il avoit attendu la mort pour ſe déclarer. Ils jugerent à propos d’aller ensemble trouver Kennel : Derland ſe plaignit devant lui, & demanda raiſon de l’injure faite à ſa fille, Edward expoſa la paſſion extrème qu’il avoit pour elle, & fit tous ſes efforts pour obtenir le conſentement de ſon pere. Ils n’omirent rien tous deux de ce qui pouvoit faire réuſſir leur deſſein : mais ils avoient affaire aux plus dur de tous les hommes. Les tranſports d’un fils plein de ſon amour ; & les larmes d’un pere outragé, furent également inutiles. Enfin, voyant qu’il n’y avoit plus d’eſpoir de toucher Kennel, Derland lui dit, qu’il alloit trouver le Gouverneur, qui à la vûe du contrat, l’obligeroit à donner à ſon fils une penſion ſuffiſante pour l’entretien d’une femme. Il le traita avec cette hauteur froide & noble que donnent la raiſon & la vertu offenſées, & qui humilie plus le vice, que les éclats de la plus violente colere. L’amour propre de Kennel en fut un peu mortifié : mais la promeſſe de ſon fils parut l’embarraſſer beaucoup plus. Les faits qui ſemblent à ces ames dures & baſſes oppoſés à leurs intérêts, les irritent davantage que le mépris le plus marqué. Ils s’y attendent, pour ainſi dire, ou du moins regrettent peu la perte de l’eſtime des hommes qu’ils n’ont point recherchée : mais ils ne s’attendent jamais à rien perdre des biens de la fortune auxquels ils ont tout ſacrifié. En voyant l’acte que Derland lui montroit, Kennel réfléchit un moment ; & compoſant ſon viſage & ſes diſcours, ſembla céder à la force des raiſons. Vous ne me trouverez pas, lui dit-il, contraire à la juſtice que je vous dois : je vous demande juſqu’à demain pour prendre un parti convenable. Si je trouve que mon fils ſoit toûjours dans les mêmes ſentimens, je ne m’oppoſerai plus à ſon bonheur. L’amant fut tranſporté de joie ; & le pere s’en retourna chez lui aſſez ſatisfait. Il ne voulut rien dire à Cléomélie de ce qui s’étoit paſſé, pour lui laiſſer tout entier le plaiſir de la ſurpriſe, ne doutant pas que ce mariage ne fût célébré le lendemain.

Il alla chez Kennel ce jour-là, comme ils en étoient convenus. Quel coup terrible pour lui, lorſqu’il apprit qu’Edward étoit parti ſur un Vaiſſeau qui faiſoit route vers l’Europe ! Le déſeſpoir & la fureur de Derland furent inexprimables ; il demanda à parler à Kennel : on le lui refuſa. Il ſe plaignit en vain de la trahiſon du pere & de l’infidélité du fils. Le lâche Kennel s’étoit attendu à ces emportemens, dont il avoit voulu s’épargner l’éclat. Derland courut ſur le champ ſe plaindre au Gouverneur : Kennel fut contraint de s’y rendre ; & ſe juſtifia, en mettant ce procédé odieux ſur le compte de ſon fils. Il m’a prié, dit-il, de le laiſſer partir de Bengale, plutôt que de lui faire épouſer une femme ſans fortune, & d’une conduite ſuſpecte. Je n’ai pû refuſer à mon fils de lui laiſſer prendre ce parti. J’en ſuis fâché : mais il m’étoit trop cher pour la contraindre à accomplir un mariage pour lequel il marquoit tant de répugnance. Enfin Derland ne put obtenir autre choſe que la pitié du Gouverneur. Il s’en retourna pénétré du plus violent chagrin : les démarches qu’il avoit faites pour ſauver l’honneur de ſa fille, ne ſervoient qu’à rendre ſon malheur plus certain, & l’expoſoient lui-même à la cenſure du public. Pour comble de diſgrace, il trouva Cléomélie dans les derniers accès d’une douleur dont la cauſe les déshonoroit tous deux. Elle mit au monde un fils. Son pere attendit qu’elle fût hors de danger, pour lui annoncer les plus triſtes nouvelles. Enfin elle les apprit, & d’abord ne put les croire ; ſe rappellant la tendreſſe exceſſive d’Edward, ſes ſermens tant de fois répétés, elle penſa que Kennel l’avoit forcé de partir, & ne ſe plaignit que de la barbarie du pere. Mais bien-tôt ces idées s’évanoüirent, & firent place aux plus cruelles réflexions. Si Edward, diſoit-elle, eſt auſſi innocent que je me le perſuade, pourquoi n’a-t-il pas trouvé quelque moyen d’échapper à la violence de ſon pere ? Du moins il auroit dû m’écrire : hélas ! je ne le vois que trop ; je ſuis trahie par le plus coupable des hommes. À ces mots, elle reſſentit une émotion ſi vive, & ſi dangereuſe pour ſa vie, que le tems ſeul, & les forces de la jeuneſſe la ſauverent. Elle ſe rétablit inſenſiblement ; mais Derland avoit été atteint d’un chagrin ſi accablant, qu’il ſuccomba, & finit en peu de jours ſa vie infortunée.

Sa fille ſe trouvoit dans les plus funeſtes conjonctures : elle perdoit un pere tendre, ſon appui, & ſa conſolation, ſans pouvoir ſe diſſimuler qu’elle étoit la cauſe de ſa mort : malheur plus grand que ſa mort même. Les fautes qui nous en attirent de pareils, nous ſemblent des crimes ; & nos regrets deviennent des remords. L’unique ſource de tant de maux ; un amant qu’elle aimoit encore plus que ſa vie, la trahiſſoit. Elle ſe voyoit chargée, d’un enfant dont l’unique reſſource étoit dans un bien qui dépériroit tous les jours, parce qu’elle ne pourroit l’augmenter par ſon induſtrie. Sans conſidération, ſans amis, dénuée de tous ſecours, elle fut ſaiſie de la plus cruelle douleur, & tomba dans une mélancolie qui auroit eû de funeſtes ſuites, ſi un évenement heureux & imprévû ne les eût prévenues.

Sa malheureuſe aventure n’avoit pas été ignorée du jeune Thomſon : il étoit rétabli de ſa maladie, & ſon pere lui avoit laiſſé en mourant, une grande fortune. La conduite de Cléomélie n’avoit point encore effacé en lui l’impreſſion de ſes charmes. Il ne put apprendre ſes malheurs, ſans ſonger à y remédier : il crut d’abord que ce n’étoit que par compaſſion qu’il y étoit porté ; mais il ſentit bien-tôt ſon amour ſe rallumer ; & imputant toutes les fautes de ſa Maîtreſſe à la perfidie de ſon rival, il la juſtifia ſi bien dans ſon eſprit, qu’il réſolut de faire ſon bonheur ſi elle y conſentoit. Un amant ordinaire n’auroit pas conçû ce projet, par une certaine délicateſſe. Le véritable amour en inſpire une plus grande, & qui met au-deſſus de toutes les conſidérations contraires aux intérêts de l’objet aimé. Quand une paſſion infortunée devient ſi généreuſe, elle peut être placée au rang des premieres vertus, Thomſon craignit même que ſa Maîtreſſe ne regardât la viſite qu’il devoit lui faire, comme un reproche de ſes procédés : il lui écrivit ainsi, pour lui faire connoître ſes ſentimens.

Ne penſez pas, charmante Cléomélie, que je veuille inſulter à vos malheurs, ni vous reprocher la cruauté qui vous les a attirés ; je ne les impute qu’à la deſtinée. Oui, vous êtes trop belle pour être coupable ; votre vertu a été trompée par la perfidie d’Edward : il en doit ſeul porter toute la honte. Puiſſe le Ciel accabler des plus cruels tourmens le traître qui vous a fait une ſi ſanglante injure ! Mais pourquoi mon cœur maudit-il un objet qui vous eſt peut-être encore cher ? Que dis-je ? cela ne peut être. Vous mépriſez ſans doute, autant que vous le devez, un barbare ſi indigne de votre tendreſſe. Ah, que je ſerois heureux, ſi ma conſtance pouvoit vous convaincre que j’entreprendrois tout pour mériter le titre que cet infidele a refuſé ! Ma vie & ma fortune ſeroient à vous pour jamais. Ayez donc pitié d’une paſſion que les plus cruelles épreuves n’ont pû détruire.

Quelle fut la ſurpriſe de Cléomélie ! Après avoir parcouru cette Lettre, ſon eſprit pouvoit à peine concevoir ce que ſes yeux venoient de lire. Elle ſavoit que la paſſion de Thomſon étoit généreuse & déſintéreſſée : mais elle n’imaginoit pas qu’elle continuât à cet excès. Ce procédé la remplit d’admiration & d’amitié pour Thomſon. Quel effet produiſit en elle la comparaiſon qu’elle fit du caractere de ſes deux amans ! Elle étoit indignée d’avoir aimé l’un, & ſurpriſe de n’aimer pas déjà l’autre : mille combats la déchiroient. Son cœur étoit partagé entre l’amour qu’elle ſentoit encore pour Edward, & le deſir de ſe venger de ſa trahiſon : elle ſe la retraça dans toute ſa noirceur. La crainte de devoir trop à un homme qui n’avoit que des reproches à lui faire, l’arrêtoit encore. Cependant une action auſſi noble & auſſi rare que celle de Thomſon, méritoit un remerciment. Voici la réponſe qu’elle lui fit.

Accablée d’ignominie, & environnée de malheurs, comment puis-je répondre à votre généroſité ? La honte me condamne pour jamais au ſilence : vos vertus m’obligent à le rompre. Une paſſion aveugle, & une confiance ſans bornes, ont été la ſource de mon infortune ; mais pourquoi vous en rappeller le ſouvenir ? Il doit vous être auſſi cruel qu’à moi-même, puiſque vous m’aimez encore : je ceſſe donc de vous en parler. Il n’eſt pas moins embarraſſant de m’expliquer ſur vos offres. Si je les acceptois, vous ne croiriez devoir ma main qu’au deſir de me venger de l’infidélité d’Edward : ainſi pour votre repos, je préfere à la joüiſſance de votre fortune le don de votre amitié. C’eſt tout ce que vous devez m’accorder, & ce que je peux recevoir de vous dans l’état où je ſuis.

Thomſon ne fut pas ſurpris qu’elle ne ſe rendît pas d’abord à ſa propoſition, & crut que ſa préſence feroit plus que ſa Lettre. Il fut la voir : elle le reçut avec un air de triſteſſe & d’embarras qui augmentoit encore l’éclat de ſa beauté. Plus amoureux que jamais, il renouvella ſes inſtances, preſſa, pleura même, & toucha enfin le cœur de Cléomélie de cette compaſſion vive & généreuſe qui reſſemble tant à l’amour, & qui cependant en eſt encore ſi différente. Elle demanda du tems pour ſe déterminer, l’obtint, & l’employa à ſe convaincre encore de l’infidélité de ſon amant. Tout ne ſervit qu’à la lui confirmer, & à l’irriter de plus en plus. Elle ſe trouvoit dans cette ſituation, lorſque Thomſon vint la preſſer avec plus d’ardeur que jamais, de ſe déclarer en ſa faveur. La conſidération du triſte état de ſes affaires, le deſir de ſe venger d’un perfide, un mouvement de reconnoiſſance & d’admiration, qu’excitoient en elle les procédés de ce nouvel amant, ſentiment qu’elle prit peut-être pour de l’amour, lui firent enfin donner ſon conſentement. Elle voulut, avant tout, aſſûrer le ſort de ſon fils, en obligeant Kennel à lui faire une penſion : mais Thomſon prétendit abſolument ſe charger de l’éducation & de la fortune de cet enfant, ſurcroît de généroſité & de ſervice, qui porta enfin ſa mere à céder aux prieres de ſon bienfaiteur, qui la ſupplia de fixer le jour de la célébration de leur mariage.

Il fut célébré ſans pompe ; le titre d’époux n’affoiblit point en Thomſon les tranſports de l’amant. Cléomélie reſſentit même d’abord cette ſatisfaction douce & tranquile qu’on éprouve après avoir fait une bonne action. Mais ſon cœur fut bien-tôt agité de mouvemens qu’elle auroit voulu étouffer, & que ſes efforts inutiles rendoient plus violens. Surpriſe & affligée de n’avoir point d’amour pour ſon mari, elle ſe ſentoit toûjours entraînée en ſecret vers ſon amant. Son trouble & ſes combats furent cachés à tous les yeux ; & jamais époux ne parurent plus heureux que Thomſon & Cléomélie : tranquilité apparente, qui fut troublée par les plus triſtes événemens.

L’époux qui avoit paru juſqu’ici l’homme du monde le plus ſatisfait, tomba tout-à-coup dans une ſombre mélancolie. Quoiqu’il cherchât la ſolitude pour dérober aux yeux ſa profonde triſteſſe, ſes ſoûpirs fréquens, & ſon viſage abbatu, déceloient le chagrin qui le dévoroit. On en parloit diverſement, & toûjours au déſavantage de ſon épouse : on croyoit qu’il ſe repentoit de ce qu’il avoit fait pour elle. Elle-même ne ſachant à quoi attribuer un changement ſi ſubit, en eut une très-vive inquiétude ; & sûre de n’avoir rien à ſe reprocher, le preſſa de lui dire la cauſe de ſa triſteſſe. Il refuſa conſtamment de la ſatisfaire, mais toûjours avec la plus grande douceur. Elle s’allarma de plus en plus, ſurtout quand elle eut remarqué, que lorſqu’il la regardoit, & que leurs yeux ſe rencontroient, il baiſſoit les ſiens en ſoûpirant. Croyant ſa gloire intéreſſée à ſavoir ce qui ſe paſſoit dans le cœur de ſon époux ; & ne pouvant plus demeurer dans une ſi cruelle incertitude, elle renouvelloit toûjours ſes inſtances pour l’obliger à s’expliquer. Ne me preſſez point, lui dit-il un jour, de vous découvrir ce ſecret : vous devez l’ignorer ; je dois vous le cacher à jamais, pour votre tranquilité. En vous le révélant, je vous aſſocierois à mon malheur, & il n’en deviendroit que plus grand. À ces mots, elle garda un profond ſilence, ſe retira pour verſer un torrent de larmes, & ſe livrer aux plus cruelles réflexions.

Ils paſſerent quelques mois dans cette affreuſe ſituation, & y ſeroient reſtés long-tems, ſi Thomſon n’avoit pas été obligé d’aller pour quelques jours à la campagne. Cléomélie après ſon départ, toûjours remplie de ſon inquiétude, étant appuyée ſur un ſopha, apperçut l’habit que Thomſon avoit quitté en partant. La curioſité la porta à chercher dans les poches, ſi elle ne trouveroit rien qui pût l’éclaircir. Parmi pluſieurs papiers, elle remarqua une Lettre qui lui étoit adreſſée. Quel fut ſon étonnement ! Edward l’avoit écrite. Elle fut ſaiſie d’un frémiſſement qui la lui fit tomber des mains : elle héſita quelque tems à l’ouvrir ; mais enfin le cruel état où elle ſe trouvoit ne lui laiſſant plus rien à ménager, elle la reprit, & y lut ces mots.

Daignerez-vous, charmante Cléomélie, jetter les yeux ſur la Lettre d’un homme que vous croyez peut-être le plus lâche & le plus criminel de tous ? J’ai enfin trouvé l’occaſion de vous donner l’éclairciſſement néceſſaire à la preuve de mon innocence. Quelle injuſtice, vous m’avez faite, ſi vous m’avez crû coupable ! Non : c’eſt au plus barbare des peres à qui nous devons imputer tous nos malheurs. Il ne feignit de m’accorder ce que je demandois, que pour mieux me tromper. Voici comme il conduiſit une trahison qui me coûtera ſans doute la vie.

Il me propoſa le lendemain de notre entrevûe, d’aller viſiter ſur un Vaiſſeau des effets précieux qu’il avoit fait embarquer. À peine y fus-je entré, que des gens apoſtés me ſaiſirent, & me chargerent de chaînes. On me tranſporta dans la chambre du Capitaine, qui avoit ordre de mettre auſſi-tôt à la voile. J’ignorai pendant toute la route le lieu de ma deſtination : ce ne fut qu’en deſcendant à terre, que j’appris que Moca étoit celui où je devois demeurer. Je brûlois de trouver une occaſion de vous écrire pour me juſtifier. Je profite du départ d’un Vaiſſeau, dont le Maître vous remettra ma Lettre. Que ne puis-je m’embarquer avec lui ! Mes chagrins m’ont abbatu au point que je ſuis actuellement au lit, & hors d’état d’entreprendre le voyage. On attend un autre Navire qui partira dans trois ſemaines ; j’eſpere alors être guéri, & m’aller jetter aux piés de l’unique objet qui m’attache à la vie.

Tu as écouté mes vœux avec tant de bonté, que je ne puis croire que tu m’aye ſoupçonné un inſtant d’infidélité, malgré toutes les apparences qui ſont contre moi : ce qui fait mon plus cruel tourment, eſt de penſer à l’état où je t’ai laiſſée : l’image des maux que tu as ſoufferts m’a toûjours pourſuivi ; je meurs d’impatience de te revoir. Quand reviendra le moment où je pourrai dans tes bras, te renouveller les plus tendres & les plus ſacrés ſermens d’un amour dont je brûlerai toute ma vie ?

Le cœur de Cléomélie, pendant la lecture de cette Lettre, étoit agité ſi violemment, qu’elle s’écria en la finiſſant ; Ah ! malheureux Edward, & plus malheureuſe mille fois la triſte Cléomélie ! À ces mots, une ſueur froide ſe répandit ſur ſon viſage, & elle tomba évanoüie. Son mari qui rentroit dans cet inſtant, & qui avoit entendu ce qu’elle avoit dit, fit tous ſes efforts pour lui rendre ſes ſens. Pourquoi, lui dit-il, après qu’elle les eut repris, avez-vous voulu connoître ce que j’avois réſolu de vous cacher ? Je n’en avois que trop prévû les funeſtes effets. Ah ! ne me parle pas, répondit-elle, en oubliant dans ce moment ce qu’elle lui devoit ; ton funeſte amour a cauſé tous mes malheurs. Edward eſt fidèle : il eſt mon époux, & tu n’es que l’uſurpateur de ſes droits. C’eſt moi qui les ai trahis en cédant à tes empreſſemens.

Pour calmer ce déſeſpoir, Thomſon employa tout ce que l’amour a de plus tendre. Elle rappella peu à peu ſa raiſon, conjura ſon mari de lui pardonner les tranſports indiſcrets dont elle n’avoit pû ſe rendre maîtreſſe, & le preſſa de lui apprendre par quel haſard cette Lettre étoit tombée entre ſes mains.

J’étois, dit-il, ſur le Port, lorſqu’un homme s’avança vers moi, pour me demander où demeuroit Derland. Je lui répondis qu’il étoit mort, & que ſa fille s’étoit retirée chez moi. Il me donna cette fatale Lettre, en me priant de vous la rendre. Sur ce qu’il m’avoit dit qu’elle venoit de Moca, & qu’elle étoit ď’Edward, je réſolus de vous la cacher, pour vous épargner le ſouvenir d’un homme dont vous aviez tant à vous plaindre. Je la lus ; que devins-je, en apprenant l’innocence de ce rival que je croyois ſi coupable ? Je me regardai dès ce moment comme l’auteur de votre infortune ; & voilà la cauſe de la profonde mélancolie où je ſuis tombé. En vain j’ai voulu, en dérobant ce funeſte billet à votre connoiſſance, vous ſouſtraire aux regrets dont je viens d’être témoin. Que je plains Cléomélie & Edward ! il vient à Bengale, & va ſavoir que vous ne pouvez plus être à lui.

Non, jamais je ne le reverrai, dit-elle ; je fuirai ſa préſence, la vôtre, & la vûe de tous les humains. Que mon malheur eſt affreux ! ah ! ne ſeroit-ce pas l’augmenter encore que de m’expoſer à voir ici Edward & Thomson ? Vous, le plus vertueux des hommes, lui, le plus fidele des amans ; tous deux infortunés l’un par l’autre, & pour moi ſeule. Vos bienfaits & mon devoir m’attachent à vous ; mon cœur m’entraîne vers Edward ; il faut le fuir : quoique je fuſſe inexorable à ſes vœux, je n’en deviendrois pas moins ingrate envers vous. Vous connoiſſez l’amour ; il eſt injuſte, & inſpire toûjours de la haine pour l’obſtacle qui l’arrête : plus cet obſtacle eſt inſurmontable & légitime, plus il le rend odieux. Quelle honte & quel crime ne ſeroient-ce pas pour moi de vous haïr ? Je ne ſerai pas moins malheureuſe en fuyant de ces lieux, mais je ſerai moins coupable.

Ah ! pouvez-vous jamais le devenir, dit Thomſon, & moi craindre de m’attirer votre haine ? Non : votre cœur eſt encore plus ſoûmis au devoir qu’à l’amour. Ma tendreſſe obtiendra de plus en plus votre amitié, & vous forcera peut-être à quitter un projet qui me déſeſpere : l’exécution en ſeroit auſſi inutile à votre bonheur, que funeſte à votre époux, & peut-être à Edward. Qu’aurez-vous à craindre en demeurant ici ? Vous ne l’y verrez point : ſa généroſité ſans doute lui fera éviter votre aſpect avec autant de ſoin, que votre vertu va vous porter à fuir le ſien. Plus infortuné, & auſſi tendre que lui, je ne ſerai pas moins généreux, quoi qu’il puiſſe m’en coûter, je vous épargnerai ma préſence. Ne ſuis-je pas deſtiné à vous faire les plus grands ſacrifices ? Je voudrois que la félicité pour laquelle je vous en ai tant fait, pût elle-même en devenir un : je romprois par un coup qui m’arracheroit la vie, des nœuds qui font votre malheur.

À ce diſcours, touchée de tant d’amour & de généroſité, Cléomélie ſe jetta aux piés de ſon époux, qui la releva à l’inſtant. Elle ne put lui répondre que par des ſanglots & des larmes, dont l’abondance ſembloit devoir la ſuffoquer. Celles qui ſaiſiſſent au milieu d’une grande douleur, l’adouciſſent quelquefois quand on les laiſſe couler en liberté. Thomſon quitta ſon épouſe, dans l’espoir de la retrouver plus tranquile ; mais elle ne fut pas plutôt ſeule & livrée à elle-même, qu’elle s’écria : Oui, je ſuis la femme d’Edward ; il m’aime encore, & je l’adore. Les ſermens ſont plus forts que les lois : il a reçû les miens. Que dis-je ? ah ! malheureuſe, ne les as-tu pas donnés à Thomſon ? mais verras-tu mourir Edward de douleur ? Arrachons-nous plutôt d’un ſéjour, où tout m’eſt odieux, juſqu’à moi-même.

Rien ne put la détourner de la réſolution qu’elle prit de fuir de Bengale, & de s’embarquer à l’inſû de ſon mari dans un Vaiſſeau freté pour l’Angleterre : elle ne balança pas un moment ; & n’ayant communiqué ſon deſſein à perſonne, elle partit, après avoir laiſſé ce Billet à Thomſon.

Edward doit arriver bien-tôt ; je pars, pour ne pas manquer à ce que je vous dois : je l’adore encore autant que je vous admire. Je vous donne la plus grande preuve de mon eſtime, en vous laiſſant mon fils. Il apprendra de Thomſon à être honnête homme. Adieu ; oubliez un cœur qui ne peut être à vous, & que vous méritez.

À peine l’infortunée Cléomélie étoit-elle partie de Bengale, qu’Edward y arriva : ſon premier ſoin fut de demander de ſes nouvelles ; celle de ſon mariage le jetta dans la plus grande conſternation. Il voulut en être convaincu par lui-même ; mais quel fut ſon déſeſpoir, quand il apprit qu’elle étoit partie pour un Pays dont elle avoit voulu taire le nom ! Quelques amis tâcherent en vain de le conſoler : il n’étoit pas plus capable de recevoir ce ſecours ; que celle qui étoit la cauſe d’une douleur ſi cruelle. On l’entraîna chez lui, où il revit un pere, qu’il ne pouvoit regarder que comme un barbare, & comme l’unique auteur de ſa funeſte deſtinée. Il eut beſoin de ſe ſouvenir de tout le reſpect qu’il lui devoit, pour ne lui en pas manquer. Toute ſa colere ſe tourna du côté de Thomſon, ſur qui il réſolut de ſe venger de la perte de Cléomélie. Il lui envoya un cartel auquel ſon rival répondit comme il le devoit. Ils ſe trouverent tous deux le lendemain dans les jardins de Bonaſales. À la vûe l’un de l’autre, leur fureur redoubla ; le tems ne fut point perdu en explications : la rapidité des coups qu’ils ſe portoient, les empêchoit de s’en garantir. Leur but étoit de s’arracher mutuellement la vie. Le combat auroit été bien-tôt funeſte à tous deux, ſi l’épée de Thomſon ne ſe fût rompue au moment que ſon adverſaire le perçoit de la ſienne. Il tomba, en s’écriant, Edward je te pardonne.

Celui-ci fut ému de pitié à la vûe du ſang de ſon rival, & courut avertir un de ſes amis du danger preſſant de cet ennemi malheureux. Il ſongea auſſi-tôt à ſa sûreté : ſon pere qu’il informa de ſa triſte aventure, le fit monter ſur un Vaiſſeau Eſpagnol qui prit le large avant qu’on eût pû apprendre ce qui s’étoit paſſé.

Le bruit de la mort de Thomſon ſe répandit bien-tôt : le regret en fut général. Ses meilleurs amis coururent lui rendre les derniers devoirs, ou lui porter des ſecours, s’il en étoit encore tems. Tout le monde s’empreſſa avec la même ardeur à ſauver les jours d’un homme, que ſes vertus rendoient ſi cher ; ſon péril étoit devenu un malheur public. On le tranſporta dans ſa maiſon, & on trouva que ſa bleſſure n’étoit pas mortelle. Il ſe rétablit enfin, & quelques mois de repos lui rendirent toute ſa ſanté.

Quand ſon danger fut paſſé, Kennel écrivit à ſon fils, pour le faire revenir ; mais Edward n’étoit plus en Eſpagne quand cette Lettre y arriva. Un ami chez lequel il avoit demeuré, crut devoir la décacheter, & répondre au pere. Il lui apprit que ſon fils avoit été obligé de quitter Séville, par une de ces aventures de galanterie, qui n’auroit été qu’une bagatelle en tout autre Pays qu’en Eſpagne ; où les Tuteurs & les Maris ſont ſujets à voir leur jalouſie ſe tourner en fureur. Il lui marquoit encore qu’il ignoroit les lieux où étoit à préſent Edward. Kennel tremblant du danger de ſon fils ; ſe repentit de s’être oppoſé à ſon mariage. Mais laiſſons le ſe livrer à ſes regrets ; les remords de ceux qui lui reſſemblent, n’intéreſſent point.

La malheureuſe Cléomélie embarquée pour l’Angleterre, dans le deſſein d’y paſſer le reſte de ſes jours auprès de quelques parens qu’elle ne connoiſſoit pas encore, faiſoit voile avec un vent d’abord aſſez favorable : mais il s’éleva bien-tôt une ſi furieuſe tempête, qu’en moins de deux heures, le Vaiſſeau perdit tous ſes mâts, & le Pilote toute eſpérance ; & comme les autres, il ne s’occupoit plus qu’à ſe recommander au Ciel. Cléomélie étoit la ſeule qui eut conſervé ſa fermeté. Elle regardoit le malheur qui la menaçoit, comme la fin de ſes tourmens ; & ſe préparant à la mort, demandoit à Dieu de lui pardonner les erreurs de ſa vie. Le Capitaine du Vaiſſeau entra dans ſa chambre : elle étoit à genoux, & il ſe mit dans la même poſture auprès d’elle.

Permettez-moi, dit-il, Madame, de joindre mes prieres aux vôtres : je m’approche de vous, pour vous ſauver, s’il eſt poſſible, ou pour périr auprès de vous. Cléomélie s’appercevant qu’il prononçoit ces mots d’un ton de paſſion, & avec des yeux qui découvroient ce qui ſe paſſoit dans ſon ame, jetta ſur lui des regards où ſon étonnement étoit marqué, & capables d’inspirer le reſpect. Vous êtes ſans doute ſurpriſe, Madame, continua Baker, c’étoit le nom du Capitaine, de la déclaration que je vous fais dans le moment le plus terrible. Comme nous ne pouvons être ſauvés que par un miracle, & que je vois l’inſtant où les vagues vont nous engloutir pour jamais ; je n’ai pas voulu mourir ſans vous déclarer le violent amour que vos charmes m’ont inſpiré. Au premier moment que je vous ai vûe, ma flamme étoit ſans eſpérance ; & j’ai cent fois ſouhaité la mort. Elle ſe préſente, je profite de cette occaſion pour vous inſtruire de mes ſentimens : vous les ignoreriez encore, ſi nous n’étions pas dans une ſituation déſeſpérée.

La ſurpriſe de Cléomélie à cette déclaration ſut extrème : elle crut d’abord que la peur du danger avoit troublé l’eſprit du Capitaine : mais voyant qu’il n’y avoit rien que de bien ſuivi dans ſes propos, elle lui répondit ainſi, en s’efforçant de diſſimuler ſa crainte.

Si ce diſcours m’eût été adreſſé dans un autre tems, j’aurois penſé que vous ne me l’auriez tenu que pour diſſiper la triſteſſe dont je ſuis accablée par les plus juſtes cauſes. J’ai trop bonne opinion de vous, pour croire que dans ce moment vous ayez deſſein d’inſulter à mes malheurs. Je n’impute ce procédé qu’au déſordre que l’image d’une mort prochaine peut avoir jetté dans votre ame : autrement, ſeroit-il poſſible que vous penſaſſiez dans cet inſtant à autre choſe, qu’au péril affreux qui nous environne ?

Je ne ſuis point étonné, reprit Baker, que vous jugiez ainſi de mon action : mon amour & la maniere de vous le découvrir ſont ſi extraordinaires, que vous pouvez le regarder comme une folie. Mais, charmante Cléomélie, je connois vos malheurs : vous avez reſſenti comme moi, les tourmens d’un amour réduit au déſeſpoir, n’aurez-vous nulle pitié du mien ? Cette plainte retraça ſi vivement à Cléomélie le ſouvenir de ſes infortunes, que les larmes lui tomberent des yeux. Elle ſe livra ſi fort à ſa douleur, qu’elle oublia la crainte de la mort, & même le péril où l’amour de Baker pouvoit la jetter. Hélas ! dit-elle, vous connoiſſez donc ma malheureuſe deſtinée : oui, l’amour & le déſeſpoir m’ont fait quitter Bengale, & m’ont expoſée à la fureur des flots, & à l’offenſe que je reçois de vous.

Ah ! Madame, pourſuivit le Capitaine, daignez m’écouter : c’eſt moins mon amour que ma raiſon qui va vous parler maintenant. Songez que vous vous ſacrifiez à un point d’honneur trop délicat : l’amour pourroit combler vos deſirs, ſi votre vertu trop ſcrupuleuſe n’étoit pas la cauſe de vos tourmens. Des chimeres vous ſont des maux réels. Thomſon que vous quittez, ne doit plus vous aimer ; Edward eſt abſent, & ſans doute infidele : il le deviendra ſûrement, dès qu’il ſaura que vous avez épouſé ſon rival. D’ailleurs ſeule, & privée d’appui, qu’allez-vous faire en Angleterre ? J’y ai un établiſſement conſidérable ; je vous offre ma main, & pour le moins autant d’amour que ces deux rivaux. Préférez un avantage préſent à un malheur certain, & à je ne ſai quel héroïſme, ſource de maux imaginaires, & d’une miſere réelle. Vous me direz peut-être que mes propoſitions ne ſont guere mieux fondées que vos eſpérances, puiſque ce vaiſſeau eſt prêt de périr. J’en conviens ; mais ne pourrions-nous pas tirer parti de notre malheur ? Je vois que l’image du péril ne vous a pas fait plus d’impreſſion qu’à moi ; effet de la ſupériorité de notre raiſon, & de l’évidence du danger, qui nous ont ôté la frayeur en nous en montrant l’inutilité. Votre fermeté me prouve que vous avez l’eſprit auſſi libre de préjugés que le cœur exempt de crainte. Si différens des autres hommes, voulons-nous comme eux mourir dans la triſteſſe ? Il faut la bannir ; quand on a étouffé la terreur, plus on eſt prêt de perdre la vie, & plus la joüiſſance en doit être précieuſe. Nous ſommes à la fleur de l’âge, & la mort approche ; vous ne la redoutez point : je la brave. Faiſons plus ; oſons en adoucir, & même en effacer les horreurs. Ce diſcours qui embarraſſoit beaucoup Cléomélie, fut interrompu par un cri de joie pouſſé par tout l’équipage, à la vûe du calme qui commençoit à renaître ; on cru même avoir apperçû la terre : Baker fut obligé d’aller donner des ordres. Il vit qu’il avoit tenu une route oppoſée à celle qu’il avoit voulu prendre, & ne put diſcerner quelles étoient les côtes dont il s’approchoit. Il étoit dans cet embarras, lorſqu’il apperçut un Vaiſſeau qui ſembloit être parti des lieux où le ſien alloit : il le joignit bien-tôt, & le reconnut pour Anglois. Les deux Capitaines ſe parlerent de loin. Baker ſut qu’il étoit vis-à-vis de Ternate, une des Iſles Molucques, appartenantes aux Portugais. Il apprit encore qu’un Gentilhomme nommé Edward, qui étoit dans le Vaiſſeau parti depuis long-tems de Bengale, en demandoit des nouvelles. Cléomélie ſortie de ſa chambre pour reſpirer ſur le tillac, n’eut pas plutôt entendu prononcer ce nom fatal, qu’elle jetta les yeux ſur l’autre Navire qui s’approchoit de plus en plus, & crut y reconnoître ſon amant. Elle pouſſa un grand cri, & fit un mouvement ſi involontaire & ſi prompt, qu’elle ſeroit tombée dans la mer, ſi Baker ne l’eût retenue entre ſes bras. Il l’emporta dans ſa chambre, en ordonnant une manœuvre qui éloigna bien-tôt les deux équipages de la vûe l’un de l’autre.

Le Capitaine n’eut pas le tems de renouveller ſes inſtances auprès de Cléomélie ; ils arriverent dans le moment à Ternate, où le Gouverneur qui connoiſſoit Baker, leur fit une réception dont ils eurent lieu d’être ſatisfaits. Il préſenta Cléomélie à ſon épouſe, & lui donna pour compagne une jeune Eſpagnole arrivée depuis peu de ſon Pays. Elle uniſſoit une beauté rare à un air ſi noble & ſi touchant, que, ſi elle n’inſpiroit pas d’abord de l’amour à tous ceux qui la voyoient, elle leur inſpiroit du moins de la confiance en elle : Cléomélie lui donna en peu de tems une partie de la ſienne. Ces deux belles perſonnes paſſerent quelques jours à ſe prouver l’eſtime & l’amitié qu’elles avoient conçûe l’une pour l’autre : mais cette bienveillance ſe changea ſubitement en haine par la plus triſte aventure. Baker que Cléomélie avoit prié de s’informer dans l’Iſle, des motifs qui y avoient amené & en avoient fait partir ſon amant, lui vint dire ſans aucun ménagement, & avec une joie qu’il pouvoit à peine contenir, que cette Eſpagnole étoit la femme d’Edward. Il ajoûta que ce Gentilhomme étoit parti ſans elle de Ternate pour des affaires importantes, & apparemment pour déterminer Kennel à conſentir à ce mariage, & à la recevoir chez lui. Quelle nouvelle pour Cléomélie ! Elle ne voulut pas cependant s’en rapporter tout-à-fait aux diſcours du Capitaine, & prétendit tirer des éclairciſſemens de la bouche même de Dona Flora, c’étoit le nom de l’Eſpagnole, qui demeura d’accord de tout ce que lui dit l’Angloiſe, & finit par aſſûrer que, ſi l’on ne venoit bien-tôt la chercher à Ternate, elle partiroit au plutôt pour Bengale. Ce fut un coup de foudre pour la tendre Cléomélie, qui ne pouvoit, malgré tous ſes efforts, étouffer un amour que ſon devoir condamnoit. Quoi, diſoit-elle, Edward n’eſt qu’un perfide ! quoi ! je n’en puis douter ! Hélas ! je l’ai crû auſſi fidele que je ſuis malheureuſe ! il m’a trompée, trahie, & je l’aime encore ! J’ai quitté le plus généreux des hommes, réduit ſans doute au déſeſpoir par ma fuite, pour épargner à l’ingrat la douleur de me voir entre les bras d’un autre ? & il étoit aux piés de ma rivale, où il lui juroit de m’oublier pour jamais. En abandonnant Bengale, je penſois éviter les plus grands malheurs, & j’en trouve ici de plus cruels : quelle horrible trahiſon ! quel comble d’infortune ! Que je ſuis honteuſe de mon erreur, & déſeſpérée de mon amour ! Non, je ne ſurvivrai point à tant de honte & de tourmens.

Cléomélie fut ſi frappée de ce nouveau malheur, & ſi agitée par ces combats, qu’elle en tomba dangereuſement malade. On la tranſporta par ſes ordres loin de la maiſon où étoit ſa rivale ; elle voulut abſolument partir pour l’Angleterre, ſans conſidérer l’état déplorable où elle ſe trouvoit. Ce fut alors qu’elle reçut des nouvelles de Bengale, qui lui apprirent que le vertueux Thomſon étoit mort. Après avoir donné des larmes à ſon trépas, & des éloges à ſes vertus, elle ſentit que la tendreſſe qu’elle avoit toûjours eue pour ſon fils, ſe réveilloit toute entiere : ſon cœur maternel lui fit changer le deſſein que l’amour déſeſpéré lui avoit fait prendre. Touchée en enviſageant la ſituation malheureuſe où devoit ſe trouver cet enfant depuis la mort du ſeul homme qui lui ſervoit d’appui, elle ne balança pas à s’en retourner à Bengale. On la vit s’embarquer dans un Vaiſſeau qui ſe trouva prêt, & partir malgré ſes indiſpoſitions, & les repréſentations de Baker, réſolu de la ſuivre. Elle y conſentit ; elle ne le craignoit plus, & il pouvoit lui être utile ; l’amour qui ne fut jamais en lui qu’un goût aſſez vif, n’eût pas ſeul été capable de lui faire prendre ce parti ; l’intérêt le guidoit encore. Parent de Thomſon, quoique de fort loin, il étoit ſon unique héritier : l’eſpérance de recueillir une grande ſucceſſion, & d’épouſer une femme charmante, le fit donc ſe rembarquer pour Bengale, & renvoyer ſon Vaiſſeau en Angleterre.

Il apprit à Cléomélie que Dona Flora étoit déjà partie pour Bengale, ſans avoir attendu qu’Edward la fût venu chercher, & même ſans en avoir reçû de nouvelles. Baker voyant Cléomélie dégagée de ſes liens par la mort de Thomſon, & trahie enfin par celui qu’elle avoit tant aimé, crut ce moment favorable pour lui préſenter encore ſes vœux. Il joignit à cette offre celle de toute la fortune de ſon parent réunie à la ſienne. Elle l’écouta avec une ſi grande tranquilité, que le peu d’expérience du Capitaine en matiere d’amour, lui fit prendre pour de la bonté, ce qui n’étoit en effet, que de l’indifférence, & même du mépris. Il ſe perſuada aiſément que, quand elle ſeroit rétablie de ſes indiſpoſitions, & arrivée à Bengale, elle n’héſiteroit pas à l’épouſer, aux yeux même d’Edward, dont elle avoit tant de raiſon de ſe venger.

Ils arriverent heureuſement dans cette habitation, où tous les évenemens qu’ils avoient appris à Ternate leur furent confirmés. Le renouvellement de douleur qu’en reſſentit Cléomélie, fut adouci par la vûe de ſon fils. Elle ſe livra aux tendreſſes du ſang, qui ſuſpendent quelquefois les peines de l’amour, mais qui ne peuvent jamais les affoiblir. Cet enfant lui fut amené par un parent de Thomſon, qui lui remit en même tems une donation que celui-ci lui avoit faite de tous ſes biens. Elle fut preſque accablée de ce dernier trait de générosité, & ſe ſentit humiliée de n’avoir pû donner ſon amour à un homme qui en étoit ſi digne, & qui paroiſſoit ſi différent de celui qu’elle aimoit encore. Que ne ſuis-je, diſoit-elle en elle-même, auſſi indignée de la trahiſon d’Edward, que je ſuis déſeſpérée de la mort du généreux Thomſon ! Je dois l’admirer & le regretter toute ma vie. Que le cœur eſt injuſte & biſarre ! il ſe refuſe preſque toûjours à l’objet le plus vertueux & le plus conſtant, pour ſe livrer au plus perfide.

Baker n’apprit point ſans étonnement que Thomſon avoit légué tous ſes biens à ſa femme. Il reſſentit même, malgré ſon goût pour elle, une émotion intérieure, dont il ne put d’abord démêler la cauſe : il reconnut bien-tôt, que c’é̟toit l’intérêt qui prenoit dans ſon cœur le deſſus de la tendreſſe ; elle ne réſiſte guere à cette épreuve, quand elle n’eſt pas véritable. Le Capitaine réſolut ſur le champ ou d’obliger Cléomélie à l’épouſer, ou de faire caſſer le teſtament. Il fut la trouver, & lui dit : Je ne ſuis pas plus ſurpris que fâché, Madame, que mon parent vous ait laiſſé toute ſa ſucceſſion. Vous la méritez : mais je n’en étois pas indigne. Je vous crois aſſez équitable pour en convenir, & même aſſez généreuſe pour vouloir réparer l’injuſtice qu’il m’a faite. J’aime mieux attendre cette réparation de votre bonté, que du pouvoir des Lois. La diſpoſition de votre cœur me ſera peut-être aſſez favorable pour me porter à ne rien changer à celle du teſtament de Thomſon. Prononcez donc, Madame ; décidez de votre ſort & du mien : étrange alternative ! J’attens mon bonheur de votre conſentement, ou mon malheur de votre refus. Vous allez devenir ou ma femme, ou mon ennemie.

Je ne ſerai jamais ni l’une ni l’autre, répondit Cléomélie, de l’air du mépris le plus marqué : je n’attendrai point que les Lois aient décidé, pour vous rendre ces biens dont vous faites tant de cas. Reprenez-les, Monſieur, je ne m’en réſerve que ce qui m’appartient par mon état ; il m’en reſtera peut-être encore aſſez, pour me paſſer du reſte des hommes. Leur perfidie ou leur avidité m’ont pour jamais dégoûtée de leur commerce ; il eſt preſque toûjours odieux ou funeſte.

Baker fut confondu à ce diſcours : il regarda attentivement Cléomélie, ſe radoucit, avoüa ſes torts, demanda pardon, & fit de ces extravagances ſi déſagréables aux yeux même de celles qui en ſont l’objet, quand ce n’eſt point l’amour qui porte à les faire. Pluſieurs perſonnes qui vinrent voir Cléomélie, quand Baker fut ſorti, lui conſeillerent de ménager l’eſprit de cet homme, & lui prouverent qu’il pouvoit devenir auſſi dangereux pour elle, qu’il lui paroiſſoit fâcheux, avide & ridicule.

Le lendemain elle reçut une viſite à laquelle elle ne s’attendoit guere. Kennel demanda à lui parler ſur une affaire de la derniere conſéquence. Elle héſita d’abord à recevoir chez elle un homme dont la préſence lui devoit être ſi odieuſe ; mais un deſir ſecret de ſavoir ce qui le portoit à la venir voir, l’obligea à lui en accorder la permiſſion. Il parut & lui tint un langage bien différent de celui qu’il avoit tenu à Derland quelque tems auparavant.

Mon fils, dit-il, auroit été trop heureux de vous avoir épouſée, Madame, & je ſuis bien puni de m’être oppoſé à ſes deſirs. Il a contracté depuis peu un mariage qui me déſeſpere, & qui nous déshonore ; il s’eſt donné une femme ſans bien, & ſans doute ſans honneur, puiſqu’elle aime déjà un autre que lui. Pendant ſon abſence, je me ſuis aſſûré de ſon malheur : mais on peut l’en tirer, ſi vous l’aimez encore. La promeſſe qu’il vous a faite eſt antérieure à ce nouveau lien : pour peu que vous daigniez vous joindre à moi, en reclamant vos droits devant le Gouverneur inſtruit de toute leur ſolidité, vous rendrez l’honneur & le repos à une famille dont vous allez faire l’ornement & la gloire.

L’entiere confirmation de l’infidélité d’Edward, excita dans l’ame de Cléomélie tant de jalouſie & de douleur, qu’elle eut beſoin, pour arrêter ſes larmes, de la préſence de Kennel, dont les diſcours la rempliſſoient d’indignation ; ſentiment impétueux, & ſeul capable de prévenir, ou du moins d’aider à cacher la foibleſſe des autres paſſions qu’on reſſent en même tems. Quoi ! Vous oſez, lui dit-elle, me propoſer d’avoir recours à la Loi, pour me faire rendre juſtice par celui qui m’a trahie ſi lâchement ? Sa perfidie l’a rendu auſſi indigne de moi, que la médiocrité de ma fortune m’avoit fait paroître à vos yeux peu digne de lui. Je vous épargne l’amertume de beaucoup d’autres reproches que je ſerois en droit de vous faire : je n’abuſerai point de la ſupériorité que me donnent ſur vous votre malheur & la vertu. Allez : ne troublez plus le repos de ma vie ; je ne m’intéreſſe plus au ſort de votre fils. On me verra peut-être diſpoſer de ma main, mais ce ne ſera jamais en ſa faveur ; & ſi je ne puis la donner à l’amour, ce ſera du moins à la probité.

Baker qui étoit préſent, ſoûrit à ces dernieres paroles, en ſe tournant vers Kennel, comme pour lui faire entendre qu’elles le regardoient. Il le reconduiſit dans le deſſein de lui en expliquer le ſens plus clairement, ſoit qu’il voulût augmenter encore l’embarras du pere de ſon rival, ou qu’il crût en effet que Cléomélie ſongeoit à l’épouſer. Kennel eut d’autant moins de peine à ſe le perſuader, que le bruit s’en étoit déjà répandu par les ſoins même du Capitaine, qui avoit regardé comme une affaire accomplie, un projet imaginé par lui ſeul. Il ne concevoit pas que Cléomélie pût faire autrement que d’y conſentir, par la crainte où il la croyoit de ſe voir conteſter ſa fortune. Ceux que l’intérêt guide, n’imaginent jamais qu’on puiſſe être conduit par d’autres vûes. Baker reçut dans le moment un ordre très-précis de partir, pour s’oppoſer aux courſes de quelques Vaiſſeaux François qui paroiſſoient menacer les côtes. Il vint faire ſes adieux à ſa maîtreſſe, & lui apprit qu’Edward arrivoit inceſſamment ; qu’il falloit pour le punir hâter la cérémonie du mariage projetté. Eh ! de quel mariage, lui dit Cléomélie ? Du vôtre qui ſera le mien, Madame, répondit Baker ; nous le célébrerons après ma courſe : mon amour impatient me la fera expédier au plutôt. Je voudrois cependant que vous euſſiez pour moi un peu de reconnoiſſance : il y a apparence, que je ne devrai votre main qu’à la vengeance que vous voulez prendre de mon rival ; mais je ne chicane jamais. Pour vous prouver ma paſſion, je vous ſacrifie même une certaine délicateſſe, que je ferois valoir tout auſſi bien qu’un autre, ſi j’en avois le tems & la volonté. Parbleu, ce petit M. Edward ſera bien ſurpris de trouver à ſon retour ſa maîtreſſe mariée, & ſa femme infidele ; & par qui encore l’eſt-elle devenue ? Par ſon meilleur ami, un certain Eſpagnol qu’il aime, dit-on, à la folie, & qui prétend à ſon tour, que c’est par belle paſſion pour lui, qu’il voit ſoir & matin la femme d’Edward.

Cléomélie étoit ſi diſtraite, qu’elle n’entendit preſque pas les diſcours du Capitaine, & ne fut tirée de ſa profonde rêverie, que par les ſupplications qu’il lui fit pour obtenir d’elle une parole poſitive ſur leur prétendu mariage. Je ne ſuis point, Monſieur, lui dit-elle, dans une ſituation d’eſprit à pouvoir rien décider : cependant, puiſque vous me preſſez, je vous dirai que je ne puis vous tromper. Vous devez m’entendre : mais, conſolez-vous ; la foibleſſe de ma ſanté & mes chagrins ne vous laiſſeront pas encore long-tems attendre la poſſeſſion de ce que vous deſirez le plus. À ce diſcours, le Capitaine ſortit fort mécontent, & proteſta tout bas qu’il plaideroit.

Cléomélie ne fut pas plutôt ſeule, que toûjours agitée de la douleur la plus violente, elle enviſagea d’un coup d’œil tous les malheurs de ſa vie : tantôt ſe reprochant la mort de ſon pere, & celle même de Thomſon ; tantôt ſe rappellant le bonheur des jours qu’elle avoit paſſés avec ſon amant, elle n’en trouvoit ſa perfidie que plus affreuſe. Que tant d’amour étoit à plaindre ! Elle adoroit plus que jamais l’objet du ſien, ſans pouvoir vaincre une paſſion dont la force augmentoit de plus en plus par les tourmens de la jalouſie. La vûe de tant de maux la fit frémir. Ne ſachant aucun moyen de ſortir de cet abîme, elle tomba dans les accès d’un déſeſpoir ſombre & profond, qui la détacha peu à peu de la vie : mal d’autant plus terrible, que ceux qui en ſont attaqués, paroiſſent tranquiles. Les funeſtes projets qu’ils forment contre eux-mêmes, n’en ſont que plus difficiles à prévenir, & plus aiſés à exécuter.

La triſte Cléomélie, après avoir pris tous les ſoins que l’éducation & la fortune de ſon fils exigeoient d’elle, réſolut enfin de terminer ſes jours & ſes tourmens en ſe précipitant dans la mer. Nulle conſidération ne put la détourner de ce deſſein : la Religion n’eut pas plus d’empire ſur ſon eſprit que la raiſon. L’une ne lui offroit que des conſolations ou des peines éloignées, dont l’image ne pouvoit arrêter en elle les mouvemens d’une douleur affreuſe & préſente : l’autre, ſouvent propre à guérir des maux médiocres, étoit devenue l’aliment des ſiens, parce qu’ils étoient extrèmes. En effet, quand ils ſont ſi violens, la raiſon ne fournit plus que des motifs qui les augmentent toûjours. Cléomélie ſut ſe débarraſſer de ſes femmes qui ne la quittoient point, quand elle ſortoit, & prit le chemin d’une promenade ſolitaire où elle alloit ordinairement. C’étoit une eſpece de déſert, où des dunes élevées & panchées ſur la mer, formoient un précipice affreux. Elle entendit tout-à-coup, près d’un petit ſentier qui y menoit, des cris plaintifs. Ses yeux ſe tournerent vers l’endroit d’où ils partoient : elle vit un homme percé de coups & baigné dans ſon ſang, qu’un autre s’efforçoit d’étancher en bandant ſes bleſſures. Celui-ci ne l’eut pas plutôt apperçûe, qu’il la ſupplia de l’aider à ſecourir ſon ami. Malgré la violence du déſeſpoir qui la dévoroit, elle ſentit encore le mouvement de la pitié, s’approcha du mourant & le reconnut pour Edward. À ce ſpectacle, elle-même eut beſoin de ſecours, & tomba aux piés de ces deux hommes, en prononçant ces paroles : Ah ! parjure, mais trop malheureux Edward ! Elle n’en put dire davantage, & la douleur ſembla lui avoir ravi pour jamais l’uſage de ſes ſens. Aux accens de cette voix ſi connue & ſi chere, le bleſſé parut reprendre ſes eſprits, & r’ouvrit plus d’une fois les yeux, pour voir encore l’objet de ſa tendreſſe, avant que d’expirer. Il la vit dans un état preſque auſſi déplorable que le ſien. Cet aſpect lui cauſa une ſi grande émotion, que ſes plaies ſe r’ouvrirent, malgré les ſoins de ſon ami, qui l’avoit quitté un inſtant ; pour en donner à Cléomélie. Cet ami l’avoit reconnue à ſa douleur & à celle d’Edward. Ces deux amans auroient peut-être expiré dans ce lieu, malgré les ſecours de cet homme ſi zélé, incapable lui ſeul de leur donner tous ceux dont ils avoient beſoin, s’il ne fût pas ſurvenu pluſieurs perſonnes qui le ſeconderent, & les tranſporterent chez eux.

Dom Bernard (c’étoit le nom de cet ami ſi empreſſé) n’eut pas plutôt vû Edward ſecouru par les mains des Chirurgiens, & remis dans une ſituation d’eſprit plus tranquile, qu’il courut chez Cléomélie. Il la trouva dans un trouble & un abbatement qui marquoient le chagrin le plus profond & la plus vive agitation. Il lui demanda en grace de l’écouter ; & après l’avoir obtenu, lui parla ainſi :

C’eſt moi ſeul, Madame, qui ſuis cauſe des malheurs d’Edward & des vôtres : je viens les terminer, ou m’en punir à vos yeux, ſi après m’avoir entendu, vous les imputez encore à mon malheureux ami.

Ce début, loin de diſpoſer l’eſprit de Cléomélie en faveur de ſon amant, lui fit croire qu’on alloit lui débiter une fable inventée pour le juſtifier ; tant elle étoit encore prévenue contre lui. Elle ſe prépara cependant à écouter Dom Bernard d’un air qui montroit plus le peu de foi qu’elle ajoûteroit à ce qu’il alloit lui dire, que le peu d’intérêt qu’elle y prendroit.

Je dois mon bonheur au généreux Edward, continua-t-il ; & il me l’a procuré aux dépens du ſien même. Vous ſavez, Madame, qu’après l’affaire qu’il eut avec Thomſon, il fut envoyé par ſọn pere en Eſpagne : il vint à Séville, & fut reçû, à la recommandation d’un de ſes amis, chez Dom Gaſpard mon parent, homme riche & avare, tuteur & amant d’une jeune perſonne pour qui j’avois conçû la plus violente paſſion. Iſabelle (c’eſt ainſi que s’appelloit ma maîtreſſe) parut touchée de mes ſoins, & me confia qu’elle craignoit moins de mourir, que d’épouſer Dom Gaſpard. Pour détourner ce malheur, je pris des meſures dont il fut inſtruit, & je ſus à mon tour qu’il en prenoit contre moi de plus sûres ; je fus contraint de les prévenir par la fuite. L’aimable Edward avoit bien voulu s’intéreſſer à mon ſort, & pendant mon abſence agiſſoit pour moi avec autant de chaleur, qu’il l’auroit fait pour lui-même. Iſabelle que Gaſpard étoit prêt d’entraîner à l’autel ; informée que mon ami alloit faire voile vers Bengale où j’étois, vint ſe jetter à ſes piés pour lui demander de l’amener avec lui, lui jurant que, s’il lui refuſoit cette grace, elle ſe perceroit le cœur à ſes yeux. Il n’en falloit pas tant pour porter le plus généreux des hommes, & le plus tendre des amis, à lui promettre tout ce qu’elle lui demandoit. Il la fit embarquer heureuſement dans le Vaiſſeau qui l’attendoit, & où ils convinrent qu’elle changeroit de nom, & paſſeroit pour ſon épouſe. Pénétré pour vous d’un amour qui ne peut être comparé qu’à celui que je reſſens pour Iſabelle, il ignoroit toûjours votre ſort. Cette inquiétude affreuſe, & le deſir violent d’en ſortir, en apprenant le nom des lieux où vous étiez, le pourſuivoient ſans ceſſe. Arrivé à Ternate, il ſut enfin par un Vaiſſeau de Bengale, que vous en étiez partie pour l’Angleterre : il laiſſa Iſabelle à Ternate chez des amis intimes, me fit inſtruire de ſa deſtinée, & s’embarqua ſur le champ pour Londres, où il éprouva des maux que l’amour ſeul rend ſupportables. Le plus grand de tous ceux qu’il y ſouffrit, fut de vous y chercher inutilement. Il revint à Bengale, où il n’eſt arrivé que depuis avant-hier ; il y apprit votre retour avec des tranſports de joie & de tendreſſe, qui furent bien-tôt troublés par le plus ſingulier obſtacle. Iſabelle étoit arrivée depuis peu de jours de Ternate en ce Pays, où elle ne me trouva point ; munie de Lettres qu’Edward lui avoit écrites, comme à ſa femme, elle fut s’établir chez Kennel ſur le pié d’épouſe de ſon fils. En vain lui repréſentai-je à mon retour tous les inconvéniens qui pouvoient naître de cette démarche ; je ne pus vaincre en elle un ſcrupule extraordinaire. Vous connoiſſez le caractere des femmes de mon Pays, & vous ſavez combien elles ſont attachées aux formalités de la Religion : j’étois parent d’Iſabelle, & même d’aſſez près ; elle ne voulut jamais, malgré l’amour qu’elle avoit pour moi, conſentir à notre mariage, ni même déſabuſer Kennel, qu’on n’eût obtenu des diſpenſes de Rome. D’ailleurs, elle ne trouvoit pas qu’elle pût demeurer chez moi avec bienſéance, & me conjura cent fois, les larmes aux yeux, de laiſſer encore pendant quelque tems les choſes dans l’état où elles étoient. Edward trouva donc à ſon arrivée d’Angleterre le bruit de ſon mariage avec Iſabelle répandu & confirmé par-tout. Ne doutant point que vous n’en fuſſiez informée, il n’oſoit ſe préſenter devant vous, ni vous tirer d’erreur, ſans mon conſentement. Ce cruel embarras, joint à la vive douleur que lui cauſa le bruit de votre hymen avec Baker, le mit dans un état déplorable. Je compris & reſſentis à la fois tout le malheur de ſa ſituation ; & me déterminai à le faire ceſſer, en vous découvrant moi-même ma deſtinée. J’allois ce matin chez vous dans ce deſſein, lorſqu’en paſſant du côté des Dunes où vous nous avez trouvés tantôt, j’apperçus le malheureux Edward percé de coups, & noyé dans ſon ſang. Deux hommes que ma préſence fit enfuir dans un Vaiſſeau que je reconnus pour Eſpagnol, & qui prit auſſi-tôt le large, avoient mis mon ami dans cet état funeſte. Je ne doute point que ce ne ſoit des aſſaſſins envoyés ici par Dom Gaſpard pour enlever Iſabelle, ou ſe venger d’Edward qu’il croit ſon rival. Voilà, Madame, les obligations que j’ai à ce tendre ami : le fidel récit que je viens de vous en faire, doit ſervir à ſa juſtification ; que ce détail y ſoit inutile, ou qu’il y contribue, je ne me croirai jamais quitte envers Edward, qu’en ſacrifiant ma vie à ſon bonheur.

Cléomélie plus attentive à ce diſcours, & même plus agitée, qu’elle ne l’auroit ſouhaité, garda pendant quelque tems un profond ſilence. Elle penſoit, que ne connoiſſant pas Dom Bernard, qui ſeul encore atteſtoit l’innocence de ſon amant, elle ne pouvoit ſans imprudence donner à ce récit une créance entiere.

Je ne ſaurois, Monſieur, lui dit-elle, qu’applaudir à l’amitié qu’Edward a pour vous ; votre reconnoiſſance eſt juſte : je n’ai qu’un mot à vous dire ſur ce qu’il attend de moi ; il aura bientôt ma réponſe. Je fais des vœux pour ſa ſanté, par l’intérêt que je dois prendre à tout homme malheureux : l’affoibliſſement de la mienne ne me permet pas de m’expliquer plus long-tems avec vous : adieu, Monſieur.

Dom Bernard ſortit peu ſatisfait, & laiſſa Cléomélie livrée aux plus grandes agitations. Elle voyoit enfin ſon amant juſtifié, & en reſſentoit de tems en tems des mouvemens de joie & d’amour, dont elle étoit ſaiſie, malgré elle : ſa raiſon les réprimoit auſſi-tôt, & faiſoit ſuccéder dans ſon ame, la crainte à l’espérance, & le trouble à la tranquilité. Les ſentimens les plus doux reprenoient bientôt la place des plus tumultueux. Elle étoit dans ces combats, & auroit peut-être cédé à l’amour, ſi une de ſes femmes qui avoit ſa confiance, & que Baker avoit miſe dans ſes intérêts, ne lui eût perſuadé, que Dom Bernard paſſoit à Bengale pour un aventurier ; qu’on avoit des preuves certaines du mariage ď’Edward & d’Iſabelle, & que les Domestiques de Kennel avoient vû les deux époux ſe donner mutuellement des marques de leur tendreſſe. Ces diſcours fondés en apparence, replongerent Cléomélie dans de nouvelles inquiétudes plus cruelles que les premieres. Les tourmens de la jalouſie ne ſe renouvellent jamais ſans devenir plus violens ; le dépit de s’être trompé ſe joint à une plus grande certitude d’avoir été trahi, & porte l’amour propre à étouffer la tendreſſe ou du moins à la cacher. Cléomélie après avoir éprouvé encore bien des combats, ſe détermina enfin à ne plus entendre parler d’Edward. La mélancolie qui l’avoit quittée à meſure que l’eſpérance étoit rentrée dans ſon ame, y revint inſenſiblement, y ramena le déſeſpoir, & le funeſte deſſein qu’elle avoit eû de quitter la vie.

Ce fut dans ces circonſtances, qu’elle reçut un meſſage de Dom Bernard. Il lui apprenoit que la diſpenſe qu’Iſabelle & lui attendoient depuis ſi long-tems, étoit enfin arrivée ; que le ſoir même on devoit célébrer leur mariage. On ajoûtoit que la ſanté d’Edward ſe rétabliſſoit de jour en jour, & qu’il eſpéroit pouvoir bien-tôt lui-même lui demander la permiſſion de ſe jetter à ſes piés, pour lui jurer un amour éternel.

Sa maîtreſſe réſolue de le haïr & de l’oublier, ajoûta peu de foi à ces proteſtations, & crut même avoir pénétré l’intention de ce meſſage. Elle ſe perſuada qu’ils avoient tous formé le projet de la tromper : quelles chimeres la jalouſie ne ſuggere-t-elle pas à ceux qu’elle poſſede ! Cléomélie imagina même qu’Iſabelle avoit exigé d’Edward ſon époux, qu’il feindroit d’aimer encore ſa premiere maîtreſſe, juſqu’à ce que ſa femme eût jugé à propos de faire ceſſer cette erreur, pour rendre ſa gloire plus complette ; idée priſe de la connoiſſance du caractere des femmes, dont la haine qu’elles reſſentent les unes pour les autres, veut preſque toûjours ajoûter dans leurs conquêtes le triomphe à la victoire, & la vengeance au plaiſir. Prévenue de ces idées, Cléomélie entendit en vain quelques bruits publics confirmer dès le lendemain même le mariage de Dom Bernard & d’Iſabelle ; rien ne pouvoit la tirer d’erreur : enfin les deux époux vinrent avec une ſuite nombreuſe lui rendre viſite : À l’aspect de ſa prétendue rivale, dont la beauté étoit plus éclatante que jamais, elle ſentit par quelques mouvemens de jalouſie, qu’elle n’avoit pas encore étouffé l’amour : mais le dépit la ſoûtint, & lui fit prendre un air tranquile, & preſque indifférent. Eh ! bien, Madame, lui dit Dom Bernard, douterez-vous encore que nous ſoyons mariés Iſabelle & moi ? Mon cher Edward, le moins coupable des hommes, ſera-t-il toûjours le plus infortuné ? Elle lui répondit froidement, qu’il n’étoit plus tems de lui en parler, qu’elle avoit pris ſon parti, réſolue d’éteindre pour jamais un amour, ſource de tant de maux, & ſi capable de lui en attirer encore. Je ne daignerai ſeulement pas me plaindre, ajoûta-t-elle, des mauvais procédés d’un homme que je dois oublier : j’eſpere y réuſſir ; on n’aime pas long tems ceux qu’on n’eſtime plus. Je crois d’ailleurs avoir pénétré les motifs qui vous engagent à faire ce que vous paroiſſez entreprendre ici pour lui. Ainſi, permettez-moi de vous quitter, pour vous épargner des reproches qui m’aviliroient plus qu’ils ne me vengeroient. À ces mots, elle ſe leva pour s’en aller : on vit alors un des gens de la ſuite des deux époux, tirer un poignard de deſſous ſa robe, & ſe diſpoſer à s’en frapper lui-même. Dom Bernard, avec un grand cri, lui retint tout-à-coup le bras, en lui diſant : Ah ! cher Edward, arrêtez : découvrez-vous à Cléomélie. En effet, c’étoit lui-même caché ſous ce déguiſement. Il étoit venu pour voir encore ſa maîtreſſe, l’obliger à décider de ſon ſort, & pour expirer à ſes yeux, s’il n’étoit plus aimé. Il tomba à ſes piés ; & tenant d’une main celles de Cléomélie qu’il arroſoit de ſes pleurs, il levoit de l’autre le poignard, en proteſtant qu’il alloit s’en percer à l’inſtant même, s’il n’obtenoit pas ſa grace. Un ſpectacle ſi terrible & ſi touchant, avoit rempli tous les cœurs de la plus grande émotion, & on étoit dans l’attente de l’événement. Celle, des femmes de Cléomélie, qui avoit noirci la conduite d’Edward dans l’eſprit de ſa maîtreſſe, étoit préſente : touchée elle-même juſqu’aux larmes, d’une ſcene ſi attendriſſante, elle reſſentit le repentir de ſa faute. L’âme de ces ſortes de perſonnes eſt auſſi facile qu’extrème dans ſes mouvemens, & la même foibleſſe qui l’a livrée au vice, la ramène à la vertu. Cette femme d’ailleurs informée que Baker avoir été tué dans ſa courſe, & n’ayant plus rien à craindre, ni à eſpérer de lui, eut enfin le courage d’avoüer à ſa maîtreſſe la fauſſeté des dîſcours qu’elle-même avoit tenus contre Edward. Cléomélie transportée d’amour, de joie ; & d’admiration, s’écria en embraſſant ſon amant, qui étoit toûjours à ſes piés : Ah ! cher Edward, que tu m’as coûté de larmes, & que je te dois de plaiſirs maintenant ! Je n’ai différé ſi long-tems à te montrer l’excès de mon amour, que pour t’en trouver plus digne : juge de ſa violence. Le faux bruit de ton infidélité m’avoit fait renoncer à la vie ; ta conſtance me la rend chere, & me fait deſirer de vivre toûjours, pour te prouver toute ma tendreſſe : mes vœux ſont comblés, ſi tant de paſſion peut ſatisfaire la tienne. Edward à peine revenu de ſa ſurpriſe, pénétré de reconnoiſſance, enivré d’amour, n’eut pas la force de lui répondre. Sans pouvoir lui dire encore que des mots entrecoupés de ſoupirs & de larmes, il l’entraîna à l’Autel, où ils ajoûterent à leur mariage ce qui y manquoit. Après la mort de Kennel, ils s’embarquerent avec leur fils, Dom Bernard, & Iſabelle, pour Londres, où ils arriverent heureuſement, & jouiſſent encore d’une félicité digne de leur amour & de leurs vertus.

FIN