Mélange d’histoire (Renan)/Préface

Calmann-Lévy (p. i-xiv).


PRÉFACE



Les morceaux réunis dans ce volume n’ont qu’un seul lien qui les rattache les uns aux autres, c’est le goût de la vérité historique et des méthodes qui permettent de la trouver. Quelques-uns de ces morceaux sont fort anciens, et remontent à un temps où, sans hésiter sur ma voie (je n’ai jamais compris le devoir et le plaisir que d’une seule manière), j’hésitais encore sur l’application particulière que je donnerais à mes facultés de travail. Quand on est jeune, on croit pouvoir tout embrasser, et, comme pour un esprit vraiment philosophique tout est également digne d’être connu, on ne se résigne que tardivement à limiter son horizon, à évacuer des terres qu’on s’était adjugées et que l’on croyait même avoir conquises. Toute existence un peu active, rentrée dans son lit naturel, abandonne ainsi derrière elle comme des lais de mer, que le flot ne visitera plus. Il y a plaisir, quand on vieillit, à revenir sur ces souvenirs d’une curiosité qui fut sincère. Le public, d’ailleurs, a toujours été pour moi si indulgent que c’est un peu sa faute si je n’ai pas fait, en composant ce volume, la part plus large à l’oubli.

Ce fut surtout à partir de 1852 que, introduit par Augustin Thierry à la Revue des Deux Mondes, et par M. de Sacy au Journal des Débats, je cédai au goût du temps pour ce genre d’études critiques qui interdit les longues démonstrations, mais n’exclut pas une certaine philosophie générale. C’était le temps où MM. Laboulaye, de Sacy, Taine, Rigault, Prévost-Paradol donnaient une vie nouvelle à l’article Variétés et transportaient à la troisième page du journal l’intérêt que la première, consacrée à la politique, ne pouvait plus avoir. Nous essayions de sauver au moins la liberté intellectuelle, religieuse, littéraire, si fortement compromise, et peut-être fûmes-nous assez heureux pour y contribuer dans une certaine mesure. Plusieurs morceaux du présent volume sont de ce temps et en rappellent l’esprit. D’autres remontent à ces dernières années de l’Empire, où l’on put croire qu’un avenir meilleur commençait à s’ouvrir. Quelques-uns sont des jours néfastes où la consolation de l’étude a été plus nécessaire que jamais à ceux qui aiment leur pays. Deux ou trois, enfin, appartiennent à un passé fort ancien, à 1847 et 1848, à ces années d’études ardentes où je regrettais que la vie ne fût pas comme un char à six ou huit chevaux, que j’aurais conduits à la fois. C’est mon digne maître et ami M. Egger qui faisait insérer au Journal de l’instruction publique ces élucubrations de jeune homme, qu’on était bien bon d’accepter, car elles étaient écrites d’une façon singulièrement inexpérimentée. J’ai éprouvé cependant tant de joie à les relire, que je me suis laissé aller à les réimprimer. J’y ai trouvé naïvement exprimées les idées qui ont été plus tard l’âme et le soutien de ma vie[1].

Ce m’a été une grande consolation de voir que presque tous les vœux que je formais il y a vingt et trente ans pour l’avenir des études philologiques et historiques se sont en grande partie réalisés. Un immense progrès, qui date de la seconde moitié de l’empire, s’est accompli dans ces études. Une jeunesse pleine d’ardeur est entrée dans les voies de la critique, et il n’est presque aucune branche des sciences philologiques qui ne soit maintenant cultivée chez nous selon les saines méthodes qui ont prévalu depuis trois quarts de siècle. Les plus beaux jours s’annoncent pour ces études, et l’avenir en est si bien assuré, que, moi et ceux de mon âge, nous pourrions tous entonner notre Nunc dimittis, n’était le désir bien naturel d’assister à la pleine éclosion de ce que nous avons désiré et appelé. Que cette vivante et forte jeunesse me permette seulement deux conseils. Le premier est d’éviter l’ingratitude qu’il y a d’ordinaire à laisser croire qu’on a inventé la science et créé l’esprit humain. Les bonnes méthodes philologiques ont toujours eu en France d’illustres représentants. Sans parler des siècles passés, n’avons-nous pas eu, à l’époque qu’on rabaisse le plus, Silvestre de Sacy, le créateur de la grammaire arabe ; Abel Rémusat, le créateur de la science du chinois ; Champollion, le créateur de l’égyptologie ; Eugène Burnouf, comparable aux créateurs les plus éminents des études aryennes ; Fauriel, doué d’un sentiment si profond de l’histoire littéraire ; Augustin Thierry, qui avait à un si haut degré l’intuition du passé ? Ne donnons pas lieu de croire que nous ne comprenons plus de pareils maîtres. Évitons un autre défaut, je veux dire ce pédantisme déplacé, qui croit servir la science en lui donnant un air hautain et farouche. Il ne faut faire aucun sacrifice à la frivolité des gens du monde ; mais il ne faut pas non plus les rebuter. Certes, la vérité a son prix en elle-même ; elle n’est cependant quelque chose de vivant et de réel que quand elle est comprise et aimée par la portion compétente de l’humanité. Ne nous y trompons pas. Le progrès de l’esprit critique est encore partiel et indécis. La bataille n’est pas gagnée. Il y a un progrès remarquable chez les travailleurs ; il n’y a guère de progrès dans le public. L’autorité scientifique n’a pas gagné. Il y a plus de préjugés que jamais contre des méthodes qu’on est convenu d’appeler allemandes, afin d’avoir un prétexte pour les repousser. Autant d’esprits que jamais, surtout en province, continuent de faire de la science un jeu stérile ou puéril. L’idée qu’il y a une science vraie, qui doit être enseignée, protégée, patronnée par l’État, à l’exclusion de la science fausse, perd du terrain, par suite de l’affaiblissement général des idées de gouvernement. Pour faire son chemin, comme elle le mérite, la vraie science a besoin de beaucoup de prudence et d’habileté. C’est parce que notre jeune école ne l’a pas suffisamment compris, que sa place n’est pas ce qu’elle devrait être, et que, si elle n’y prend garde, sa réussite extérieure pourrait être compromise en partie.

Voilà près de huit ans écoulés depuis les terribles épreuves que nous avons traversées, et il est maintenant permis de voir quelle direction notre pays a définitivement choisie dans l’alternative cruelle où l’avait mis sa destinée. La France avait l’option entre deux partis opposés[2]. Elle pouvait adopter un système de réformes analogues à celles que s’imposa la Prusse après la bataille d’Iéna, réformes austères, tendant à donner à tous les services de la force et de la vigueur, sacrifiant dans une large mesure l’individu à l’État, fortifiant l’État et admettant son action dans tous les ordres : comme condition de ces réformes, un gouvernement plus sérieux que brillant, un parlement réduit au rôle de conseiller intime, une monarchie ayant son droit en dehors de la volonté de la nation ; comme conséquence, l’inégalité sociale, une telle organisation supposant des classes en apparence privilégiées, en réalité mises à part pour le service de la nation. — À cette voie de pénitence et de retour en arrière la France pouvait préférer la continuation du programme démocratique, où l’État, constitué par l’universalité des individus, n’ayant d’autre but que le bonheur des individus entendu comme les individus l’entendent, s’interdit toute visée au delà de ce que conçoit et sent l’universalité des individus. La conséquence d’un pareil état de choses est la poursuite du bien-être et de la liberté, la destruction de tout ce qui reste de privilèges et d’esprit de classe, l’affaiblissement du principe de l’État. L’individu et les groupes subordonnés à l’État, tels que le département et la commune, se trouveront bien d’un tel régime ; mais il est à craindre que la nation, la patrie, la France enfin, y perde chaque jour quelque chose de son autorité et de sa forte cohésion.

Il est clair que la seconde hypothèse a complètement remporté la victoire sur la première. À deux tentatives, auxquelles n’a manqué ni la hardiesse ni la résolution d’aller jusqu’au bout, la France a opposé un Non absolu. À toute autre tentative du même genre (et il est probable qu’il y en aura), le pays répondra sans doute de la même manière. Une réforme dans le sens monarchique et gouvernemental ne se fera donc pas avec l’assentiment spontané de la France. Où prendre la force pour contraindre la France, pour lui faire accepter ce dont elle ne comprend pas la nécessité ? À l’intérieur ? L’armée, c’est la France même. Une armée ne se sépare de la nation d’où elle sort que par l’effet du sentiment prédominant qui l’attache à un général victorieux. Et même alors, les coups d’État (le 18 brumaire, le 2 décembre, par exemple) se font dans le sens voulu, à tort ou à raison, par la majorité de la nation — Demanderait-on à l’extérieur l’appui nécessaire pour la réaction ? L’extérieur, c’est l’Allemagne. L’Allemagne jouit du privilège de la victoire ; elle a l’hégémonie en Europe pour le temps ordinaire que durent les hégémonies. Sa volonté est celle de Jupiter, d’ici à vingt ou vingt-cinq ans. Or l’intérêt de l’Allemagne n’est nullement que la France se réforme comme elle le fit elle-même à partir de 1808. L’intérêt de l’Allemagne est bien plutôt (elle le croit du moins ainsi) que la France reste dans l’état d’affaiblissement politique et militaire qu’entraînent à certains égards la démocratie et le gouvernement républicain.

Voilà ce que M. Thiers vit à Bordeaux, et en somme il vit bien. Le hasard des élections de février 1871, hasard qui nous domine encore, l’Assemblée de 1871 ayant trouvé moyen de s’imposer à l’avenir, a rendu jusqu’à ces derniers temps le résultat douteux. En 1873, notamment, il y eut un moment où l’on put croire que, moyennant un accord avec la maison de Bourbon, une restauration du vieux système national n’était pas impossible. La conduite de M. le comte de Chambord trancha la question. À partir de novembre 1873, la position de la France fut ce qu’aurait été celle de la Prusse, si Frédéric-Guillaume III et sa dynastie avaient abdiqué après la bataille d’Iéna. Les réformes dans le genre de celles dont nous parlons ne peuvent s’accomplir dans un pays qu’avec la collaboration de sa vieille dynastie nationale. — Quant à la tentative de 1877, il n’y faut voir que le rêve de personnes obstinées, à qui leurs principes arrêtés enlèvent toute vue claire de la réalité et de la possibilité, ces deux pôles uniques sur lesquels le politique doit se guider.

Ainsi la restauration de la nation à la façon prussienne n’aura pas lieu. Il faut, pour réaliser un tel programme, une union que nous n’avons pas ; il faut surtout une monarchie et une noblesse. Aucune des réformes que l’on avait pu concevoir dans ce sens n’est faite ; aucune ne se fera. Faut-il désespérer et ne plus admettre pour notre patrie aucun avenir ? Non, certes. Les choses humaines sont multiples et diverses, riches en volte-face étranges. Un pays fécond en ressources a toujours un grand rôle à jouer. Ce qui a été pendant quelque temps un désavantage devient ensuite un avantage. La période que nous allons traverser peut et doit être une période de liberté à l’américaine ; dans ce nouvel exercice, la France peut montrer des prestesses inattendues. L’essentiel dans la vie est de ne pas vouloir des choses contradictoires. Ce que nous aurons pourra être fort agréable, fort brillant, fort aimable, pourvu que nous ne prétendions pas qu’on peut joindre aux douceurs du laisser aller les avantages du gouvernement fort. La république n’est forte que par la terreur, et la terreur, heureusement, est à mille lieues de nous. Un gouvernement vraiment fort est celui qui, sans entreprendre la tâche absurde de contrarier la nation, conduit la nation, est accepté d’elle comme un guide doué de lumières supérieures. Un tel gouvernement dirige l’opinion, règle l’instruction publique, a une politique, une diplomatie et, dans une certaine mesure, une histoire, une philosophie. Un tel gouvernement ne se contente pas de tout encourager, de sourire à toute chose ; il regarde comme une partie de sa tâche de décourager, d’empêcher, — de décourager la science fausse, le charlatanisme, — d’empêcher les directions funestes à la bonne discipline des esprits. Personne n’a plus le bras assez ferme pour cela. Le parti conservateur s’abandonne à des alarmes puériles, en s’imaginant que nous sommes à la veille de scènes de pillage et de violence. Ce qui nous est réservé, ce n’est pas la violence ; c’est la mollesse. Pour les initiatives individuelles, l’ère qui paraît s’ouvrir pourra être un temps excellent ; pour la grande direction politique, ce sera un temps presque nul. Si les événements extérieurs nous laissent en paix, nous pourrons donner le spectacle d’une des productions les plus riches et les plus variées qui se puissent imaginer ; mais de maîtrise exercée par une autorité quelconque, il n’y en aura pas. Une sorte d’indulgence universelle laissera tout passer ; à la longue, un dissolvant général détruira toute influence magistrale venant d’une classe aristocratique ou de groupes d’élite.

Ce qui fait qu’on doit envisager une telle perspective sans trop de crainte, c’est qu’il est probable que tous les pays viendront, chacun à leur tour, à l’état où nous sommes. Les progrès de la réflexion chez le peuple, favorisés par l’instruction primaire, par l’exercice des droits politiques, par les progrès de l’industrie, par l’augmentation de la richesse, rendront l’individu de moins en moins capable des miracles d’abnégation dont les masses inconscientes du passé nous ont donné l’exemple. La nation vit des sacrifices que lui font les individus ; l’égoïsme toujours croissant trouvera insupportables les exigences d’une entité métaphysique, qui n’est personne en particulier, d’un patriotisme qui implique plus d’un préjugé, plus d’une erreur. Ainsi nous assisterons dans toute l’Europe à l’affaiblissement de l’esprit national, qui, il y a quatre-vingts ans, a fait dans le monde une si puissante apparition. La nationalité allemande, créée la dernière, résistera la dernière, d’abord à cause de ses récentes victoires, puis à cause de l’esprit particulier de soumission de la race allemande ; mais elle finira par suivre la voie du reste du monde. Sa gloire lui deviendra un fardeau ; elle trouvera, comme la France de 1813, que la prédominance militaire d’une nation s’achète bien cher ; écrasée sous le poids de charges intolérables, elle portera envie à ses vaincus. Elle démontrera une fois de plus cette vérité, établie par les règnes de Louis XIV et de Napoléon Ier, que la grandeur des nations est le plus souvent en raison inverse du bonheur des peuples. Il arrivera peut-être ainsi que la France, qui, à la fin du dernier siècle, a proclamé l’idée de nation, aura été la première à réagir contre ce que cette idée avait d’exagéré. Cela sera dans l’ordre. Notre spirituelle vivacité, notre logique fiévreuse, nous font éprouver avant les autres les symptômes des crises qui se préparent dans le grand corps européen. Honneur dangereux !

Après tout, nous n’avons pas le droit d’être bien difficiles. Les partis réactionnaires et monarchiques ne nous ont pas traités de telle façon que nous soyons obligés de prendre le deuil avec eux. Déjà, dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, on voyait poindre cette faiblesse générale qui a corrompu chez nous la haute culture intellectuelle. Rappelons-nous ces lugubres années de 1849, 1850, 1851, où l’esprit humain fut régenté par ses ennemis, et les dix premières années de l’Empire, où tout ce qui n’était pas médiocre ou frivole passait pour dangereux. Nous ne serons jamais les flatteurs de la démocratie ; nous avouons cependant qu’il ne lui sera pas difficile d’égaler les aristocraties de ces temps-là. Maintenant du moins, nous sommes libres, or nous ne l’avons pas toujours été. Ne nous faisons pas d’illusion : nous ne dirigerons rien, nous ne réformerons rien, nous n’organiserons pas grand’chose ; mais soyons modestes, on ne nous importunera pas ; c’est beaucoup. Si nous avons pu rêver une force dont nous disposerions, laissons ce rêve. Le monde est entraîné par un penchant irrésistible vers l’américanisme, vers le règne de ce que tous comprennent et apprécient. Galilée de nos jours n’aurait plus à craindre la géhenne et les cachots. Il assisterait au triomphe de M. Raspail. Certainement, il serait assez philosophe pour y être peu sensible, et même pour voir que cela est légitime à beaucoup d’égards.

Profitons donc et jouissons de l’heure présente ; elle est bonne et douce. Tâchons tous de nous surpasser. Ne boudons pas notre patrie, quand elle n’est pas de notre avis. C’est peut-être elle qui a raison. Pauvre France ! malo tecum errare quam cum ceteris recte sapere.


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  1. Il ne reste plus de cette époque à publier que l’Avenir de la science, que je composai en 1848 et 1849.
  2. La Réforme intellectuelle et morale, p. 64 et suiv., 82 et suiv. (Paris, 1871).