Mélange d’histoire (Renan)/Les grammairiens grecs

Calmann-Lévy (p. 427-440).

LES GRAMMAIRIENS GRECS.


Le sujet de ce beau Mémoire[1], bien que emprunté à celle des littératures anciennes qui a été le plus étudiée depuis la Renaissance, est neuf et à peu près inconnu. Le plus illustre des grammairiens grecs, cet Apollonius dont nous sommes tous les disciples sans le savoir, et sur les mérites duquel l’antiquité n’a qu’une voix, a cessé depuis longtemps de régner dans les écoles, et a été fort peu lu des savants. Quelques-uns de ses ouvrages les plus importants étaient restés inédits jusqu’à nos jours, et attendent encore un traducteur ; les grammairiens les plus renommés des deux derniers siècles ne le citent jamais. Le lira-t-on maintenant davantage ? J’en doute, et je crois au contraire que le travail si consciencieux de M. Egger lui enlèvera encore, s’il est possible, des lecteurs. En effet, ceux qui voudront connaître Apollonius le trouveront tout entier analysé, interprété, discuté, dans le Mémoire de M. Egger, avec une clarté et, j’ose le dire, un charme qu’on chercherait vainement dans les écrits originaux du célèbre grammairien d’Alexandrie.

On comprend que l’intérêt d’une pareille étude est nécessairement tout historique. Nous n’avons plus rien de nouveau à apprendre d’Apollonius ni de ses contemporains en fait de grammaire, précisément parce que nous avons tout appris d’eux et que leur méthode s’est en quelque sorte confondue avec les procédés les plus familiers de notre esprit. On ne songe pas assez à ce qu’il a fallu d’invention et de finesse pour constituer cet humble livre qu’on appelle un Rudiment. Ce qui est là résumé à la portée de l’intelligence d’un enfant, ces notions tellement tombées dans le domaine commun qu’on cesse d’y attacher un nom propre et qu’il n’y a plus aucun mérite à les enseigner ni à les connaître, quel effort de génie n’a-t-il pas fallu pour les créer ! Dieu me garde de comparer la grammaire au langage lui-même, l’œuvre toujours imparfaite de la réflexion à l’œuvre complète et vraiment divine de la spontanéité primitive. Mais de même qu’il nous est impossible de concevoir les voies mystérieuses par lesquelles l’esprit humain est arrivé à créer le langage, de même comprendrons-nous difficilement le mérite de ceux qui les premiers ont tenté l’analyse du langage. Or, en cela comme dans tout ce qui est l’œuvre de la réflexion philosophique, il n’est rien que nous ne tenions de la Grèce. C’est la grammaire des Grecs, transmise jusqu’à nous par les Latins, qui s’enseigne encore dans nos écoles, et qui fournit à chacun de nous les catégories du langage, par conséquent l’élément le plus essentiel de la pensée. C’est Apollonius remanié, éclairci, mais bien peu perfectionné quant à l’ensemble des vues et de la méthode, qui s’est appelé tour à tour Donat, Priscien, Despautère, Port-Royal et, de décadence en décadence, Lhomond ; de même que toutes les logiques qui, jusqu’à nos jours, ont eu la prétention d’apprendre à bien raisonner ne sont au fond que l’Organon d’Aristote, moins l’originalité.

On peut donc soutenir sans exagération que Apollonius a régné en grammaire jusqu’au moment où le génie des Schlegel, des Humboldt, des Bopp, des Grimm, des Burnouf a ouvert à la science du langage une voie toute nouvelle, en créant la méthode comparative, qui embrasse chaque famille de langue comme un ensemble organique et vivant, et substitue les explications historiques aux explications artificielles de l’ancienne philologie. La France, qui en toute chose dépasse si difficilement l’horizon latin, s’est tenue jusqu’ici à la méthode de la vieille école ; elle n’a rien vu en grammaire au delà de Donat. La révolution qui, au commencement de ce siècle, a renouvelé l’étude des langues, révolution comparable à celle qui, dans les sciences physiques a remplacé la doctrine d’Aristote par la science expérimentale des modernes, est encore à peu près non avenue parmi nous ; je n’en veux d’autre preuve que le peu de succès des ouvrages, pleins de mérite cependant, qui ont aspiré à détrôner Lhomond. Nous ne sommes pas un peuple grammairien ; heureusement c’est là un défaut qui nous met en assez bonne compagnie pour que nous puissions nous en consoler.

C’est en effet un phénomène historique bien remarquable que la disposition innée qui porte certains peuples à réfléchir sur le langage et à en dresser la théorie, tandis que d’autres peuples, souvent plus avancés en civilisation, possédant une littérature aussi riche, n’ont jamais songé à entrer dans cette voie d’analyse et d’observation. Un coup d’œil attentif jeté sur l’histoire de l’esprit humain nous révèle qu’il n’y a eu réellement que trois peuples créateurs en grammaire, et que, avant l’apparition de la philologie comparée vers 1815, trois systèmes grammaticaux, celui des Hindous, celui des Grecs et celui des Arabes, ont seuls droit de prétendre à l’originalité. Tout le reste n’est que imitation ou emprunt. Pour ne parler que des peuples européens, par exemple, les Latins se sont bornés en grammaire à copier les Grecs, et les peuples modernes jusqu’à ces dernières années se sont bornés à répéter les grammairiens latins. En fait de tentatives vraiment originales, je ne vois que ces trois-là. Mais aussi ces trois systèmes n’ont rien de commun l’un avec l’autre ; ce sont trois créations entièrement indépendantes, apparues à des siècles de distance, et entre lesquelles il n’est possible de saisir aucun lien de filiation, aucune trace d’influence réciproque.

Ce qu’il y a, dis-je, de singulier dans cette espèce de vocation grammaticale qui a prédestiné certaines nations à se faire une analyse de leur propre langue, c’est que les peuples qui n’ont pas participé à ce privilège sont loin d’avoir été inférieurs en intelligence et en civilisation à ceux qui en ont joui. Je ne parle pas des Chinois, qui n’ont pas de grammaire, par la raison fort simple que leur langue n’en est pas susceptible, et qui sans cela eussent été, je n’en doute pas, d’excellents grammairiens. Mais les Hébreux, par exemple ? Voilà certes un peuple merveilleusement doué, qui est arrivé de très-bonne heure à la réflexion, qui, six cents ans avant Jésus-Christ, avait une admirable littérature, riche en ouvrages sur toute sorte de sujets ; pourquoi n’a-t-il pas eu de grammaire ? Je le conçois à la rigueur pour la première époque de la littérature hébraïque (la période antérieure à la captivité), durant laquelle on n’aperçoit dans les écrits de ce peuple aucune trace de rhétorique, où la langue a conservé toute sa naïveté, où le divorce entre l’idiome du peuple et celui des lettrés ne se fait pas sentir encore. Mais dans la seconde période (depuis la captivité jusqu’au IIe siècle avant l’ère chrétienne), où la littérature est presque toute tombée entre les mains de lettrés, où les traces de composition artificielle sont manifestes, comme cela se voit, par exemple, dans certains Psaumes, dans l’Ecclésiaste, dans la seconde partie d’Isaïe, à cette époque où les savants écrivent une langue déjà morte et dont le modèle ne se trouve que dans les livres anciens, n’est-il pas étrange que, malgré le soin extrême que mettaient les Hébreux à la conservation de leurs souvenirs nationaux, on ne voie poindre chez eux aucune idée de grammaire ? Et quelques siècles plus tard, quand la fièvre du scrupule et de la subtilité s’empare de ce peuple, qu’il se met à compter les lettres de ses livres sacrés, à les entourer de points, d’accents, d’un luxe de signes qu’aucune autre langue n’a connus, au milieu des puérilités de la Massore, pas une trace de grammaire ; et ce n’est qu’au Xe siècle de notre ère, sous l’influence et à l’imitation des Arabes, qu’on voit paraître quelques essais de grammaire hébraïque. Voilà certes un fait étrange et qui m’a toujours singulièrement frappé ; car il ne suffit pas de dire que c’est là une conséquence de l’esprit sémitique, peu ouvert de sa nature aux combinaisons intellectuelles, aux spéculations abstraites. Les Arabes sont des Sémites aussi, et même des Sémites restés bien plus inaccessibles que les Hébreux à l’action de tout esprit étranger, et cependant les Arabes se sont fait une grammaire éminemment originale et tirée de leur propre fonds. Je le répète, l’esprit grammatical souffle où il veut, et il est presque aussi impossible de dire quelles sont les races qui sont appelées à y participer que de déterminer le moment intellectuel où se fait cette curieuse apparition.

Voyez l’Inde, en effet. La grammaire s’y montre, dès les époques mythologiques, comme une annexe des Védas. Son origine est divine ; Indra a été le premier grammairien ; des fables sans nombre entourent son berceau. Le Nirukti de Yaska, qu’on peut regarder comme le plus ancien essai de grammaire qui soit venu jusqu’à nous, doit être au moins du VIe ou du VIIe siècle avant l’ère chrétienne ; or Yaska cite une foule de travaux qui supposent avant lui une grande série de grammairiens. Enfin, au IIIe ou IVe siècle avant notre ère, c’est-à-dire à une date où nulle autre race ne possédait une ébauche même imparfaite d’institutions grammaticales, la grammaire indienne atteint, entre les mains du célèbre Panini, un degré de perfection qu’il n’a été donné à aucune autre race de dépasser.

En grammaire, on le voit, les Grecs sont fort en retard sur l’Inde. Avant l’école d’Alexandrie, ou chercherait en vain parmi eux quelques traces d’une théorie régulière du langage. Apollonius, le Panini des Grecs, après lequel le système grammatical des anciens n’a fait que d’insignifiantes acquisitions, est du IIe siècle de notre ère. — Quant aux Arabes, en grammaire comme dans toutes les branches de la réflexion philosophique, ils sont notoirement les derniers venus. Les plus anciens essais de grammaire arabe sont du VIIIe siècle : au XIIIe, cette grammaire est complète et en possession de tous les éléments essentiels qui la constituent.

Par son incomparable beauté comme par sa prodigieuse ancienneté, le système grammatical des Hindous mérite d’occuper la première place. Aucune littérature n’a rien à comparer à l’œuvre extraordinaire de Panini. Il est impossible de se figurer l’impression que produit cette création étrange, miroir fidèle d’un peuple vivant tout entier dans l’abstraction, sans un regard pour ce qui passe. L’Inde, qui, par un phénomène unique peut-être dans l’histoire de l’esprit humain, a su se faire une immense littérature sans y mêler aucun élément historique ou réel, devait être par excellence le pays de la grammaire. Il faut avouer au moins que, si l’on entend par ce mot la théorie absolue d’une langue envisagée isolément et en faisant abstraction de toutes les autres, Panini est le parfait grammairien. La forme énigmatique et concise, la profondeur du sentiment étymologique, la précision et l’élégance des aphorismes font de cette composition singulière l’essai le plus hardi qui ait jamais été tenté pour réduire le langage à des formules d’algèbre, et fournissent un éclatant témoignage de cette puissance métaphysique du génie indien, qui devait élever en philosophie un peuple simple d’ailleurs comme l’enfant le plus simple, ignorant comme le dernier des paysans, à des spéculations du même ordre que celles où Fichte et Hegel sont arrivés de nos jours par tous les raffinements de la pensée moderne.

La grammaire des Arabes, c’est le génie arabe lui-même : spirituelle, subtile dans les détails, défectueuse et incomplète dans son ensemble. Ce sont des vues ingénieuses jetées au hasard, des petits faits bien observés ; c’est une analyse du discours fort délicate à sa manière et entièrement différente de celle que nous imaginons ; mais, à côté de ces mérites, absence complète de méthode, nul essai de théorie générale, nulle tendance à chercher la raison historique ou logique des procédés de la langue. En cela, la grammaire arabe nous apparaît comme moins artificielle en un sens, mais aussi moins philosophique que celle des Grecs. Les Arabes ne voient dans la grammaire qu’une série de règles pour l’art de la parole, le seul art à peu près que ce peuple ait connu ; elle est pour eux le culte du langage bien plutôt que la science du langage ; aussi forme-t-elle à leurs yeux un privilège que Dieu a réservé aux descendants d’Ismaël, et que nulle autre race ne saurait posséder.

On ne peut dire que les grammairiens grecs aient beaucoup mieux saisi que les Arabes le véritable esprit de la science grammaticale telle qu’on l’entend de nos jours. L’idée fondamentale de la grammaire indienne, la recherche du radical pur, qui se cache sous l’infinie variété des formes dérivées, leur est restée étrangère. Les mots leur semblent faits tout d’une pièce, comme des jetons frappés d’un coin invariable. N’apercevant pas la raison historique et la génération intime des procédés de la langue, ils veulent tout expliquer par des raisons logiques d’une désespérante subtilité, poursuivant mille questions oiseuses, jouant avec les mots et les syllabes, sophistes enfin, comme les Grecs le sont toujours plus ou moins, même dans les plus belles créations de leur génie. Jamais ils ne saisirent l’organisme de la parole humaine, jamais ils n’envisagèrent la langue comme un tout vivant, qui se décompose et se recompose sans cesse par une sorte de végétation intérieure, et où chaque état a sa raison dans un état antérieur, jusqu’au fait primordial dont le mystère nous échappera toujours.

Un autre sérieux défaut des grammairiens grecs est de ne savoir que leur propre langue et de vouloir fonder des inductions générales sur une base aussi étroite. À leurs yeux, tout ce qui n’est pas grec est barbare et ne mérite pas qu’on s’en occupe. Un papyrus trouvé à Herculanum, et récemment déchiffré, est consacré au développement de cette curieuse thèse « Que les dieux parlaient grec ! » Le croira-t-on ? Apollonius, vivant sous les Antonins, à une époque où il semble que le latin dût être la langue politique du monde entier, Apollonius ne sait pas le latin ! Il ne suppose pas un moment l’existence de cette langue ; il ne nomme Cicéron, Virgile, non plus que s’ils n’avaient jamais existé. Voilà bien ce magnifique orgueil de la Grèce, cette aristocratique fierté de l’intelligence, qui ne brave pas la force, s’y soumet au besoin, mais ne la reconnaît pas, et se venge en n’en tenant pas compte. Voilà ce que la Grèce a fondé dans le monde : la noblesse de l’esprit. Rome, après lui avoir enlevé son indépendance, n’a pas su peser d’un atome sur sa direction intellectuelle, philosophique, religieuse, ni obtenir d’elle un moment d’attention. À part quelques Grecs sans caractère ralliés à leurs vainqueurs, jamais Hellène vraiment digne de ce nom n’a fait à la littérature latine l’honneur de s’en occuper ; à peu près comme un Français du XVIIIe siècle n’imaginait pas qu’en dehors de la France, on pût avoir de l’esprit, ni qu’il y eût une autre langue que le français acceptable pour un galant homme.

J’aime cet orgueil, je l’avoue, ou, pour mieux, dire, cette assurance d’un peuple qui a conscience de sa supériorité intellectuelle, et n’hésite pas à s’attribuer le droit de régler les choses délicates ; mais, en grammaire, il faut reconnaître que cet esprit exclusif a de fort graves inconvénients. S’agit-il de l’article, par exemple ? Apollonius présente sa théorie de la manière la plus absolue, et suppose hardiment que cette partie du discours est indispensable à tout idiome : or la connaissance la plus simple de la langue latine eût suffi pour lui révéler son erreur. De même en parlant du nombre duel, l’idée ne lui vient pas un moment qu’une langue puisse s’en passer. Cette ignorance est d’autant plus singulière chez Apollonius, que tout semblait l’inviter, comme le fait remarquer M. Egger, à des études comparatives sur les langues diverses qu’il entendait parler autour de lui. « Alexandrie, où il vivait, était le foyer d’une érudition active et variée, le rendez-vous de vingt nations diverses ; l’Égypte entière offrait le spectacle de plusieurs langues également en usage pour tous les besoins du commerce et de la vie. Le grec et les trois formes de l' l’écriture nationale s’y montraient quelquefois rapprochés sur les monuments, dans les actes de la chancellerie, dans les contrats entre particuliers. Sous le règne de Claude ou de Néron, un scribe sacré, nommé Chérémon, gardien d’une partie au moins de la bibliothèque d’Alexandrie, publiait sur les hiéroglyphes un ouvrage de pure philologie, dont il s’est conservé de précieux fragments. On sait même, par le témoignage d’un papyrus du Musée britannique, que l’étude de la langue égyptienne était pour les Grecs de ce pays un moyen de gagner leur vie, soit en donnant des leçons, soit en faisant le métier d’interprètes. L’esprit de la conquête et de la domination romaine poussait encore à ce rapprochement des langues par les relations politiques et commerciales… Les actes du sénat et du peuple, les rescrits des magistrats, les décisions arbitrales, étaient gravés, en grec et en latin, sur l’airain ou le marbre… Mais tous ces secours, il faut bien l’avouer, ne paraissent pas avoir eu d’influence considérable sur les progrès de la philosophie du langage dans l’antiquité ; Apollonius, du moins, n’en a aucun souci… Il a fallu les progrès du christianisme et le vif intérêt d’une polémique où la littérature hébraïque était sans cesse en jeu, pour attirer sérieusement sur les langues orientales l'attention des philologues de l’Occident ; encore leurs travaux en ce genre ont-ils laissé peu de traces.

Pour bien écrire une langue, il ne faut pas l’avoir trop analysée ; aussi a-t-on remarqué que les grammairiens en général écrivent mal. Apollonius ne fait pas exception à cette règle. La rudesse et l’obscurité de son style ont droit de nous surprendre. Écrivant à une époque de finesse et d’extrême élégance, vivant dans un commerce journalier avec les meilleurs écrivains de l’ancienne Grèce, il ne songe guère à se rapprocher par le charme du langage ni de ses contemporains ni des modèles qu’il cite. À le voir manier avec tant d’embarras la langue dont il décrit savamment les ressorts, on se prend à douter de l’efficacité d’un art qui rend si gauche et qui, pour comble de malheur, ne contribue pas à rendre plus sociable. Tout ce qu’on sait, en effet, de la vie d’Apollonius, c’est qu’il était fort maussade. Le surnom de Dyscole en est la preuve et n’est que trop justifié par les traces de mauvaise humeur qui se retrouvent presque à chaque page de ses écrits. Il y insulte ses confrères de la façon la plus outrageante, quand ils se permettent d’avoir pensé autrement que lui sur l’adverbe ou le pronom. « C’est là une niaiserie » ; ou bien : « Il est ridicule de croire » ; ou bien : « Il est superflu d’argumenter plus longtemps contre des puérilités » ; telles sont les formes habituelles de sa polémique.

La grammaire, qui n’a jamais eu le don de rendre aimable, n’avait pas, à ce qu’il paraît, dans l’antiquité plus que de nos jours, le privilège d’enrichir. On rapporte que Apollonius était si pauvre que, ne pouvant acheter ni papyrus ni parchemin, il écrivait ses ouvrages sur des morceaux de poterie. M. Egger, qui ne veut pas admettre la vérité de ce récit, a parfaitement droit de trouver que, pour écrire des livres de grammaire, ce devait être là une matière assez incommode. Mais le savant critique rappelle lui-même fort à propos que nos musées renferment un bon nombre de tessons qui ont suppléé jadis à la rareté du papier. Les soldats de la haute Égypte en particulier donnaient souvent l’acquit de leur solde sur des fragments de terre cuite ; on avouera qu’une comptabilité militaire avec de pareils reçus ne devait guère être plus commode à tenir qu’un portefeuille de grammairien. M. Egger ne peut croire non plus que le plus illustre des maîtres de son temps, au centre même et comme au foyer de la philologie alexandrine, ait pu souffrir à ce point de l’indigence. Mais les exemples de pareils dénûments ne sont pas rares. Si l’on faisait une dissertation Sur les hommes savants qui sont morts de faim (la liste en serait assez longue), on trouverait que presque tous ont été des grammairiens ; je ne citerai que Lilius Giraldus et Sébastien Castalion, qui, en pleine renaissance, finirent, dit-on, de cette triste manière. Il n’est donc pas impossible que, même à Alexandrie, un grammairien ait été réduit à écrire ses ouvrages sur des morceaux de pots cassés. La grammaire a toujours été pauvre ; ne lui contestons pas son unique vertu.

Voilà, je crois, le seul point sur lequel il me soit possible d’être en désaccord avec M. Egger. Son excellent mémoire, d’une érudition à la fois spirituelle et sûre, démontre une fois de plus qu’en traitant le sujet le plus austère, on peut toujours intéresser sans jamais chercher à amuser : deux choses si différentes et dont la confusion fait commettre tant de fautes aux personnes dont le goût n’est pas sûr ! Si l’homme sérieux, en effet, ne se résigne jamais à faire le moindre sacrifice pour complaire à la frivolité, d’un autre côté, dès qu’on s’adresse au public, on est tenu de l’intéresser ; or on ne peut manquer d’y réussir quand on possède profondément son sujet, qu’on l’aime, et qu’on sait l’envisager dans ses rapports élevés avec l’histoire de l'esprit humain, C'est ainsi que M. Egger, sans recourir à aucun de ces faciles procédés par lesquels on croit quelquefois égayer les matières scientifiques, a réussi à faire un ouvrage éminemment instructif et qui fait revivre pour nous dans toute sa vérité une des plus curieuses physionomies de la science antique. Un moment effrayé lui-même de l’âpreté de son sujet, le savant auteur se croit obligé de faire observer « que le portrait du grand philologue qu’il essaye de faire revivre devra paraître d’autant plus fidèle qu’il aura moins d’agrément ». Cette excuse n’était vraiment pas nécessaire. À propos du plus sévère des grammairiens, M. Egger a su être toujours attachant, et on se prend par moments à envier à ce Dyscole la fortune qu’il a eue de revivre par les soins d’une critique aussi bienveillante et aussi ingénieuse.

  1. Apollonius Dyscole. Essai sur l’histoire des théories grammaticales dans l’antiquité, par E. Egger. — Paris. A. Durand, 1854.