Mélange d’histoire (Renan)/Les Césars

Calmann-Lévy (p. 147-167).


LES CÉSARS.



I.


Il serait injuste de prendre cet écrit de M. Beulé[1] pour autre chose que ce qu’il a voulu faire. L’habile et judicieux professeur n’a pas prétendu composer un mémoire de critique historique, dresser une longue et pénible enquête. « Ce n’est point un livre que j’offre au public, dit M. Beulé, c’est une série d’entretiens qui ont été sténographiés, et qu’on m’a demandé de réunir. Je leur laisse leur forme primitive, qui rappellera sans cesse au lecteur mes titres à son indulgence ; il est équitable, en effet, d’accorder certaines licences à l’improvisation, et de penser que la rapidité même de l’expression, si elle sert parfois les idées, peut souvent leur nuire. Je prie les historiens et les critiques de ne point m’appliquer leurs instruments de précision, mais d’écouter la voix de leur propre cœur. Les portraits que je retrace sont surtout des études morales, et ce sont les enseignements de l’histoire que je m’efforce d’y faire ressortir. Les consciences fermes en tireront quelque consolation, les consciences ébranlées de salutaires clartés, car les poëtes, les adulateurs, les faux légistes de tous les temps ont fait d’Auguste un type qui ne peut qu’attrister ceux qui pensent, justifier ceux qui flattent, tromper ceux qui règnent. »

Ainsi entendu, le livre de M. Beulé mérite beaucoup d’éloges. M. Beulé est un de ces génies faciles auxquels tout réussit, car ils sont dans une heureuse harmonie avec le siècle où ils vivent, les sujets qu’ils traitent, les desseins qu’ils forment et le public qui les entoure. Doué d’un sens pratique singulièrement ferme, d’un goût sûr en ses limites, d’une résolution de jugement qui est la plus précieuse des qualités à un moment d’affaiblissement des caractères et d’amollissement des esprits, M. Beulé a le tempérament des hommes politiques ; son style clair, vif, naturel, le désigne pour l’action. Comme le spirituel académicien le laisse entrevoir dans sa préface, ce ne sont pas là tout à fait les qualités qui servent à la critique scientifique. La première condition pour celle-ci est de ne se proposer aucun but politique, de ne point songer à exercer une action sur son temps, de ne se permettre aucune allusion aux choses actuelles, de ne plaire à aucun parti. Les préoccupations du présent, introduites dans l’histoire, la faussent infailliblement.

M. Beulé nous avoue lui-même que son but a été « moral », qu’il a voulu « faire ressortir des enseignements » ; pour partager sa manière de voir sur Auguste et Livie, on doit « écouter la voix de son cœur ». Dieu me garde de le blâmer ; mais il est clair que M. Léon Renier, construisant la même histoire sans écouter autre chose que les avertissements de sa critique limpide et dégagée de toute arrière-pensée, fût arrivé à des jugements différents. M. Beulé pense qu’il est utile à la morale que Auguste, Livie, Julie, Agrippa, Mécène aient commis le plus de crimes possible ; dans son zèle pour les principes, il accueille toute allégation malveillante, pensant qu’il est bon qu’on se figure les despotes, leur famille et leurs amis sous les plus noires couleurs. Mais de pareilles allégations sont quelquefois vraies, quelquefois fausses. Il faut tout écouter, tout peser, et, quand on n’entend qu’une opinion, se défier. Même pour Néron, je voudrais qu’il nous fût possible d’entendre la défense. Josèphe, son contemporain, nous apprend que son histoire avait été écrite de deux points de vue entièrement opposés, les uns l’élevant jusqu’au ciel, les autres entassant contre lui les mensonges avec une impudeur sans égale[2]. La version qui présente le fils d’Agrippine comme un monstre nous est seule parvenue ; je la crois vraie quant au fond ; cependant j’aimerais fort à connaître l’autre. La haine est si inventive en fait de calomnies ! les bruits d’une ville immorale et cancanière méritent si peu de créance ! En vertu de l’axiome souvent trompeur : Is fecit cui prodest, l’opinion publique n’admet jamais que la mort travaille d’une manière désintéressée. C’est un penchant naturel à ceux qui vivent loin des cours de supposer qu’il s’y passe beaucoup de crimes ; le mystère fait tout admettre ; Marc-Aurèle lui-même a été accusé d’empoisonnement.

Peut-on dire que le philosophe, laissant de côté comme insolubles les questions sur le caractère privé des personnages historiques, et se bornant aux vues d’histoire générale, n’ait pas aussi quelques réserves à faire au sujet de la critique de M. Beulé ? Je me hâte de dire que, sur les maximes essentielles, je suis d’accord avec lui. Nous sommes de la même religion ; nous adorons au même sanctuaire, qui est le Parthénon. La supériorité de la Grèce républicaine sur tout le reste de l’humanité, et en particulier sur tout ce qu’ont fait les Latins, ce principe fondamental que la Grèce est la source de tout art, de toute science, de toute noblesse, voilà un dogme capital. Quand on est d’accord sur cela, le reste n’importe que médiocrement. Oui, l’étude de la Grèce doit être le fond de toute éducation libérale. Athènes est le seul point du monde où le parfait existe ; Athènes devrait être l’universel pèlerinage. On admire trop Rome ; on étudie trop ses monuments, tous secondaires. Le bourgeois athénien, dans sa simple aisance d’homme libre, tel que nous le voyons encore sur la frise du Parthénon, est un demi-dieu, si on le compare à la majesté empruntée d’un césar. La poésie désormais doit consister à chanter la Grèce. Rêver de la Grèce, vivre en Grèce par l’esprit est pour l’homme cultivé ce qu’est pour le chrétien vivre dans le royaume de Dieu. Une ville où les fonctionnaires les plus élevés étaient tirés au sort, où tout bourgeois était un noble, où l’on choisissait les ambassadeurs pour leur beauté, où des victoires comme celle de Marathon ont été remportées par des soldats qui n’étaient pas des conscrits, où des pièces comme celles de Sophocle ont été applaudies par le peuple, où un art comme celui de l’Acropole a été compris, voulu, demandé à l’artiste par le public, cette ville a été dans le monde quelque chose d’unique.

La plupart des créations vraiment originales d’art ou de littérature ont eu lieu de la même manière dans des petits centres plus ou moins républicains où tout le monde se connaissait, où l’homme de génie avait sa valeur, sa raison d’être. Ces dénominations de « siècle d’Auguste, siècle de Léon X, siècle de Louis XIV » renferment des erreurs historiques ; elles rapportent abusivement la gloire de générations illustres à ceux qui les ont enterrées honorablement. Le règne d’Auguste marque la fin du beau mouvement de littérature latine qui avait illustré les deux derniers siècles de la république. Les Médicis voient s’arrêter l’élan de la Renaissance, inaugurée par les républiques italiennes du moyen âge. Louis XIV préside à la décadence du libre génie français, tel que l’avait connu l’époque glorieuse qui précéda l’avènement de sa toute-puissante royauté.

Je suis de l’avis de M. Beulé sur ces points. Mais, tout en maintenant sévèrement dans l’histoire la hiérarchie des degrés divers de noblesse, il ne faut pas méconnaître les nécessités des temps. Nos siècles modernes, par exemple, ne peuvent être comparés en rien au splendide idéal de la vie grecque, qui n’a existé qu’une fois pour l’éternelle consolation de l’humanité en ces tristes landes qu’elle a traversées et traversera encore. Comment voulez-vous qu’un État de trente-six millions de Gaulois, dont vingt millions de paysans, ressemble en rien à une cité de vingt mille Athéniens ? Essayez donc, dans un tel État, de tirer les fonctions au sort. Supposez Athènes située sur le Borysthène, à la hauteur de Kiew, au milieu des Scythes ; le Pnyx et l’Aréopage, Démosthène et Aristophane ne s’y conçoivent plus. Peut-être M. Beulé ne tient-il pas compte de toutes ces différences. Sa sévérité extrême pour Auguste et pour ceux qui contribuèrent à l’établissement du principat suppose que, dans sa pensée, ce ne fut là qu’une entreprise d’ambitieux, qui n’avait pas de légitimité. Or, si quelque chose était écrit d’avance, c’est que Rome, en conquérant le monde, préparait une immense dictature militaire. Comment s’imaginer que le monde, qui s’était rangé dans cette grande confédération, accepterait d’être gouverné par la ville de Rome ? Paris a de même été un centre d’attraction pour la France ; est-ce qu’il eût été possible que la France fût gouvernée par les échevins de Paris ? Le jour où Paris est devenu la capitale de la France dans le sens complet du mot, la France n’a pas voulu que Paris eût seulement un corps municipal. Est-ce que, si la république de Venise fût arrivée à des possessions territoriales très-considérables, les provinces eussent supporté le régime des provéditeurs ? Non ; il n’y a pas de doute qu’elles eussent renversé la savante constitution vénitienne, fondée sur le privilège des anciennes familles de la ville, en servant les brigues de quelque capitaine audacieux. Le jour où Rome devint la capitale du monde, Rome devait cesser d’être une ville indépendante.

Le mouvement qui créait le césarisme était le mouvement de l’empire entier. On se place toujours, pour juger ces révolutions, de façon à n’avoir en vue que la seule ville de Rome. On s’apitoie sur ce pauvre peuple romain trahi, surpris, enchaîné ; on s’indigne contre les mauvais citoyens qui asservirent leur patrie. Mais qu’on veuille bien considérer le monde, lequel avait aussi le droit de se mêler de ses affaires. Il n’y avait plus, à vrai dire, de peuple romain, et, quant au sénat, il recueillait les conséquences nécessaires de sa politique, ajoutons de ses fautes : son règne sur le monde avait été on ne peut plus tyrannique ; César fut pour les provinces un libérateur. Je ne crois pas aux surprises politiques dont les conséquences sont durables. C’est une théorie commode pour les esprits qui s’arrêtent vite dans la recherche des causes, de ne voir dans l’histoire que deux partis en présence, d’une part le peuple, toujours dupe ou victime ; de l’autre, d’habiles ou violents ambitieux, qui le trompent ou le subjuguent. On oublie que, dans ces coups en apparence subreptices qui changent la forme des États, le peuple est presque toujours complice, qu’il acclame, qu’il remercie le vainqueur, accable d’affronts les nobles qui résistent. Mettons qu’il se borne à laisser faire. Qu’est-ce que cet éternel innocent dont le rôle est de ne jamais savoir se défendre ? Vraiment, prendre la tutelle de ce pauvre mineur, c’est se prêter à l’invitation et comme à la force des choses. — Oui certes, une surprise est possible ; mais, quand la même surprise se reproduit plusieurs fois de suite, quand vingt occasions se présentent au peuple pour réparer la maladresse qu’il a commise, et que le peuple n’en profite pas, ce n’est plus de surprise qu’il faut parler, c’est de fatalité historique.

Voilà bien ce qui eut lieu lors de la fondation de l’empire romain. Le problème commença à se poser dès le temps de Marius et de Sylla. Mais Marius n’avait pas assez de capacité politique, Sylla était un conservateur trop obstiné, ou, pour mieux dire, la solution du problème n’était pas encore assez urgente pour que le principat s’établît dès lors. Sylla, sorte de tory aveugle, de doctrinaire sans ambition personnelle, rétablit et renforça la vieille constitution ; il versa des torrents de sang pour une réaction en pure perte. Sa restauration fut éphémère ; lui-même n’y croyait pas ; en tout jeune homme de talent il voyait un futur Marius. En effet, César arrive à la toute-puissance en se prêtant habilement aux vœux du siècle. Dira-t-on qu’en acceptant la dictature perpétuelle il dépassa l’intention de ceux qui l’avaient soutenu jusque-là ? Soit. Mais le voilà assassiné ; l’occasion est belle ; la république, délivrée du tyran, va refleurir. — Il n’en est rien ; le tyran renaît de ses cendres ; tout se groupe autour de ses continuateurs ; une force invincible seconde Octave ; la fortune se déclare pour lui.

Ce fut, direz-vous, un heureux guet-apens. Ce fut le triomphe de l’art militaire et de la politique sur la volonté des citoyens. — Nullement. Comme si, cette fois, l’histoire avait voulu nous donner une leçon claire et sans équivoque, le vainqueur d’Actium était, de l’aveu de tous, un très-faible homme de guerre ; c’était, à beaucoup d’égards, un homme médiocre. M. Beulé le montre admirablement. On ne peut davantage attribuer ses succès à la richesse ; les Octavii étaient assez pauvres. Qu’était-il donc ? Il était neveu de César. Voilà la force qui donna du génie à un homme qui sans cela eût joué le rôle le plus secondaire.

Mettons d’ailleurs que le peuple, devenu plus sage, ait reconnu son erreur. Auguste mort, le moment est favorable ; Tibère se fait prier pour lui succéder : qu’on se passe de lui. Tibère meurt, à son tour, après avoir commis d’abominables cruautés. C’est le cas de rétablir la république. — On acclame Caligula.

Après Caligula, l’illusion n’est plus possible. C’est un extravagant notoire ; durant trois ans et trois mois, le monde est livré à un fou féroce et goguenard, qui se moque du genre humain. On l’assassine. — Ah ! c’est maintenant que nous allons enfin voir un juste retour de ce peuple surpris et opprimé. Chéréa, le chef de la conspiration, est républicain ; le sénat délibère de rétablir la république ; les consuls donnent pour mot d’ordre Libertas ; en haine du nom de César, ils convoquent l’assemblée au Capitole, et non dans la basilique Julienne. Rome est libre ; on tient de fort sages discours ; tous les honnêtes gens respirent. — On avait compté sans une sorte d’idiot, oncle de l’empereur défunt, qui, pendant le tumulte, s’était réfugié derrière une portière. On aperçoit ses pieds ; on le tire ; le malheureux demande grâce. On le proclame empereur.

Ici je m’arrête. Quoi ! ce n’était pas une évidente nécessité historique que celle qui se faisait jour comme une inondation par toutes les fissures ? Ce n’était pas un régime inévitable qu’un régime qui se soutint malgré les plus mauvaises chances ; un régime qui fut très-fort avec des scélérats, des monstres, des fous, des imbéciles ; un régime que Tibère, Caligula, Claude, Néron ne perdirent pas ; qui, après Galba, Othon, Vitellius, se retrouve sous Vespasien plus fort que jamais ; qui, après Domitien, le pire des tyrans, nous offre un siècle admirable, un spectacle unique, le règne des philosophes, le monde gouverné par la vertu et la raison ! Si le régime des Césars eût été ce qu’on le suppose, l’empire se fût disloqué vingt fois ; pourtant il était alors au plus haut degré de sa puissance. Et ne dites pas que c’est là le triomphe de la force, le résultat de la supériorité que donnent les talents militaires sur une foule désarmée. Auguste, Tibère, Claude, ne sont nullement des capitaines ; Caligula et Néron sont des hommes de guerre tout à fait ridicules. Le signe qui montre qu’une politique est conforme aux nécessités du temps, c’est quand elle peut se passer de talent, quand aucune faute ne la tue. Ah ! dites que ce peuple est ignoble, bas, égoïste ; qu’il n’a rien d’intéressant, que toutes les sympathies des âmes bien faites doivent être pour ceux qui protestèrent ; que chacun de nous eût été avec Brutus et Cassius ; dites que ce n’est pas une chose gaie de faire partie d’une misérable planète comme celle-ci, où l’homme intelligent et vertueux est perdu au milieu d’une foule innombrable de sots et de méchants ; à la bonne heure ! Les jugements de l’histoire sont la revanche de la conscience humaine, presque toujours contrariée par la réalité. L’historien, le poëte, l’amant de l’idéal doivent garder toutes leurs préférences pour les vaincus ; Auguste lui-même le reconnut ; quand il était avec ses hommes de lettres, il se plaisait à entendre chanter « la noble mort de Caton ». L’esthétique n’est pas la politique ; la réalité n’est pas l’idéal. La réalité, c’est le règne du médiocre, le règne du laid, des bourgeoises exigences, des plates nécessités. Les nobles qui résistent, on les aime, on les chante ; mais on les sait impuissants.

Voilà la nuance par laquelle on peut différer de M. Beulé. Auguste arriva au pouvoir par les voies déplorables qui sont suivies dans les temps où il n’y a ni république possible ni dynastie héréditaire. Le monde, en l’acclamant, fut plus heureux que sage ; car le maître qu’il s’était donné sans bien le connaître fit un très-bon usage du pouvoir acquis d’une façon peu légale. Le crime de son avènement fut moins le sien que celui du peuple, qui dans ses embarras prend ce qu’il trouve. M. Beulé semble, depuis quelque temps, vouloir entrer dans une école qui professe une grande sévérité pour les souverains. Pour moi, je tiens le gouvernement des choses humaines pour très-difficile. J’arrive de plus en plus à penser qu’il faut être indulgent pour ceux qui ne s’en tirent pas tout à fait mal. Les souverains les plus médiocres font souvent encore mieux que les peuples n’eussent fait par eux-mêmes. On rend service à l’humanité en la tirant de son anarchie native. Voilà la raison de l’instinct qui fait qu’une grande masse d’hommes n’est tranquille que quand elle a abdiqué entre les mains d’un souverain. La conscience d’une multitude se sent trop instable et trop intermittente, si elle ne contracte une sorte d’identification avec la conscience d’une famille ou d’un individu.

M. Beulé, reconnaissant ce que les temps de César et d’Auguste avaient d’exceptionnel, veut bien pardonner à ce dernier le rôle qu’il s’attribua et qui le conduisit à la dictature. Mais il lui reproche de ne pas s’être démis de cette dictature, ou plutôt de ne pas l’avoir convertie en une présidence décennale. Il regrette, en d’autres termes, qu’Auguste n’ait pas imité Sylla, et n’ait pas remis le pouvoir aux mains du sénat. Il oublie les atroces iniquités dont cette compagnie s’était rendue coupable. Le sénat avait trouvé honnêtes toutes les illégalités, tous les coups d’État, quand il s’était agi de maintenir son pouvoir. Sylla ne fut pas plus un Washington que César ou Auguste ; il fut plus cruel que ces deux derniers, au moins que César, et il ne fonda rien du tout. Jamais Sylla ne comptera parmi les grands rénovateurs des choses humaines. Ce fut une étrange et puissante nature, l’idéal d’un aristocrate, sans vanité, sans charlatanisme, très-intelligent sur une moitié des choses, borné sur l’autre, trop dédaigneux de l’espèce humaine pour aimer beaucoup la gloire, voulant conserver et non régner, vivant du plaisir de résister à la marche des choses, d’une sorte de goût désintéressé de restauration. Qu’a-t-il fait ? Par des proscriptions odieuses il a retardé de quelques années ce qui devait arriver. César et Auguste sont des ambitieux, je l’avoue ; mais ils ont fondé pour des siècles, et les conséquences de leur œuvre durent encore.

Les progrès réels que le sens moral a faits de nos jours ne doivent pas fausser pour nous l’image du passé. Que l’on songe à ce qu’il a fallu d’efforts pour faire pénétrer un peu de bon sens dans l’énorme troupeau d’un milliard de têtes qui peuple la surface de notre globe. L’amour du bien et la raison résidèrent d’abord en quelques milliers de sages. La civilisation est l’œuvre d’un tout petit nombre de nobles qui ont su charmer, entraîner, décevoir ou dompter le reste. Voilà pourquoi jusqu’à notre temps il n’y a pas eu de grande politique sans imposture et sans crimes. L’histoire n’est pas une leçon de morale. M. Beulé essaye de montrer ce qu’il appelle « la pénalité en histoire » ; il voudrait qu’il n’y eût pas de crime sans expiation, c’est-à-dire sans punition personnelle du coupable. Ici je proteste, au nom de la philosophie et de la religion. Les scélérats sont des hommes fort habiles ; s’ils avaient remarqué la loi que M. Beulé croit avoir découverte, ils ne commettraient pas de crimes. Le fait est qu’on ne constate nullement dans l’ordre de ce monde d’intention rémunératrice ou de vindicte providentielle envers les individus. L’histoire est un tissu de crimes prospérant et d’efforts vertueux trahis par le sort. Quelquefois le coupable est puni ; aussi souvent il ne l’est pas ; et même, quand il paraît l’être, il faut se garder du sophisme Post hoc, ergo propter hoc. M. Beulé nous montre très-bien que Auguste éprouva des malheurs, surtout dans sa famille ; mais ces malheurs ne furent pas nécessairement la conséquence de ses fautes. Quant à ses actes politiques, il n’en recueillit que des récompenses. L’irréprochable Marc-Aurèle éprouva presque autant de chagrins de famille qu’Auguste. L’homme le plus vertueux est aussi exposé aux douleurs les plus poignantes que le scélérat. Louis XV n’a pas été puni ; Louis XVI a souffert pour des fautes qu’il n’avait pas commises. Pertinax, Alexandre Sévère, Probus, furent massacrés pour avoir été de bons empereurs. Dans la vie des souverains qui ont fait beaucoup de bien et beaucoup de mal, on remarque souvent qu’ils se sont élevés par le mal, et qu’ils sont tombés par le bien qu’ils firent.

Non, la vertu n’est pas récompensée, le crime n’est pas puni ici-bas. La nature est immorale. C’est là le fondement de la religion, la raison élevant une protestation obstinée contre l’immoralité de la nature, qui voit du même œil le juste et l’impie. C’est là la condition de la vertu, laquelle n’existerait pas si le crime avait son châtiment visible. Ce qui fait l’homme vertueux, c’est la perception transcendante d’un ordre moral en pleine contradiction avec tout ce qui se voit, c’est l’appel à un ordre idéal contre les ignominies de la réalité, c’est l’affirmation d’une destinée supérieure pour l’homme et l’humanité. Qu’on l’appelle immortalité de l’âme, résurrection, palingénésie, apocatastase, royaume de Dieu, ce dogme sacré, fondement de toute société, résulte de deux faits évidents : 1° la justice est une affirmation du cœur de l’homme ; 2° la justice n’existe pas dans la réalité de ce monde. À toutes les objections contre cette doctrine, la conscience répond comme le vieux patriarche arabe : Reposita est hæc spes in sinu meo.

Je crains que l’artiste, l’homme qui juge des choses par l’éclat qu’elles offrent à l’imagination, ne réclame aussi quelquefois contre les jugements de M. Beulé. Ces Césars, tous ces personnages historiques du premier siècle que M. Beulé traite d’un ton si aigre, sont des géants, des caractères frappés pour l’éternité. Néron même, quel phénomène moral inouï ! Caligula, quel bouffon colossal ! Livie, Messaline, Agrippine, quelles prodigieuses monstruosités ! La manière de M. Victor Hugo serait à peine exagérée en un pareil sujet. Il y a une légère dissonance à traiter de tels personnages de la même façon que des bourgeois immoraux. C’est comme si l’on faisait l’histoire des Borgia en les morigénant, ou celle de Tamerlan d’un ton scandalisé. La grande histoire ne doit pas attacher trop d’importance aux mœurs des souverains, surtout quand ces mœurs n’ont pas d’influence sur les affaires publiques. Que sait-on en pareille matière ? Des commérages, souvent des calomnies. Pour moi, j’ai loué M. Poirson, faisant l’histoire la plus étendue de Henri IV, d’avoir consacré une ou deux pages à ses maîtresses. M. Beulé croit avoir frappé un grand coup en appelant Auguste un « débauché ». Mais a-t-on jugé Henri IV et Frédéric le Grand quand on a dit que leur conduite privée fut loin d’être irréprochable ? Parfois, dans les siècles passés (pas toujours, je me hâte de le dire), la liberté de mœurs chez ceux qui gouvernent a été une garantie contre l’esprit étroit. L’espèce humaine est chose si chétive, qu’il n’est pas impossible que la civilisation ait dû quelque chose à certaines faiblesses des souverains. La révolte contre la domination tyrannique de l’Église au moyen âge n’eût peut-être pas réussi sans la gêne qu’éprouvaient les rois de ce temps à se constituer ce qu’on appelle une cour. Pour avoir quelques libertés, les souverains furent obligés d’en accorder d’autres à leurs sujets. Des saints sur le trône ! bien des gens fort honnêtes en auraient peur ; car les saints sont toujours des esprits absolus. Avec saint Louis, avec Philippe II, tout le monde n’aurait pas la vie bien sauve.

Auguste ne fut ni un homme de génie ni un homme de vertu. Il trouva des circonstances admirablement favorables et en profita avec beaucoup de sens. Une des parties les meilleures du livre de M. Beulé est celle où l’auteur montre ce que le fondateur de l’empire dut à son entourage, en particulier à Agrippa, à Mécène, à Livie. Le rôle de Livie surtout a été compris par le savant professeur avec infiniment de tact et d’esprit. Comme Louis XIV, Auguste préside à de grandes choses sans élévation personnelle, mais avec un instinct d’une surprenante justesse. Le goût du grand lui était pour ainsi dire inné : nul appareil royal, pas de luxe encore, une maison simple, un goût excellent. Et puis n’est-ce rien d’avoir été chanté par Virgile ? Virgile n’est pas un græculus ; c’est un vrai prophète, un homme de notre race, de notre sang. O anima cortese mantovana, j’absous ceux que tu as absous ! — « C’était là de l’adulation, direz-vous, de la reconnaissance au moins pour celui qui lui rendit son patrimoine. » — « Mais, pourrait répondre un homme imbu des idées de l’ancien régime, n’est-ce pas la plus belle part de la souveraineté, celle par laquelle les souverains se rapprochent le plus des dieux et représentent leur providence sur la terre, que de discerner les chantres divins, de leur donner le petit champ où ils écrivent les églogues qui sont ensuite le délassement de cœur du genre humain ? Certes, le suffrage du peuple vaut mieux ; mais un peuple encourageant, applaudissant, inspirant des chefs-d’œuvre, cela ne s’est vu qu’une ou deux fois, en Grèce et un peu dans les républiques italiennes. Nos races ne sont pas assez nobles pour se passer de princes. La civilisation moderne, à bien des égards, fut une création artificielle des cours et de la noblesse, au milieu d’une masse pesante qui n’y tenait pas beaucoup ; les cours et la noblesse disparaissant, la civilisation courra parmi ces races un certain danger, les choses nobles chez elles ayant germé et s’étant soutenues en partie grâce au patronage des princes. L’Amérique, qui n’a pas d’aristocratie, ne vit que d’emprunts faits à l’Europe ; elle n’a pas produit jusqu’ici un seul chef-d’œuvre, une seule découverte, l’art pur et la science pure étant choses trop fortes pour elle. »

Il y a donc, ce semble, quelque malentendu dans la sévérité que certains critiques montrent pour le rôle littéraire d’Auguste et de Mécène. Notre temps a des maximes qui nous rendent peu capables de comprendre ces sortes de choses. Le partisan des anciennes idées que j’introduisais tout à l’heure dirait peut-être : « L’homme de lettres a besoin d’une protection, d’abord parce que peu d’écrivains vivant de la vente de leurs écrits ont fait des œuvres durables ; en second lieu, parce que l’écrivain a besoin d’être défendu contre le reste de l’espèce humaine dans l’œuvre tout exceptionnelle qu’il entreprend. Sa main est contre tous, la main de tous est contre lui. Il attaque les travers, les ridicules, les opinions reçues. Il est un aristocrate au premier chef. Après la gloire des grands souverains, la gloire de l’homme de lettres est la plus éclatante ; qui le protégera contre l’envie ? qui lui amènera ses victimes ? Le poëte, l’écrivain éminent sont des souverains à leur manière ; ils font acte extra-légal. La grande œuvre qui s’impose à l’avenir et qui stigmatise Mævius ou l’abbé de Pure est un délit selon nos idées bourgeoises. Boileau ne pourrait de nos jours, écrire une seule de ses satires ; il le put de son temps, grâce à la protection de M. le Prince. Molière n’eût pu faire ses chefs-d’œuvre si Louis XIV ne lui eût livré les ridicules de ses sujets. La grande comédie est impossible de nos jours non parce que le ridicule manque, ou que l’esprit manque, mais parce qu’une foule de respectabilités se sont élevées, et qu’il n’y a plus de Louis XIV pour les dominer. La sérénité de Gœthe n’eût pas été si complète, s’il n’avait trouvé un grand-duc pour le protéger. L’alliance entre les souverains et la haute littérature est donc raisonnable : celle-ci donnant aux souverains la gloire, dont seule elle dispose ; les souverains, d’un autre côté, donnant aux grands poëtes la liberté dont ils ont besoin, comme une part de souveraineté. Aristophane se passa d’un tel patronage, j’en conviens ; sa liberté, il la recevait du peuple ; mais, on ne peut assez le répéter, Athènes fut en tout une exception. La grande littérature a besoin d’un privilège ; le droit commun ne lui suffit pas. Qui lui donnera ce privilège ? Le roi, qui prend le poëte près de lui, le couvre de son ombre, et reçoit de lui l’immortalité. Le génie est chose hors la loi. La royauté, cette autre chose hors la loi, est son alliée naturelle. »

En somme, si l’on fait abstraction des crimes qui l’amenèrent à l’empire, Auguste ne commit guère qu’une seule faute, et la suite de l’histoire a montré qu’il ne pouvait pas l’éviter. Il ne sut pas régler d’une façon durable le principe de succession ; il ne choisit pas nettement entre l’élection, l’hérédité et l’adoption. Un pouvoir aussi colossal que celui du césar romain ne pouvait être héréditaire à la façon féodale. Le principe du césarisme, c’est la cooptation et l’association à l’empire, du vivant même de l’empereur, de celui que les destins désignent, si bien qu’il y ait toujours en quelque sorte deux empereurs à la fois, l’un étant pour ainsi dire en préparation derrière l’autre. De la sorte, la mort de l’empereur est un événement peu important ; il n’y a jamais ni vide ni hésitation. Voilà ce que comprirent admirablement Nerva, Trajan, Adrien, Antonin. Auguste le comprit par moments ; puis il se laissait entraîner à l’idée de former dynastie, idée qui égara plus tard les meilleurs empereurs et n’eut jamais que de mauvais effets dans l’empire romain. Quatre empereurs seulement, depuis Auguste jusqu’à l’anarchie du IIIe siècle, ont eu pour père un empereur ; trois d’entre eux sont Domitien, Commode et Caracalla, les plus méchants hommes qui aient jamais régné. Faute d’une volonté bien fixe sur ce point, Auguste se vit enlacé d’intrigues, entouré de crimes domestiques, livré à d’étranges soupçons. Il y avait neuf personnes entre Tibère et l’empire ; tous les neuf tombèrent, et en définitive l’empire fondé par Auguste échut à un homme que Auguste n’aimait pas, au représentant de la plus altière de ces familles patriciennes qu’il avait combattues toute sa vie. Auguste n’avait pas assez de force morale pour dominer sa famille ; il lui avait donné trop de droits. Il est bien remarquable que l’idée de légitimité venait non d’Auguste, mais de Julie et de Livie. Un jour, un ami d’Auguste disait à Julie : « Pourquoi ne suivez-vous pas l’exemple de votre père ? Voyez comme il se garde de froisser les autres hommes, comme il évite de blesser leur amour-propre, comme il prend à tâche de ne pas leur faire sentir qu’il est le maître de l’empire ! » Julie répondit : « Mon père ne sait ce que c’est que conserver sa dignité ; quant à moi, je sais et je n’oublierai jamais que je suis la fille de l’empereur. »

Fatal régime que celui où l’hérédité, l’élection, l’adoption étaient également funestes, où Nerva, Trajan, Adrien Antonin, Marc-Aurèle ne se sont succédé que grâce à l’heureux hasard qui voulut que les quatre premiers n’eussent pas d’héritier direct, où Marc-Aurèle ouvre une période néfaste, parce qu’il eut un fils ! Ne fonde pas l’hérédité qui veut. Il faut pour cela des siècles et des races très-honnêtes ; les Germains seuls y ont réussi ; il n’y a jamais eu en Europe une dynastie durable qui n’ait été d’origine germanique.

On ne se lasserait pas à suivre M. Beulé dans la discussion de ces grands problèmes ; il y porte infiniment de pénétration et de finesse. Il vient de prouver que le talent d’écrire l’histoire serait, s’il le voulait, au nombre des riches dons qui lui ont été départis.


II.


M. Beulé vient de publier un nouveau volume de ces Études d’histoire romaine qui lui ont valu tant de succès. Celui-ci a pour titre : Titus et sa dynastie[3]. Il forme le quatrième et dernier tome de la série que M. Beulé intitule le Procès des Césars. « Procès » est le mot juste ; M. Beulé est avant tout un accusateur ; son livre est d’ordinaire un réquisitoire. M. Beulé a ce qu’il faut pour écrire la grande histoire, complète, approfondie, équilibrée dans ses parties, ne négligeant aucune source d’information, embrassant tout ce qui compose la vie de l’humanité à une époque donnée. Quand on se place à un tel point de vue, on est indulgent ; car on se convainc que le gouvernement de l’humanité est chose très-difficile, et que, livrée à elle-même, l’humanité se gouvernerait encore un peu plus mal que quand des ambitieux la déchargent de tout soin à cet égard. M. Beulé ne le prend pas ainsi. Son livre est une série de brillants portraits. La laideur y domine comme elle domina chez les originaux ; mais cette laideur a quelque chose d’étrange ; c’est une laideur de géants. Le premier siècle de notre ère a un cachet infernal qui n’appartient qu’à lui ; le siècle des Borgia peut seul lui être comparé en fait de scélératesse et de folie grandiose. Le plan de M. Beulé ne lui permettait pas d’exposer les progrès accomplis durant ce siècle extraordinaire, où l’on vit si clairement combien la philosophie de l’histoire doit distinguer entre la prospérité générale d’une société, la valeur de ses institutions, le mérite de ses souverains. Ce que notre savant confrère montre toujours, ce sont les ressources d’un esprit ingénieux, prompt, fin, distingué, d’un style élégant, facile, alerte, naturel, mis au service de beaucoup de jugement, de tact et de mesure. Ces rares qualités, qui rendent M. Beulé si cher à tous ceux qui le connaissent, se révèlent avec un éclat tout particulier dans le volume que nous annonçons.

  1. Auguste, sa famille et ses amis, par M. Beulé, de l’Institut, 2e édition. Paris, Lévy, 1868.
  2. Ant. jud., XX, viii, 3.
  3. Paris, Lévy, 1870.