Mélange d’histoire (Renan)/La société berbère

Calmann-Lévy (p. 319-352).

LA SOCIÉTÉ BERBÈRE[1].




L’exploration scientifique de l’Algérie sera l’un des titres de gloire de la France au xixe siècle, et la meilleure justification d’une conquête qui a mis en lumière chez la nation conquérante tous les talents, excepté ceux du colonisateur. Je n’ai le droit de parler que des sciences historiques. Dans cet ordre d’études, l’Algérie a vu s’élever une forte école, qui a su appliquer les plus solides qualités d’esprit à l’exploration ethnographique, linguistique, archéologique, épigraphique du sol nouvellement acquis à la civilisation. De la part de l’autorité militaire et de la population civile, le zèle a été le même ; la rivalité ici n’a existé que pour le bien. Pas une période du passé de l’Algérie qui n’ait été l’objet de capitales recherches, d’importantes découvertes, dont plusieurs ont fort dépassé l’étroit horizon de l’histoire locale, et ont apporté à l’histoire générale du monde des données de premier intérêt. On peut comparer ce qui s’est passé à cet égard dans notre colonie au spectacle que présente la Société asiatique de Calcutta vers la fin du dernier siècle. À une époque où les études critiques étaient en décadence dans la mère patrie, Calcutta eut Colebrooke, William Jones, grands esprits ouverts, sans routine ni parti pris, aux directions nouvelles. Les colonies se formant d’ordinaire des éléments les plus indépendants d’une nation, il n’est pas rare de voir s’y développer ainsi, avec un éclat tout particulier, ce qui demande de l’intelligence ou de l’activité.


I.


L’histoire de l’Algérie se divise d’après le nombre des conquêtes étrangères qu’elle a subies. Les victoires successives des Romains, des Vandales, des Byzantins, des Arabes, des Français, sont les jalons qui coupent la monotonie de ses annales. N’y a-t-il pas cependant, au-dessous de ces couches de maîtres imposés tour à tour par la force, un fond indigène encore retrouvable, matière toujours prête à subir les dominations étrangères, pépinière éternelle de serfs pour les vainqueurs qui se sont succédé de siècle en siècle ? Ce fond existe, et il ne fallut qu’un coup d’œil superficiel pour le découvrir dans les Kabyles. Le Kabyle, personne n’en doute, n’a été amené dans le pays ni par la conquête musulmane, ni par celle des Romains ; ce n’est ni un Vandale, ni un Carthaginois ; c’est le vieux Numide, le descendant des sujets de Masinissa, de Syphax et de Jugurtha. Une langue à part, profondément distincte des langues sémitiques, bien qu’ayant avec elles des traits de ressemblance et leur ayant fait de nombreux emprunts, est, à cet égard, le plus irrécusable des témoins. Cette langue se retrouve sur les anciens monuments du pays. Elle n’y a sûrement été introduite ni par Carthage, qui parlait presque hébreu, ni par Rome, ni par les Germains, ni par les Byzantins, ni par les Arabes. Un trait de lumière a été jeté sur l’obscure histoire de l’Afrique quand il a été constaté, surtout par les beaux travaux de M. Hanoteau, que la langue kabyle est à peu près identique au touareg, et que le touareg lui-même est dans la parenté la plus étroite avec tous les idiomes sahariens qui se parlent depuis le Sénégal jusqu’à la Nubie, en dehors du monde nègre ou soudanien. À partir de cette découverte, le vieux fond de race de l’Afrique du Nord a été nettement déterminé. Le nom de berbère paraît, à l’heure présente, le meilleur pour désigner ce rameau du genre humain. L’avenir montrera sans doute que cette dénomination est trop étroite : au touareg et au kabyle, on trouvera des frères et des sœurs ; on montrera que cet idiome n’est qu’un membre d’une famille plus vaste. Déjà du côté de l’Égypte et de l’Espagne se sont ouvertes bien des perspectives séduisantes, décevantes peut-être. On s’est demandé si le copte, le basque, ne trouveraient pas de ce côté le biais qui les ferait sortir de leur solitude linguistique. Rien de démonstratif n’a encore été proposé à cet égard. La famille dont nous parlons est donc jusqu’à nouvel ordre purement africaine, ou plutôt atlantique et saharienne. À côté des deux groupes linguistiques et historiques déjà si bien dessinés, groupe indo-européen, groupe sémitique, est venu de la sorte se placer un troisième groupe, dont les caractères ne sont pas moins tranchés, bien qu’assurément sa destinée dans l’histoire ait été moins brillante.

On ne pouvait soupçonner, il y a trente ans, l’étendue et la solidité qu’on arriverait à donner à cette individualité ethnographique. Non-seulement la race berbère a maintenant un droit de cité incontestable dans le monde de l’anthropologie ; elle est même devenue l’objet d’une science. Autour de cette race indigène du nord de l’Afrique s’est créé, en effet, un ensemble d’études analogues à celles dont le monde sémitique et le monde indo-européen fournissent la matière. Sans doute l’intérêt n’est pas le même ; les instruments d’étude sont moins nombreux ; la race berbère tient dans le monde une place de quatrième ou cinquième ordre, si on compare le rôle qu’elle a joué à celui des Hébreux, des Phéniciens, des Arabes, des Grecs, des Romains, des Celtes, des Germains ; mais, pour n’avoir qu’un rang assez humble dans l’échelle du génie, la race berbère n’en est pas moins importante dans l’ensemble de l’humanité. Son étonnante vivacité est un des phénomènes de l’histoire les plus dignes d’être étudiés. À l’époque romaine, d’ailleurs, le monde berbère a introduit quelques éléments essentiels dans le mouvement général de la civilisation, en prenant une part considérable à la formation du christianisme latin.

Au point de vue des sciences historiques[2], cinq choses constituent l’apanage essentiel d’une race, et donnent droit de parler d’elle comme d’une individualité dans l’espèce humaine. Ces cinq documents, qui prouvent qu’une race vit encore de son passé, sont une langue à part, une littérature empreinte d’une physionomie particulière, une religion, une histoire, une civilisation. On peut y joindre, dans certains cas, une écriture propre ; cette condition n’est pourtant pas de rigueur, car de très-grandes races, telles que la race indo-européenne, n’ont jamais eu d’alphabet à elles, et ont emprunté l’écriture des autres peuples. On en peut dire autant de l’art, l’art s’empruntant avec plus de facilité que la langue, la religion et la législation. Si nous demandons à la race berbère quels sont, de ces titres de noblesse, ceux dont elle peut faire la preuve, nous la trouverons à quelques égards assez pauvre ; par d’autres côtés, au contraire, elle pourra le disputer aux races les plus privilégiées. La race berbère, en effet, possède ce que n’ont pas toujours les plus illustres races, une écriture qui n’appartient qu’à elle, écriture singulière, peu employée, connue presque uniquement des femmes, mais dont l’antiquité nous est attestée par le monument bilingue (carthaginois et berbère) de Tugga, et par les inscriptions bilingues (latines et berbères), beaucoup plus nombreuses, des cimetières voisins de La Calle. Grâce aux soins patients et aux efforts successifs de MM. de Saulcy, Reboud, Duveyrier, Faidherbe, Judas, Halévy, Letourneux, ces petits textes ont été recueillis, étudiés, et constituent un curieux chapitre des études paléographiques et épigraphiques. L’origine de l’écriture en question est incertaine ; il n’est pas sûr que les Berbères l’aient inventée de toutes pièces ; ce n’en est pas moins un fait bien remarquable que cette race, en apparence si déprimée, ait un alphabet à elle, un alphabet qu’on n’a trouvé jusqu’ici nulle part ailleurs que sur les côtes barbaresques et dans le Sahara, et qui, selon toutes les apparences, n’a jamais servi à écrire que le berbère.

C’est surtout par la langue que la race berbère a triomphé de ses ennemis. Quoique des populations entières du littoral aient perdu tout souvenir de leur origine, qu’elles ne parlent plus que l’arabe, qu’elles se disent et se croient sincèrement arabes, d’autres fractions de la race berbère, même dans la région maritime, ont gardé et leur langue, mêlée il est vrai d’arabe, et leurs mœurs, altérées jusqu’à un certain point par la conquête musulmane. Ce sont les tribus qu’on appelle kabyles. Si l’on s’enfonce dans l’intérieur, le vieux fond se retrouve bien plus pur. Le touareg, langue autochthone de toute l’Afrique du Nord, est sans mélange d’arabe. Pour étudier la physionomie de ces curieux idiomes, le touareg est donc un type bien préférable au kabyle. Le général Hanoteau, dans ses deux grammaires kabyle et touareg, a présenté les traits principaux de ce grand système linguistique avec sincérité, sans parti pris, en laissant prudemment aux philologues comparatifs le soin de tirer les conséquences des faits bien observés qu’il leur soumet. — Il peut sembler ambitieux de parler de littérature à propos de peuples aussi peu littéraires. M. Hanoteau a néanmoins recueilli ce qu’on a de la littérature berbère, c’est-à-dire quelques chants populaires, quelques récits.

L’histoire des Berbères est obscure ; on la conclut surtout de l’histoire des autres races qui ont été en rapport avec eux. Les Berbères ont eu cependant un historien qu’on peut appeler de génie, l’arabe Ibn-Khaldoun. Dans sa vaste encyclopédie historique, le monument de beaucoup le plus surprenant que nous ait légué l’historiographie musulmane, Ibn-Khaldoun consacre aux Berbères un livre entier, qu’a publié et traduit, avec sa sûreté ordinaire, M. de Slane. — Quant à la vieille religion africaine, elle a disparu sans retour ; l’islamisme l’a complètement oblitérée. On parle vaguement de quelques massifs de montagnes très-avancés vers le sud, chez les Touaregs, où les habitants ne seraient pas musulmans ; peut-être sont-ils chrétiens, peut-être juifs. Jusqu’à présent nous n’avons, pour connaître le culte indigène de l’Atlas, du Sahara et des côtes barbaresques, qu’un petit nombre de passages des auteurs grecs et latins, notamment de la Johannide de Corippus, et quelques indices épigraphiques. C’est bien peu ; des dieux si fort oubliés de leurs anciens fidèles n’ont guère d’espoir de résurrection.

Reste la législation coutumière, partie d’ordinaire si persistante de l’individualité d’une race. Cet élément essentiel est très-bien conservé chez les Kabyles. Tout en étant sans réserve convertis à l’islam et en se montrant, sous le rapport du dogme, des musulmans irréprochables, les Kabyles, dans un grand nombre de cas, s’écartent des prescriptions de la loi civile du Coran, disant avec beaucoup de sens que ces prescriptions ont été faites pour un pays très-différent du leur, et pour un peuple qui n’avait pas leur manière de vivre. C’est là un phénomène dont on trouverait à peine un autre exemple dans le monde musulman. Partout ailleurs la foi religieuse et le code ont été inséparables. Ici, la coutume locale a eu la force d’abroger une moitié du livre sacré. Dans certaines parties du monde berbère, le droit commun musulman a, il est vrai, pris le dessus ; mais ce fait, quand il s’est produit, a toujours été le résultat d’une conquête postérieure, et non de la simple conversion à l’islam. Ce qui prouve bien, d’un autre côté, que les coutumes qui ont ainsi triomphé de la plus intolérante des révélations sont une forme innée, un vieux legs de race, c’est qu’elles sont communes à tous les Berbères, c’est-à-dire à des fractions nombreuses de populations inconnues les unes aux autres, et entre lesquelles les relations sont souvent impossibles. Un sujet capital ouvert aux investigations ultérieures sera de voir jusqu’à quel point cette législation se retrouve chez les Touaregs. Il y a au moins un point où la différence est sensible, c’est tout ce qui touche à la situation sociale de la femme. La femme, chez les Touaregs, a une situation privilégiée ; chez les Kabyles, la condition de la femme est celle d’une servante achetée. Une telle différence peut venir, chez les Berbères d’Algérie, d’une pression plus forte des conquérants et d’un affaiblissement des mœurs primitives. L’existence, chez les Touaregs, de nobles et de serfs paraît, au contraire, être le résultat de divers accidents historiques, en particulier de l’assujettissement aux Berbères de tribus soudaniennes[3]. On trouvera probablement un jour que les mœurs des Touaregs, comme la langue des Touaregs, offrent un critérium scientifique plus sûr que les mœurs des Kabyles ; mais ces derniers sont mieux à notre portée, et il serait certainement impossible aujourd’hui d’exécuter chez les Touaregs le travail qui vient d’être fait chez les Kabyles, et dont nous avons en ce moment le volumineux résumé sous les yeux.

L’entreprise de recueillir cet antique droit coutumier d’une des plus vieilles races du monde offrait de grandes difficultés. Beaucoup de tribus kabyles ont des petits livres de coutumes écrits en arabe. Le plus souvent pourtant il a fallu travailler sur la tradition orale, sur les délibérations écrites des villages, sur les actes des oulémas, sur les témoignages des personnes autorisées. Le général Hanoteau, dont nous avons déjà rencontré le nom dans presque toutes les directions de la science, et M. Letourneux, conseiller à la cour d’Alger, l’une des personnes qui ont le plus fructueusement travaillé sur l’épigraphie berbère, ont rempli cette tâche avec une conscience parfaite. Exempts de préjugés de race, les deux savants auteurs n’ont eu qu’une préoccupation, la recherche exacte de la vérité. Leurs fonctions leur offraient de grandes facilités pour la savoir. Les trois magnifiques volumes, imprimés à l’Imprimerie nationale, où ils ont déposé les fruits de leur enquête, feront le plus grand honneur à la France auprès de ce public européen dans l’approbation duquel les publications sérieuses sont trop souvent réduites chez nous à chercher leurs encouragements et leur appui.



II.


L’organisation politique et sociale dont MM. Hanoteau et Letourneux nous ont présenté l’excellent exposé[4] peut sûrement compter entre les plus originales du monde. Je ne connais pas de tableau qui fasse méditer plus profondément sur les conditions des sociétés humaines et sur leurs inévitables compensations. Le monde berbère nous offre ce spectacle singulier d’un ordre social très-réel, maintenu sans une ombre de gouvernement distinct du peuple lui-même. C’est l’idéal de la démocratie, le gouvernement direct tel que l’ont rêvé nos utopistes ; mais hâtons-nous de dire que les plus fanatiques partisans de ce paradoxe seraient vite convertis, s’ils pouvaient voir les résultats que leur chimère a produits en Afrique depuis des siècles, et la patriarcale simplicité où la vie humaine s’est trouvée renfermée par un régime que, dans leur ignorance puérile, ils s’imaginent être celui de la liberté de l’individu.

Il n’en faut pas nier la possibilité. Il y a une société au monde où le peuple est tout et suffit à tout, où le gouvernement, la police, l’administration de la justice, ne coûtent rien à la communauté. Partout où la race berbère a échappé à la domination de l’étranger, nous la trouvons organisée en petites républiques indépendantes, groupées par fédérations de peu d’étendue. La forme monarchique est dans cette race une exception, et, quand on la rencontre, on peut être sûr que la population qui la subit n’est pas constituée d’une manière normale, qu’elle a fait violence à ses instincts en vue de la défense nationale ou par esprit de domination. La passion de l’égalité a toujours empêché chez les Berbères la constitution d’une nationalité forte et homogène. Ils n’en ont pas les charges, ils n’en ont pas non plus les avantages. La facilité extrême qu’ont eue à toutes les époques les conquérants pour s’établir dans le nord de l’Afrique vient du manque total d’institutions centrales, d’armées, de dynastie, de noblesse militaire. On ne vit jamais société plus faible pour se détendre contre l’agresseur. D’un autre côté, rien de plus éloigné de l’avilissant despotisme de l’Orient, de ce culte de la force, considérée comme une manifestation de la volonté divine, qui est le grand mal des sociétés musulmanes. Les rois assez puissants que l’on voit en Numidie, en Mauritanie, en Gétulie, vers l’époque des guerres puniques, paraissent des condottieri, des embaucheurs de cavaliers nomades, plutôt que de vrais chefs de dynasties héréditaires appuyées sur une féodalité.

L’islamisme est une religion très-peu républicaine. Toute société musulmane arrive vite au plus sanglant absolutisme. Il a fallu dans la race berbère une obstination démocratique bien prononcée pour avoir résisté à cette tendance fatale. Une seule exception à la loi d’égalité qui domine la société berbère s’est faite en faveur des marabouts. À l’origine toute religieuse, la caste des marabouts est devenue avec le temps une véritable noblesse de naissance, avec ses préjugés et ses privilèges. Il n’est pas douteux que, si les Kabyles étaient arrivés à la monarchie, les marabouts n’eussent constitué une classe sociale très-vexatoire pour le reste de la communauté ; mais la démocratie met un frein à ces prétentions. Les marabouts savent que les Kabyles se révolteraient contre eux, s’ils blessaient trop ouvertement les habitudes du pays. Ils sont restés ainsi dans un état analogue à celui des moines de la première moitié du moyen âge, avant que l’empire carlovingien en décadence eût conféré aux monastères les droits féodaux.

L’unité de la société kabyle est le village ; l’autorité du village, c’est l’assemblée générale de citoyens ou djémâa. Cette assemblée émet des décisions souveraines et les exécute elle-même. Son autorité s’étend à tout, descend aux détails les plus intimes de la vie privée, et n’est limitée que par la coutume. Tout homme ayant atteint l’âge où il peut observer dans sa rigueur le jeûne du ramadhan fait partie de la djémâa et a voix délibérative. Il est vrai que ce droit, absolu en théorie, se réduit à peu de chose dans la pratique. « Sur le forum kabyle, disent MM. Hanoteau et Letourneux, il y a en réalité plus de comparses que d’acteurs véritables. » Le propre de la race berbère est d’avoir créé la quantité d’inégalités dont une société ne peut se passer, sans classe nobiliaire, sans règlement permanent, uniquement par la force des mœurs et par le consentement tacite des citoyens.

La djémâa ne délègue en réalité aucun de ses pouvoirs souverains, mais elle choisit dans son sein un agent, l’amin, chargé de faire la police, d’assurer l’exécution des arrêts, de veiller au maintien de l’ordre et à l’exécution des règlements[5]. Cet agent n’est qu’un chef temporaire du pouvoir exécutif ; il ne peut prendre aucune décision sans la djémâa. Une fois nommé et installé, l’amin choisit dans chacune des fractions du village une sorte d’adjoint, responsable envers lui et chargé de le seconder dans l’accomplissement de ses nombreux devoirs. Toutes ces fonctions sont gratuites. Si le gouvernement à bon marché est le meilleur de tous, les Kabyles ont réalisé la perfection. On verra plus loin à quel prix cette simplicité décevante a été obtenue, et comment la conséquence de ce singulier régime a été de maintenir la guerre civile en permanence dans chaque village et dans chaque tribu.

La durée des fonctions de l’amin n’est pas fixée. Il y a des exemples d’amin qui sont restés dix ans et plus à leur poste. L’élection se fait sans compter les voix, après une série de pourparlers et de concessions mutuelles. La votation par scrutin est contraire à toutes les idées des Kabyles sur les prérogatives auxquelles donnent droit l’âge, la position, la naissance et la valeur personnelle des individus. Tout Kabyle peut être amin de son village ; mais ici encore les mœurs restreignent le principe général. Pour être appelé à cette dignité, il faut présenter certaines conditions qui, bien que n’étant stipulées nulle part, n’en sont pas moins exactement observées. D’abord on ne choisit que des gens relativement riches. L’amin, en effet, ne reçoit aucun traitement et est obligé à d’assez fortes dépenses. Ces fonctions soulèvent beaucoup de haines contre celui qui les remplit. Pour ménager leur popularité, les chefs de parti les déclinent et se contentent de faire nommer des candidats à leur dévotion, qu’ils soutiennent et dirigent. Un amin est obligé de consulter ces personnages influents, que l’opinion publique place au-dessus de lui. La djémâa d’un village kabyle est ainsi le théâtre d’intrigues tout aussi compliquées que le parlement le plus jaloux. Lorsqu’un amin a perdu la confiance de son village, on lui donne à entendre avec toute sorte d’égards qu’il a besoin de repos et que ses intérêts réclament son temps. S’il reste sourd à ces insinuations, un marabout lui exprime d’une manière plus claire le vœu de la population.

La djémâa se réunit une fois par semaine, ordinairement le lendemain du jour où se tient le marché de la tribu. Si, dans l’intervalle des séances régulières, il y a lieu de convoquer une réunion extraordinaire, l’amin en fait donner avis la veille par le crieur public. Tous les citoyens sont tenus d’assister aux réunions de la djémâa : celui qui s’abstient sans motif valable ou sans une permission de l’amin est mis à l’amende. L’amin préside la réunion, expose le motif de la séance et invite les citoyens à émettre leur avis. Le Kabyle est naturellement orateur, et ces tribunes de village voient souvent déployer une éloquence digne des agora les plus célèbres de l’antiquité. L’usage limite fort la liberté laissée à tous de parler. Pour prendre la parole, il faut être influent, respecté, âgé. Il paraît que la convenance de ces débats parlementaires ne laisse rien à désirer. Tout excès de parole est sévèrement réprimé ou même puni de l’amende. Quand les esprits s’échauffent, les hommes influents s’entendent pour ajourner la discussion. Dans les affaires importantes, l’unanimité est nécessaire. L’opinion de la minorité, quelque faible qu’elle soit, est toujours prise en sérieuse considération. S’il n’est pas possible de se mettre d’accord, la discussion est abandonnée. Dans les cas où une prompte solution est nécessaire, on convoque les notables de la tribu. Ceux-ci, assistés d’un ou deux marabouts renommés par leur sagesse, forment une espèce de tribunal qui prononce sans appel. Parfois on s’en réfère à la djémâa d’un autre village. Souvent on convient de s’en remettre à l’arbitrage d’un homme investi de la confiance générale. Le règlement de presque toutes les affaires en Kabylie se fait ainsi par une suite de transactions où l’opinion publique et l’autorité des notables jouent le rôle principal.

Voilà une démocratie naïve sans doute, et qui n’a jamais pu procurer aux populations qui s’y sont abandonnées des jours bien glorieux ; on voit déjà cependant combien elle diffère du rêve des radicaux européens. La commune kabyle, qui a priori paraît une impossibilité, existe assez fortement ; mais elle existe grâce à l’empire incontesté de la coutume, à une très-puissante organisation de la famille, et à une sélection de personnes désignées par une supériorité quelconque à la considération publique. Une pareille société n’a pas dans son sein de force matérielle qui puisse lui donner une paix durable ; mais elle a dans ses règles sévères, dans ses usages, une base de respect suffisante pour durer. À défaut de la noblesse militaire des peuples aryens, et du chef à la façon arabe, désigne à la fois par la naissance et par la valeur personnelle, le village kabyle a ses notables, aristocratie sans titre défini, résultant de l’estime, des services rendus, supposant pour condition une certaine aisance qui permet à l’individu de vivre sans travailler journellement de ses mains. Il y a même des familles ayant donné des chefs temporaires au pays, et vers lesquelles les yeux se tournent d’eux-mêmes aux moments de crise. Seulement le nombre de ces notables n’est pas limité ; aucune condition n’est imposée pour en faire partie ; l’opinion seule est juge à cet égard. — En réalité, tout se juge par la djémâa restreinte des notables. L’approbation de l’assemblée générale n’est plus qu’une formalité. Des rôles analogues à ce que nous appelons « l’opposition » seraient accueillis par des huées ; l’exclusion de la jeunesse des affaires est le trait de ces sortes de constitutions patriarcales. La révolution y est impossible ; malheureusement les plus grandes folies (les dernières révoltes de la Kabylie l’ont prouvé) ne sont pas du même coup frappées d’impossibilité.

L’étendue des pouvoirs de la djémâa est sans limite. Elle cumule le pouvoir politique, le pouvoir administratif, le pouvoir judiciaire ; elle prononce la peine de mort, punit d’amende les moindres infractions aux règlements municipaux ; elle statue dans les affaires civiles, ou délègue ses pouvoirs à des juges arbitres, et se réserve l’exécution. Dans les attributions de la djémâa et de l’amin, nulle distinction de ce que nous considérons comme du domaine de la loi et du domaine de la morale privée. Des déloyautés, des manquements aux devoirs du galant homme, des fautes contre l’hospitalité, deviennent dans une telle société des délits punis par l’amende. L’amende, appartenant à la djémâa, est à dessein multipliée. Elle constitue une sorte de reprise exercée par le pauvre sur le riche, et c’est par elle que la société kabyle fait au socialisme la part qu’il est bien difficile à une démocratie de lui refuser.

Cette organisation politique si simple repose, en effet, sur un esprit de solidarité qui dépasse tout ce qu’on a pu constater jusqu’ici dans une société vivante ou ayant vécu. Les institutions d’assistance mutuelle sont, dans la société kabyle, poussées à un point qui nous étonne ; la coutume à cet égard a force de loi et renferme des dispositions pénales contre ceux qui voudraient se soustraire aux obligations de ce que nous appellerions la charité et la générosité. Le pauvre est nourri en partie par la communauté, du fruit des amendes, des distributions gratuites, d’une réserve de la propriété générale, frappée de séquestre en sa faveur. La thimecheret ou « partage de la viande » est une des institutions particulières aux Kabyles. La pauvreté de ces tribus est telle que l’abatage d’une bête y est un acte public, réglé de la façon la plus minutieuse. La plupart des « partages de viandes » se font sur les deniers publics. Ces distributions présentent de bons et de mauvais côtés. « Une partie des amendes frappées par le village y étant affectée, disent MM. Hanoteau et Letourneux, tout le monde est intéressé à la répression des crimes et délits ; mais, d’autre part, les juges qui infligent ces amendes étant les convives qui profitent de la thimecheret, la perspective d’un bon repas exerce quelquefois sur leurs décisions une fâcheuse influence. »

Il est rare que les sociétés où la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens échappent à l’abus de faire servir ainsi le bien de tous à des fins privées. La pauvreté du sol départi à la race berbère a développé outre mesure dans son droit coutumier les dispositions érigeant en obligation l’aide fraternelle. Une foule de traits de la législation kabyle nous montrent le village organisé comme une famille, et à quelques égards comme une communauté. Si, dans l’intervalle de deux marchés, une famille veut tuer une bête pour son usage particulier, elle est tenue d’en informer l’amin. Celui-ci en fait donner avis au village par le crieur public, afin que les malades et les femmes enceintes puissent se procurer de la viande. Le propriétaire de l’animal abattu ne peut se refuser à céder la quantité demandée. Les tribus voisines des passages des montagnes que la neige rend dangereux pendant l’hiver ont soin d’y construire des bâtiments où les voyageurs trouvent, avec un abri, une provision de bois pour se chauffer et faire cuire leurs aliments. Quand les ouragans font craindre des accidents, les hommes des villages les plus rapprochés vont à la recherche des voyageurs égarés, et chaque hiver ils en arrachent plusieurs à la mort.

Dans un pays où il n’y a pas d’hôtelleries, l’hospitalité devient une charge publique, et, chez des populations aussi pauvres que celles dont nous parlons, c’est une charge pénible. Les Kabyles s’en acquittent d’une façon vraiment touchante. Une sorte de réserve est légalement faite sur la fortune publique pour celui qui traverse la tribu. L’étranger, dès qu’il entre dans le village, a sa part dans le bien commun. Les Kabyles poussent jusqu’à l’héroïsme l’application de ce beau principe. Pendant l’hiver de 1866-1868, lorsque la famine décimait les populations indigènes de l’Algérie, les Kabyles de la subdivision de Dellys eurent à nourrir des mendiants étrangers accourus de tous les points de l’Algérie et même du Maroc. Les villages venaient au secours des réfugiés sans s’inquiéter de leur origine, avec une charité pleine de délicatesse. Pas un seul de ces malheureux n’est mort de faim sur le sol kabyle ; ces actes de charité étaient accomplis simplement, sans bruit, sans ostentation et comme un devoir tout naturel.

Voilà qui est admirable et montre tout ce qu’il y a d’excellentes qualités de cœur dans la race berbère. Les pages héroïques et touchantes de l’histoire du christianisme africain s’expliquent par cet esprit d’humanité, de douceur. D’autres dispositions du code kabyle, instituant ce qu’on peut appeler le droit de corvée réciproque, et sanctionnées, comme les lois de secours mutuels, par l’amende ou l’exil, viennent du même fonds, combiné avec les habitudes d’une vie étroite et besoigneuse. Un Kabyle qui bâtit une maison a droit à l’assistance du village entier. Le village doit lui fournir des manœuvres pour servir les maçons. Dans certaines localités, il y a un tour de corvée établi et réglé par l’amin. Ailleurs les travailleurs sont des hommes de bonne volonté ; mais chacun sait qu’en cas de refus il serait désigné d’office et puni d’amende. Les femmes apportent l’eau nécessaire à la construction. Les tuiles sont fabriquées et déposées à pied d’œuvre par les gens du village. Les bois de charpente, les meules de moulin, sont portés par les hommes valides, sur la réquisition de l’amin. Nul ne peut refuser le passage sur sa propriété. Les travaux des champs se font également avec le secours de la prestation mutuelle. Chacun au besoin requiert le village et souffre d’en être requis. Cette institution et le mot berbère qui la désigne ont passé chez les Arabes ; mais, entre les mains de tribus organisées d’une façon féodale, l’institution a changé de nature, elle n’est chez les Arabes qu’une corvée gratuite au profit des chefs et sans nul avantage pour la communauté.

La conséquence de cette organisation a été de favoriser très-peu le développement de la richesse, mais aussi d’empêcher la formation d’un résidu social voué par décret fatal à la misère. Le monde berbère n’a pas, à proprement parler, de classe pauvre, distinguée de la classe aisée par son extérieur, ses manières, son langage et ses habitudes. En assistant à une djémâa, il est très-difficile de dire qui sont les pauvres et qui sont les riches. La différence d’éducation et d’instruction n’existant pas, la noblesse féodale n’ayant laissé aucune trace, il y a dans une telle société des différences de fait, non des différences de droit. Le dernier mendiant vient s’asseoir familièrement à côté du premier personnage, sans que celui-ci s’en étonne. La misère est un accident auquel tout le monde est exposé ; l’indigent n’est en rien humilié par le secours qu’il reçoit. Aucune société ne s’est montrée à cet égard plus libérale que la société kabyle. La part du pauvre est faite par la loi extrêmement large, les fondations privées l’élargissent encore ; on sent que la société n’est chez de telles populations qu’une extension de la famille. Il n’y a pas d’enfants naturels ; l’enfant né hors mariage est toujours mis à mort, même dans les cas rares où la mère obtient son pardon.

L’honneur est, après le principe d’association mutuelle, la base de la société kabyle[6] ; avec ces deux principes, les Berbères sont arrivés à se passer à peu près de la force. De même que l’assistance mutuelle, le code kabyle rend l’honneur obligatoire et y met une sanction. Telle est la base de l’anaïa, rouage essentiel de cette organisation primitive, et qu’on peut définir un engagement d’honneur d’un protecteur envers son protégé, ayant une valeur légale. On s’étonne au premier coup d’œil que la loi s’occupe d’une relation d’un ordre purement moral et privé entre deux citoyens ; mais dans une pareille société, presque dénuée de force publique, l’anaïa est la garantie suprême. Celui qui l’affaiblit affaiblit la chose publique, lui enlève son principal étai. Supposons toutes nos garanties sociales disparues, les villages, les quartiers formant des ligues pour se défendre ; la parole d’honneur prendrait une valeur officielle, et les ligues seraient amenées à se donner le droit de punir la violation d’un engagement moral. Les garanties publiques étant très-faibles chez les Kabyles, les pactes individuels y suppléent. Celui qui a engagé son anaïa est obligé sous peine d’infamie d’y faire honneur. S’il est dans l’impuissance d’y donner suite, l’anaïa passe à sa famille, à sa tribu, à son village, aux diverses confédérations dont il est membre. La violation de leur anaïa est la plus grave injure qu’on puisse infliger à des Kabyles. Un homme qui, selon l’expression consacrée, brise l’anaïa de son village ou de sa tribu, est puni de mort et de la confiscation de tous ses biens ; sa maison est démolie. « On ne peut refuser à l’institution de l’anaïa, disent MM. Hanoteau et Letourneux, un caractère de véritable grandeur. C’est une forme originale de l’assistance mutuelle, poussée jusqu’à l’abnégation de soi-même, et les actes héroïques qu’elle inspire font le plus grand honneur au peuple kabyle. Malheureusement la nécessité même de ces dévouements est l’indice d’un état social peu avancé, où l’individu est obligé de se substituer à la loi pour protéger les personnes. » L’anaïa est aussi la cause de la plupart des petites guerres qui formaient le fond de l’histoire kabyle avant que l’occupation étrangère fût venue y mettre fin.


III.


La guerre est, en effet, l’étal naturel d’une société composée de petites unités communales, sans pouvoir supérieur qui ait le droit de s’interposer entre elles et de juger leurs différends. Il n’y a pas à cela une exception dans l’histoire. Le régime des villes, des communes, des tribus indépendantes, est le régime de la guerre de tous contre tous. Les hommes s’entre-tuent, dès qu’ils n’en sont pas empêchés par un État fort, qui les domine. Nous avons dit que le village est la seule unité véritable du monde kabyle ; nous montrerons bientôt certaines agglomérations supérieures au village ; mais ces agglomérations sont d’importance secondaire et sans autorité réelle ; elles n’empêchent pas les guerres civiles de djémâa à djémâa. Tout berbère est, de la sorte, un guerrier, et les guerres sont très-fréquentes. Heureusement elles sont peu meurtrières. L’esprit de conquête n’existant pas et les intérêts généraux ne fournissant pas matière à discussion, les Kabyles ne se battent entre eux que pour des questions d’amour-propre : violations vraies ou prétendues de l’anaïa, enlèvements de femmes, rixes particulières. La grande majorité des combattants n’a aucun intérêt direct à la lutte. Ils vont au feu sans haine, par esprit de solidarité et par point d’honneur. Ces guerres sont de véritables duels de village à village, de tribu à tribu. Après que la fusillade a duré un temps raisonnable et que les pertes sont à peu près égales de part et d’autre, les deux partis se retirent, emportant leurs blessés et leurs morts. Les choses se retrouvent alors exactement dans l’état où elles étaient avant la guerre, et la lutte n’a eu d’autre résultat que l’honneur satisfait.

La tribu est, au milieu de cette anarchie communale, le seul élément pacificateur. La tribu kabyle est formée par la réunion de plusieurs villages. Lorsqu’une querelle éclate entre deux villages, la tribu se porte comme médiatrice. Elle intervient aussi dans les discussions intérieures des djémâa. La tribu soutient de plus chaque village dans les affaires qui intéressent son honneur contre des étrangers. Les marchés, toujours situés hors des villages, lui appartiennent. Les villages, de leur côté, contribuent aux dépenses de la tribu, et lui doivent les prestations en nature ; mais la tribu ne s’immisce pas dans les affaires des villages. Il n’y a, dans la tribu, rien d’analogue à ce qu’est l’amin dans le village. En certains cas de guerre, les notables choisissent pour centraliser les ressources et veiller aux intérêts généraux un « amin de la tribu » ; mais ces fonctions, qu’on peut comparer à celles d’un chef d’état-major, cessent avec la cause qui leur a donné naissance. Les tribus se font et se défont, se démembrent, s’incorporent à d’autres tribus, parfois disparaissent, tandis que, pour la disparition du village, il faudrait l’extinction de toutes les familles qui le composent, c’est-à-dire une véritable impossibilité.

Il est très-rare que la tribu se réunisse en assemblée générale. Dans les temps ordinaires, lorsqu’il y a lieu de prendre quelque mesure, les notables des différents villages, délégués par leur djémâa respective ou désignés par leur position pour prendre part aux conseils du pays, se réunissent et délibèrent. Ces espèces de conseils fédéraux se tiennent en plein air, dans des endroits consacrés par l’usage. Malgré l’extrême simplicité de ses institutions, la tribu kabyle inspire un véritable patriotisme. Tout le monde tient à honneur de la défendre, de la venger, de faire respecter son anaïa. Si une tribu déclare la guerre à une tribu voisine ou est attaquée, toute guerre de village à village doit finir, tous doivent se réunir contre l’ennemi commun.

Le patriotisme kabyle ne va pas au delà de la tribu. Il existe bien entre les tribus des confédérations qui sont à la tribu ce que la tribu est au village ; mais le lien en est très-relâché. Toutes les tribus d’ailleurs n’entrent pas dans ces confédérations ; plusieurs restent isolées et se contentent d’assurer leur sécurité par des alliances, et surtout en s’appuyant sur l’élément de beaucoup le plus fort et le plus singulier de la constitution kabyle, ce qu’on appelle le çof.

Dans une société où l’autorité organisée d’une façon durable ne dépasse pas l’agglomération communale, où la tribu n’est constituée qu’à demi, où rien n’existe qui ressemble de près ou de loin à l’État, l’individu a éprouvé le besoin de chercher dans d’autres associations une garantie que ne donne pas suffisamment l’anaïa de son village ou de sa tribu. C’est ce qu’on appelle les çof ou « partis » ; mais il faut se garder de donner à ce dernier mot le sens qu’il a chez nous : à quelques égards, on traduirait mieux le mot çof par « coterie » ou « société d’assurance mutuelle ». Comme il n’y a chez les Kabyles rien qui ressemble à des partis politiques, tout le monde étant d’accord pour rester dans la coutume, ni de partis religieux, personne ne songeant à discuter l’islam, ni de partis économiques, le commerce et l’industrie étant à l’état d’enfance, ni de partis sociaux, la différence des classes n’existant pas, les distinctions des çof ont quelque chose de tout matériel. Souvent ils ne se désignent que par le nom du membre le plus connu. Le çof kabyle n’est, à vrai dire, qu’une association en vue de toutes les éventualités de la vie. Il n’a rien de durable. On change de çof sans honte, quand on n’y trouve plus d’abri efficace, ce qui n’empêche pas qu’on n’y dépense beaucoup de passion, et que le çof ne soit une source de guerres à perpétuité.

Ce n’est pas ici le beau côté de la société berbère. Le çof est l’inconvénient inséparable d’une constitution où l’État fait si peu pour l’individu que celui-ci est obligé de demander à des combinaisons individuelles un patronage efficace ; or le çof introduit une vénalité effrénée : il conduit à la négation de toute idée de droit et de justice. Pour soutenir un membre du çof, on ment, on porte de faux témoignages, on se parjure. Le çof, de son côté, n’abandonne jamais ses adhérents. Si l’un d’eux meurt pour la cause du çof, celui-ci adopte ses enfants, les nourrit, les entretient aux frais de la coterie. En toute occasion, l’associé est sûr du concours le plus actif de ses coassociés. Lorsqu’une tribu est en proie à la guerre civile, les çof envoient fréquemment des contingents armés pour soutenir leurs sociétaires respectifs. En tout cas, si le sort des armes force un parti à s’expatrier momentanément, il est sûr de trouver chez ses amis un accueil empressé.

Les çof s’étendent d’un village à un village, d’une tribu à une tribu, d’une confédération à une confédération, et même à toute la Kabylie. Cependant ces associations n’ont pas lieu indistinctement entre toutes les tribus ; il y a des groupes en dehors desquels le lien en question ne s’établit pas. D’ailleurs la solidarité dans toute l’étendue d’un groupe n’est pas à beaucoup près aussi complète qu’entre les çof d’une même tribu ou d’un même village. Les fonds nécessaires au çof sont fournis par des cotisations volontaires. Les chefs n’en rendent pas compte ; ce sont de véritables fonds secrets employés à nouer des intrigues, à corrompre des consciences, à préparer des trahisons, à négocier l’assassinat d’un ennemi dangereux. Les chefs du çof deviennent ainsi des espèces de petits souverains assez puissants, et il est singulier que jamais chef de çof n’ait réussi à former tige de royauté. On arrive à cette position par la bravoure, par l’habileté dans l’intrigue, par l’influence de la famille à laquelle on appartient, et aussi par la richesse. Un chef de çof est un personnage fort occupé, et ses dépenses sont très-considérables. Toutes les affaires du pays aboutissent à lui, et c’est avec lui bien plus qu’avec les amin de village et de tribu qu’une politique habile devrait traiter. Beaucoup de chefs de çof font preuve d’une rare souplesse d’esprit et d’une vraie connaissance du cœur humain.

Le çof paraît avoir eu autrefois une importance plus grande encore que de nos jours, et avoir produit de grandes ligues s’étendant d’un bout à l’autre de la Barbarie. C’est là un fait analogue aux factions des blancs et des noirs dans les républiques italiennes, des Kayssi et des Yémani chez les Arabes de Palestine. Partout où l’État central n’a pas été assez fort pour garantir l’entière sécurité des personnes et des intérêts, de pareilles coteries sont inévitables. Il est possible que ces rôles puissants des Masinissa, des Syphax, des Jugurtha, se soient rattachés pour une part à des causes analogues, et qu’il faille envisager ces hommes célèbres comme des chefs de çof attachés tour à tour à la fortune des Romains ou des Carthaginois. Il n’est pas donné à tous les pays d’être des nations ; or partout où un esprit national ne s’empare pas de la société humaine pour l’informer, comme on disait au moyen âge, c’est-à-dire pour lui donner une forme, une âme, un principe vivant, il est inévitable que les factions, les coteries, les groupements les plus artificiels prennent la place de la patrie et remplissent les fonctions que celle-ci ne remplit pas. Le çof kabile paraît de la sorte un des traits essentiels de la race berbère et une des suites de l’impuissance qu’elle a toujours montrée pour se créer des dynasties nationales.


IV.


Nous venons d’exposer, d’après d’excellents observateurs, un système social qui, durant des milliers d’années, a paru une garantie suffisante à toute une fraction de l’espèce humaine. Par quelques côtés, ce système a de l’analogie avec celui de toutes les peuplades patriarcales et à demi nomades qui, sans dépasser la vie de la tribu, sont arrivées à une certaine civilisation. Il ne faut pas, en pareille matière, exagérer l’idée de race. La race, en ce qui concerne les lois et les coutumes, est primée par le genre de vie et surtout par le degré de culture. Ce que nous savons de la constitution fédérale des Gaulois rappelle singulièrement l’état social que nous voyons exister encore chez les Berbères. La vie de l’Arabe bédouin a beaucoup d’analogie avec celle du Touareg. Les Kirghiz ont des mœurs fort analogues à celles que nous voyons attribuées dans la Genèse aux ancêtres supposés du peuple hébreu, et pourtant il n’y a aucune communauté de race entre les Gaulois, les Berbères, les Arabes, les Kirghiz. De telles analogies viennent moins d’une consanguinité que d’une similitude d’état social et d’une façon identique d’entendre l’autorité du village ou de la tribu comme une extension de celle de la famille. Les races sont des moules d’éducation morale encore plus qu’une affaire de sang. Voici un fait attesté par les honorables auteurs du livre que nous analysons. Parmi les Kabyles des environs du Fort-Napoléon se trouvait, il y a quelques années, un déserteur natif d’Angers. À part un penchant à l’ivrognerie, qu’il satisfaisait dans les cabarets du fort, il avait perdu toutes les habitudes de sa jeunesse, et rien ne le distinguait plus d’un vrai Kabyle. Il avait des enfants qui ne savaient pas un mot de français, se montraient en tout musulmans fanatiques, et n’étaient pas moins hostiles à la domination française que le reste de la population.

À quelques égards, la constitution berbère n’est donc autre chose qu’un type conservé jusqu’à nos jours des vieilles sociétés qui couvrirent le monde avant les royautés administratives, telles que l’Égypte, et les grands empires conquérants, tels que l’Assyrie, la Perse et Rome. Cela suffirait pour en faire un très-curieux monument historique ; mais la constitution berbère possède un trait qui lui assure parmi les lois des peuples conservateurs et traditionnels une place à part. Ce trait, c’est la démocratie. Sans dynastie, sans classe militaire, sans noblesse, la société berbère a duré des siècles. Les populations patriarcales ont d’ordinaire une aristocratie, seule chargée de la tradition et de l’honneur de la tribu. Le Berbère ne connaît pas d’aristocratie héréditaire, et tout porte à croire que c’est là chez lui un système primitif. En dehors des pays révolutionnaires, en effet, nous avons beaucoup d’exemples de tribus qui ont passé de la démocratie au pouvoir de chefs héréditaires et plus ou moins absolus, tandis qu’on n’a pas d’exemple de tribus qui soient arrivées de l’aristocratie à la démocratie. On est surpris d’abord qu’une société ait pu vivre dans des conditions aussi simples que celles que nous avons décrites. La société berbère doit sa longévité à sa pauvreté. La race berbère a été la moins favorisée de toutes sous le rapport du sol qui lui est échu. Elle n’y trouva pas de peuplades antérieures pour les réduire en servage. N’ayant pas de serfs, elle n’eut pas de nobles. Exempte en même temps de toute tendance conquérante, elle n’eut pas besoin de chefs militaires[7]. Enfin n’oublions pas que la race berbère remplace ce qui lui manque en fait de garanties politiques par le droit coutumier le plus serré qui fut jamais, par un droit qui laisse aussi peu que possible de liberté à l’individu, qui organise la surveillance sur la vie privée. Ces deux aspects de la vie sociale se font une sorte de compensation. Une nation qui a des mœurs très-étroitement surveillées peut se contenter d’institutions politiques élémentaires ; une nation qui a un grand appareil de force publique, une royauté, une noblesse, peut se permettre une plus grande liberté de mœurs.

À nos yeux, en effet, ces vieux droits coutumiers, dont la législation hébraïque contenue dans le Pentateuque est la forme la plus parfaite, ont ce que nous osons appeler un défaut fondamental, c’est qu’ils sont à la fois un code de lois civiles et un code de morale. La liberté de l’individu nous paraît atteinte et la vertu diminuée, si la loi se mêle de la moralité, de la charité, de la générosité, de l’honneur. La loi défend ce qui est subversif de la société et contraire au droit d’autrui, voilà tout ; quand le code attribué à Moïse recommande la douceur pour l’esclave, la courtoisie pour l’étranger, la fraternité pour l’Israélite, quand il frappe de peines terribles des délits moraux ou religieux, nous pouvons admirer le moraliste, mais le législateur nous paraît s’égarer. Nous éprouvons la même impression devant plusieurs articles des coutumes kabyles. Si un Kabyle abandonne sans secours un voyageur, même d’une autre tribu, le village de ce dernier ou quelquefois la tribu entière porte plainte à la djémâa du coupable, qui est souvent puni et toujours fortement réprimandé. Des muletiers qui rencontrent sur la route un homme dont le mulet s’est abattu ou ne peut plus marcher doivent se partager la charge et remettre le fardeau en lieu sûr. Que la religion et la morale fassent de telles recommandations, rien de mieux ; mais nous sommes choqués de les voir figurer dans un code : la pénalité nous paraît enlever tout mérite à la bonne action. J’en dirai autant des mesures sévères prises pour assurer la règle des mœurs. Les plus graves abus ont moins d’inconvénients qu’un système d’inquisition qui abaisse les caractères. L’homme de cœur veut à tout prix croire sa vertu désintéressée.

Là est le malentendu des théoriciens politiques qui se représentent comme libéral ce qui est le contraire d’un grand État organisé. Les petites sociétés républicaines, fondées sur les mœurs, presque sans gouvernement, sans noblesse provenant d’une conquête, sont les plus tyranniques de toutes, celles où l’individu est le plus impérieusement pris, formé, élevé, surveillé par la communauté. C’est dans de telles sociétés que fleurissent ces législations à la fois morales, religieuses, civiles, pénales, politiques, se donnant le droit de censurer l’individu, qui rappellent les règles d’un chapitre de religieux et qui sont la plus complète négation de la liberté. Le grand service que Rome rendit au monde fut de faire disparaître ces vieilles coutumes locales et de créer la notion du droit libéral, fixant des pénalités pour les délits que la société ne peut supporter sans se détruire, protégeant chacun dans sa personne et dans ses biens, et abandonnant le reste à la morale individuelle. L’Église chrétienne, devenue officielle à partir du Ve siècle, fit revivre le droit de la communauté sur les mœurs de l’individu ; l’œuvre principale de la civilisation moderne a été de supprimer une telle ingérence. L’acte le plus coupable moralement ne relève que du mépris public, s’il n’implique un délit formel prévu par la loi. Cette différence entre les sociétés anciennes et les sociétés modernes vient d’une cause toute simple. Nos puissants États modernes protègent assez l’individu pour que la coutume devienne une garantie superflue. Dans une société comme celle des Kabyles, où il n’y a pas de force publique, il est de la plus haute importance qu’un Kabyle garde son anaïa, et il est juste que celui qui manque soit puni par l’amende, car cette anaïa est la condition qui permet à la société d’exister sans force publique ; elle constitue, qu’on me permette l’expression, une économie de gendarmes, et celui qui ne paye pas cette quote-part de la sûreté publique est en reste avec la société. En principe, la vertu est d’autant plus nécessaire que l’État est moins fort. L’État est, si j’ose le dire, un équivalent de vertu ; il la rend moins nécessaire, et restitue à la liberté de l’individu ce qu’il lui prend en impôts et en sujétions militaires.

On peut dire en ce sens que les grands États ont créé la liberté de l’individu. La tribu, la cité, ont été impuissantes pour cela ; car la tribu, la cité, ont trop d’intérêt à ce que l’individu observe les usages traditionnels. Seul aussi le grand État permet la richesse, qui n’est qu’une application de la liberté de l’individu. — Or le grand État peut-il être un résultat de la démocratie ? Peut-il se maintenir avec la démocratie ? Il est permis d’en douter. Le grand État est l’ouvrage de nobles et de dynastes ayant su s’élever au-dessus des préjugés locaux et des coutumes patriarcales des peuplades et des cantons. C’est à leurs royautés que certains pays doivent leur civilisation. Aussi voyons-nous la démocratie moderne incapable de conserver les grands États sortis des royautés du moyen âge. Si le système républicain triomphe en Europe, il est probable que les grandes unités formées par les rois se briseront. Œuvres de dynasties, ces agglomérations périront avec les dynasties. Le peuple voudra des unités plus restreintes ; la province deviendra l’unité politique ; souvent on descendra jusqu’à la commune. La haute culture, la civilisation, courront alors de sérieux dangers, car partout en Europe, excepté en Italie, la haute culture et la civilisation sont venues d’initiatives aristocratiques. Athènes, Florence, les républiques grecques et italiennes, prouveront éternellement que des communes peuvent être des centres brillants, et que même la création originale ne se produit à l’aise qu’en de tels milieux ; mais il est à craindre que, dans ces vastes Scythies parsemées de colonies grecques où nous vivons, le règne de la province et de la commune ne soit la destruction de l’édifice que des générations d’élite ont péniblement élevé par des efforts séculaires. Un jour, peut-être, nos institutions, réduites à l’état de ruine, seront aussi peu comprises des futurs héritiers de tant de sacrifices, que les vieux édifices romains de Syrie, construits en pierres de vingt pieds de long, le sont des nomades qui dressent parmi ces blocs gigantesques un abri d’un jour pour eux et leurs troupeaux.

  1. La Kabylie et les coutumes kabyles, par MM. A. Hanneteau, général de brigade, et A. Letourneux, conseiller à la cour d’Alger, trois volumes. Imprimerie nationale. Paris, 1873.
  2. Nous laissons à d’autres le soin de parler des caractères physiologiques, anthropologiques, qui, en ce qui concerne la race berbère, ne sont pas moins nettement accusés que les caractères linguistiques.
  3. H. Duveyrier, les Touaregs du nord, p. 327 et suiv.
  4. MM. Hanoteau et Letourneux ont décrit le système de la constitution kabyle tel qu’il existait avant l’occupation française ; ils ont montré ensuite les modifications introduites par la conquête. La première partie est naturellement celle qui a pour nous le plus d’intérêt. Nous avons imité les judicieux auteurs en présentant comme encore existantes des pratiques ou des institutions modifiées par notre administration, mais qui durent encore virtuellement dans l’esprit de la race, et ont en tout cas la valeur de faits ethnographiques.
  5. Inutile de rappeler que la conquête française et surtout les mesures qui ont été la conséquence de la dernière révolte ont profondément modifié cette organisation.
  6. Voyez le beau passage d’Ibn-Khaldoun sur le caractère de la race berbère, t. I, p. 199-200 de la traduction de M. de Slane.
  7. Les Touaregs, par la tentation qu’ils ont eue de réduire en esclavage des peuplades soudaniennes, sont arrivés à posséder une classe militaire et des serfs.