Mélange d’histoire (Renan)/La découverte de Ninive

Calmann-Lévy (p. 119-133).


LA DÉCOUVERTE DE NINIVE[1].




Entre tant de découvertes inattendues dont l’archéologie s’est enrichie de nos jours, la plus surprenante est, sans contredit, l’apparition d’une civilisation entière, que l’on pouvait croire anéantie jusque dans ses derniers vestiges, et qui sort aujourd’hui de terre avec ses arts, ses inscriptions, ses palais. Ninive, si profondément effacée du sol que Xénophon traversa le champ de ses ruines sans s’en apercevoir ; Ninive, que Lucien, né à quelques lieues de là, mettait au rang des villes dont il ne reste plus de traces et dont le site même est inconnu, Ninive a reparu à la lumière, tandis que Babylone, sa rivale, dont l’existence et la splendeur se sont prolongées jusqu’à une époque bien plus rapprochée de nous ; Babylone, dont les ruines n’ont jamais cessé d’être connues, visitées, décrites, n’est encore et ne sera sans doute pendant longtemps qu’un monceau de décombres. Un art assyrien, vraiment digne de ce nom, est venu prendre place dans les grandes collections de Paris et de Londres ; et, s’il fallait augurer des découvertes futures, soit par celles qu’ont fournies les dix dernières années, soit par celles que semblent promettre les innombrables tumulus de la Mésopotamie et du Kurdistan, on pourrait croire que le jour n’est pas éloigné où la Grèce sera dans nos musées écrasée par l’Orient ; il est vrai qu’à défaut du nombre, il lui restera une maîtrise qui ne lui sera jamais contestée, celle de la beauté.

Les deux publications de M. Layard, que nous annonçons aujourd’hui, sont bien propres à faire comprendre l’importance toujours croissante de cette branche de l’archéologie. On se rappelle que c’est à M. Layard qu’appartient, avec M. Botta, la gloire d’avoir ouvert à la science ce champ nouveau. Attaché à l’ambassade d’Angleterre à Constantinople, M. Layard était de retour à son poste, après avoir passé en Angleterre une partie de l’année 1848, lorsque la publication de ses premières recherches[2], faite en son absence, produisit une sensation inattendue et décida MM. les administrateurs du musée britannique à le prier de se charger d’un nouveau voyage dans le bassin du Tigre. Ce sont les résultats de cette seconde mission, entreprise dans des conditions plus favorables et sur un plan beaucoup plus vaste, qui viennent d’être livrés au public. Pour en faire sentir tout l’intérêt, il nous semble nécessaire de rappeler l’origine de ces explorations, souvent présentée d’une manière inexacte, et de montrer par quelle série d’inductions les deux habiles archéologues que nous venons de nommer furent amenés à ces découvertes, qui devaient causer dans l’opinion savante de l’Europe une si profonde émotion.

Le commencement de ces recherches remonte à l’année 1842. À peine installé à Mossoul, en qualité de consul de France, le 25 mai de cette année, M. Botta ne songea qu’à profiter de sa position pour relever l’archéologie française de l’état de stérilité où elle était tombée depuis quelques années. Comme il arrive presque toujours dans la découverte de l’inconnu, on aborda le nouveau monde par un côté détourné, et on prit pour le principal ce qui devait ensuite devenir l’accessoire. Tous les indices se réunissaient pour faire chercher l’emplacement de Ninive en face de Mossoul, vers l’endroit où se trouve encore de nos jours le misérable village de Niniwa, ou Nounia. Le résident anglais, Rich, avait déjà signalé, en cet endroit, à l’attention des explorateurs deux monticules artificiels, l’un appelé Nebbi-Younous, à cause d’un prétendu tombeau du prophète Jonas, et l’autre Koyounjik, d’où l’on tirait un grand nombre de briques couvertes de caractères cunéiformes et des dalles de gypse sculptées. Vers là se porta, en effet, tout d’abord, l’attention de M. Botta. Mais l’archéologie a ses fortunes ; ces premières fouilles n’amenèrent que peu de résultats. Aussi M. Botta s’en laissa-t-il facilement détourner par d’autres indications qui lui signalaient le village de Khorsabad, situé à six lieues au nord-est, comme une mine féconde de briques et de dalles sculptées. Là, en effet, les premiers coups de pioche mirent à découvert l’immense palais dont les débris, transportés depuis au Musée du Louvre, devaient jeter en Europe les bases du premier musée assyrien, et dont les dessins, dus à M. Flandin[3], forment une des plus somptueuses publications exécutées dans notre siècle par ordre du Gouvernement.

En même temps que M. Botta, M. Layard, jeune et hardi voyageur anglais, était en quête de Ninive. Remontant le cours du Tigre, il remarqua, au confluent de ce fleuve et du Zab, un emplacement nommé Nimroud[4], semé de monticules artificiels et couvert de fragments de briques et d’albâtre. Rien ne put dès lors lui ôter de l’esprit que ces monticules recelaient quelque ruine importante. Toutefois il ne réussit à faire partager à d’autres sa confiance que quand la découverte du palais de Khorsabad fut venue dissiper les doutes des plus incrédules. L’Angleterre alors se prit d’une louable émulation, et voulut racheter par le nombre et l’importance des découvertes ce qui lui manquait sous le rapport de la priorité. Les fouilles de M. Layard à Nimroud révélèrent une acropole artificielle, avec deux palais, une immense tour pyramidale, et une foule de constructions accessoires, d’un caractère sensiblement distinct du monument de Khorsabad. Ainsi, au lieu d’une Ninive, on en avait deux, d’un style et d’un âge différents, séparées par une distance de douze ou treize lieues, l’une au nord, l’autre au sud de Mossoul.

Restait, entre ces deux points extrêmes, l’emplacement de Koyounjik et Nebbi-Younous, situé en face même de Mossoul, et que tous les témoignages et toutes les inductions semblaient désigner comme le point central de l’antique capitale de l’Assyrie. Nous avons vu comment les efforts de M. Botta s’étaient portés tout d’abord sur ce point, et comment le peu de succès de ses recherches l’avait engagé à porter ailleurs ses investigations. Dans un intervalle des fouilles de Nimroud, M. Layard vint examiner à son tour le terrain objet de tant de conjectures : les deux antiquaires remuèrent le sol durant plusieurs mois, mais toujours sans rien découvrir d’important. Enfin, après avoir achevé ses fouilles de Nimroud, M. Layard, possédé d’une foi invincible dans les trésors cachés de Koyounjik, y revint encore, et conduisit les fouilles d’après certaines règles que lui avaient révélées ses expériences antérieures. Cette fois , de merveilleux résultats couronnèrent sa persévérance. Une troisième Ninive sortit de terre, avec ses palais fort analogues à ceux de Khorsabad, assez différents au contraire de ceux de Nimroud.

De ces trois grandes ruines, échelonnées du nord au sud, à des distances de six ou huit lieues, laquelle représente réellement l’ancienne Ninive ? Appartiennent-elles à une même ville, ou à des villes distinctes, ou à des banlieues groupées autour d’un grand centre de population ? Même en admettant les récits les plus évidemment exagérés de l’antiquité sur l’étendue de Ninive, il est difficile d’admettre que trois points aussi distants aient jamais été renfermés dans une même enceinte. Les quatre cent quatre-vingts stades (vingt lieues) de Ctesias seraient trop peu pour la circonférence d’un aussi vaste diamètre, et, même en prenant dans le sens généralement reçu le passage si connu du livre de Jonas[5], trois jours de marche auraient à peine suffi pour faire le tour d’une ville aussi démesurée. Xénophon[6], qui décrit avec une admirable précision l’aspect des deux localités nommées maintenant Nimroud et Koyounjik, les présente comme deux villes distinctes, « jadis habitées par les Mèdes », et auxquelles il donne les noms de Larissa et de Mespila ; il ne prononce pas plus le nom de Ninive que si elle n’avait jamais existé en cet endroit. Larissa (Nimroud), d’un autre côté, paraît avoir été, dès la plus haute antiquité, une ville distincte de Ninive, soit qu’on y voie, avec Bochart, la Resen du dixième chapitre de la Genèse, soit qu’on préfère y trouver, avec M. Quatremère, la ville d’Ellasar, mentionnée dans l’histoire d’Abraham. Cela produit, il faut l’avouer, une confusion très-difficile à démêler. Tout s’explique cependant d’une manière suffisante, quand on se rappelle combien la notion de ville est différente, en Orient, de celle que nous attachons à ce mot. Le nom d’une ville n’y est souvent qu’un terme collectif pour désigner des groupes d’habitations souvent fort éloignés les uns des autres, séparés par des champs cultivés ou des campements de tribus nomades. Tel est l’aspect que présentent encore de nos jours les villes de Damas, de Mossoul, de Bagdad, d’Ispahan. On peut croire que la capitale de l’Assyrie n’était ainsi qu’une vaste région habitée, un ensemble de villes, dont les trois points nommés aujourd’hui Nimroud, Koyounjik, Khorsabad, représentent les centres principaux. Le souverain qui aspirait à laisser de lui un grand souvenir construisait une acropole avec sa pyramide, ses palais, son parc ou paradis entouré d’une vaste enceinte. Chacune de ces villes s’appelait d’un nom propre, sans cesser pour cela de participer au nom collectif de la capitale. Il est probable qu’après la grande destruction de Ninive, vers la fin du VIIe siècle avant l’ère chrétienne, quand cette ville perdit toute importance politique, le nom de Ninive cessa de s’appliquer à des bourgades, éloignées l’une de l’autre de six à huit lieues ; ainsi on s’explique que Xénophon n’ait pas entendu prononcer ce nom. Si plus tard, à l’époque des Arsacides et des Sassanides, on retrouve une ville de Ninive, jouant un rôle considérable, et dont il est souvent fait mention chez les historiens et les géographes grecs et latins c’est sans doute, une fondation nouvelle, à laquelle, par des vues de politique ou d’archéologie, on aura donné le nom de l’ancienne dominatrice de l’Orient. Il s’en faut toutefois que l’on soit en droit de conclure, avec M. Hœfer, de cette solution de continuité entre les deux Ninives, que l’une n’eût rien de commun avec l’autre, que l’ancienne Ninive fût située près de l’Euphrate, que l’Assyrie ne se soit jamais étendue à l’orient du Tigre, que les monuments récemment découverts appartiennent à l’époque des Achéménides, des Arsacides ou même des Sassanides. Tous les efforts de cet ingénieux érudit n’ont pu ébranler l’opinion universellement accréditée, qui place Ninive sur la rive gauche du Tigre, en face de Mossoul, et, en dépit de ses arguments, il est probable que bien longtemps encore on continuera à voir, dans les précieux débris découverts par MM. Botta et Layard, les restes d’un art véritablement assyrien.

Ninive, ou, si l’on aime mieux, Nimroud, Koyounjik et Khorsabad, ne sont pas les seules localités où se rencontrent les monuments de cette espèce. On les retrouve à chaque pas sur tout le cours supérieur du Tigre et dans un rayon étendu autour de Mossoul, à Bavian, Schomamok, Abou-Kamira, Arban, etc. Partout ils se présentent sous un aspect uniforme. Ce sont d’immenses terrasses, formées par des substructions, sur lesquelles le vent du désert a accumulé des collines de sable, et au-dessous desquelles l’antiquité se retrouve intacte comme sous les cendres de Pompéi et les laves d’Herculanum. Les Grecs nommaient ces éminences artificielles χώματα, et les regardaient généralement comme des ouvrages de Sémiramis (Σεμιράμιδος ἔργα). Toute la plaine de la Mésopotamie en est à la lettre parsemée : il est telle colline d’où l’on en aperçoit plus de deux cents. Les fouilles de M. Layard, ont établi, du reste, que toutes sont loin d’offrir le même intérêt, et que le nombre de celles où l’on trouve des sculptures et des inscriptions est relativement peu considérable. Souvent, d’ailleurs, comme à Arbau et à Bavian, le style des monuments découverts est fort différent de celui des palais de Ninive.

M. Layard considère le vieux palais de Nimroud comme antérieur à ceux de Khorsabad et de Koyounjik, et y voit le type le plus parfait de l’architecture assyrienne. Ce palais n’a pas péri par le feu comme ceux de Koyounjik et de Khorsabad ; il a dû tomber de vétusté, et même fournir des matériaux à des édifices plus modernes. En effet, plusieurs des dalles de ce vieux palais se sont retrouvées dans d’autres constructions, la face sculptée tournée vers le mur et attendant sur leur revers de nouvelles sculptures. Une longue série de dalles empilées au même endroit sur le sol, et dont les sculptures se font suite, témoigne que la dernière catastrophe de Ninive surprit cette ville en voie de démolition et de réédification, et que plusieurs palais passèrent immédiatement de l’état de constructions inachevées à l’état de ruines. On peut donc supposer que Nimroud nous représente l’ancienne Ninive, la Ninive du premier empire d’Assyrie, abandonnée lors de la catastrophe qui mit fin à cet empire, tandis que Khorsabad et Koyounjik représentent la Ninive du second empire, celle de Salmanasar et de Sennachérib. L’immense construction pyramidale de Nimroud, qui frappa Xénophon, offre de remarquables analogies avec la description qu’Hérodote nous a laissée de la tour de Bélus à Babylone[7]. C’était sans doute la forme primitive du temple assyrien, à l’époque où l’architecture encore symbolique par elle-même, comme les stoupas de l’Inde, ne se distinguait pas des autres arts plastiques, et formait avec l’objet du culte un tout indivis. Ce n’est qu’à une époque très-postérieure qu’on attribua une destination funéraire à ces masses gigantesques ; l’antiquité, si peu scrupuleuse en fait de critique et d’archéologie, les appelait à tout hasard tombeaux de Ninus ou de Sardanapale.

Les plus curieux peut-être des bas-reliefs découverts et reproduits par M. Layard sont ceux qui nous représentent les procédés mécaniques au moyen desquels ont été élevées ces masses qui nous étonnent. L’idée de figurer ainsi sur le monument les travaux de sa construction est certainement une des plus caractéristiques de l’art assyrien. Ce n’est pas à la Grèce que la pensée fût venue de représenter sur les bas-reliefs d’un temple ce détail indifférent et tout servile ; l’édifice grec créé tout d’une pièce par le génie ne doit pas porter la trace de la main de l’homme : il faut que le souvenir de son origine terrestre soit autant que possible effacé. Éminemment objectif, il se rapporte tout entier à sa destination religieuse ou civile. L’édifice assyrien, au contraire, est son but à lui-même : c’est le monimentum dans le sens radical du mot ; le fait de sa construction est par conséquent le côté essentiel qu’il importe de rappeler et de faire ressortir. Construit en dehors de toute vue d’utilité pratique, il n’est là que pour attester la force de celui qui l’a élevé et le nombre de captifs qu’il pouvait faire concourir à l’exécution de sa volonté. En général, ce qui frappe dans les curieuses représentations découvertes et reproduites par M. Layard, c’est la pauvreté des moyens dynamiques, mais aussi la manière ingénieuse et surtout l’ensemble avec lequel ils sont mis en œuvre. Tout se réduit à l’application immédiate de la force brute, c’est-à-dire du bras des captifs ou des malfaiteurs, secondé seulement par l’emploi du levier et du rouleau. Des ingénieurs, munis d’instruments à signaux et de porte-voix, dirigent l’opération ; un surveillant, par huit à dix hommes, procure un redoublement de force en faisant pleuvoir sur les malheureux placés sous ses ordres une grêle de coups. Le roi en personne, sur son char et entouré de sa garde, préside au travail. M. Layard, a rapproché de ces singuliers bas-reliefs une représentation égyptienne qui rend bien sensible l’analogie de la mécanique des deux peuples : les Égyptiens cependant y paraissent supérieurs aux Assyriens. Le colosse est mieux assujetti et mieux protégé dans le trajet ; aux rouleaux est substitué un plancher mobile, sur lequel on répand de l’huile. Enfin, ce qui peut n’être un avantage qu’aux yeux des philanthropes incorrigibles, tout se passe avec une dépense beaucoup moindre de coups de bâton.

Les scènes guerrières sont de toutes les plus nombreuses, et, après celles que nous venons de décrire, les plus intéressantes. Chaque chambre d’un palais contient d’ordinaire l’histoire complète d’une campagne, depuis le départ du roi jusqu’à son retour triomphal. Sièges de villes, passages de rivières, guerres dans les marais du cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate, moitié à gué, moitié sur des radeaux, rien n’y manque : on voit les longues files de captifs, les tortures qui leur sont infligées, le scribe comptant le nombre des têtes coupées, le roi conduisant son char sur une route couverte de prisonniers étendus à terre, les chœurs de musique et de danse qui célèbrent son retour, l’entrée du roi dans son palais au milieu de piles de têtes entassées. Il est impossible d’imaginer un tableau plus frappant de cette colossale et terrible civilisation, qui semble n’avoir eu pour but que le déploiement de l’orgueil d’un seul homme. Il est remarquable que la religion occupe dans ces représentations assez peu de place : tout y est réel et historique ; on y trouve peu de traces de symbolisme et de mythologie. Le roi est Dieu ; tout se rapporte à lui ; le palais est le véritable et presque le seul temple. Un dieu-poisson, sans doute l’Oannès de Bérose ou le Dagon des Philistins, mérite seul de fixer l’attention. Une foule d’objets égyptiens et phéniciens, retrouvés parmi les décombres, prouvent les relations étendues que Ninive entretenait avec toutes les contrées de l’Orient. Ce qu’il y a peut-être de plus curieux en ce genre, ce sont les sceaux en argile fine, découverts par M. Layard, dans une des salles du palais de Koyounjik, que le savant voyageur a cru pouvoir désigner à cause de cela du nom de Salle des archives. Plusieurs de ces sceaux portent des légendes égyptiennes ou phéniciennes, et, s’il faut en croire M. Layard, l’un d’eux aurait dû être appendu à un traité conclu entre Sennachérib et Sabaco l’Éthiopien, au viie siècle avant l’ère chrétienne.

Les limites de cet article ne nous permettent pas de suivre M. Layard dans les autres parties de son voyage. En dehors même de l’archéologie, qui forme le principal intérêt de son livre, les renseignements qu’on y trouve sur l’état actuel des pays que l’auteur a parcourus, sur les races diverses du bassin du Tigre et de l’Euphrate, et, en particulier, les Iezidis et les Curdes, sur l’état des populations chrétiennes de l’Orient, particulièrement des Nestoriens, auraient suffi pour une exploration moins féconde en résultats. On s’étonnera peut-être que Babylone ne tienne, dans le livre de M. Layard, qu’une place secondaire ; mais longtemps encore l’archéologie babylonienne n’occupera qu’un rang fort inférieur à l’archéologie ninivite. Jusqu’à ce qu’on ait remué de fond en comble les collines de briques qui couvrent l’emplacement de l’antique Babel (et ce gigantesque travail ne pourra s’accomplir qu’au prix de très-grands sacrifices pécuniaires), toutes les recherches entreprises sur le sol de cette ville fameuse n’amèneront, il est permis de le croire, que de maigres résultats. Les récentes découvertes de M. Place, à Mossoul, prouvent au contraire que les trésors de Ninive sont loin d’être épuisés ; et qu’il nous soit permis de dire à ce propos combien il serait regrettable de voir interrompues, ainsi qu’on l’avait annoncé, des recherches qui seules pourraient rendre à notre musée assyrien le rang que la priorité de sa fondation semblait devoir lui assurer.

En somme, les deux dernières publications de M. Layard, jointes à celles qui avaient déjà rendu son nom célèbre dans l’Europe savante, assurent à leur auteur une des premières places parmi les explorateurs de l’Orient assyrien. Séparant avec soin le rôle du philologue de celui de l’antiquaire et du voyageur, M. Layard a su se garder de l’illusion qui a égaré jusqu’ici presque tous ceux qui ont mis le pied sur ce terrain périlleux ; et, bien qu’il semble parfois accorder plus de confiance qu’elles n’en méritent peut-être aux interprétations que l’on a essayé de donner des inscriptions cunéiformes assyriennes, il n’a rien de cette assurance qui prétend arriver par la divination à ce qui ne saurait être le résultat que de la philologie la plus patiente et la plus spéciale. Souvent, pour l’interprétation des inscriptions égyptiennes, cunéiformes, hébraïques. M. Layard s’en réfère à l’opinion de quelques-uns de ses doctes compatriotes. Cette partie de l’ouvrage, dont il ne porte qu’à demi la responsabilité, est sans contredit la plus faible. Ainsi, comment peut-il rapporter à l’époque la plus ancienne du séjour des Hébreux à Babylone les inscriptions en caractère carré ou palmyrénien qu’il y a trouvées, quand il est évident, par les idées magiques et cabalistiques qui s’y rencontrent, que ces inscriptions appartiennent à une assez basse époque ? On peut regretter aussi que M. Layard ait donné place, en tête de son ouvrage et de son atlas, à un essai de restitution des palais de Nimroud et de Koyounjik, où l’imagination de l’artiste s’est, il faut l’avouer, singulièrement donné carrière. Les œuvres de l’art ne sont pas aussi conséquentes que celles de la nature, et, si Cuvier a pu avec quelques ossements reconstruire tout un monde, on avouera qu’il serait bien périlleux, d’après les caves du Louvre, de vouloir conclure le dessin de la colonnade, de la cour, des jardins, la couleur des rideaux, la forme des bateaux qui naviguent sur la Seine. Nous craignons que cette belle image coloriée ne fasse quelque tort au mérite scientifique de l’œuvre de M. Layard. Qu’arrive-t-il, en effet, quand la science veut ainsi condescendre aux faiblesses du public ? Les sceptiques en sourient, et se croient en droit de placer les antiquaires parmi les rêveurs ; les lecteurs plus crédules, au contraire, prennent tout cela au sérieux, et accordent à ces hypothèses une certitude qu’elles n’ont pas dans l’esprit de celui qui les propose. Il faut toujours s’attendre à n’être lu qu’à moitié et à être jugé d’après la table des matières et les planches. Dans un temps où, par suite des fausses prétentions du public à se croire compétent dans les choses scientifiques, les mystifications de toute sorte sont devenues comme à l’ordre du jour, les hommes sérieux doivent se garder de tout ce qui peut y fournir ne fût-ce qu’un prétexte.

  1. Discoveries in the ruins of Nineveh and Babylon ; with travels in Armenia, Kurdistan and the désert : being the resuit of a second expédition, by Austen Layard. London, 1853.

    A second series of the monuments of Nineveh, illustrating Mr. Layard’s second expedition to Assyria, from drawings made on the spot. London, 1853.

  2. Nineveh and his remains, a Narrative of a first expedition to Nineveh (London 1849). — The monuments of Nineveh from drawings made on the spot (London 1849).
  3. Monument de Ninive, découvert et décrit par M. Botta, mesuré et dessiné par M. Flandin, ouvrage publié par ordre du Gouvernement. Paris, 1847-50. Cinq vol. in fol.
  4. Il importe de faire observer que ce nom et tant d’autres qui rappellent en Orient des particularités bibliques ne sauraient offrir aucune induction solide. La plupart de ces dénominations ne liaient que des musulmans, qui cherchèrent, sans beaucoup de critique, comme on peut le croire, à retrouver, par des identifications arbitraires, la trace des traditions rabbiniques et chrétiennes qu’ils avaient adoptées.
  5. Et cette interprétation, il faut le dire, n’est rien moins que prouvée. Voici le passage en question traduit littéralement de l’hébreu : « Surrexit Jonas et incessit versus Niniven secundum verbum Jovæ, et Ninive erat urbs magna valde itinere trium dierum. » (ch. iii, v. 3.) On traduit d’ordinaire : « Or Ninive était une ville extrêmement grande, de trois journées de chemin. » Les meilleurs exégètes s’accordent à couper autrement la phrase, au moyen d’une parenthèse très-conforme au génie de la langue hébraïque : « Jonas se leva et marcha vers Ninive, selon l’ordre de Jéhova, (or, Ninive était une ville extrêmement grande) l’espace de trois journées de marche. » On a supposé également que les « cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur main droite de leur main gauche » (ch. iv, v. 11) désignent des enfants, ce qui porterait à un chiffre fabuleux la population totale. Rien de moins vraisemblable : cette expression désigne probablement la masse du peuple, qui, dans la pensée de l’auteur, n’était pas responsable des crimes de Ninive. En outre, ce n’est là sans doute qu’un nombre rond, par lequel on a voulu exprimer une grande multitude et non un chiffre bien déterminé.
  6. Anabase, l. III, ch. 4.
  7. Hist. l. I, c. 181.