Mélange d’histoire (Renan)/Ibn-Batoutah

Calmann-Lévy (p. 291-303).

IBN-BATOUTAH[1].




Ce volume est le premier d’une collection orientale que la Société asiatique de Paris se propose de publier, et qui contiendra le texte et la traduction, sans notes ni commentaires, d’un certain nombre d’ouvrages inédits ou très-rares des principales littératures de l’Asie. Grâce aux excellentes traditions qui se sont perpétuées dans son sein, la Société asiatique, fondée en 1822 par le concours d’un certain nombre d’orientalistes français, en tête desquels il faut placer l’illustre Silvestre de Sacy, a vu les ressources de son budget s’accroître d’une manière constante, et, à l’issue d’une crise qui a fait disparaître la plupart des sociétés savantes de l’Europe, elle se trouve en état d’élargir le cercle de ses entreprises littéraires. Dans la pensée du conseil de la Société[2], les études orientales en seraient à peu près de nos jours au point où en étaient les études grecques et latines au xvie siècle. Ce que réclamait à cette époque l’état de la science, ce n’était pas des dissertations sans fin, des subtilités de critique sur des littératures dont tous les monuments étaient loin d’être connus ; ce qui importait avant tout, c’était la publication et la traduction des textes. Les Aldes et les Estiennes ont bien mieux mérité de l’Europe savante en donnant souvent à la hâte des éditions facilement accessibles des auteurs grecs et latins, que s’ils eussent voulu du premier coup les entourer de ce luxe d’érudition et de critique qu’on a déployé plus tard. La Société s’est donc interdit les longs commentaires, les introductions, les notes, et ces magnificences typographiques qui rendent trop souvent les publications du gouvernement inabordables aux véritables travailleurs. Elle ne s’est permis de joindre au texte qu’une simple traduction, parce qu’un texte oriental n’est réellement publié que quand il est traduit, et aussi parce que, le français commençant à être fort étudié chez tous les peuples musulmans qui avoisinent la Méditerranée, elle a espéré contribuer à ce mouvement en leur fournissant des traductions d’ouvrages qu’ils sont accoutumés à respecter et qui ne réveillent en eux aucune antipathie religieuse ou nationale.

La Société asiatique ne pouvait mieux débuter dans cet excellent dessein que par la publication des Voyages d’Ibn-Batoutah. Ibn-Batoutah est peut-être de tous les voyageurs par terre qui ont laissé des mémoires celui qui a parcouru le plus de pays. C’est au moins, de tous les voyageurs arabes, le plus honnête, le plus curieux, le plus éveillé. Né à Tanger, il visita, de 1325 à 1354, les côtes barbaresques, l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse, l’Asie Mineure, Constantinople, la Russie méridionale, la Tartarie, l’Afghanistan, l’Inde, la Chine, les îles Maldives, Ceylan, le Zanguebar, le Soudan, Tombouctou, Grenade. La rareté des manuscrits complets de sa relation, qui paraît s’être peu répandue en dehors du Maroc et de l’Algérie, explique seule comment un ouvrage de cette importance est resté presque inconnu jusqu’à nos jours. Les cinq manuscrits qu’en possède notre Bibliothèque nationale, et parmi lesquels figure une moitié du manuscrit autographe, sont sans contredit le plus précieux butin littéraire qu’ait produit et que produira sans doute la conquête de l’Algérie. Déjà, à diverses reprises, la Société asiatique avait publié dans son journal des fragments de ce curieux récit ; elle a pensé avec raison qu’il était temps de le présenter dans son ensemble, et elle a chargé de ce soin deux de ses membres les plus habiles. MM. Defrémery et Sanguinetti. Le premier volume, qui vient de paraître et qui sera suivi de quatre autres, fait le plus grand honneur au savoir et au goût de ces deux orientalistes, et inaugure de la façon la plus heureuse une collection destinée, nous le croyons, à exercer une grande influence sur les études relatives à l’Orient. La passion des voyages est un des traits les plus saillants du caractère des Arabes et un de ceux par lesquels ils ont marqué le plus profondément leur trace dans l’histoire de la civilisation. Avant le grand élan de la navigation espagnole et portugaise au xve et au xvie siècle, aucun peuple n’avait contribué autant que les Arabes à élargir l’idée de l’univers et à donner à l’homme une idée exacte de la planète qu’il habite, première condition de tout véritable progrès. L’absence de nationalités distinctes dans le sein de l’islamisme dégageait les musulmans d’un des liens les plus forts qui retiennent l’individu attaché à un point de l’espace. Le musulman n’a d’autre patrie que l’islam. De Tanger jusqu’à la Malaisie, Ibn-Batoutah ne sort pas de son pays ; partout il trouve sa langue, ses mœurs ; nulle part il ne laisse derrière lui un regret. Le goût des merveilles, autre trait si marqué chez les musulmans ; l’extrême diffusion de la culture intellectuelle, qui faisait que, pour entendre les docteurs célèbres et visiter les directeurs en vogue, il fallait aller de Maroc au Caire, de la Mecque à Samarkand ; la sobriété de la race arabe et l’hospitalité si facile à pratiquer en un pays où elle ne risque pas d’être exploitée, étaient autant de causes qui faisaient entreprendre ou rendaient possibles de longues pérégrinations. La religion enfin les érigeait en précepte, par l’obligation imposée à tout musulman, quelque éloigné qu’il fût du centre de l’islamisme, de visiter une fois en sa vie le sanctuaire de la Caaba. Une des preuves que les apologistes musulmans font valoir en faveur de la divinité de l’islamisme est la consolation qu’on trouve dans le pèlerinage, les joies sensibles qu’on y ressent, et le vif désir qu’on éprouve de le faire de nouveau. Les fondations pieuses qui facilitaient aux pauvres l’accomplissement de ce devoir, les charités que répandaient autour d’eux les riches pèlerins, et la touchante fraternité qui régnait dans le voyage, étaient pour beaucoup dans ce charme, auquel l’instinct du commerce pouvait bien aussi n’être pas étranger. La Mecque, en effet, au temps du pèlerinage, était un vaste marché et le centre des échanges du monde entier. Le fatalisme enfin, en débarrassant l’homme du calcul pénible des chances de l’avenir, contribuait à entretenir le goût de cette vie errante. Le voyageur est toujours un peu fataliste, et rien ne contribue plus à jeter l’homme dans les aventures que de croire qu’il obéit à un destin immuable en obéissant à sa mobilité.

L’organisation de la société musulmane prêtait merveilleusement à ce perpétuel vagabondage. Le voyageur n’est pas, chez les Arabes, un homme à part, sans fonctions, sans famille, un étranger tenu à distance et condamné à ne voir que du dehors la vie des pays qu’il traverse. Le voyageur arabe, presque toujours jurisconsulte ou médecin, exerce sa profession en voyageant. À chaque station de sa route, il s’établit, prend racine dans le pays, devient un personnage considérable ; puis, quand sa passion se réveille, il reprend l’état nomade, sûr d’être partout recherché et pourvu de fonctions lucratives. Chez nous, la vie du voyageur est coûteuse et suppose un capital longuement amassé. Chez les Arabes, cette vie était la plus économique de toutes : le voyageur s’acquittait envers son hôte par des consultations médicales ou juridiques, des récits, des pièces en prose et en vers ; quelques-uns même se défrayaient en professant la sorcellerie et en faisant des tours d’adresse. Rien n’égale l’étonnant spectacle que présente sous ce rapport la vie d’Ibn-Batoutah. Durant trente années, sans crédit ni fortune, il court le monde dans tous les sens, vivant tantôt avec les princes, tantôt avec les ermites, exerçant tous les métiers, s’arrêtant où il trouve une place avantageuse : cadi à Dehli, ambassadeur en Chine, juge aux Maldives, partout fort honoré, si bien que, ayant trouvé au fond du Soudan un prince moins bien appris que les autres, qui négligea de lui assigner une maison, il le lui reprocha en public et s’en fit donner une de sa propre autorité. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est de le voir se marier partout où il s’établit, et divorcer à son départ, pour convoler à l’étape suivante à un nouvel hymen.

Quand on se demande, en lisant Ibn-Batoutah, quel est le mobile qui le pousse à ces prodigieuses pérégrinations, on est fort embarrassé pour se répondre. Est-ce le commerce ? est-ce la dévotion ? est-ce le goût des aventures ? est-ce le dévouement scientifique ? Ce n’est rien de tout cela, et c’est un peu de tout cela. Aucune passion dominante ne l’entraîne : sa carrière à lui, c’est d’être voyageur ; il est vagabond par nature. Cette vie singulière était celle d’un nombre infini d’hommes au sein de la société arabe. De longtemps, on peut le dire, l’espèce humaine n’atteindra une unité comparable à celle que l’islamisme réalisa durant quelques siècles. La dispersion des individus dans les diverses parties du monde musulman était incroyable. Ibn-Batoutah trouve presque toutes les fonctions en Orient occupées par des gens du Magreb. À Delhi, il rencontre un fakir de Grenade qu’il avait déjà vu à Médine, marié à la fille d’un docteur de Bougie, aussi établi à Delhi. À Ségelmesse, dans le Maroc, il reçoit l’hospitalité d’un jurisconsulte dont il avait connu le frère au fond de la Chine. D’un bout du monde à l’autre on était en pays de connaissance. Chose étrange ! la seule contrée qui semble ne pas exister pour ces infatigables voyageurs, c’est la chrétienté. Ils n’y mettent jamais le pied, et les ouï-dire qu’ils rapportent parfois sur les parties de l’Europe chrétienne les plus rapprochées des terres musulmanes ressemblent à ces fables que la géographie populaire relègue à l’extrémité des régions connues. Là était la profonde limite que la famille humaine devait mettre bien des siècles à franchir.

On ne peut pas dire qu’Ibn-Batoutah soit un homme très-spirituel ni un très-fin observateur ; on ne saurait pourtant lui refuser un grand fond de droiture et de raison. C’est un homme dévot, mais sensé ; sunnite sévère, mais sans haine religieuse bien violente. Sa critique, indulgente à l’excès quand il s’agit des miracles de sa secte, est au contraire d’une remarquable pénétration quand il s’agit de trouver en défaut les miracles des schiites. Parfois on voit poindre chez lui, je ne dirai pas quelque doute, mais quelque velléité de demander des preuves : il fait alors des dissertations fort amusantes pour raffermir sa foi et réfuter les objections des hérétiques. Le nombre incroyable de prodiges permanents dont il est témoin et l’extravagance des reliques qu’il vénère à chaque pas nous surprendraient, si la crédulité humaine avait jamais le droit de surprendre. Il croit aux tombeaux apocryphes des patriarches et des prophètes ; il croit que les oiseaux ne volent jamais au-dessus de la Caaba ; mais j’ose affirmer qu’il n’eût pas cru aux tables parlantes ni aux esprits frappeurs. Nous aurons bientôt des leçons de critique et de bon goût à demander au moyen âge : au moins le merveilleux de ce temps-là avait-il d’ordinaire quelque grâce et quelque saveur.

La partie la plus intéressante du volume d’Ibn-Batoutah qui vient de paraître est, à mon gré, le récit de son voyage aux villes saintes. Ce doit être vraiment un des plus grands spectacles religieux du monde que celui de la Mecque au temps du pèlerinage : grand, non pas pour les yeux, car j’imagine que la mise en scène doit en être singulièrement triste et sévère, mais grand pour l’esprit, à la façon du culte chrétien des bonnes époques, avant que l’adoption universelle des modes italiennes et jésuitiques l’eût fait dégénérer en pompes théâtrales et de mauvais goût. Ces prières simples s’élevant de toutes parts vers le Dieu unique, ces prédications austères des imams, cette scène extraordinaire du débordement de l’Arafat, cette procession qui se déroule nuit et jour autour de la Caaba, cette unanimité religieuse, où la possibilité même d’un doute n’est pas entrevue, tout cela doit être étrange, saisissant. Ibn-Batoutah nous y fait d’autant mieux assister que, dans sa conscience parfaitement naïve de musulman, il ne songe pas un moment au pittoresque de tout ce qu’il raconte. Il a prié, comme tout le monde, à la station d’Abraham ; il a bu de l’eau du puits de Zemzem ; il a baisé, après des millions de millions de croyants, la pierre noire, et a trouvé dans ce baiser une grande douceur. « Les yeux, dit-il, y voient une beauté admirable ; à l’embrasser, on éprouve un plaisir qui réjouit la bouche, et celui qui y colle ses lèvres désirerait ne plus les en séparer ; c’est là une de ses propriétés et une des grâces divines dont elle est douée. Louange à Dieu, qui l’a distinguée par la noblesse et lui a départi l’illustration et le respect ! »

Je ne suis pas sur ce point de l’avis d’Ibn-Batoutah : la pierre noire, loin d’être, comme il l’appelle, « un grain de beauté sur une face resplendissante », est une tache dans l’islamisme, un vrai fétiche, avec lequel on peut justement reprocher à Mahomet d’avoir pactisé, une des concessions que ce grand adorateur de Dieu crut devoir faire au vieux paganisme arabe, qu’il traitait d’ailleurs avec si peu de ménagement. Mais il n’est pas de puritanisme qui tienne contre les faiblesses, ou, si l’on veut, contre les besoins de la nature humaine. Cette religion à l’origine si austère, si abstraite, repoussant comme polythéisme tous les dogmes qui semblaient donner à Dieu un père, une mère et introduire dans l’unité suprême des distinctions de personnes, aboutit au xiiie siècle à des pratiques mesquines, à des petitesses de casuistes, au scrupule enfin, cette maladie des vieilles religions qui tournent en subtilité. Ibn-Batoutah, qui, sans être lui-même un ascète bien consommé, a beaucoup vécu dans la compagnie des personnes religieuses, nous donne sur tout cela de fort curieux détails. En définitive, malgré bien des misères, la dévotion musulmane resta toujours fière, sérieuse, virile, une dévotion d’hommes, créée par des hommes et pour des hommes. Les femmes, qui partout ailleurs jouent un rôle si important dans les révolutions du sentiment religieux et règlent la mode en ceci comme en bien d’autres choses, sont restées dans l’islamisme presque en dehors de la religion. Les musulmans n’aiment pas que leurs femmes soient dévotes, et je ne sais plus quel poëte compte au nombre des qualités de sa maîtresse de se soucier peu du Coran.

La description que donne Ibn-Batoutah de la cérémonie du vendredi (jour férié des musulmans), telle qu’elle se pratiquait de son temps à la Mecque, me semble très-caractéristique de ce culte triste, sans grâce, sans variété, sévère comme le désert, qui a toujours été celui de l’islamisme. « On place la chaire bénie contre le côté de la noble Caaba qui est entre la pierre noire et l’angle de l’Irak. Le prédicateur s’avance, habillé entièrement de noir, coiffé d’un turban et d’un voile de mousseline de même couleur. Il est rempli de gravité et de dignité, et marche en se balançant entre deux drapeaux noirs, portés par deux muezzins. Il est précédé par un des administrateurs du temple, agitant une sorte de fouet dont les claquements avertissent de la sortie du prédicateur les fidèles qui se trouvent au dehors, et par le chef des muezzins, habillé également de noir, et portant sur son épaule une épée dont il tient la garde avec la main. On fixe les deux étendards des deux côtés de la chaire, et, au moment où le prédicateur se dispose à monter, le muezzin lui passe l’épée, avec laquelle il frappe sur chaque marche pour attirer l’attention des assistants. Arrivé au haut de la chaire, il se tourne vers le public en saluant de droite et de gauche, et l’assistance lui rend son salut. Il s’assied alors, et tous les crieurs font l’appel de la prière du haut de la coupole de Zemzem. Lorsque l’appel est fini, le prédicateur prononce un discours dans lequel il multiplie les prières pour Mahomet, pour les quatre premiers califes, pour les souverains musulmans, puis il s’en retourne, précédé des deux drapeaux, et on remet la chaire à sa place. » Que dirait-on parmi nous d’un prédicateur qui monterait en chaire un sabre à la main et en faisant claquer un fouet devant lui ?

Cette âpreté, ce défaut d’onction et de mysticité tiennent au caractère du peuple arabe, le moins mystique de tous les peuples, celui dont la théologie est la plus simple et se réduit à deux mots : Dieu est Dieu. Pas de saints, pas de Vierge, aucun élément d’épopée divine, pas une ombre de symbolique. Ce qui s’est développé de mythologie dans l’islam est venu de ce levain d’illuminisme qui a toujours couvé en Perse et y a produit de perpétuelles révoltes contre la simplicité de la foi musulmane. À la Mecque, rien de tout cela : une mâle et rude aristocratie, restée immobile dans sa fierté, son manque absolu d’imagination religieuse, son monothéisme exalté ; des vengeances, des meurtres, une complète anarchie, comme à l’époque qui précéda l’islam ; nulle dispute de théologie, seulement des luttes de préséance et de généalogie. Ibn-Batoutah raconte à ce propos une curieuse histoire : « On rapporte, dit-il, qu’un jour le jurisconsulte Aboul-Abbas, s’entretenant à Médine avec quelqu’un, proféra une grosse erreur dans laquelle il tomba par suite de son ignorance dans la science des généalogies, et faute de savoir retenir sa langue. Il lui échappa de dire que Hosein, fils d’Ali, ne laissa pas de postérité. L’émir de Médine, Tofaïl, informé de ce propos, le blâma avec raison, et voulut tuer le coupable. Sur les instances qu’on lui adressa, il se contenta de le chasser de Médine ; mais on dit qu’il dépêcha après lui quelqu’un pour l’assassiner ; il est sûr au moins que depuis on n’a jamais eu de ses nouvelles. Que Dieu nous garde des fautes et des erreurs de la langue ! »

Voilà les controverses des théologiens de la Mecque ! C’est qu’en effet pour les chérifs ( nobles) mecquois, le premier article de foi est la généalogie, le plus souvent du reste incontestable, qui les rattache au Prophète et aux familles héroïques. Cette religion du sang l’emporte de beaucoup dans leur esprit sur la considération de l’orthodoxie ; le Turc, quelque élevées que soient ses fonctions, n’est jamais à leurs yeux qu’un mameluk parvenu, et un chef arabe à qui un spirituel voyageur[3] demandait lequel méritait plus d’égards d’un pacha turc, bon musulman, ou d’un gentilhomme chrétien, répondit sans hésiter : « Il suffit d’un seul instant pour qu’un polythéiste ou un idolâtre devienne un saint musulman, tandis qu’il faut des siècles pour faire un gentilhomme. »

La relation du voyage d’Ibn-Batoutah à Médine présente aussi de bien curieux détails. On touche avec le pèlerin le clou d’argent qui indique la place de la tête de l’envoyé de Dieu. Mahomet, étant presque le seul prophète qui ait joui de son vivant de toute sa notoriété, et qui soit entré de plain-pied et sans intervalle dans sa réputation prophétique, est le seul aussi dont le tombeau soit parfaitement authentique et dont on pourrait à la rigueur toucher les ossements. Il est là, vraiment, à Médine, sous une plaque de marbre, et un jour peut-être on verra à la clarté du soleil cet étrange cadavre, qui, plus puissant que l’aimant ridicule dont l’ignorance l’entoura, attire encore des extrémités du monde des millions de croyants. Abou-Bekr et Omar, ses deux camarades de lit, reposent dans le même tombeau ; alentour, les Mohadjir et les Ansar, tout l’âge héroïque de l’islamisme. Peu de religions, il faut l’avouer, ont des lieux saints aussi authentiques et aussi historiques. C’est le propre de l’islamisme de nous faire toucher du doigt ce qui ailleurs ne nous apparaît qu’à travers le nuage de la légende ou les fraudes innocentes des traditions apocryphes.

Mais la relique la plus étrange, c’est sans contredit l’Arabie elle-même, identique du temps d’Ibn-Batoutah (et aussi de nos jours) à ce qu’elle était du temps de Mahomet, identique du temps de Mahomet à ce qu’elle était du temps d'Ismaël. On ne songe pas assez à ce singulier pays, effacé de la scène du monde depuis dix siècles et dont la destinée semble être de ne compter dans l’histoire de l’humanité que par de brusques et courtes apparitions, pour rentrer ensuite dans le vaste oubli de ses déserts. On confond l’Arabie dans l’idée d’universelle décadence, qui, depuis la domination des Turcs, embrasse pour nous tout l’Orient. Or l’Arabie n’est vraiment pas responsable de cette irrémédiable faiblesse. N’avons-nous pas vu, de nos jours, le mouvement réformateur des Wahhabis sur le point d’aboutir à un nouvel islam, sans autre prestige que l’éternelle idée de l’Arabie : simplifier Dieu, écarter sans cesse toutes les superfétations qui tendent à s’ajouter à la nudité du culte patriarcal ? Je pense, pour ma part, que l’islamisme a là son dernier et infranchissable boulevard, qu’il finira par où il a commencé, par n’être plus que la religion des Arabes, selon le vrai programme de Mahomet ; mais aussi que nul ne sait ce qui arriverait dans le monde le jour où l’Arabie se lèverait de nouveau au nom de sa foi invincible en la supériorité de sa race et en la religion d’Abraham.

  1. Voyages d’Ibn-Batoutah, texte arabe, accompagné d’une traduction, par C. Defrémery et le docteur B.-R. Sanguinetti. Tome I, 1853.
  2. On peut lire les excellentes vues développées sur ce sujet par M. Jules Mohl, dans le Journal asiatique, août 1851.
  3. M. d’Escayrac de Lauture.