Mélange d’histoire (Renan)/Histoire de la philologie classique dans l’antiquité

Calmann-Lévy (p. 389-410).

HISTOIRE
DE
LA PHILOLOGIE CLASSIQUE DANS L’ANTIQUITÉ[1].


I.

Un des caractères les plus originaux de l’érudition littéraire du XIXe siècle sera d’avoir porté l’attention vers les histoires de sciences spéciales, dont l’ensemble offrira le tableau complet des efforts de l’esprit humain dans sa période réfléchie. Ce n’est pas que toutes les sciences aient un égal profit à tirer de l’étude de leur passé. Un médecin gagnera peu, j’imagine, à lire la savante histoire que Sprengel a faite de son art ; un mathématicien ne profitera guère pour ses théories en lisant l’ouvrage de Montucla ou les recherches plus modernes de quelques savants. Les sciences dogmatiques, ou qui devraient l’être, peuvent se passer D’un tel secours ; les sciences critiques, au contraire, aspirent de plus en plus à devenir historiques, au moins dans leur exposition. La philosophie nous en offre un curieux exemple.

La philologie est, de toutes les branches de la connaissance humaine, celle dont l’histoire a dû venir en dernier lieu, parce qu’elle est de toutes peut-être la moins définie, celle dont il est le plus difficile de saisir l’unité. L’astronomie, la zoologie, la botanique, etc., ont un objet déterminé. Mais quel est celui de la philologie ? Le grammairien, le linguiste, le lexicographe, le critique, le littérateur dans le sens spécial du mot, ont droit au titre de philologues, sans que l’on saisisse au premier coup d’œil entre ces études diverses un rapport suffisant pour les appeler d’un nom commun. C’est qu’il en est du mot de philologie comme de celui de philosophie, de poésie et de tant d’autres dont le vague même est expressif. Quand on cherche, d’après les habitudes des logiciens, à trouver une phrase équivalente à ces mots compréhensifs, et qui en soit la définition, l’embarras est grand, parce que la philosophie, la poésie n’ont, ni dans leur objet ni dans leur méthode, rien qui les caractérise uniquement. Platon, Épictète, Pascal, Voltaire sont appelés philosophes ; Théocrite, Aristophane, Lucrèce, Martial sont appelés poètes, sans qu’il soit facile de trouver le lien de parenté qui réunit sous un même nom des esprits si divers. C’est que les appellations ont été formées non sur des notions d’avance définies, mais par des procédés plus libres et au fond plus exacts que ceux de la logique artificielle.

L’antiquité, en cela plus sage que nous et plus rapprochée de l’origine de ces mots, les appliquait avec moins d’embarras. Depuis que nous avons dressé une carte de la science, nous nous obstinons à donner une place à part à la philologie et à la philosophie ; et pourtant ce sont là moins des sciences spéciales que des faces diverses sous lesquelles on peut envisager les choses de l’esprit.

À une époque où l’on demande avant tout au savant de quoi il s’occupe et à quel résultat il arrive, la philologie a dû trouver peu de faveur. On comprend le physicien, le chimiste, l’astronome, beaucoup moins le philosophe, moins encore le philologue. La plupart, interprétant mal l’étymologie de son nom, s’imaginent qu’il ne travaille que sur les mots (quoi, dit-on, de plus frivole !), et ne songent guère à distinguer comme Zenon le philologue du logophile[2]. Ce vague qui plane sur l’objet de ses études, cette latitude presque indéfinie qui renferme sous le même mot des recherches si diverses, portent à ne voir en lui qu’un amateur qui se promène dans la variété de ses travaux, et explore le passé, à peu près comme certaines espèces d’animaux fouisseurs creusent des mines souterraines pour le plaisir d’en faire. Sa place dans l’organisation philosophique n’est pas encore suffisamment déterminée ; les monographies s’accumulent sans qu’on en voie le but ; la dispersion du travail atteint ses dernières limites.

La philologie, en effet, n’a point son but en elle-même : elle a sa valeur comme condition nécessaire de l’histoire de l’esprit humain et de l’étude du passé. Sans doute, plusieurs des philologues dont les savants travaux nous ont ouvert l’antiquité n’ont rien vu au delà du texte qu’ils interprétaient, et autour duquel ils groupaient les mille paillettes de leur érudition. Ici, comme dans toutes les sciences, il a pu être utile que la curiosité naturelle de l’esprit humain ait suppléé à l’esprit philosophique et soutenu la patience des chercheurs. Est-il nécessaire que l’ouvrier qui extrait les blocs de la carrière ait l’idée du monument futur dans lequel ils entreront ? Parmi les laborieux travailleurs qui ont construit l’édifice de la science, plusieurs n’ont vu que la pierre qu’ils polissaient, ou tout au plus la région limitée où ils la plaçaient. Et pourtant il arrive que, par les travaux réunis de tant d’hommes, sans qu’aucun plan ait été combiné d’avance, une science se trouve organisée dans ses belles proportions. Elle se pose d’elle-même à la place qui lui convient, et, se fondant enfin dans l’organisation générale, elle devient une maxime dans la vérité universelle, un ton de plus dans l’harmonie des choses. Un génie invisible a été l’architecte qui présidait à l’ensemble, et faisait concourir ces efforts isolés à une parfaite unité.

Bien des gens sont tentés de rire en voyant des esprits sérieux dépenser une prodigieuse activité pour expliquer des particularités grammaticales, recueillir des gloses, comparer les variantes de quelque ancien auteur, qui n’est souvent remarquable que par sa bizarrerie ou sa médiocrité. Tout cela faute d’avoir compris dans un sens assez large l’histoire de l’esprit humain et l’étude du passé. C’est une loi de l’intelligence, après avoir parcouru un certain espace, de revenir sur ses pas pour revoir la route qu’elle a fournie, et repenser ce qu’elle a déjà pensé. Les premiers créateurs ne regardaient pas derrière eux ; ils marchaient en avant, sans autre fluide que les éternels principes de la nature humaine. À un certain jour, au contraire, quand les livres se sont assez multipliés pour pouvoir être recueillis et comparés, l’esprit veut avancer avec connaissance de cause, il songe à confronter son œuvre avec celle des siècles passés ; ce jour-là naît la littérature réfléchie, et parallèlement la philologie. Cette apparition ne signale donc pas, comme on l’a dit trop souvent, la mort des littératures ; elle atteste seulement qu’elles ont déjà toute une vie accomplie. Aussi n’est-il aucune culture qui n’ait offert ce phénomène remarquable. La Chine, l’Inde, l’Arabie, la Grèce, Rome, les nations modernes ont connu ce moment où le travail intellectuel de spontané devient savant, et ne procède plus sans consulter ses archives déposées dans les musées et les bibliothèques. Le développement original du peuple hébreu lui-même, qui semble offrir moins de traces qu’aucun autre d’effort réfléchi, présente dans ses derniers siècles des vestiges sensibles de cet esprit de recension, de collection, de rapiécetage, si j’ose le dire, qui termine la série de toutes les littératures.

Il est donc dans les conditions de l’esprit humain de se replier sur lui-même et de cultiver religieusement son passé, lors même qu’il n’espère retirer immédiatement de ce travail aucun résultat philosophique. Dans l’état actuel de la pensée, cette étude est devenue d’un intérêt plus puissant encore, par l’immense importance que l’histoire de l’esprit humain a prise à nos yeux. Cette histoire, en effet, est-elle possible sans l’étude immédiate des monuments, et ces monuments sont-ils abordables sans les recherches spéciales du philologue ? Telle forme du passé suffit à elle seule pour occuper une laborieuse existence. Une langue ancienne et souvent à moitié inconnue, une paléographie à part, une archéologie et une histoire péniblement déchiffrées, voilà certes plus qu’il n’en faut pour absorber tous les efforts de l’investigateur le plus patient, si d’humbles artisans n’ont antérieurement consacré de longs travaux à extraire de la carrière les matériaux qui, soumis à l’appréciation du critique, doivent servir à reconstruire l’édifice du passé.

C’est donc dans la philosophie des choses qu’il faut chercher la véritable valeur de la philologie. Là est la dignité de toute recherche particulière et des derniers détails d’érudition, qui n’ont point de sens pour les esprits superficiels et légers. À ce point de vue, il n’y a pas de recherche inutile ou frivole. Il n’est pas d’étude, quelque mince que paraisse son objet, qui n’apporte son trait de lumière à la science du tout, à la vraie philosophie des réalités. Les résultats généraux, qui seuls, il faut l’avouer, ont de la valeur par eux-mêmes, et constituent la fin de la science, ne sont possibles que par le moyen de la connaissance, et de la connaissance érudite des détails. Bien plus, les résultats généraux qui ne s’appuient pas sur la connaissance des derniers détails sont nécessairement creux et factices, au lieu que les recherches particulières, même destituées de l’esprit philosophique, peuvent être du plus grand prix, quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère méthode. L’esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui rattache l’un à l’autre l’érudit et le penseur, fait à chacun d’eux sa gloire méritée, et confond dans une même fin leurs rôles divers.

L'union de la philologie et de la philosophie, de l’érudition et de la pensée devrait donc être le caractère de notre époque. Le penseur suppose l’érudit ; et, ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit, je ferais peu de cas du philosophe de nos jours qui n’aurait pas travaillé au moins une fois dans sa vie à éclaircir quelque point spécial de la science. Sans doute, les deux rôles peuvent se séparer, et ce partage même est souvent désirable. Mais il faudrait au moins qu’un commerce intime s’établît entre ces fonctions diverses, que les travaux de l’érudit ne demeurassent plus ensevelis dans la masse des collections savantes, où elles sont comme si elles n’étaient pas, et que le philosophe, d’un autre côté, ne s’obstinât plus à chercher exclusivement au dedans de lui-même les vérités vitales que les sciences du dehors révèlent si libéralement à celui qui les interroge avec intelligence et sagacité.

On pourrait croire qu’en rappelant l’activité intellectuelle à la philologie ou à l’érudition, on constate par là même son épuisement, et qu’on assimile notre temps à ces époques où la littérature, ne pouvant plus produire, devient critique et rétrospective. Ce serait une erreur ; car, outre que les formes littéraires des modernes sont plus vivaces que les formes anciennes, et peuvent offrir plusieurs floraisons consécutives, notre manière d’envisager la philologie est bien plus philosophique et plus féconde que celle de l’antiquité. La philologie n’est pas pour nous ce qu’elle était dans l’école d’Alexandrie, une simple curiosité d’érudit ; c’est une science organisée, ayant un but sérieux et élevé ; c’est la science des produits de l’esprit humain, c’est la condition nécessaire de cette critique universelle, un des premiers besoins de l’homme pensant. M. Græfenhan est le premier qui ait entrepris une histoire complète de la philologie. Cette histoire offre des difficultés toutes spéciales, dont la première est sans doute de donner à l’ouvrage un cadre précis. Entendue dans son sens le plus restreint, l’histoire de la philologie ne serait que l’histoire de la grammaire, de l’exégèse et de la critique des textes ; les travaux d’érudition, d’archéologie, de critique esthétique en seraient distraits. Or une telle exclusion est peu naturelle ; car ces deux ordres de recherches ont entre eux les rapports les plus étroits. D’ordinaire, ils sont réunis par le même individu, souvent dans le même ouvrage. Éliminer l’érudition de l’histoire des travaux philologiques serait opérer une scission artificielle et arbitraire dans un groupe naturel. Que l’on prenne, par exemple, l’école d’Alexandrie ; à part quelques spéculations philosophiques et théurgiques, tous les travaux de cette école, ceux mêmes qui ne rentrent pas directement dans la philologie, ne sont-ils pas empreints d’un esprit qu’on peut appeler philologique, esprit que ladite école porte jusque dans la poésie et la philosophie ? Une histoire de la philologie serait-elle complète, si elle ne parlait d’Apollonius de Rhodes, d’Apollodore, d’Élien, de Diogène Laërce, d’Athénée et des autres polygraphes, dont les œuvres pourtant sont loin d’être philologiques, dans le sens le plus restreint du mot ? — Si, d’un autre côté, on prend l’histoire de la philologie dans toute son extension possible, où s’arrêter ? Sans s’en douter, on sera presque forcément amené à en faire l’histoire de la littérature, au moins de la littérature réfléchie. Les historiens, les critiques, les polygraphes, les écrivains d’histoire littéraire devront y trouver place. Tel est l’inconvénient, grave sans doute, mais nécessaire et compensé par de sérieux avantages, qu’il y a dans le droit qu’on se donne de choisir un groupe particulier de manifestations, pour en faire une étude spéciale, et de le séparer ainsi de l’ensemble de l’esprit humain, auquel il tient par toutes ses fibres. Ajoutons que les rapports des mots changent avec les révolutions des choses, et que, dans le langage, il faut surtout considérer le centre des notions, sans chercher à y substituer des définitions qui ne leur sont jamais parfaitement équivalentes. Quand il s’agit de littérature ancienne, la critique et l’érudition rentrent de droit dans le cadre de la philologie ; au contraire, celui qui ferait l’histoire de la philologie moderne ne se tiendrait pas, j’imagine, pour obligé de parler de nos grandes collections d’histoire civile et littéraire, ni de ces brillantes œuvres de critique esthétique qui se sont élevées de nos jours au niveau des plus belles créations philosophiques.

M. Græfenhan a pris la philologie dans son sens le plus étendu. Non content de faire l’histoire des travaux ex professo sur la matière, il étudie le tour général de la littérature, le système d’éducation, l’attention donnée aux bibliothèques et aux établissements scientifiques ; il recherche les signes de l’esprit philologique aux siècles où la philologie n’était point encore organisée et chez les auteurs qui n’ont pas songé à être des philologues.

Il était difficile d’être autre chose que subtil en voulant trouver la philologie dans des temps où elle n’existait pas. Cette partie de l’ouvrage de M. Græfenhan n’échappe pas au reproche de puérilité. Au contraire, la partie de son travail où il relève toutes les traces de philologie dans les temps où, sans avoir d’existence indépendante, elle s’annonçait déjà en traits caractérisés, est pleine de finesse et d’érudition. Il place avec raison cette époque vers le siècle de Solon et de Pisistrate. Pisistrate est déjà le centre d’un mouvement philologique assez actif. Il a sous lui un collège de copistes et de rédacteurs. Les collections de livres se forment : les diaskévastes (διαθεταί, διορθωταί), fondent, bien que sans aucune prétention scientifique, la critique des textes ; les poëmes homériques sont, dès lors, ce qu’ils seront pour toute la philologie antique, le centre des travaux de critique et d’exégèse. Déjà Hérodote refuse d’attribuer à Homère les Cypriaques, élève des doutes sur l’authenticité des Épigones. Les bibliothèques devenaient plus nombreuses et plus riches. Polycrate, tyran de Samos, en rassembla une considérable pour le temps ; les œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide étaient conservées dans les archives d’Athènes par l’officier public appelé γραμματεὺς τῆς πόλεως. Le caractère du philologue est encore mieux dessiné chez les sophistes. Quelques-uns d’entre eux, comme Euthydème, possédaient des collections de livres. Le curieux caractère d’Ion, tel qu’il est dépeint dans le dialogue de ce nom attribué à Platon, ce rapsode d’une époque réfléchie, vouant un culte exclusif à tel poëte ancien, mais uniquement attentif au son des mots, est un type original de la transition du rapsode ancien au philologue. L’éducation, bornée avant le siècle de Platon à la jouissance des chefs-d’œuvre nationaux, devient désormais philologique et littéraire. Jusqu’alors elle avait été à peu près la même pour tous. Maintenant elle est inégale, et, selon ses degrés, elle commence à établir une différence profonde entre les hommes : les uns sont εὐφυεῖς, εὐμαθεῖς, πολυμαθεῖς, πολύπειροι, εὐτραπελεῖς, μουσικοί, les autres, au contraire, μισολόγοι, ἄμουσοι. Le mot même de φιλολόγος se trouve pour la première fois dans Platon, et y est à peu près synonyme de πολυλόγος.[3]. La manière de procéder par objections et par réponses (ἐνστατικοί et λυτικοί), qui devint la forme préférée de la critique alexandrine, apparaît dès cette époque d’une manière caractérisée. Homère, Hésiode, Archiloque, Simonide, Théognis, Mimnerme, Phocylide, les gnomiques, les fables d’Ésope, les premiers philosophes, et même (quoique les traces en soient encore peu sensibles), les tragiques, sont déjà des classiques, et comme tels objets d’études régulières. Les comiques, et surtout Aristophane, offrent des allusions et des parodies littéraires, témoignant d’un état assez avancé de l’esprit critique. Les manuels d’invention oratoire des rhéteurs siciliens et des sophistes, leurs théories de rhétorique artificielle, leurs τέχναι, leurs traités περὶ λέξεως, fondaient définitivement ce système de l’art oratoire dont Aristote ne fut que le rédacteur complet, et qui, à travers les Latins, a passé aux modernes. En somme, les bases de toutes les parties de la philologie grecque étaient posées, quelques parties même, comme la rhétorique, étaient presque achevées, quand Aristote, par son érudition et par la vaste compréhension de son esprit, vint déterminer le sens où devaient se diriger tout le mouvement de sa puissante école et tous les efforts ultérieurs du génie grec.

L’envahissement définitif de la littérature par la philologie date du temps des successeurs d’Alexandre. Les écoles d’Alexandrie, de Pergame, de Rhodes, de Tarse transportent alors la Grèce en Orient, et réduisent la culture intellectuelle à l’érudition, à l’étude du passé. Rome accepta la philologie dès les premiers moments de son initiation à l’esprit grec, ou plutôt cette initiation fut elle-même toute philologique. Le phénomène d’une littérature qui, dès son apparition, est ainsi grammaticale et critique, et qui ne cesse point, pendant toute la durée de son existence, d’être à la fois philologique et productive, ne doit point nous surprendre. Les lois naturelles du développement de la littérature ne se vérifient pas dans les littératures qui ont été formées sous des influences étrangères, et ne sont point l’expression pure et spontanée de l’esprit d’une nation. Ces littératures ne doivent être considérées que comme des prolongements plus ou moins exotiques de celles qu’elles se proposent d’imiter ; l’ordre de production des genres et des esprits y est complètement interverti, et, comme elles se rattachent presque toujours aux derniers temps d’une culture antérieure, elles commencent souvent par où les autres ont fini.


II.


On ne saurait nier que les anciens, dans toutes les branches dont se compose la philologie, ne soient restés fort au-dessous de ce qu’ont fait plus tard les nations modernes. Cela devait être ; les moyens leur manquaient. Partout où ils ont eu sous la main des matériaux suffisants, comme dans la question homérique, ils nous ont laissé peu à faire. J’excepte naturellement les questions de haute critique, pour lesquelles la comparaison est indispensable. Ainsi la grammaire des Grecs est surtout défectueuse, parce qu’ils ne savaient que leur langue[4] : les grammaires particulières, en effet, ne vivent que par la grammaire générale ; or la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes. Pour la minutie des détails et la patience des rapprochements, les philologues anciens ont égalé les plus scrupuleux des philologues modernes. Leurs traités sur χρὴ et δεῖ et autres semblables valent les dissertations que tel érudit de la Renaissance composa sur le sens de la particule quanquam. — Pour la critique des textes, la position des anciens était aussi fort différente de la nôtre. Ils n’étaient pas comme nous en face d’un inventaire des manuscrits faisant autorité. Ils devaient donc songer moins que nous à les comparer et à les compter. Aulu-Gelle, par exemple, dans les discussions critiques auxquelles il se livre fréquemment, raisonne presque toujours a priori, et n’en appelle jamais à l’autorité des manuscrits. — L’imperfection de la lexicographie, l’état d’enfance de la linguistique, jetaient aussi beaucoup d’incertitude sur l’exégèse des textes archaïques. La langue homérique, par exemple, en était venue à former un idiome savant, qui exigeait une étude toute particulière, et il ne faut pas s’étonner que les modernes se permettent parfois de censurer les interprétations que les philologues anciens donnaient de ces textes difficiles. Car ceux-ci n’y étaient guère plus compétents que nous, et nous possédons incontestablement des moyens herméneutiques qu’ils n’avaient pas[5]. — Mais c’est surtout dans l’érudition que l’infériorité de l’antiquité était sensible. Le manque de traités élémentaires, de manuels renfermant les notions communes et nécessaires, de dictionnaires biographiques, historiques, géographiques, etc., réduisait chacun à ses propres recherches et multipliait les erreurs, même sous les plumes les plus exercées. La rareté des livres, l’absence de ces index et de ces concordances qui facilitent si fort nos recherches, obligeaient à citer souvent de mémoire, c’est-à-dire d’une manière très-inexacte. — Enfin, les anciens n’avaient pas l’expérience d’un assez grand nombre de révolutions littéraires, ils ne pouvaient comparer assez de littératures pour s’élever bien haut en critique esthétique. Rappelons-nous que notre supériorité en ce genre ne date guère que de quelques années. Les anciens, sous ce rapport, étaient exactement au niveau de notre XVIIe siècle. Quand on lit les opuscules de Denys d’Halicarnasse sur Platon, sur Thucydide, sur le style de Démosthène, on croit lire les Mémoires de M. et de madame Dacier ou des honnêtes savants qui remplirent les premiers volumes des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Dans le Traité du Sublime lui-même, qui cependant doit être regardé comme la meilleure œuvre critique de l’antiquité, et qu’on peut comparer aux productions de l’école française du XVIIIe siècle, que d’artificiel, que de puérilités ! Peut-être les siècles qui savent le mieux produire le beau sont-ils ceux qui savent le moins en donner la théorie [6]. Rien de plus insipide que ce que Racine et Corneille nous ont laissé en fait de critique. On dirait qu’ils n’ont pas compris leurs propres beautés.

Un tel progrès est du reste dans la nécessité des choses. Tout ce qui relève de la science ne peut que gagner par la marche du temps et par les études successives qui s’accumulent. M. Græfenhan a tort, selon moi, de préférer la seconde période de la philologie grecque, depuis Aristote jusqu’à Auguste, à la troisième, depuis Auguste jusqu’à la fin du IVe siècle. Sans doute, l’esprit grec déploya, d’Aristote à Auguste, une force créatrice qu’il n’eut pas sous l’empire ; mais Descartes et Malebranche avaient sûrement plus d’originalité que bien des esprits distingués de nos jours, lesquels pourtant voient des vérités inconnues à ces hommes de génie. Euclide et Archimède avaient plus d’invention que bien des géomètres modernes, auprès desquels ils ne seraient, sur certains chapitres, que des écoliers. Le travail intellectuel de la période romaine tire, d’ailleurs, un grand intérêt de l’état de l’humanité au milieu duquel il fut entrepris.

« C’est une remarque consolante, dit M. Græfenhan[7], que, au milieu de la décadence toujours croissante de la puissance politique, les progrès de l’esprit humain n’aient point été interrompus. Tandis que, avec le sentiment de l’impuissance civique, on laissait le frêle édifice de l’État pencher vers sa ruine, on voyait encore briller, comme sous un monceau de décombres et de cendres, l’étincelle de l’esprit, qui bientôt devait éclater en une flamme brillante, rendre au citoyen enchaîné sa liberté individuelle et l’éclairer d’une nouvelle lumière morale. Les écoles des néoplatoniciens, des aristotéliciens et des stoïciens, auxquels vinrent se joindre de nombreux éclectiques, conservèrent la tradition de l’ancienne philosophie, et entretinrent dans les esprits l’exercice de la pensée. Les malheurs politiques y furent aussi pour leur part. On soupirait après la délivrance, et, comme on n’avait pas la force de se la procurer soi-même, on ne la trouvait que dans un stoïcisme résigné. Il est très-digne de remarque que la tension intellectuelle qui se manifesta par suite de l’oppression politique, d’un côté, et, de l’autre, par l’étude silencieuse de la forte antiquité, ne se borna pas à un petit nombre de maîtres et d’écrivains, entourés d’un public grossier et sans intelligence, mais que l’activité de l’esprit, avec toutes ses espérances et ses craintes, avec ses vœux et ses combats, était répandue dans toute la société, bien que cette activité fût le plus souvent comprimée au fond du cœur, parce qu’il paraissait inutile de présenter aux yeux d’un monde ébranlé des idées qui contrastaient trop vivement avec l’état actuel de la société et étaient impuissantes à le guérir. »

Loin donc de placer la philologie parmi les causes qui rabaissent l’homme et le préparent à la servitude, ainsi que semblait le croire Épictète[8], il faut dire qu’elle a contribué, aux époques de dépression, à relever et à consoler l’humanité. Si parfois elle semble avoir recherché de préférence les époques où la pensée était le moins libre, ce n’est pas qu’elle ait affectionné la tyrannie ; mais c’est que l’esprit humain, se voyant interdire les grandes voies de la création philosophique, se réfugiait de lui-même dans cet humble exercice, où il trouvait un aliment inoffensif à sa curiosité et au besoin qu’il a de remuer des idées.

Les points de division que M. Græfenhan a adoptés dans l’histoire générale de la philologie prêtent à la critique aussi bien que le cadre qu’il a donné à cette histoire. Adoptant la division ordinaire en période ancienne, période du moyen âge et période moderne, il a choisi pour limite des temps anciens et du moyen âge la fin du IVe siècle, et pour limite du moyen âge et des temps modernes l’invention de l’imprimerie, c’est-à-dire le milieu du XVe. Cette division a l’inconvénient d’enlever à l’histoire de la philologie ancienne son achèvement nécessaire, et à la philologie moderne l’intéressant tableau de ses premiers essais. Le fait de l’avénement définitif du christianisme, qui a déterminé l’auteur à prendre la première date comme point d’arrêt, n’a pas eu assez d’influence sur les études philologiques pour qu’il doive servir de limite. Les études classiques continuèrent comme auparavant, et les chrétiens lettrés ne différaient pas des païens en ce qui concerne le mode de leur culture. La philologie ancienne se prolongea ainsi en Occident bien plus tard que le IVe siècle. Le Ve fut, en Gaule surtout, un des plus remarquables par le goût de la littérature. Saint Prosper, Sidoine Apollinaire, saint Loup de Troyes, tant de rhéteurs, de grammairiens, d’amateurs beaux esprits, Tonantius Ferreolus et sa célèbre bibliothèque, où le raffinement était poussé si loin, voilà des traits qui ne devraient pas manquer à l’histoire de la culture romaine. Jamais tout l’exercice intellectuel ne se résuma mieux qu’alors dans le nom de lettré. Comment omettre également, dans une histoire de la philologie ancienne, ce curieux prolongement de la littérature latine qui se produit sous la protection des rois ostrogoths et visigoths en Italie et en Espagne ; les travaux encyclopédiques de Boèce, de Cassiodore, d’Isidore de Séville et de la studieuse génération de travailleurs qui se presse autour d’eux ; ceux de l’école d’Afrique, sur laquelle saint Augustin nous a transmis de si curieux détails ; l’Encyclopédie de Martien Capella, manuel de toute l’érudition du moyen âge ; les études bretonnes, enfin, qui se rattachent presque sans interruption aux travaux de l’école anglo-saxonne ? Il y a, durant les premiers siècles de l’invasion, tout un mouvement littéraire qui n’est que la continuation des écoles romaines, et qui va peu à peu expirant jusque vers la fin du VIIe siècle, pendant qu’une nouvelle série d’études, appartenant réellement au moyen âge, se développait en Irlande et chez les Anglo-Saxons, d’où elle devait bientôt passer sur le continent pour y déterminer la restauration carlovingienne.

L’invention de l’imprimerie n’est pas une limite plus heureusement choisie entre la philologie du moyen âge et celle des temps modernes. La renaissance des études classiques en Occident est bien antérieure à cette date, quelle que soit son importance. La renaissance des lettres est déjà parfaitement caractérisée dès le milieu du XIVe siècle. Paul de Pérouse et les savants de la cour de Kobert de Naples, Pétrarque, Boccace, Jean de Ravenne, Barlaam, Léonce Pilati, et, dans la première moitié du XVe siècle, les élèves d’Emmanuel Chrysoloras, Leonardo Bruni, Niccolo Niccoli, Ambroise Traversari, Poggio Bracciolini et tant d’autres illustres humanistes, avaient fondé en Italie la philologie moderne, longtemps avant que l’invention de l’art typographique eût décuplé l’influence de leurs travaux. Le reste de l’Europe continua d’ailleurs le moyen âge jusqu’aux dernières années du XVe siècle.

L’attention principale de M. Græfenhan semble avoir été d’être complet, et, en effet, on ne saurait signaler dans son travail aucune lacune tant soit peu considérable. Les seuls points où l’on puisse le trouver trop bref sont ceux qui ont trait à la philologie orientale. Ainsi il ne parle nulle part avec étendue du soin que les anciens donnèrent à l’étude des langues étrangères, et spécialement des langues de l’Orient. Cette branche de la philologie fut très-peu cultivée, je le sais, par les anciens ; néanmoins il y avait là quelques faits qu’il pouvait être intéressant de ne pas omettre : par exemple, les travaux d’exégèse biblique des premiers siècles du christianisme. Les écoles juives d’Alexandrie et de Palestine sont aussi un peu négligées, et pourtant que de traits intéressants il y avait là pour l’histoire philologique ! La légende des Septante, telle qu’elle est rapportée par pseudo-Aristée, le rôle qu’on y fait jouer à Ptolémée et à Démétrius de Phalère, la mention emphatique de la bibliothèque d’Alexandrie peignent à merveille la naïveté et l’engouement de ces premiers essais d’hellénisme. Les travaux de Philon et de Josèphe méritaient aussi quelque étude sous le rapport de la philologie, et spécialement de la critique. Enfin M. Grœfenhan a omis un intéressant chapitre de l’histoire de la philologie ancienne, en ne parlant pas de l’étude de la littérature grecque chez les Syriens[9]. Car, bien que les écoles d’Édesse et de Nisibe n’aient commencé à jeter tout leur éclat qu’après l’époque où l’auteur a fixé la limite de la philologie ancienne, déjà, dès les premiers siècles du christianisme, et même dès l’époque des Séleucides, les Syriens s’étaient profondément empreints de l’hellénisme. Les innombrables mots grecs qui se sont introduits dans leur langue en sont le témoignage. Les premières Églises de Syrie eurent des traducteurs et des interprètes attitrés pour servir aux rapports continuels qu’elles entretenaient avec les Églises grecques, et traduire les ouvrages des Pères. Quelques-unes de ces traductions, celle des épîtres de saint Ignace Théophore, par exemple, sans parler de la célèbre version de la Bible connue sous le nom de Peschito, existent encore. Les nestoriens enfin naturalisèrent en Syrie toutes les sciences grecques, et particulièrement les études dialectiques et médicales, personnifiées en Aristote, Hippocrate et Galien. Aristote fut traduit par Cumas et Probus, de l’académie d’Édesse, dans le Ve siècle de notre ère. La plupart des textes scientifiques et philosophiques de la Grèce le furent dans les siècles suivants.

On peut apprécier autrement que notre auteur l’influence du christianisme sur les études classiques ainsi que sur la conservation des auteurs anciens, et trouver qu’il n’insiste pas assez sur les pertes que le zèle mal entendu de quelques évêques de l’Orient et de ces moines que Libanius comparait à des éléphants pour leur brutalité firent éprouver à la littérature, par l’incendie des temples, auxquels étaient d’ordinaire annexées les bibliothèques. Le christianisme ne fut pas et ne pouvait pas être favorable aux études profanes. Ces études étaient la glorification perpétuelle du polythéisme, qui n’avait pas cessé d’être un ennemi sérieux. On s’étonne que saint Grégoire trouve mauvais qu’un évêque enseigne la grammaire et s’occupe des louanges de Jupiter. C’est que Jupiter n’était pas encore une simple figure de rhétorique : c’était un dieu rival avec lequel on ne pouvait pactiser. Plus tard, quand la guerre fut finie, l'Église admit sans peine dans ses écoles tout le panthéon profane, peu suspect désormais de prétentions théologiques.

La manière qu’a choisie M. Græfenhan pourra sembler à plusieurs trop exclusivement technique. Des deux formes, en effet, que peut revêtir l’histoire, — la forme libre et réchauffée par l’esprit, où les faits sont présentés largement, comme des traits servant à l’unité d’un tableau, — et la forme érudite, éparpillée, où l’auteur ne songe qu’à instruire sans faire penser, — de ces deux formes, dis-je, l'auteur a choisi la seconde. Son livre est exclusivement savant et ne vaut que par les choses qu’on y trouve réunies. Un texte hérissé de passages grecs et latins, des notes occupant régulièrement la moitié de la page, quand elles ne la réduisent pas à deux ou trois lignes comme une sorte d’encadrement accessoire, des citations bibliographiques où l’auteur a voulu surtout être complet sans pouvoir l’être, parce que les sources françaises lui étaient peu connues, voilà l’ouvrage de M. Græfenhan. On nous dit que le public allemand ne demande pas autre chose. Qui voudrait, du reste, exiger davantage, puisque cette forme était ici à peu près commandée par le sujet, et que longtemps encore la science aura besoin de ces patientes recherches qui s’intitulent ou pourraient s’intituler : Mémoires pour servir… ? En un temps où l’on ne fait trop souvent que mettre de grandes phrases à la place des vues et des faits, être exact et vrai finit par devenir un mérite.

  1. Geschichte der klassischen Philologie im Alterthum. par M.  Græfenhan. Bonn, H. B. Kœnig, 1843-1846.
  2. Ζήνων τῶν μαθητῶν ἔφασκε τοὺς μὲν φιλολόγους εἶναι τοὺς δὲ λογοφίλους. (Stobée, Ἀποφθέγματα, 8, II, p. 44, édid. Gaisford.)
  3. Legg. I, 641, E : Ὡς φιλολόγος τέ ἐστι καὶ πολυλόγος. — Lach. 188, C : Καὶ γὰρ ἂν δόξαιμί τῳ φιλολόγος εἶναι καὶ αὖ μισολόγος.
  4. De là le ridicule de leurs étymologies. Comme ils ne connaissaient que leur langue, et de cette langue que la forme actuelle, ils s’imposaient d’expliquer par l’idiome vulgaire les mots étrangers ou archaïques. Cela donna occasion à une foule de mythes, qu’on pourrait appeler mythes étymologiques, où le fait fabuleux a procédé du mot, et non le mot du fait. Ainsi le mot Byrsa signifiait forteresse. Un Grec, en présence de ce mot, n’a pu chercher son étymologie que dans βύρσα. D’où la nécessité d’une légende où il entrât du cuir ; la fable de la peau de bœuf de Carthage n’a pas d’autre origine. Les étymologies d’Aphrodite, Latium, Pyrénées, etc., ont été formées par des procédés analogues. Toutes les littératures primitives, la littérature hébraïque, la littérature sanscrite, celles du Nord, en offrent d’innombrables exemples. (Voyez, par exemple, Ramayana, I, 50. etc. — Genèse, xvii, 5 ; xlix, etc.) Scot Érigène et tous les philologues du moyen âge suivent la même méthode : Θεός a θέω ; bonus a βόω ; ὕδωρ = εἶδος ὁράμενον, etc. Le peuple pratique encore le même procédé avec beaucoup de naïveté.
  5. C’est ainsi que les arabisants européens croient sans témérité beaucoup mieux entendre certains passages du Coran que les Arabes. C’est ainsi encore que les hébraïsants modernes corrigent plusieurs explications de textes anciens données dans des livres hébreux d’une composition plus moderne, dans les Paralipomènes, par exemple.
  6. Il y a une exception à faire en faveur de l’Allemagne, à qui appartient la gloire d’avoir créé l’esprit de la critique moderne, et où chaque nouvelle sève de création littéraire est déterminée par un nouveau système d’esthétique.
  7. T. III. p. 4.
  8. Μέμνησο ὅτι οὐ μόνον ἐπιθυμία ἀρχῆς καὶ πλούτου ταπεινοὺς ποιεῖ καὶ ἄλλοις ὑποτεταγμένους, ἀλλὰ καὶ σχολῆς καὶ ἀποδημίας καὶ φιλολογίας. (Arrien, Dissert., IV, 4, § 1)
  9. Il s’agit ici principalement des Syriens habitant la région au delà de l’Euphrate, région où l’on parlait syriaque tout en cultivant avec zèle les lettres grecques.