Mélange d’histoire (Renan)/Discours prononcé à la séance publique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Calmann-Lévy (p. 509-515).

DISCOURS
PRONONCÉ À LA SÉANCE PUBLIQUE
DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
POUR LES ANNÉES 1870 ET 1871

PRÉSIDÉE
Par MM.  Ernest Renan et Léopold Delisle.


Messieurs,

Des désastres comme notre patrie n’en connut jamais vous ont empêchés, l’année dernière, de remplir un devoir auquel je ne crois pas que vous ayez manqué une seule fois, depuis la résurrection de notre vieille Académie au sein de l’Institut de France. Malgré la salutaire pensée qui porta beaucoup de bons citoyens à faire tous leurs efforts pour entretenir le mouvement de la vie dans les organes moraux de la ville assiégée, vous ne pouviez, au milieu de tant de douleurs, inviter le public à une réunion qui, tout austère qu’elle est, emprunte aux récompenses que vous distribuez un certain air de fête. Votre voix, d’ailleurs, n’aurait atteint qu’une bien faible partie du public qui s’intéresse à nos recherches. Mais, si vos communications avec le monde savant ont été interrompues, vos travaux intérieurs n’ont pas cessé d’être actifs. Durant ces deux funestes années, vous n’avez pas omis de tenir une seule de vos séances hebdomadaires, et, dans des siècles, l’érudit qui parcourra vos registres ne remarquera, à tant de dates lugubres dont le souvenir restera maudit, aucun indice des troubles, des terreurs du dehors. Vos doctes discussions, les mémoires lus dans votre sein, ont offert le même intérêt que d’ordinaire ; rien dans vos comptes rendus ne portera la trace d’une année de larmes et de sang. Une seule fois, le 26 mai de cette année, quelques heures après que le dernier obus tombait sur le bâtiment où vous êtes, votre procès-verbal semble un peu ému. Vous étiez sept, messieurs, venus à travers l’incendie pour savoir si quelque chose de ce dont nous vivons, de ce que nous aimons, existait encore. Votre président de 1871, que rien n’avait pu décider à quitter une ville où l’attachaient votre mandat et la conservation du dépôt confié à sa garde, vous adressait ces paroles :


« Sous le régime de terreur que nous avons subi pendant plus de deux mois, l’Académie des inscriptions n’a jamais cessé de se réunir, et chacune de nos séances a été remplie de lectures, de communications qui prouvaient que, au milieu de nos malheurs, vous n’avez jamais douté ni de l’avenir du pays, ni de l’utilité de la science. Enfin l’heure de la délivrance a sonné ; depuis avant-hier, le drapeau de la France a repris sa place sur le palais dont la nation a doté l’Institut, et qui serait aujourd’hui un monceau de ruines, si le courage de nos libérateurs n’avait pas déjoué les plans des misérables qui ont tout mis en œuvre pour anéantir avec Paris les monuments de notre histoire et les trésors d’art et de science qui appartiennent moins encore à Paris qu’à la France et à l’humanité tout entière. Le cours de vos travaux n’aura donc pas été interrompu ; mais aujourd’hui que la lutte n’est pas encore terminée, que les ruines de tant d’édifices fument autour de nous et que nous avons à pleurer la mort de tant de victimes, vous jugerez sans doute à propos de nous associer au deuil public en levant la séance et en vous ajournant à la semaine prochaine. »


Ce courage, cette fermeté au milieu de la tempête, vous les puisez, messieurs, dans la haute philosophie qu’inspirent vos études, et dont le résumé pratique est de faire à chaque jour, à chaque instant, son devoir. Vos recherches ne sont pas pour vous le jouet frivole des heures de loisir, le luxe des années prospères. Vous y attachez un sens élevé, je dirai presque religieux. Vos patientes analyses, vos scrupuleuses enquêtes, vos précautions minutieuses contre l’erreur, procèdent de la conviction que la connaissance aussi exacte que possible de la vérité sur le passé de l’humanité est un intérêt de premier ordre, et qu’aucun des labeurs qu’on s’impose pour atteindre ce but n’est perdu. L’histoire est le fruit de l’étude immédiate des monuments ; or les monuments ne sont pas abordables sans les recherches du philologue ou de l’archéologue. Chaque face du passé suffit à elle seule pour remplir une studieuse existence. Une langue ancienne et souvent à peine connue, une paléographie spéciale, une chronologie péniblement dressée, voilà plus qu’il n’en faut pour absorber les efforts de l’investigateur le plus zélé, si de laborieux artisans n’ont préalablement consacré de longs travaux à extraire les blocs de la carrière et à les assembler. Un seul résultat certain, en ces délicates matières, suppose des vies obscurément employées, des séries de patients efforts continués quelquefois pendant des siècles.

Bien loin que les travaux spéciaux soient le fait d’esprits peu philosophiques, ces travaux sont donc réellement les plus importants pour la science et ceux qui supposent la plus solide philosophie. Comme le demi-dieu des fables antiques qu’il fallait torturer si l’on voulait obtenir ses réponses, la vérité dans la science historique est fugace, glissante, difficile à saisir. Les esprits formés par une longue discipline sont seuls aptes à cette lutte contre les mille chances d’erreurs qui entourent chacun de nos pas dans le domaine de l’antiquité. Le respect de l’histoire consiste-t-il à s’interdire toutes ces perplexités, à poser en règle qu’il ne faut pas toucher aux versions convenues, aux thèmes reçus et devenus populaires ? Vous n’en croyez rien, messieurs ; vous pensez que le culte le plus éclairé qu’on puisse rendre à la vérité est la peine qu’on se donne pour la trouver. Oui, vos procédés exacts et sûrs, vos doutes discrets, vos discussions ardentes, obstinées, sont le meilleur hommage à la majesté du passé, et permettez-moi d’ajouter le meilleur exemple des facultés nouvelles que réclame la patrie. Tout se tient dans la culture intellectuelle ; la discipline de l’esprit va d’une seule pièce ; une nation qui désormais négligera telle ou telle des grandes applications de la raison humaine en portera bien vite la peine. L’esprit critique, ces procédés dont vous tenez école, et qui consistent surtout dans la fine appréciation des indices, dans l’investigation sagace. dans l’art savant des marches indirectes vers le résultat qu’on ne peut atteindre de front, dans l’habitude de ne rien négliger, dans la capacité de tenir à la fois beaucoup de choses fixées sous le regard, toutes ces aptitudes qui font l’homme judicieux, perspicace, sont devenues les maîtresses parties de l’esprit humain, celles qui font la destinée des nations.

Ce n’est pas seulement par vos méthodes, c’est surtout par l’esprit de vos grandes publications, de ces vastes collections dont vous êtes les continuateurs séculaires, que vous protestez contre le principal défaut de notre temps, je veux dire le dédain du passé, l’insouciance de la tradition, l’oubli de cette vérité que nous sommes l’aboutissant de siècles entiers de dévouements et de sacrifices. Conservateurs jaloux et sévères des monuments du passé de la France, vous voyez mieux que personne les périls que font courir à la civilisation l’ignorance, la présomption, l’étourderie (pour laquelle on cesse d’être indulgent quand on la voit presque toujours doublée d’égoïsme), l’intrusion dans les grandes affaires humaines des vues irréfléchies d’une politique superficielle, qui n’admet aucune chaîne des morts aux vivants, aucune obligation entre le dernier initié qui reçoit le flambeau de la vie et les divins initiateurs qui l’allumèrent. Mieux que personne, vous savez que la théorie la plus fausse de la société humaine est celle de l’égoïsme étroit, où l’homme est conçu comme un être sans racines dans le passé, sans liens avec l’avenir. Plébéiens ou patriciens, nous sortons tous d’un passé ; tous nous avons des ancêtres. La famille obscure ou illustre qui nous a nourris, l’école qui nous a élevés, l’église où nous eûmes la révélation du monde idéal, l’institution libérale, fruit de notre vieille et bienveillante société française, qui a offert un abri à nos timides essais, la patrie, enfin, qui, pour le plus déshérité, est un héritage de gloire, un legs d’honneur, sont autant de traditions que les naïfs enfantillages d’une vanité juvénile ne remplaceront jamais. Certes, c’est mal entendre le respect du passé que de se croire obligé, par égard pour les morts, de condamner les vivants à l’immobilité. Mais, de même que la piété filiale n’a jamais empêché personne de suivre librement la voie que sa conscience ou son devoir lui traçaient, de même, le respect de l’histoire n’a jamais entravé un pays dans la voie de ses légitimes développements. La civilisation est une œuvre de raison lente et de science profonde, à laquelle on ne travaille utilement qu’en prenant un solide point d’appui sur des assises antérieures. Deux conditions seront éternellement requises pour le progrès : avant tout, posséder derrière soi un passé que l’on respecte ; en second lieu, faire consister le respect à développer ce passé, à tirer de lui ce qu’il contenait de juste et de fécond.

C’est la confiance de travailler ainsi à quelque chose d’éternel qui vous soutient et justifie l’ancienne devise de notre compagnie : Vetat mori. Ce qui est bon est toujours bon, et si, pour cultiver la science et l’art, nous devions attendre le calme, nous attendrions longtemps peut-être. La science est comme le devoir ; elle ne chôme jamais. Dédaignant les malentendus et peut-être les railleries des esprits superficiels, vous allez déclarer par vos récompenses qu’ils n’ont pas perdu leur temps pour la patrie, ces laborieux investigateurs qui, répondant à votre appel, se sont plongés, durant les tristes jours que nous venons de traverser, dans des recherches ardues. Vous proclamerez ainsi la vérité la plus nécessaire à l’heure où nous sommes, la valeur du travail sérieux et des fortes combinaisons de l'esprit, l’urgente nécessité de se garder de la routine et des préjugés, le prix de la haute culture, même quand elle n’a pas d’applications immédiates, enfin la préférence que méritent les travaux les plus modestes, quand ils sont sérieux, sur les travaux hâtifs, superficiels, présomptueux, entrepris sans études spéciales et sans amour de la vérité.