Méhémet-Ali durant ses dernières années

Méhémet-Ali durant ses dernières années
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 509-532).
MEHEMET-ALI
DURANT SES DERNIERES ANNEES

Au début de ma carrière, ma bonne fortune m’a mis en présence d’un homme qui, à ce moment, remplissait le monde de son nom. Sorti d’une troupe de mercenaires et devenu le maître de l’Egypte, il avait connu toutes les angoisses et tous les enivremens de la puissance ; il avait battu et dispersé les armées de son souverain, lui avait ravi plusieurs provinces ; il l’avait menacé dans sa capitale ; il avait provoqué et réuni contre lui tous les grands gouvernemens de l’Europe, hormis la France. J’arrivai sur les bords du Nil pour assister à la lutte de ce conquérant, issu du néant, contre les forces d’une coalition à laquelle s’étaient associées toutes les puissances qui avaient terrassé Napoléon. L’événement était de ceux qui frappent et remuent une imagination juvénile, et le principal auteur du drame qui se jouait alors apparaissait comme un personnage des temps héroïques, fait pour intéresser et séduire un esprit inexpérimenté.

En débarquant à Alexandrie, mon premier poste, en septembre 1840, j’eus une impression réconfortante pour mon patriotisme. Partageant toutes les illusions nées des premiers succès de Mehemet-Ali, toutes les sympathies qu’avaient éveillées en France ses efforts pour rendre, à la civilisation, la terre des Pharaons, j’étais anxieux d’apprendre que ses armées soutenaient vaillamment les hostilités commencées en Syrie. En pénétrant dans l’immense rade, j’avais passé à travers des forces maritimes considérables et imposantes. La flotte du sultan, tout entière, que la défection du Capitan-pacha avait livrée au vice-roi, s’y trouvait réunie à la flotte égyptienne. On n’avait pas vu, on ne verra peut-être jamais, un plus grand nombre de navires de guerre de tout rang disposés en un ordre parfait. On célébrait, ce même jour, une fête musulmane. Tous les bâtimens étaient couverts de leurs pavois et saluaient, du feu de leurs batteries, le soleil couchant par une journée splendide. C’était un spectacle d’une incomparable magnificence. Il me parut qu’un armement aussi formidable serait, pour la puissance de Mehemet-Ali, un rempart infranchissable, et dans mon ignorance des hommes et des choses, je me persuadais que le pacha sortirait victorieux de la lutte dans laquelle il était engagé. Je m’imaginais en outre que la Providence réservait à mon pays, dans cette occurrence, un rôle digne de lui, et que, trouvant une occasion favorable d’intervenir, il contribuerait au rétablissement de la paix en conciliant tous les intérêts.

Mes espérances, comme mes prévisions, furent aussi vaines, aussi éphémères que la résistance opposée par les armées égyptiennes à l’agression des forces alliées. Peu de jours après mon arrivée on apprenait en effet que les troupes d’Ibrahim-Pacha étaient en pleine déroute, harcelées par les populations insurgées autant que par l’ennemi, et qu’après avoir essuyé des pertes considérables, elles s’étaient réfugiées sous le canon de la place de Saint-Jean-d’Acre. Cette défaite, plus rapide qu’inattendue, me fut un sujet de pénibles, mais d’utiles réflexions ; les circonstances, bien mieux qu’une laborieuse préparation, aidèrent, dès ce moment, à mon éducation professionnelle. Loin d’assister au triomphe de notre politique, aux succès de Mehemet-Ali, je vis la victoire couronner les efforts des puissances qui s’étaient entendues en nous excluant de leur concert, et le pacha tomber du haut de son prestige à la merci de ses adversaires. À la vérité, les alliés s’étaient donné pour tâche de rendre au sultan les provinces qu’il avait perdues, et au besoin de déposséder Mehemet-Ali même de l’Egypte. Grâce à l’attitude prise par la France et gardée pendant le conflit, grâce à la sagace promptitude avec laquelle le pacha sut lui-même saisir une occasion propice, les puissances jugèrent prudent de ne pas poursuivre leurs avantages jusqu’au dernier terme de leur programme. Mehemet-Ali conserva l’Egypte, et, d’un concert unanime, d’accord cette fois avec la France, elles déterminèrent le sultan à lui en concéder la possession héréditaire. Tel est le titre international dont ses successeurs bénéficient encore à l’heure présente.

L’histoire de ce temps n’est pas écrite ; mais l’écrivain qui voudra l’entreprendre peut en réunir sans peine les élémens ; elle a été ébauchée partout ; je me suis permis moi-même d’en indiquer, de mon mieux, les grandes lignes[1]. Chacun connaît d’ailleurs l’œuvre de Mehemet-Ali par les fruits qu’elle a portés. Avant lui, l’Égypte était la proie d’une féodalité inculte et sanguinaire, réfractaire à toute civilisation, à tout contact avec l’Europe. Lui venu, et maître de cette contrée si favorisée par la nature, elle fut ouverte à toutes les améliorations économiques, elle fut initiée à la culture de l’esprit. Quiconque y met le pied aujourd’hui se trouve en un pays opulent, exportant ses produits sur tous les marchés de l’Europe, semé d’écoles de tous les degrés, et ce qui dit tout et fait rêver quand on se reporte à la domination des mamelouks, il s’y publie des journaux en plusieurs langues, en arabe surtout, officieux et opposans. Voilà, en dix lignes, ce que Mehemet-Ali a fait, non sans employer, il faut en convenir, les moyens rigoureux usités par ses prédécesseurs, lesquels toutefois stérilisaient, par leurs rapines, cet heureux pays, tandis qu’il l’a doté de tous les avantages acquis aux peuples mûris par un labeur plusieurs fois séculaire. Voilà ce que raconteront les futurs historiens ; voilà la tâche qu’il a accomplie. Je n’entends pas ici suivre et apprécier le réformateur. Je me propose uniquement, en recueillant mes souvenirs, en évoquant des faits isolés, de tracer quelques-uns des traits particuliers de son caractère, indications qui ne seront peut-être pas superflues pour fixer la vérité historique.


I

Mehemet-Ali est né à La Cavalla, bourgade ignorée, assise au fond du golfe de Salonique. Issu d’une modeste famille turque, de celles qui, répandues en Roumélie, vivaient de la guerre, il s’engagea, dès sa première jeunesse, dans une troupe d’irréguliers, sorte de bachi-bouzouks levés par le sultan pour aller combattre notre expédition en Égypte.

De ses premières rencontres avec nos troupes, il garda un souvenir ineffaçable. Esprit fin, observateur judicieux, il fut frappé des avantages que la discipline garantit aux armées organisées. Il en fit son profit dès que les circonstances le lui permirent. Bonaparte lui était resté présent à la mémoire, dans un éclat fulgurant, comme le dieu des batailles, forçant la victoire partout où il paraissait. Il n’a pas connu Napoléon ; le grand empereur était toujours, pour lui, le Bonaparte dont les exploits avaient gravé des traces profondes dans son imagination ; il ne le nommait jamais autrement dans ses entretiens où il se complaisait à évoquer les premiers jours de son passé. Il avait une faiblesse étrange : par des rapprochemens de date, par des concordances de fortune, il aimait à assimiler sa destinée à celle du vainqueur de l’Europe. Sans en être bien certain, il prétendait être venu au monde dans la même année. Si Bonaparte avait dompté la Révolution, il avait, lui, détruit les mamelouks. Il n’avait reçu aucune culture intellectuelle ; il ne possédait aucune notion historique et il appréciait, uniquement à son point de vue, les événemens survenus en Europe aux premiers temps de sa vie. Il n’a jamais connu l’écriture. Il fit de grands efforts pour apprendre à lire, quand déjà il était le maître incontesté de l’Égypte ; il était alors dans sa quarantième année.

Mais si, dans le milieu où il était né, on n’avait rien fait pour son instruction, si son éducation fut celle d’un soldat d’aventure, la nature l’avait doté des facultés les plus variées. Avec une héroïque bravoure qui ne s’est jamais démentie, avec une ardente ambition qui lui faisait entrevoir de hautes destinées, il avait une vague notion et l’instinct des nobles entreprises qu’il a gardés jusqu’à la fin de ses jours. Il les a poursuivies, il les a réalisées à travers des péripéties diverses et souvent sanglantes qui ont fait de sa vie un long drame où son génie l’a aussi bien servi que la fortune. Cependant, cet homme si rude, qui s’était élevé à la puissance absolue à l’aide de la ruse autant que de la force, sans nul apprentissage pouvant régler la violence de son tempérament, cet homme avait l’intuition des choses que l’éducation enseigne. En se donnant pour tâche de réveiller, en Égypte, une civilisation éteinte, il avait entrepris de se civiliser lui-même, et il y avait parfaitement réussi. Il avait quelquefois les délicatesses d’un raffiné. Figure fine, regard vibrant, la bouche toujours jeune, il était séduisant, quand je l’ai connu, par le charme de ses manières, invariablement affables. Il prenait un soin particulier de sa personne. Il ne portait pas de gants, accessoire inusité chez les Orientaux, mais ses mains affinées ne gardaient aucune trace de sa vie première. Revêtu d’un large cafetan doublé d’une légère fourrure, la tête surmontée d’un turban, il évoquait l’image d’un calife de la belle époque. Voilà l’homme, tel qu’il a vécu ses dernières années, c’est de lui que je voudrais parler en rappelant quelques incidens dont j’ai été le témoin, et dans lesquels j’ai quelquefois été acteur.

II

Durant mon long séjour eu Égypte, j’ai été plusieurs fois, et pour des périodes prolongées, chargé de la gestion du consulat général. Grâce aux fonctions intérimaires qui m’étaient ainsi confiées, j’ai souvent approché Mehemet-Ali. Il était d’un accès facile et on pouvait arriver jusqu’à lui sans être tenu de se faire annoncer. Il avait au surplus conservé l’habitude, contractée à l’origine de son pouvoir, d’être son propre ministre et de débattre personnellement les choses essentielles avec les représentans des puissances étrangères. J’ai eu, plus d’une fois, des questions délicates à traiter avec lui, et j’ai dû, en certaines occasions, lui faire des communications qui ne ménageaient pas toujours son amour-propre. Je l’ai constamment trouvé courtois et bienveillant. C’était cependant un spectacle étrange que celui de ce vieillard, qui avait ébranlé le trône du sultan, conférant avec un agent dont la jeunesse contrastait singulièrement avec la maturité du pacha. Il me l’a souvent fait remarquer, et quand il ne trouvait pas un meilleur argument : « Voyez, me disait-il, la blancheur de ma barbe et jugez de mon expérience. » Sa bonne grâce ne s’est jamais démentie ; s’il me tenait pour un débutant, n’ayant aucun acquis et devant tout apprendre, il n’oubliait jamais que j’étais l’organe de la France. Il me témoignait, en toute circonstance, la considération due à ma qualité, et il y mettait un soin particulier en présence d’étrangers ou des fonctionnaires de sa maison. Il tenait grand compte également de mes réclamations quand je les étayais de bonnes raisons. Je pourrais dire de lui qu’il a été mon premier éducateur professionnel. J’ai eu, plus d’une fois, l’occasion de mettre à profit ces dispositions pour les intérêts dont j’avais la garde.

La lutte qu’il avait soutenue contre les puissances en 1840 ; l’extrême péril où il s’était trouvé de perdre l’Égypte après avoir perdu la Syrie ; les sympathies que la France lui avait témoignées en cette redoutable occurrence, les risques qu’elle avait courus pour le défendre contre l’Europe réunie avaient laissé, dans son esprit, une profonde et vivace impression : convaincu que nous avions efficacement contribué à le sauver d’une entière ruine, il nous en gardait une sincère reconnaissance. Je ne me souviens pas d’avoir vainement fait appel à ce sentiment toutes les fois que j’ai jugé indispensable de l’invoquer. Je me rappelle notamment une circonstance qui montre combien il était aisé de faire vibrer une corde sensible chez cet homme qui devait tout à la nature, rien à l’étude.

Le gouvernement français avait établi, dans la Méditerranée, plusieurs lignes de paquebots qui relevaient de notre ministère des finances ayant alors, dans ses attributions, le service des postes. Alexandrie était l’un des ports auxquels ces lignes aboutissaient. Il était de toute nécessité d’y posséder des magasins pour y abriter des rechanges et des approvisionnemens. Nous avions, sans résultat, sollicité la concession d’un terrain où nous les aurions construits à nos frais. Mehemet-Ali était resté sous l’empire d’un préjugé, entretenu par sa défiance ; il s’imaginait que sa sécurité exigeait que, sous aucun prétexte, une parcelle quelconque du sol égyptien ne pût appartenir à une puissance étrangère. « Je sais bien, disait-il, que je n’ai rien à redouter de la France ; mais si je cède à ses instances, il m’en viendra d’un gouvernement autrement envahisseur, et elles seront certainement bien plus importantes. Je ne serai plus en mesure de les repousser, et elles deviendront la source des plus graves difficultés pour mes successeurs, sinon pour moi. »

Il déclina donc nos propositions. Je reçus l’ordre de les lui représenter et de ne négliger aucun effort pour déterminer le pacha à les agréer. J’échouai dans une première entrevue. « Votre gouvernement, m’objecta-t-il, ne peut vouloir qu’Alexandrie devienne l’entrepôt et le domaine de la puissance, — il ne la nommait jamais, — qui déjà encombre notre port de ses navires et accapare la plus grosse part de nos échanges. » Bientôt un nouveau consul général me fut annoncé, et mon intérim touchait à sa fin. Son arrivée était imminente. Je saisis ce prétexte pour revenir à la charge, en représentant au vice-roi que le premier soin, le premier devoir de ce nouvel envoyé serait de revenir sur cette négociation, et qu’un insuccès, à ses débuts, nuirait à ses relations avec Son Altesse. Pour justifier mon insistance, je prétextai l’avantage personnel que je pourrais tirer de son acquiescement. « J’aurais, en effet, lui dis-je, si j’obtenais l’adhésion du vice-roi, fait aboutir, moi, simple intérimaire, une négociation vainement poursuivie par deux et trois consuls généraux, et rendu un service dont il me serait certainement tenu compte ; ce succès profiterait sans nul doute, à ma carrière. » J’étais autorisé à tenir ce langage, et par l’aménité qu’il apportait dans les relations que j’entretenais avec lui, et par la bienveillance qu’il se plaisait à me témoigner. Quoi qu’il en soit, mon double argument le toucha. Rebelle à des considérations d’ordre politique, il ne résista pas au désir de m’obliger. Je pourrais citer d’autres circonstances démontrant que cet homme de fer, impitoyable quand on touchait à son autorité, était accessible aux plus nobles sentimens. Un fait d’une tout autre nature le montrera sous le premier de ces deux aspects.


III

Vers la même époque, un bruit de foule agitée envahit soudain, à la première heure du jour, l’hôtel du consulat général, je nie précipitai dans l’escalier et j’aperçus, dans le vestibule, le cadavre d’un jeune Français qui m’était bien connu. On l’avait recueilli flottant sur le rivage du nouveau port. Depuis longues années, l’incessante vigilance de Mehemet-Ali garantissait aux Européens, la plus entière sécurité. Ce sinistre événement ne pouvait manquer de troubler profondément la colonie étrangère, et son émotion fut d’autant plus vive que les premières constatations médicales révélèrent que nous étions en présence d’un double crime. Un officier de marine, un Arabe, avait en effet entrainé dans sa demeure, sous un prétexte fallacieux, notre infortuné compatriote, dans un dessein inavouable. Se persuadant bientôt qu’il serait l’objet d’une plainte et des plus graves poursuites, il crut s’y dérober en étranglant sa victime de ses mains, et en la jetant dans le port, s’imaginant qu’on attribuerait sa mort à un accident.

Je me rendis chez le vice-roi. Je le trouvai instruit de ce que je venais lui apprendre. Tous ses traits trahissaient une irritation intense. Ses yeux fulguraient, sa parole était courte et vibrante. J’eus la vision de l’homme des temps troublés, disputant, aux mamelouks, la possession de l’Egypte. Je ne démêlai pas, de prime abord, le sentiment qui l’agitait si profondément. Son langage me révéla bientôt qu’il envisageait l’assassinat d’un Européen, commis en quelque sorte sous ses yeux, avec les circonstances aggravantes qui l’avaient précédé, comme une atteinte portée à son autorité et, plus encore, à son prestige. Il regrettait, en outre, que la victime fût un Français. J’avais, pour ma part, invoqué l’urgente nécessité de rassurer, par une prompte répression, la colonie étrangère, fort alarmée, mais confiante dans la justice du vice-roi. « Soyez tranquille, me répondit le pacha, justice sera faite d’un aussi abominable forfait », accompagnant ces paroles d’un regard sombre et d’un geste significatif. Je le quittai, convaincu que le coupable subirait toute la sévérité de la loi musulmane. L’amour-propre de Mehemet-Ali s’y trouvait intéressé, et je ne pouvais désirer un gage plus certain du châtiment que je poursuivais.

L’événement justifia mes prévisions. Dans la soirée, la police connaissait la retraite où le crime avait été commis ; dans la nuit elle arrêtait le meurtrier qui, par ses aveux, reconstitua lui-même les phases successives de son crime. On entendit le lendemain quelques témoins en présence d’un fonctionnaire du consulat général que j’avais délégué à cet effet, et l’instruction fui close. Le jour suivant, le préfet de police, ordonnateur des mesures à prendre en pareil cas, vint m’annoncer que l’exécution aurait lieu dans la journée, et me consulter sur le point de la ville où il conviendrait d’y procéder pour que le spectacle produisît tout son effet sur l’esprit des indigènes et fut une garantie de sécurité pour les étrangers. Il m’offrit même de choisir, pour gibet, le balcon de l’hôtel consulaire à la grille duquel le supplicié aurait été suspendu pendant trois jours afin de mieux impressionner la population. Je n’ai pas besoin de dire que je déclinai une si étrange proposition : je me bornai à lui répondre que je n’avais aucun avis à lui donner pourvu que le criminel fût exécuté sur une place publique non loin du quartier Franc.

Le hasard me mit sur le passage du condamné au moment où on le conduisait au supplice. C’était un homme jeune encore, de haute taille, d’une figure énergique. Il marchait fort paisiblement, libre de tout lien, sa tunique jetée sur une épaule, sa pipe à la bouche, sans nul appareil militaire, suivi seulement et non entouré de l’exécuteur et de quelques agens de police qui causaient distraitement entre eux. Si on ne m’avait pas averti, je ne me serais certes pas douté que cet homme, peu d’instans après, passerait de vie à trépas. Depuis son arrestation, il n’avait cessé de montrer la même quiétude. « Allah, avait-il dit, veut que je sois mis à mort par la pendaison, et pour qu’il en soit ainsi il m’a suggéré d’assassiner un chrétien. » Imbu, comme tous ses coreligionnaires, de la doctrine fataliste, il n’a cessé d’envisager la mort avec un calme qui ne s’est pas démenti un instant.

J’ai retenu ces deux incidens parce qu’ils contribueront à jeter quelque jour sur le caractère de Mehemet-Ali et qu’ils permettront d’en apprécier les traits les plus saillans. lis autorisent en effet à penser que, s’il était jaloux de son autorité, souvent défiant, constamment sur ses gardes contre les haines qu’il avait éveillées à Constantinople, et qui se répercutaient ailleurs, il était également cordial et bienveillant, quelquefois jusqu’à la faiblesse et au détriment de l’intérêt public. Il vivait à Alexandrie entouré de négocians européens ; on s’entretenait des nouvelles de l’étranger ; les plus zélés apportaient les plus gros contingens ; on ne négligeait point les bruits mondains de la ville, dont le pacha était friand ; on y passait surtout des marchés. Le vice-roi disposait d’une partie des produits de l’Égypte, de tous ceux qui étaient importés du Soudan et qu’il avait monopolisés. Il en faisait la cession autour de lui à des conditions avantageuses pour les acheteurs. Tout cela avait quelque chose de patriarcal et s’harmonisait avec les traditions pharaoniques, mais détonait avec la vie entière du pacha, et ce contraste donnait un charme singulier à cette cour à la fois rustique et familière. L’intérêt du trésor eût exigé que les produits, dont Mehemet-Ali disposait ainsi à son gré, fussent vendus aux enchères ; on en aurait ainsi obtenu le véritable prix. Les consuls généraux, dont les administrés n’étaient pas tous admis à bénéficier de ces faveurs, lui adressèrent des représentations sous toutes les formes, quelquefois assez vives. Le pacha promettait d’en tenir compte, mais, à l’aide de déguisemens souvent ingénieux, il revenait toujours à son commerce de ventes directes qui avait, pour lui, une séduction inéluctable. Cet esprit si ferme a eu sa part de défaillances, fruit, le plus souvent, de sa bonté.

Dans un autre ordre d’idées, il avait fait preuve invariablement de la plus constante fermeté. Il mettait noblement son orgueil à bien établir que, nulle autre part, l’ordre et la sécurité des personnes n’étaient mieux garantis qu’en Égypte, et il est vrai de dire que les étrangers comme les indigènes pouvaient circuler en toute sûreté partout où il exerçait son pouvoir. Il en était ainsi non seulement dans la vallée du Nil jusqu’aux frontières les plus reculées du Soudan, mais encore en Syrie et même en Arabie, pendant qu’il était le maître de ces provinces. Sa justice, toujours rigoureuse à cet égard, n’admettait aucun tempérament, et on a vu combien elle était expéditive. La vie humaine n’avait à ses yeux qu’une valeur relative. Sur ce point, il avait gardé ses notions primitives et, dans plus d’une circonstance, il a sévi avec une rigueur impitoyable, surtout dans l’intérêt du fisc. Dans son désir de conquérir les sympathies de l’Europe, il avait, en somme, élevé la sécurité individuelle à la hauteur d’un principe d’ordre international ; il l’envisageait comme le meilleur gage de son prestige, et il considérait quiconque le méconnaissait comme un révolté ; il le supprimait. Il n’est que juste d’ajouter que l’emploi d’autres moyens, plus en harmonie avec nos règles en matière pénale et que comporte seulement une civilisation plus avancée, ne l’aurait certes pas conduit aux résultats qu’il a obtenus.

IV

On approchait cependant d’un moment où cette vie active devait être profondément troublée. Mehemet-Ali fléchissait sous le poids d’un grand âge et des vicissitudes de sa carrière si longue et si agitée. Sans subir encore des éclipses bien visibles, la lucidité de son esprit s’obscurcissait : il ne retenait pas toujours la nette perception des choses. Son orgueil s’en offensait ; il s’irritait à la pensée que ces lacunes de sa mémoire pourraient porter son entourage à discuter et à méconnaître ses ordres. En 1844, il eut un accès bien apparent de la perturbation qui menaçait ses facultés intellectuelles. Notre consulat général était, à ce moment, confié aux mains du marquis de La Valette. Doué d’une intelligence fine et déliée, jointe à une séduisante aménité, notre représentant avait rapidement conquis le vice-roi et pris, à Alexandrie, une position prépondérante. Mehemet-Ali aimait à l’entendre, à débattre avec lui des questions de tout ordre, particulièrement celles qui touchaient à la politique générale. Il y avait, dans cette recherche, un sentiment toujours en éveil dans ses préoccupations. Il s’enquérait soigneusement du passé des agens qu’on lui envoyait ; il savait que M. de La Valette avait rempli des fonctions diplomatiques, qu’il était très répandu dans le monde parisien, et en rapports avec les hommes politiques en évidence. Il pensait en tirer des informations utiles. Poussé par son désir de s’instruire, il ramenait constamment les entretiens qu’il avait avec lui sur les idées dominantes en France et sur le caractère de nos relations avec les autres puissances. Il le conviait souvent à sa table, ce qui était une nouveauté, aucun représentant étranger ne s’y étant assis avant lui. Cette innovation constitua un précédent dont bénéficièrent ses collègues et ses successeurs. Tout entier à ses devoirs, M. de La Valette sut faire tourner ces relations si cordiales à l’avantage de la colonie française. Les lazaristes lui doivent le magnifique établissement de bienfaisance et d’instruction qu’ils ont fondé à Alexandrie. Il obtint en effet du vice-roi, pour ces missionnaires, avec l’autorisation de s’établir en Égypte, ce qui n’était pas une chose aisée à cette époque, la concession gratuite d’un vaste emplacement avec tous les matériaux qui s’y trouvaient réunis. Ce terrain avait une superficie assez étendue pour qu’ils aient pu le faire traverser par une large rue, en bâtissant, d’un côté, les écoles des garçons, le logement des Pères avec un dispensaire ; de l’autre, l’école des filles, le logement des sœurs avec une église qui est ouverte aux fidèles de toutes les nations, comme les écoles et le dispensaire le sont aux enfans et aux malades, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent.

Cependant notre consul général ne ménageait pas au vice-roi les bons avis. Il avait mûrement observé la situation et il en avait relevé tous les côtés défectueux. Il ne cessait notamment d’appeler l’attention du pacha sur l’état de ses finances restées fort obérées depuis les charges qu’il avait imposées au pays pendant la période de sa grandeur et de ses luttes avec le sultan. Sa franche parole avait convaincu Mehemet-Ali de sa sincérité, et cet homme si peu endurant l’écoutait sans s’offenser des vérités qu’il lui faisait entendre.

Les investigations, auxquelles il s’était livré dès son arrivée en Égypte, avaient conduit notre représentant à constater les vices et les erreurs de l’administration, à se rendre un compte exact de l’état réel des choses. Et en terminant une dépêche dans laquelle il rendait compte du résultat de ses observations il ajoutait : « Les impôts excèdent les forces du pays. Toutes les dispositions prises dans les jours de crise et de danger, alors qu’il fallait faire face à l’Europe coalisée, ont été maintenues après la conclusion de la paix. Ainsi les droits dont on avait frappé tous les métiers, toutes les professions, la capitation qui pèse sur la classe pauvre et particulièrement sur la population rurale, — la solidarité imposée à tous les contribuables d’un village, entre tous les villages d’une province, entre les provinces elles-mêmes, — toutes ces mesures purement fiscales et si ruineuses sont toujours rigoureusement exécutées sans jamais avoir été révisées, sans qu’on ait pris en considération les déplacemens de la population. C’est ainsi qu’un village qui ne compte plus que trois cents habitans est encore tenu d’acquitter le montant intégral de l’impôt fixé au moment où il en comprenait douze cents. Les paysans, souvent contraints par la corvée de travailler sur les terres du vice-roi ou de ses fils, ne reçoivent le prix de leur salaire qu’après de longs délais et souvent en objets manufacturés dont la valeur est arbitrairement arrêtée par un agent de l’administration. On a vu Ibrahim-Pacha payer tous les ouvriers d’un village en mélasse, produit de la fabrique de sucre qui a été établie dans la Haute-Égypte. » M. de La Valette ne se bornait pas à signaler ces abus à s’on gouvernement, il les plaçait hardiment sous les yeux de Mehemet. Le pacha lui promettait d’y aviser, et sur ses instances, il en corrigea un certain nombre.

D’autre part, le pacha, en vieillissant, n’avait rien perdu de son goût, de sa passion pour les entreprises grandioses. Toute conquête lui étant désormais interdite au dehors, il agitait, dans son esprit, le dessein d’illustrer la fin de son règne par des œuvres monumentales, dignes de ses premiers prédécesseurs, les Pharaons. Il eut la pensée de percer l’isthme de Suez, et il chargea un de nos compatriotes, Linant-Bey, directeur des travaux hydrauliques, d’en ébaucher les études. Mais bientôt il se persuada qu’en réunissant les deux mers, il s’exposait à éveiller les convoitises des puissances européennes, de celle surtout qui aurait un intérêt capital à mettre la main sur cette voie donnant accès à ses vastes possessions asiatiques. Je lui entendu souvent débattre cette grave question avec un sens politique fort élevé. Il comprenait tous les avantages offerts au monde par un canal unissant la Méditerranée à la mer des Indes ; il sentait vivement que l’honneur serait immense et durable pour le souverain qui l’exécuterait ; mais il ne sentait pas moins, il percevait clairement les dangers auxquels il exposerait le possesseur de l’Egypte. « Le canal, lui disait-on, sera votre Bosphore, et la Turquie doit au Bosphore de départager toutes les puissances, de neutraliser leurs ambitions respectives, et de lui permettre de n’en rien redouter pour la sécurité de la capitale. — Vous vous méprenez, répondait-il ; le Bosphore, ce passage qui ne conduit pourtant que dans la Mer-Noire mais bien aussi dans la Méditerranée, est la source de tous les revers essuyés par l’empire ottoman depuis un siècle. Si les sultans avaient pu le fermer, ils régneraient encore sur leurs anciennes possessions. » Qui pourrait prétendre aujourd’hui que sa pénétration ou, si l’on veut, ses pressentimens l’induisaient dans une grave erreur ?

Chose étrange, l’Angleterre, à cette époque, hostile déjà au canal aussi énergiquement qu’elle n’a cessé de l’être jusqu’à son ouverture, consacrait tous ses efforts à obtenir, en se chargeant au besoin de tous les frais, la construction d’un chemin de fer du Caire à Suez. La France, au contraire, donnait toutes ses préférences à l’entreprise destinée à mettre en communication les deux mors. Nos consuls généraux furent moins heureux avec Mehemet-Ali que M. de Lesseps avec l’un de ses successeurs, et si justifiées que pussent être les appréhensions du vieux pacha, nul ne saurait regretter que l’auteur du canal ait pu mener sa tâche à bonne fin. L’œuvre est un bienfait pour tous les peuples. L’histoire dira qu’elle est due au courage et à la persévérance d’un Français, secondé par l’opinion enthousiaste de notre pays. Elle est en outre d’un intérêt trop universel pour qu’il ne vienne pas un moment où les puissances continentales, cessant d’abdiquer toute initiative, se concerteront pour que cette grande voie de communication entre les deux mondes reste confiée à des mains qui en assurent, à tous les intéressés, la libre et entière jouissance en tout état de choses.

V

Mais s’il renonçait à s’engager dans une entreprise qui le séduisait et qu’il aurait poursuivie si elle ne lui était apparue comme un sujet de périls certains pour sa dynastie, Mehemet-Ali n’abandonnait pas son dessein de consacrer ses dernières années à élever un monument utile au pays, utile à sa renommée. Il résolut de barrer le Nil au sommet du Delta afin qu’on pût arroser cette vaste province abondamment et dans toutes les saisons. Aux premières objections qu’on lui présenta en lui signalant les difficultés de l’œuvre : « C’est un duel, répondit-il, entre le grand fleuve et moi, et j’en sortirai victorieux. » Il confia l’exécution de ce travail gigantesque à un ingénieur français, M. Mougel, qui, mis à sa disposition par notre gouvernement. venait d’achever, avec un plein succès, la construction d’un bassin de carénage à Alexandrie malgré les obstacles présentés par la nature du sol sous-marin, jugés, avant lui, insurmontables. Le barrage du Nil exigeait des dépenses considérables. Avec son ardeur habituelle, et dans sa hâte de le voir achevé avant la fin de ses jours, qu’il prévoyait prochaine, le pacha les autorisa sans mesure, sans prévoyance. Le trésor ne put y pourvoir sans préjudice pour les différens services publics, sans se trouver en présence des plus graves embarras. Déjà la troupe et les fonctionnaires ne touchaient plus qu’après de longs retards, celle-là sa solde, ceux-ci leur traitement. Bientôt d’autres besoins non moins impérieux restèrent en souffrance. Le vice-roi s’alarma lui-même de cette situation, et il enjoignit aux ministres de se réunir sous la présidence d’Ibrahim-Pacha, son fils aîné, le vainqueur de Nezib, pour examiner soigneusement cet état de choses et lui soumettre, dans un rapport, le résultat de leurs investigations. Il fut obéi et on lui exposa, avec une entière franchise, la vérité tout entière sans aucun déguisement. Le rapport établissait, dans ses conclusions, à l’aide de chiffres comparés, que les dépenses faites et celles qui étaient en cours d’exécution constituaient des charges auxquelles le trésor était dans l’impossibilité absolue de pourvoir, à moins d’ajourner la plupart des paiemens inscrits au compte de l’Etat pour les services ordinaires, suspension qui lui créerait des difficultés inextricables de tout ordre.

Cette révélation fit éclater le premier désordre bien caractérisé qui troubla les facultés de Mehemet-Ali. M. de La Valette en instruisit son gouvernement par une dépêche du 27 juillet 1844 : « Le vice-roi, écrivait-il, est parti ce matin pour le Caire. Cette détermination inattendue a été précédée de circonstances qui lui donnent le caractère d’un événement grave. » Après avoir indiqué les causes premières de cette crise et qu’on vient de lire, notre représentant ajoutait : « Avant-hier, sur son ordre, les ministres assemblés donnèrent lecture au vice-roi du rapport qu’il leur avait demandé. Il l’écouta sans dissimuler son irritation, puis il monta en voiture et fit sa promenade ordinaire. A son retour, il se montra moins préoccupé, et il se retira dans le harem de sa fille Nazlèh, accourue du Caire, avec sa suite habituelle, dès le début de la crise. Il y resta toute la soirée ; à onze heures, il rentrait dans ses appartemens. Le lendemain 26, il était sur pied de grand matin, en proie à une vive excitation. « L’Egypte est perdue, disait-il ; je suis trahi de tous côtés. » Il donna des ordres pour un départ immédiat. A sept heures, il était sur le canal du Mahmoudich qui relie Alexandrie au Nil. Ne trouvant aucun bateau disponible, sa fureur ne connut plus de bornes. Il se retira dans le kiosque d’un jardin voisin, annonçant sa résolution de se retirer à la Mecque ; il n’admit personne auprès de lui. On lui apporta une lettre de soumission portant la signature d’Ibrahim-Pacha et de Saïd-Pacha, ses deux fils, d’Artin-Bey, son premier interprète, de ses ministres et de tous les officiers de sa cour. Ils suppliaient Son Altesse de ne voir dans leur conduite qu’un témoignage de leur dévouement, déclarant qu’ils obéiraient à ses ordres, quels qu’ils fussent. Mehemet-Ali leur fit répondre qu’il partirait pour le Hedjaz, à moins qu’on ne lui livrât le traître et l’avare. » Le traître était son fils, Ibrahim-Pacha ; l’avare, le président du conseil. Scherif-Pacha, qui avait exercé antérieurement les fonctions de gouverneur général de la Syrie et avait laissé partout la réputation d’un administrateur plus soigneux de ses propres deniers que de ceux de l’Etat. Scherif-Pacha a eu pour fils un prodigue que tout Paris a connu, Kalil-Bey, qui a galamment dissipé la fortune amassée par son père.

Sans se laisser toucher par les prières des uns, par les sollicitations empressées des autres, refusant obstinément toute audience, tout entretien même avec les princes de sa famille, Mehemet-Ali partit pour le Caire, laissant en proie aux plus vives inquiétudes, la diplomatie et son gouvernement, dont tous les représentans se trouvaient réunis à Alexandrie.

On se demandait s’il continuerait son voyage ; s’il irait, comme il l’avait annoncé, chercher la paix et le repos auprès du tombeau du Prophète. On se demandait encore si, dans ce cas, il ne sévirait pas, avant de s’éloigner, contre ses propres conseillers, contre quelques membres de sa famille. « Il me faut, avait-il dit et répété, Ibrahim-Pacha pieds et poings liés. Je l’incarcérerai pour le réduire à la soumission. » Il avait autour de lui des serviteurs qui lui obéissaient aveuglément, exécuteurs empressés de toutes ses volontés, lesquels se hâteraient de se conformer à ses ordres, quels qu’ils fussent, sans s’enquérir de l’état mental de leur maître. On pouvait donc tout redouter, et l’anxiété était vive parmi les agens étrangers, les angoisses plus vives encore chez les hauts fonctionnaires. La colonie européenne s’alarmait de son côté, appréhendant des désordres populaires, comme si elle eût eu le pressentiment des désastres qu’elle a subis plus tard, lors de l’incendie d’Alexandrie.

On apprit bientôt qu’en arrivant au Caire, le vice-roi s’était enfermé dans son palais de Choubra, situé à une petite distance de la ville, exigeant le silence autour de lui et n’admettant personne en sa présence. Le calme et la retraite lui rendirent l’usage de ses esprits. Quelques jours après on sut, en effet, qu’il avait reparu à la citadelle, sa demeure officielle, qu’il avait repris ses habitudes et ses réceptions, qu’il se faisait rendre compte, dans un complet apaisement, de toute chose, comme s’il ne restait, dans sa mémoire, aucune trace de ses égaremens. Il n’avait pas tout oublié cependant : en se montrant doux et clément, il infligea, pour qu’il fût acquis qu’eux seuls avaient des torts à se reprocher, aux plus hauts fonctionnaires un châtiment, purement pécuniaire d’ailleurs, en ordonnant qu’il serait exercé une retenue sur leurs émolumens, sans en excepter ceux d’Ibrahim-Pacha. Cette mesure n’était pas propre à restaurer ses tinances, mais le vieux pacha jugea qu’elle y aiderait. Ainsi se termina cette étrange aventure, qui jeta une profonde panique dans tout le pays. Trois années s’écoulèrent sans que l’affection, qui s’était manifestée si violemment, troublât de nouveau l’intelligence du vice-roi, qui devait cependant être vaincue et succomber définitivement. Elle parut même, la crise finie, n’en avoir éprouvé aucun affaiblissement. On crut constater que le pacha en avait retenu comme une sorte d’avertissement qu’il mit à profil. Il se montra plus sobre de résolutions hâtives et imprudentes. Il fit de louables efforts pour rétablir un ordre relatif dans ses finances, sans abandonner toutefois aucun de ses projets. Les travaux du barrage furent continués, mais sans être poussés fiévreusement comme à l’origine.

M. de La Valette le soutenait, en le pressant de hâter le pas dans cette voie, nouvelle, qu’il lui avait signalée jusque-là avec plus de constance que de succès. Le pacha accueillait ses avis avec une déférence pleine de bonne grâce. Il a même pris, sur la suggestion de notre représentant, plusieurs mesures utiles, et leurs rapports s’étaient ainsi rétablis sur le pied de la plus parfaite cordialité. Cette harmonie ne devait pas se perpétuer jusqu’au terme de la mission de notre envoyé. Il était à la veille de rentrer en France quand un de nos nationaux fut mis sous le bâton par un gouverneur de province. Pareil outrage n’avait jamais été fait à la colonie française, et les étrangers de toute nationalité se montraient eux-mêmes d’autant plus offensés que ce mode de traitement, s’il devait passer dans les habitudes des fonctionnaires égyptiens, les aurait assimilés aux Arabes. A vrai dire, les indigènes s’en accommodaient depuis longtemps, et on en retrouve l’emploi aussi loin qu’on remonte dans l’histoire du pays, ils ont conservé la tradition de n’acquitter les taxes de toute sorte qu’après une correction de cette nature, c’est leur façon de protester contre l’autorité qui, disent-ils, les dépouille. Dans un voyage que je fis sur le Nil, j’accostai à un domaine de Soliman-Pacha (le colonel Sèves) pour lui rendre mes devoirs. Il me’ retint à dîner. Pendant le repas, mon attention fut attirée par un bruit intermittent de coups répétés, venant de la grève, et suivis de quelques cris. J’en demandai l’explication à mon hôte. « On lève l’impôt, » me répondit-il. J’ignore si cet expédient est resté en usage depuis l’oc-occupation anglaise. Nos voisins qui se sont cantonnés en Égypte et y demeurent sous le prétexte d’y reconstituer l’ordre et la sécurité, si solidement établis sous Mehemet-Ali, ne semblent pas pressés d’arriver au terme de leur tâche, et peut-être considèrent-ils comme un bon moyen d’administration l’emploi du bâton.

Quoi qu’il en soit, M. de La Valette n’hésita pas à ajourner son départ, à demander au pacha des réparations suffisantes, et en premier lieu le châtiment du gouverneur coupable de ce méfait. Mehemet-Ali, de son côté, se montra disposé à nous donner une entière et éclatante satisfaction, désireux d’effacer, en toute hâte, ce regrettable incident. Mais le gouverneur était allié à sa famille, et il lui répugnait de prendre, contre son parent, une mesure de rigueur constituant un désaveu public et, en quelque sorte, une flétrissure. Cependant le gouverneur avait ordonné lui-même le traitement infligé à notre compatriote ; il y avait présidé en y faisant procéder sous ses yeux. Il n’était pas permis à M. de La Valette de ne pas l’atteindre ou bien tous les hauts fonctionnaires se seraient imaginé qu’ils pouvaient impunément se livrer, contre les Européens, à des actes de violence. La colonie étrangère attendait, de la fermeté de notre représentant, un gage éclatant, la mettant à l’abri de pareilles aventures. Il dut donc insister, bien que le pacha lui offrît, avec d’autres concessions, de rémunérer largement la victime de l’attentat. Sur les sollicitations que le vice-roi faisait parvenir par les voies les plus diverses à notre consul général, ou transigea. Le gouverneur fut révoqué et ne fut pas traduit on justice ; le Français bâtonné reçut une forte indemnité ; et de tous les intervenans, ce fut lui qui se trouva le plus satisfait. L’affaire ainsi réglée, M. de La Valette se rendit au palais pour prendre congé du vice-roi. Le pacha ne dérogea pas à sa courtoisie habituelle, mais son attitude témoignait de la pénible impression que lui avait laissée l’obligation de frapper publiquement un homme qu’il considérait comme appartenant à sa parenté.


VI

Mehemet-Ali trouva bientôt l’occasion de prouver qu’il n’avait pas gardé un souvenir durable du conflit survenu entre lui et le consulat général de France. On lui annonça que le plus jeune fils du roi Louis-Philippe, le duc de Montpensier, était en route pour entreprendre un voyage on Égypte ; il en manifesta une joie délirante. Il avait toujours présent le souvenir des services que la France lui avait rendus en 1840 et l’âme remplie de la gratitude qu’il lui en gardait. Ces sentimens n’étaient pas partagés par tous ses conseillers, ni à un égal degré par tous les princes de sa famille ; il le leur a souvent reproché, et sa première pensée, en cette circonstance, fut de ne rien négliger pour affirmer ses convictions, pour en faire étalage. Sans perdre un instant, et avec une ardeur peu commune à son âge, il donna tous les ordres nécessaires, pour assurer à son hôte la plus splendide réception, prenant soin d’en contrôler lui-même, chaque jour, rentière exécution, pour mieux montrer le prix qu’il, mettait à reconnaître la sollicitude que le gouvernement du roi lui avait témoignée au jour des grands périls.

Le duc de Montpensier arriva à Alexandrie le 30 juin 1845. La frégate à vapeur, le Gomer, qui l’avait amené, mouillait à peine en rade que Saïd-Pacha, amiral de la flotte, second (ils de Mehemet-Ali, montait à bord, apportant à l’auguste voyageur « l’expression de la grande satisfaction que son père ressentait de la faveur que le ciel lui accordait en lui envoyant un fils du roi. » En même temps, Artin-Bey, ministre des affaires étrangères, se présentait au consulat général, que je gérais île nouveau en ce moment, pour se concerter avec moi sur toutes les mesures propres à donner un éclat exceptionnel à la présence du prince français à Alexandrie. Dès qu’il quitta le Gomer, le duc de Montpensier fut salué par toutes les batteries des forts et de la flotte et il fut conduit par Saïd-Pacha, dans les voitures de la cour, au palais qu’il devait habiter et que l’on avait soigneusement aménagé. Quelques instans après, à la surprise générale, Mehemet-Ali, suivi d’un nombreux cortège, vint saluer le prince dont il n’avait pas voulu attendre la première visite que j’avais eu soin pourtant de lui annoncer. L’entrevue ne fut pas seulement cordiale, elle fut émouvante : ce vieillard, qui avait troublé l’Orient et agité l’Europe, allant ainsi au-devant de ce jeune prince, un adolescent, qui faisait ses premiers pas dans la vie, remua profondément tous les assistans. Le pacha serra le duc dans ses bras avec un attendrissement qu’il ne chercha pas à déguiser. Le prince s’étant excusé de ne pas l’avoir prévenu : « J’ai tenu, lui répondit le vice-roi, à donner au roi, votre père, une marque publique de ma respectueuse déférence et de mon dévouement, afin de bien manifester mes sentimens et afin que personne ne les ignore ici. » L’entretien se prolongea, et le pacha y déploya une exquise aménité. Il se révéla un autre homme que celui qu’on connaissait généralement ; il fut tendre, spirituel, affectueux, tel que j& l’avais soupçonné quelquefois dans les discussions que j’avais dû soutenir avec lui. Cet officier de fortune, venu des rangs d’une soldatesque irrégulière, avait comme la prescience d’une politesse raffinée et il prouva, en cette occasion, qu’il n’y était pas réfractaire. Ni son éducation, ni son passé, ne l’avait préparé à se présenter sous ce nouvel aspect, mais la nature l’avait doué pour tous les rôles, pour ceux-là mêmes qui étaient totalement ignorés dans les milieux où s’était écoulée sa vie.

L’accueil que le duc de Montpensier reçut à Alexandrie lui fut continué au Caire et dans la Haute-Egypte. Il m’autorisa à le suivre durant tout son voyage et je pus constater que, partout, les intentions du vice-roi étaient remplies avec un zèle empressé. Ibrahim-Pacha fut délégué auprès du prince pendant son séjour dans la capitale ; Saïd-Pacha l’accompagna dans ses excursions les plus lointaines, rapidement faites sur trois bateaux à vapeur dont celui du vice-roi qu’il avait tenu à mettre à la disposition de son hôte. Pendant les derniers momens que le duc de Montpensier passa encore à Alexandrie à son retour des cataractes, Mehemet-Ali s’ingénia à lui donner de nouvelles marques de sa sympathie que le prince accueillait avec un tact qui fut remarqué et que le pacha appréciait finement.

À un dîner qu’il lui offrit la veille de son départ et auquel j’assistais : « Je puis en toute sincérité, lui dit-il, assurer Votre Altesse Royale que j’ai le cœur rempli de la plus vive reconnaissance pour le roi et pour son gouvernement qui, dans les jours troublés comme dans les temps tranquiIles, n’ont jamais manqué de me couvrir de leur bienveillance. » Si difficile que lui fût la marche sous une température tropicale, il voulut, le lendemain. accompagner lui-même, à pied, le prince jusqu’à l’embarcadère et c’est là qu’il lui fit ses derniers adieux avec des accens de tendresse qui remuèrent vivement la foule accourue pour assister à ce spectacle.

Pendant son premier séjour à Alexandrie, le prince m’avait permis de lui présenter la colonie française ; il l’accueillit avec la plus bienveillante affabilité, s’enquérant de l’état et des besoins de notre commerce dans le Levant. J’eus l’honneur également de lui présenter le corps consulaire ; il sut trouver, pour chacun de ses membres, une parole aimable, un sujet d’entretien touchant les intérêts qui lui étaient confiés en Égypte.


VII

Ce que chacun put constater et retenir durant le voyage du duc de Montpensier, comme il le nota lui-même, ce fut la sûreté et la liberté d’esprit avec lesquelles le vice-roi abordait les questions de tout ordre dans ses entretiens avec le prince. On put en conclure qu’il avait totalement recouvré l’exercice de ses belles facultés. Illusions vaines et décevantes ! Le mal, qui avait fait une si soudaine apparition l’année précédente, ne pouvait manquer, aidé par la longue vieillesse du pacha, de le ressaisir et de le terrasser. Il reparut en effet en 1847 avec des symptômes plus alarmans. Je pus m’en assurer moi-même. Il me fut permis de pénétrer jusqu’à lui, et je ne saurais dire la cruelle angoisse que me causa le spectacle de ses divagations. Cet esprit que j’avais connu si lucide s’égarait dans d’étranges hallucinations ; mais une pensée lui revenait eu m’apercevant. « Le roi, le roi, » répétait-il, et le roi pour lui c’était la France. Moins que jamais, il aurait admis que le souverain ne fût pas l’unique, la véritable représentation du pays.

On jugea, dans les derniers mois de l’année, qu’un déplacement pourrait lui être salutaire. Il consentit à entreprendre un voyage qui, lui disait-on, pourrait s’achever en France. Ils s’embarqua sur un navire français que le consulat général s’empressa de mettre à sa disposition. Il fit une première station à Malte pour y purger la quarantaine imposée aux provenances d’Alexandrie. Pour ménager la transition du climat d’Égypte à celui de nos contrées, on le conduisit à Naples. C’est là qu’il apprit la révolution de Février et la chute du roi Louis-Philippe. Il en ressentit une secousse qui aggrava son état. On le ramena à Alexandrie en proie aux plus étranges désordres intellectuels. J’ai dit ailleurs[2] que le plus souvent il avait l’esprit troublé par le désir de rétablir sur son trône le roi, son ami et son protecteur, dictant des ordres aux officiers de son entourage pour mobiliser l’armée et la flotte qu’il voulait lui-même, disait-il, conduire à Marseille pour se mettre à la disposition du souverain déchu. Il fut bientôt démontré que la démence l’avait saisi tout entier sans laisser aucun espoir de guérison.

Ibrahim-Pacha prit en main les rênes du pouvoir avec l’assentiment de la Porte, sans être investi du litre et des prérogatives de vice-roi. On jugea, de part et d’autre, plus convenable d’en conserver les honneurs à Mehemet-Ali. Par un étrange caprice du sort, l’héritier du pacha fut bientôt atteint lui-même d’une maladie grave et il succomba au mois de novembre de celle même année 184-8, pendant que son père végétait dans une inconscience finale de ce qui se passait dans ce royaume qu’il avait fondé. Dans ses jours de colère et d’emportement, Mehemet-Ali, aimant passionnément le pouvoir et ne sachant envisager sans irritation le moment où il échoirait à son successeur, s’exclamait souvent : « Mon fils n’héritera pas de ma puissance ; je lui survivrai. » Informé de ces propos, Ibrahim-Pacha répondait : « La nature a ses droits qui se confondent avec les miens ; je gouvernerai l’Égypte. » Par un singulier concours de circonstances, ils eurent raison tous deux, le fils exerça l’autorité suprême, mais le père lui survécut.


VIII

Faut-il dire ce que fut le premier successeur de Mehemet-Ali ? Le contraste est trop frappant pour ne pas s’y arrêter un moment. La vice-royauté échut à Abbas-Pacha, petit-fils du fonda leur de cette dynastie nouvelle. Il était le plus âgé parmi ses descendans et à ce titre il hérita de son pouvoir en conformité de la loi qui gouverne, dans l’empire ottoman, l’ordre de succession au trône. Abbas-Pacha s’était montré, dès son enfance, réfractaire aux idées de son grand-père. Seul, parmi les jeunes princes égyptiens, il avait refusé de se laisser initier à l’enseignement que Mehemet-Ali imposait à ses enfans et que leur distribuaient des professeurs européens ; il n’avait jamais consenti à apprendre une langue étrangère, celle du Coran lui suffisait. Elevé dans le harem, il en avait contracté, de bonne heure, toutes les habitudes et toutes les répugnances. Il affectait un fanatisme irréductible, ne fréquentant que les mosquées, déclinant tout contact avec les étrangers que Mehemet-Ali avait appelés en si grand nombre en Égypte. L’un de ses premiers actes révéla l’intention de les éloigner sans distinction d’origine, en visant surtout les chefs des institutions de tout ordre fondées par leurs soins. La plupart d’entre eux, presque la totalité, étaient des Français. Revenu en Égypte, après une courte absence, pour y reprendre la gestion du consulat général, je dus intervenir pour couvrir nos nationaux. J’acceptai le conflit dont Abbas-Pacha prenait l’initiative, et je lui fis entendre toutes les vérités qu’il me donnait le droit d’invoquer. « Ne suis-je pas le maître ? me répondait-il. Les fonctionnaires, indigènes ou étrangers, ne sont-ils pas mes servi leurs aussi longtemps que je les paie ? J’ai donc le droit de les remercier. — L’exercice de ce droit, répliquais-je, n’est pas seulement une mesure inique, prise contre des hommes, aussi honorables que laborieux, qui ont rempli tous leurs devoirs et acquis ainsi des droits que nul ne peut méconnaître ; elle est en outre, par le nombre et la qualité des personnes atteintes, presque toutes mes compatriotes, une offense pour le gouvernement français, et je protesterai hautement, chaque jour, contre l’injustice et l’inconvenance d’une pareille résolution, en attendant les instructions que j’ai demandées à Paris… Celle résolution, lui disais-je encore, est d’autant moins justifiable qu’elle implique le désaveu, la désapprobation de tous les actes qui ont fait la gloire de Mehemet-Ali. » Il se montra d’abord absolument rebelle à mes observations. Esprit faible et non préparé à la discussion, il se dérobait aux entretiens que je cherchais à provoquer. Je dus charger de lui renouveler mes représentations, un de ses confidens, Nubar-Pacha, aujourd’hui premier ministre, auquel il avait confié le soin de défendre ses vues.

Il en vint pourtant à me faire proposer, par ce même fonctionnaire, une transaction garantissant, à tous les employés congédiés, une rémunération et des indemnités exceptionnelles. Il finit même par comprendre que l’ostracisme des européens, recrutés par son grand-père, soulèverait les plus vives récriminations, et il renonça à y donner suite. Un seul Français, Clot-Bey, censeur habituel et caustique des habitudes d’Abbas-Pacha du vivant de Mehemet-Ali, ne se sentant plus en sûreté, désira lui-même quitter l’Égypte et je pus obtenir pour lui, à titre de pension de retraite, la totalité de son traitement, réversible, en cas de décès, sur ses enfans jusqu’à leur majorité.

Abbas-Pacha persévérait néanmoins à prendre uniquement conseil de son fanatisme. À la mort de Mehemet-Ali, il se rendit à Constantinople pour y recevoir l’investiture du sultan. Il y étala, avec ostentation, son dé vouement au prince des croyans. Comment justifiait-il cette attitude ? « Mon grand-père, disait-il en rentrant au Caire, se croyait un souverain absolu ; il l’était pour nous, pour ses serviteurs, pour ses enfans. Mais il était l’esclave des consuls généraux. Eh bien, si je dois être gouverné par quelqu’un, j’aime mieux l’être par le chef de tous les musulmans plutôt que par des chrétiens que je déteste. » (Extrait de la correspondance officielle.)

L’hostilité qu’Abbas-Pacha témoignait si manifestement aux Européens éveilla les dispositions malveillantes et brutales de la population musulmane, que la ferme vigilance de Mehemet-Ali avait, pendant de si longues années, contenue dans le respect du aux étrangers. Les chrétiens indigènes, et plus particulièrement les résidens venus d’Europe, furent l’objet d’agressions qui dégénérèrent en rixes sanglantes. Les représentans des puissances durent intervenir collectivement et exiger des mesures énergiques, notamment la révocation du chef de la police. « Ces dispositions d’Abbas-Pacha, écrivait M. Le Moyne, notre nouveau consul général auquel j’avais remis le service dès son arrivée, procèdent de sa nature, de son éducation, de son passé, et plus encore de son fanatisme. Esprit faible, étroit et sans culture, il est religieux sans élévation. Son grand-père, renonçant à réveiller chez lui d’autres sentimens, le menaçait constamment du jugement que l’opinion publique en Europe porterait sur sa conduite. C’est avec ces précédons qu’Abbas-Pacha est arrivé au pouvoir, et on conçoit aisément que, durant son séjour à Constantinople, on ait réussi à lui imposer une entière soumission aux volontés de la Porte. »

Un dernier trait, et je pourrais en citer plusieurs, suffira à donner la mesure de cette aine si peu digne de continuer l’œuvre de son grand-père. Sur la proposition de Clot-Bey, directeur général des services hospitaliers, le vieux pacha avait fondé, au Caire, un hospice pour les indigens des deux sexes. On y avait successivement annexé un service pour la maternité, une école de sages-femmes, une section pour la vaccination, une autre pour les aliénés. Avant l’ouverture de ce vaste établissement hospitalier, il n’existait aucun refuge, aucun centre de secours pour les malades pauvres et les infirmes ; les femmes en couches étaient livrées à des empiriques ; — les aliénés étaient logés, la chaîne au cou, dans des fosses infectes.

Par l’un de ses premiers actes, Abbas-Pacha décréta la suppression de cette institution de bienfaisance qui rendait les plus précieux services à l’humanité souffrante. Il a fallu, plus tard, la reconstituer et la rouvrir ; l’indignation publique en fit un devoir impérieux au nouveau vice-roi. En cette circonstance et pour sa propre justification, Abbas-Pacha avait invoqué l’état obéré des finances de l’Egypte ; mais simultanément il faisait construire, pour son usage personnel, dans le désert et non loin du Caire, un vaste palais, doublé d’un casernement non moins vaste pour le logement des troupes chargées de veiller à sa garde. M. Le Moyne écrivait à cette occasion : « Tous les maçons, menuisiers, tailleurs de pierres sont employés, de gré ou de force, aux constructions de Son Altesse… Je ne dirai pas, ajoutait-il, tous les désirs d’Abbas-Pacha, ceux surtout qui sont peu dignes d’un prince ; je ne veux pas descendre dans des détails qu’il faut se borner à déplorer. »

Qu’advint-il ? Que ce prince, qui prétendait inaugurer l’ère des économies et restaurer les finances égyptiennes, les dilapida sans mesure. Se faisant délivrer le numéraire versé dans les caisses publiques, il y substituait ce que l’on appelait chez nous, au siècle dernier, des acquits de comptant. Par une étrange et coupable innovation, ces titres, portant le cachet du vice-roi, étaient mis en circulation par les agens du fisc avec un escompte variable ; les preneurs en usaient pour s’acquitter envers le trésor qui subissait ainsi des pertes plus ou moins considérables, selon le crédit que le public accordait au gouvernement.

Il advint encore que les caprices du vice-roi et les rigueurs de son absolutisme alarmèrent son entourage et les membres de sa propre famille. Abbas-Pacha prit en mauvaise part les représentations que ceux-ci osèrent lui soumettre, et redoutant sa colère, les fils de Mehemet-Ali comme ceux d’Ibrahim, sous des prétextes divers, se réfugièrent à Constantinople, l’un après l’autre. Un seul, parmi ces derniers, Mustapha-Pacha, qui, depuis, a longtemps résidé à Paris, et pour lequel Abbas-Pacha n’avait aucun secret, continuait à l’assurer de son dévouement et captivait ainsi toute sa confiance. Soudain, on apprit qu’il s’était dérobé à son tour pour aller rejoindre ses frères. Le ministre des affaires étrangères, Artin-Bey, se croyant menacé de son côté, se glissa nuitamment au consulat général de France, et sous un déguisement, accompagné par un de nos drogmans, il se hâta de s’embarquer sur un paquebot en partance pour la Syrie. Ces désertions successives irritèrent Abbas-Pacha qui se retrancha dans son palais où il vivait dans un isolement mystérieux, et redouté par ses serviteurs autant que par le public indigène ou étranger.

Ce prince, qui mettait en fuite sa propre famille et ses meilleurs conseillers, devait mal finir ; il disparut dans une catastrophe nocturne en juillet 1874, pendant qu’il était veillé par deux jeunes mamelouks, esclaves circassiens, qui disparurent et qu’on accusa de l’avoir traîtreusement mis à mort, après avoir prétendu qu’il avait succombé à un mal foudroyant. « L’un des deux mamelouks qui avaient quitté secrètement le palais d’Abbas-Pacha dans la nuit du 12 au 13, écrivait, sous la date du 20, notre consul général, a été arrêté hier. Il résulte de ses déclarations que, quoi qu’en disent les médecins, la mort du vice-roi ne serait pas uniquement le résultat d’une attaque d’apoplexie, et qu’une vengeance particulière ou la crainte d’un châtiment, annoncé la veille, serait venue en aide à la maladie. Je tiens ce renseignement de Saïd-Pacha lui-même, le nouveau vice-roi. » Ce qui est certain, c’est qu’on n’a jamais livré à la publicité les informations qu’on a dû recueillir et qu’on n’a jamais été fixé sur le sort des deux assassins présumés. Tous ces bruits se sont éteints dans le silence et le mystère.

Ai-je besoin de dire que Abbas-Pacha ne fut pas regretté ? « Même parmi ceux, écrivait encore notre consul général, qu’on croyait les plus dévoués au vice-roi ou qui s’étaient fait le plus remarquer par leur hostilité aux autres membres de sa famille, il n’est pas un seul homme qui ne se soit trouvé heureux d’être débarrassé du système de compression qui pesait sur l’Egypte. »

Si pesante qu’ait été au peuple égyptien la main de Mehemet-Ali, on ne saurait méconnaître les bienfaits dont il a doté le pays, ni dénier qu’il y a répandu les germes d’une civilisation destinée à se développer après lui. S’il a employé des moyens que notre temps réprouve, on peut dire, à sa décharge, qu’il n’en connaissait pas d’autres et que l’état de l’Egypte ne comportait guère que ceux dont il a fait usage quand il en est devenu le maître. Uniquement guidé par ses facultés natives, il l’a enrichie par l’impulsion qu’il a imprimée a l’agriculture, particulièrement en y introduisant de nouvelles cultures, comme celle du coton, en donnant tous ses soins à l’irrigation. Il l’a préparée à une fortune nouvelle en y propageant l’instruction publique à tous les degrés ; en brisant les barrières qui la séparaient, avant lui, du monde civilisé ; en la mettant en communication constante avec l’Europe. Il a ainsi redressé la situation économique et morale du pays. Aussi sa mémoire y est-elle, chaque jour, plus vénérée, bien qu’il soit mort dans le silence et la retraite. L’administration de son petit-fils, si elle avait duré, aurait compromis cette œuvre. Elle n’a eu qu’un avantage, celui de mettre en pleine lumière la grandeur de la tâche accomplie par le vieux vice-roi. C’est ce que je me suis proposé de montrer en rappelant rapidement les écarts d’Abbas-Pacha.


Cte BENENDETTI.

  1. Voir la Question d’Égypte, dans la Revue du 1er et du 15 novembre 1891.
  2. La Question d’Égypte. Voyez la Revue du 1er novembre 1891.