Méditations Métaphysiques/Réponses de l’auteur aux quatrièmes objections

Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome II (p. 37-88).

RÉPONSES DE L’AUTEUR

AUX QUATRIÈMES OBJECTIONS.

LETTRE AU R. P. MERSENNE.


Mon révérend père,

Il m’eût été difficile de souhaiter un plus clairvoyant et plus officieux examinateur de mes écrits que celui dont vous m’avez envoyé les remarques, car il me traite avec tant de douceur et de civilité que je vois bien que son dessein n’a pas été de rien dire contre moi ni contre le sujet que j’ai traité ; et néanmoins c’est avec tant de soin qu’il a examiné ce qu’il a combattu, que j’ai raison de croire que rien ne lui a échappé. Et outre cela il insiste si vivement contre les choses qui n’ont pu obtenir de lui son approbation, que je n’ai pas sujet de craindre qu’on estime que la complaisance lui ait rien fait dissimuler ; c’est pourquoi je ne me mets pas tant en peine des objections qu’il m’a faites, que je me réjouis de ce qu’il n’y a point plus de choses en mon écrit auxquelles il contredise.

RÉPONSE À LA PREMIÈRE PARTIE.


DE LA NATURE DE L’ESPRIT HUMAIN.


Je ne m’arrêterai point ici à le remercier du secours qu’il m’a donné en me fortifiant de l’autorité de saint Augustin, et de ce qu’il a proposé mes raisons de telle sorte qu’il sembloit avoir peur que les autres ne les trouvassent pas assez fortes et convaincantes.

Mais je dirai d’abord en quel lieu j’ai commencé de prouver comment, de ce que je ne connois rien autre chose qui appartienne à mon essence, c’est-à-dire l’essence de mon esprit, sinon que je suis une chose qui pense, il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne. C’est au même lieu où j’ai prouvé que Dieu est ou existe, ce Dieu, dis-je, qui peut faire toutes les choses que je conçois clairement et distinctement comme possibles. Car, quoique peut-être il y ait en moi plusieurs choses que je ne connois pas encore (comme en effet je supposois en ce lieu-là que je ne savois pas encore que l’esprit eût la force de mouvoir le corps ou qu’il lui fût substantiellement uni), néanmoins, d’autant que ce que je connois être en moi me suffit pour subsister avec cela seul, je suis assuré que Dieu me pouvoit créer sans les autres choses que je ne connois pas encore, et partant que ces autres choses n’appartiennent point à l’essence de mon esprit. Car il me semble qu’aucune des choses sans lesquelles une autre peut être, n’est comprise en son essence, et encore que l’esprit soit de l’essence de l’homme, il n’est pas néanmoins, à proprement parler, de l’essence de l’esprit qu’il soit uni au corps humain.

Il faut aussi que j’explique ici quelle est ma pensée lorsque je dis « qu’on ne peut pas inférer une distinction réelle entre deux choses, de ce que l’une est conçue sans l’autre par une abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitement, mais seulement de ce que chacune d’elles est conçue sans l’autre pleinement ou comme une chose complète. » Car je n’estime pas que pour établir une distinction réelle entre deux choses il soit besoin d’une connoissance entière et parfaite, comme le prétend M. Arnauld ; mais il y a en cela cette différence, qu’une connoissance, pour être entière et parfaite, doit contenir en soi toutes et chacunes les propriétés qui sont dans la chose connue : et c’est pour cela qu’il n’y a que Dieu seul qui sache qu’il a les connoissances entières et parfaîtes de toutes choses.

Mais quoiqu’un entendement créé ait peut-être en effet les connoissances entières et parfaites de plusieurs choses, néanmoins jamais il ne peut savoir qu’il les a, si Dieu même ne lui révèle particulièrement ; car, pour faire qu’il ait une connoissance pleine et entière de quelque chose, il est seulement requis que la puissance de connoître qui est en lui, égale cette chose, ce qui se peut faire aisément ; mais, pour faire qu’il sache qu’il a une telle connoissance, ou bien que Dieu n’a rien mis de plus dans cette chose que ce qu’il en connoît, il faut que par sa puissance de connoître il égale la puissance infinie de Dieu, ce qui est entièrement impossible.

Or, pour connoître la distinction réelle qui est entre deux choses, il n’est pas nécessaire que la connoissance que nous avons de ces choses soit entière et parfaite, si nous ne savons en même temps qu’elle est telle : mais nous ne le pouvons jamais savoir, comme je viens de prouver ; donc il n’est pas nécessaire qu’elle soit entière et parfaite.

C’est pourquoi, où j’ai dit « qu’il ne suffit pas qu’une chose soit conçue sans une autre par une abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitement, je n’ai pas pensé que de là l’on pût inférer que pour établir une distinction réelle, il fût besoin d’une connoissance entière et parfaite, mais seulement d’une qui fût telle que nous ne la rendissions point imparfaite et défectueuse par l’abstraction et restriction de notre esprit. Car il y a bien de la différence entre avoir une connoissance entièrement parfaite, de laquelle personne ne peut jamais être assuré, si Dieu même ne lui révèle, et avoir une connoissance parfaite jusqu’à ce point que nous sachions qu’elle n’est point rendue imparfaite par aucune abstraction de notre esprit.

Ainsi, quand j’ai dit qu’il falloit concevoir pleinement une chose, ce n’étoit pas mon intention de dire que notre conception devoit être entière et parfaite, mais seulement que nous la devions assez connoître pour savoir qu’elle étoit complète. Ce que je pensois être manifeste, tant par les choses que j’avois dites auparavant, que par celles qui suivent immédiatement après : car j’avois distingué un peu auparavant les êtres incomplets de ceux qui sont complets, et j’avois dit « qu’il étoit nécessaire que chacune de ces choses qui sont distinguées réellement, fût conçue comme un être par soi et distinct de tout autre. »

Et un peu après, au même sens que j’ai dit que je concevois pleinement ce que c’est que le corps, j’ai ajouté au même lieu que je concevois aussi que l’esprit est une chose complète, prenant ces deux façons de parler, concevoir pleinement, et concevoir que c’est une chose complète, en une seule et même signification.

Mais on peut ici demander avec raison ce que j’entends par une chose complète, et comment je prouve que, pour la distinction réelle, il suffit que deux choses soient conçues l’une sans l’autre comme deux choses complètes.

À la première demande je réponds que, par une chose complète, je n’entends autre chose qu’une substance revêtue de formes ou d’attributs qui suffisent pour me faire connoître qu’elle est une substance.

Car, comme j’ai déjà remarqué ailleurs, nous ne connoissons point les substances immédiatement par elles-mêmes, mais de ce que nous apercevons quelques formes ou attributs qui doivent être attachés à quelque chose pour exister, nous appelons du nom de substance cette chose à laquelle ils sont attachés.

Que si après cela nous voulions dépouiller cette même substance de tous ces attributs qui nous la font connoître, nous détruirions toute la connoissance que nous en avons, et ainsi nous pourrions bien à la vérité dire quelque chose de la substance, mais tout ce que nous en dirions ne consisteroit qu’en paroles, desquelles nous ne concevrions pas clairement et distinctement la signification.

Je sais bien qu’il y a des substances que l’on appelle vulgairement incomplètes ; mais si on les appelle ainsi parceque de soi elles ne peuvent pas subsister toutes seules et sans être soutenues par d’autres choses, je confesse qu’il me semble qu’en cela il y a de la contradiction qu’elles soient des substances, c’est-à-dire des choses qui subsistent par soi, et qu’elles soient aussi incomplètes, c’est-à-dire des choses qui ne peuvent pas subsister par soi. Il est vrai qu’en un autre sens on les peut appeler incomplètes, non qu’elles aient rien d’incomplet en tant qu’elles sont des substances, mais seulement en tant qu’elles se rapportent à quelque autre substance avec laquelle elles composent un tout par soi et distinct de tout autre. Ainsi la main est une substance incomplète, si vous la rapportez à tout le corps, dont elle est partie ; mais si vous la considérez toute seule, elle est une substance complète. Et pareillement l’esprit et le corps sont des substances incomplètes, lorsqu’ils sont rapportés à l’homme qu’ils composent ; mais étant considérés séparément, ils sont des substances complètes. Car tout ainsi qu’être étendu, divisible, figuré, etc., sont des formes ou des attributs par le moyen desquels je connois cette substance qu’on appelle corps ; de même être intelligent, voulant, doutant, etc., sont des formes par le moyen desquelles je connois cette substance qu’on appelle esprit ; et je ne comprends pas moins que la substance qui pense est une chose complète, que je comprends que la substance étendue en est une.

Et ce que M. Arnauld a ajouté ne se peut dire en façon quelconque, à savoir que peut-être le corps se rapporte à l’esprit, comme le genre à l’espèce : car encore que le genre puisse être conçu sans cette particulière différence spécifique, ou sans celle-là, l’espèce toutefois ne peut en aucune façon être conçue sans le genre. Ainsi, par exemple, nous concevons aisément la figure sans penser au cercle, quoique cette conception ne soit pas distincte, si elle n’est rapportée à quelque figure particulière, ni d’une chose complète, si elle ne comprend la nature du corps, mais nous ne pouvons concevoir aucune différence spécifique du cercle que nous ne pensions en même temps à la figure. Au lieu que l’esprit peut être conçu distinctement et pleinement, c’est-à-dire autant qu’il faut pour être tenu pour une chose complète, sans aucune de ces formes ou attributs au moyen desquels nous reconnoissons que le corps est une substance, comme je pense avoir suffisamment démontré dans la seconde Méditation ; et le corps est aussi conçu distinctement et comme une chose complète, sans aucune des choses qui appartiennent à l’esprit.

Ici néanmoins M. Arnauld passe plus avant, et dit, « encore que je puisse acquérir quelque notion de moi-même sans la notion du corps, il ne résulte pas néanmoins de là que cette notion soit complète et entière, en telle sorte que je sois assuré que je ne me trompe point lorsque j’exclus le corps de mon essence. » Ce qu’il explique par l’exemple du triangle inscrit au demi-cercle, que nous pouvons clairement et distinctement concevoir être rectangle, encore que nous ignorions ou même que nous niions que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés ; et néanmoins on ne peut pas de là inférer qu’on puisse faire un triangle rectangle duquel le carré de la base ne soit pas égal aux carrés des côtés. Mais pour ce qui est de cet exemple, il diffère en plusieurs façons de la chose proposée. Car, premièrement, encore que peut-être par un triangle on puisse entendre une substance dont la figure est triangulaire, certes la propriété d’avoir le carré de la base égal aux carrés des côtés n’est pas une substance, et partant chacune de ces deux choses ne peut pas être entendue comme une chose complète, ainsi que le sont l’esprit et le corps ; et même cette propriété ne peut pas être appelée une chose, au même sens que j’ai dit que c’est assez que je puisse concevoir une chose (c’est à savoir une chose complète) sans une autre, etc. Comme il est aisé de voir par ces paroles qui suivent, « de plus je trouve en moi des facultés, etc. » Car je n’ai pas dit que ces facultés fussent des choses, mais j’ai voulu expressément faire distinction entre les choses, c’est-à-dire entre les substances et les modes de ces choses, c’est-à-dire l’es facultés de ces substances.

En second lieu, encore que nous puissions clairement et distinctement concevoir que le triangle au demi-cercle est rectangle, sans apercevoir que le carré de sa base est égal aux carrés des côtés, néanmoins nous ne pouvons pas concevoir ainsi clairement un triangle duquel le carré de la base soit égal aux carrés des côtés, sans que nous apercevions en même temps qu’il est rectangle ; mais nous concevons clairement et distinctement l’esprit sans le corps, et réciproquement le corps sans l’esprit.

En troisième lieu, encore que le concept ou l’idée du triangle inscrit au demi-cercle puisse être telle qu’elle ne contienne point l’égalité qui est entre le carré de la base et les carrés des côtés, elle ne peut pas néanmoins être telle que l’on conçoive que nulle proportion qui puisse être entre le carré de la base et les carrés des côtés n’appartient à ce triangle ; et partant, tandis que l’on ignore quelle est cette proportion, on n’en peut nier aucune que celle qu’on connoît clairement ne lui point appartenir, ce qui ne peut jamais être entendu de la proportion d’égalité qui est entre eux.

Mais il n’y a rien de contenu dans le concept du corps de ce qui appartient à l’esprit, et réciproquement dans le concept de l’esprit rien n’est compris de ce qui appartient au corps. C’est pourquoi, bien que j’aie dit que « c’est assez que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, etc., » on ne peut pas pour cela former cette mineure : « Or est-il que je conçois clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, encore que je doute ou que je nie que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, etc. »

Premièrement, parceque la proportion qui est entre le carré de la base et les carrés des côtés n’est pas une chose complète.

Secondement, parceque cette proportion d’égalité ne peut être clairement entendue que dans un triangle rectangle.

Et en troisième lieu, parcequ’un triangle même ne sauroit être distinctement conçu, si on nie la proportion qui est entre les carrés de ses côtés et de sa base.

Mais maintenant il faut passer à la seconde demande, et montrer comment il est vrai que « de cela seul que je conçois clairement et distinctement une substance sans une autre, je suis assuré qu’elles s’excluent mutuellement l’une l’autre, et sont réellement distinctes ; » ce que je montre en cette sorte.

La notion de la substance est telle, qu’on la conçoit comme une chose qui peut exister par soi-même, c’est-à-dire sans le secours d’aucune autre substance, et il n’y a jamais eu personne qui ait conçu deux substances par deux différents concepts, qui n’ait jugé qu’elles étoient réellement distinctes. C’est pourquoi, si je n’eusse point cherché de certitude plus grande que la vulgaire, je me fusse contenté d’avoir montré en la seconde Méditation que l’esprit est conçu comme une chose subsistante, quoiqu’on ne lui attribue rien de ce qui appartient au corps, et qu’en même façon le corps est conçu comme une chose subsistante, quoiqu’on ne lui attribue rien de ce qui appartient à l’esprit : et je n’aurois rien ajouté davantage pour prouver que l’esprit est réellement distingué du corps, d’autant que nous avons coutume de juger que toutes les choses sont en effet et selon la vérité telles qu’elles paroissent à notre pensée. Mais, d’autant qu’entre ces doutes hyperboliques que j’ai proposés dans ma première Méditation, cettuy-ci en étoit un, à savoir que je ne pouvois être assuré « que les choses fussent en effet et selon la vérité telles que nous les concevons, » tandis que je supposois que je ne connoissois pas l’auteur de mon origine, tout ce que j’ai dit de Dieu et de la vérité dans la troisième, quatrième et cinquième Méditations, sert à cette conclusion de la réelle distinction de l’esprit d’avec le corps, laquelle enfin j’ai achevée dans la sixième.

« Je conçois fort bien, dit M. Arnauld, la nature du triangle inscrit dans le demi-cercle sans que je sache que le carré de sa hase est égal aux carrés des côtés. » À quoi je réponds que ce triangle peut véritablement être conçu sans que l’on pense à la proportion qui est entre le carré de sa base et les carrés de ses côtés, mais qu’on ne peut pas concevoir que cette proportion doive être niée de ce triangle, c’est-à-dire qu’elle n’appartient point à sa nature. Or il n’en est pas de même de l’esprit ; car non seulement nous concevons qu’il est sans le corps, mais aussi nous pouvons nier qu’aucune des choses qui appartiennent au corps appartienne à l’esprit ; car c’est le propre et la nature des substances de s’exclure mutuellement l’une l’autre.

Et ce que M. Arnauld a ajouté ne m’est aucunement contraire, à savoir que « ce n’est pas merveille si, lorsque de ce que je pense je viens à conclure que je suis, l’idée que de là je forme de moi-même me représente seulement comme une chose qui pense : » car, de la même façon, lorsque j’examine la nature du corps je ne trouve rien en elle qui ressente la pensée ; et on ne sauroit avoir un plus fort argument de la distinction de deux choses que lorsque, venant à les considérer toutes deux séparément, nous ne trouvons aucune chose dans l’une qui ne soit entièrement différente de ce qui se retrouve en l’autre.

Je ne vois pas aussi pourquoi cet argument semble prouver trop ; car je ne pense pas que pour montrer qu’une chose est réellement distincte d’une autre on puisse rien dire de moins, sinon que par la toute-puissance de Dieu elle en peut être séparée : et il m’a semblé que j’avois pris garde assez soigneusement à ce que personne ne pût pour cela penser que l’homme n’est rien qu’un esprit usant ou se servant du corps.

Car même dans cette sixième Méditation, où j’ai parlé de la distinction de l’esprit d’avec le corps, j’ai aussi montré qu’il lui est substantiellement uni ; et pour le prouver je me suis servi de raisons qui sont telles que je n’ai point souvenance d’en avoir jamais lu ailleurs de plus fortes et convaincantes. Et comme celui qui diroit que le bras d’un homme est une substance réellement distincte du reste de son corps ne nieroit pas pour cela qu’il est de l’essence de l’homme entier, et que celui qui dit que ce même bras est de l’essence de l’homme entier ne donne pas pour cela occasion de croire qu’il ne peut pas subsister par soi, ainsi je ne pense pas avoir trop prouvé en montrant que l’esprit peut être sans le corps : ni avoir aussi trop peu dit en disant qu’il lui est substantiellement uni ; parceque cette union substantielle n’empêche pas qu’on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l’esprit seul, comme d’une chose complète ; c’est pourquoi le concept de l’esprit diffère beaucoup de celui de la superficie et de la ligne, qui ne peuvent pas être ainsi entendues comme des choses complètes, si outre la longueur et la largeur on ne leur attribue aussi la profondeur.

Et enfin, de ce que la faculté de penser est assoupie dans les enfants, et que dans les fous elle est non pas à la vérité éteinte, mais troublée, il ne faut pas penser qu’elle soit tellement attachée aux organes corporels qu’elle ne puisse être sans eux. Car, de ce que nous voyons souvent qu’elle est empêchée par ces organes, il ne s’ensuit aucunement qu’elle soit produite par eux ; et il n’est pas possible d’en donner aucune raison, tant légère qu’elle puisse être.

Je ne nie pas néanmoins que cette étroite liaison de l’esprit et du corps que nous expérimentons tous les jours ne soit cause que nous ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation la distinction réelle qui est entre l’un et l’autre. Mais, à mon jugement, ceux qui repasseront souvent dans leur esprit les choses que j’ai écrites dans ma seconde Méditation, se persuaderont aisément que l’esprit n’est pas distingué du corps par une seule fiction ou abstraction de l’entendement, mais qu’il est connu comme une chose distincte, parcequ’il est tel en effet. Je ne réponds rien à ce que M. Arnauld a ici ajouté touchant l’immortalité de l’âme, puisque cela ne m’est point contraire ; mais pour ce qui regarde les âmes des bêtes, quoique leur considération ne soit pas de ce lieu, et que, sans l’explication de toute la physique, je n’en puisse dire davantage que ce que j’ai déjà dit dans la cinquième partie de mon traité de la Méthode, toutefois je dirai encore ici qu’il me semble que c’est une chose fort remarquable qu’aucun mouvement ne se peut faire, soit dans les corps des bêtes, soit même dans les nôtres, si ces corps n’ont en eux tous les organes et instruments par le moyen desquels ces mêmes mouvements pourroient aussi être accomplis dans une machine ; en sorte que même dans nous ce n’est pas l’esprit ou l’âme qui meut immédiatement les membres extérieurs, mais seulement il peut déterminer le cours de cette liqueur fort subtile qu’on nomme les esprits animaux, laquelle, coulant continuellement du cœur par le cerveau dans les muscles, est la cause de tous les mouvements de nos membres, et souvent en peut causer plusieurs différents aussi facilement les uns que les autres. Et même il ne le détermine pas toujours, car entre les mouvements qui se font en nous il y en a plusieurs qui ne dépendent point du tout de l’esprit, comme sont le battement du cœur, la digestion des viandes, la nutrition, la respiration de ceux qui dorment ; et même en ceux qui sont éveillés, le marcher, chanter, et autres actions semblables, quand elles se font sans que l’esprit y pense. Et lorsque ceux qui tombent de haut présentent leurs mains les premières pour sauver leur tête, ce n’est point par le conseil de leur raison qu’ils font cette action ; et elle ne dépend point de leur esprit, mais seulement de ce que leurs sens, étant touchés par le danger présent, causent quelque changement en leur cerveau qui détermine les esprits animaux à passer de là dans les nerfs, en la façon qui est requise pour produire ce mouvement tout de même que dans une machine et sans que l’esprit le puisse empêcher.

Or, puisque nous expérimentons cela en nous-mêmes, pourquoi nous étonnerons-nous tant si la lumière réfléchie du corps d’un loup dans les yeux d’une brebis a la même force pour exciter en elle le mouvement de la fuite ?

Après avoir remarqué cela, si nous voulons un peu raisonner pour connoître si quelques mouvements des bêtes sont semblables à ceux qui se font en nous par le ministère de l’esprit, ou bien à ceux qui dépendent seulement des esprits animaux et de la disposition des organes, il faut considérer les différences qui sont entre les uns et les autres, lesquelles j’ai expliquées dans la cinquième partie du discours de la Méthode, car je ne pense pas qu’on en puisse trouver d’autres, et alors on verra facilement que toutes les actions des bêtes sont seulement semblables à celles que nous faisons sans que notre esprit y contribue. À raison de quoi nous serons obligés de conclure que nous ne connoissons en effet en elles aucun autre principe de mouvement que la seule disposition des organes et la continuelle affluence des esprits animaux produits par la chaleur du cœur, qui atténue et subtilise le sang ; et ensemble nous reconnoîtrons que rien ne nous a ci-devant donné occasion de leur en attribuer un autre, sinon que, ne distinguant pas ces deux principes du mouvement, et voyant que l’un, qui dépend seulement des esprits animaux et des organes, est dans les bêtes aussi bien que dans nous, nous avons cru inconsidérément que l’autre, qui dépend de l’esprit et de la pensée, étoit aussi en elles. Et certes, lorsque nous nous sommes persuadés quelque chose dès notre jeunesse, et que notre opinion s’est fortifiée par le temps, quelques raisons qu’on emploie par après pour nous en faire voir la fausseté, ou plutôt quelque fausseté que nous remarquions en elle, il est néanmoins très difficile de l’ôter entièrement de notre créance, si nous ne les repassons souvent en notre esprit et ne nous accoutumons ainsi à déraciner peu à peu ce que l’habitude à croire plutôt que la raison avoit profondément gravé en notre esprit.

RÉPONSE À L’AUTRE PARTIE.


DE DIEU.

Jusqu’ici j’ai tâché de résoudre les arguments qui m’ont été proposés par M. Arnauld, et me suis mis en devoir de soutenir tous ses efforts ; mais désormais, imitant ceux qui ont affaire à un trop fort adversaire, je tâcherai plutôt d’éviter les coups que de m’exposer directement à leur violence.

Il traite seulement de trois choses dans cette partie qui peuvent facilement être accordées selon qu’il les entend, mais je les prenois en un autre sens lorsque je les ai écrites, lequel sens me semble aussi pouvoir être reçu comme véritable.

La première est que quelques idées sont matériellement fausses[1] ; c’est-à-dire, selon mon sens, qu’elles sont telles qu’elles donnent au jugement matière ou occasion d’erreur ; mais lui, considérant les idées prises formellement, soutient qu’il n’y a en elles aucune fausseté.

La seconde, que Dieu est par soi positivement et comme par une cause, où j’ai seulement voulu dire que la raison pour laquelle Dieu n’a besoin d’aucune cause efficiente pour exister, est fondée en une chose positive, à savoir dans l’immensité même de Dieu, qui est la chose la plus positive qui puisse être ; mais lui, prenant la chose autrement, prouve que Dieu n’est point produit par soi-même, et qu’il n’est point conservé par une action positive de la cause efficiente, de quoi je demeure aussi d’accord.

Enfin, la troisième est qu’il ne peut y avoir rien dans notre esprit dont nous n’ayons connoissance, ce que j’ai entendu des opérations, et lui le nie des puissances.

Mais je tâcherai d’expliquer tout ceci plus au long. Et premièrement où il dit que « si le froid est seulement une privation, il ne peut y avoir d’idée qui me le représente comme une chose positive[2], » il est manifeste qu’il parle de l’idée prise formellement. Car, puisque les idées mêmes ne sont rien que des formes, et qu’elles ne sont point composées de matière, toutes et quantes fois qu’elles sont considérées en tant qu’elles représentent quelque chose, elles ne sont pas prises matériellement, mais formellement ; que si on les considéroit non pas en tant qu’elles représentent une chose ou une autre, mais seulement comme étant des opérations de l’entendement, on pourroit bien à la vérité dire qu’elles seroient prises matériellement, mais alors elles ne se rapporteroient point du tout à la vérité ni à la fausseté des objets. C’est pourquoi je ne pense pas qu’elles puissent être dites matériellement fausses, en un autre sens que celui que j’ai déjà expliqué ; c’est à savoir, soit que le froid soit une chose positive, soit qu’il soit une privation, je n’ai pas pour cela une autre idée de lui, mais elle demeure en moi la même que j’ai toujours eue ; laquelle je dis me donner matière ou occasion d’erreur, s’il est vrai que le froid soit une privation, et qu’il n’ait pas autant de réalité que la chaleur, d’autant que venant à considérer l’une et l’autre de ces idées, selon que je les ai reçues des sens, je ne puis reconnoître qu’il y ait plus de réalité qui me soit représentée par l’une que par l’autre.

Et certes je n’ai pas confondu le jugement avec l’idée ; car j’ai dit qu’en celle-ci se rencontroit une fausseté matérielle ; mais dans le jugement il ne peut y en avoir d’autre qu’une formelle. Et quand il dit que « l’idée du froid est le froid même, en tant qu’il est objectivement dans l’entendement, » je pense qu’il faut user de distinction ; car il arrive souvent dans les idées obscures et confuses, entre lesquelles celles du froid et de la chaleur doivent être mises, qu’elles se rapportent à d’autres choses qu’à celles dont elles sont véritablement les idées. Ainsi, si le froid est seulement une privation, l’idée du froid n’est pas le froid même en tant qu’il est objectivement dans l’entendement, mais quelque autre chose qui est prise faussement pour cette privation ; savoir est, un certain sentiment qui n’a aucun être hors de l’entendement.

Il n’en est pas de même de l’idée de Dieu, au moins de celle qui est claire et distincte, parcequ’on ne peut pas dire qu’elle se rapporte à quelque chose à quoi elle ne soit pas conforme.

Quant aux idées confuses des dieux qui sont forgées par les idolâtres, je ne vois pas pourquoi elles ne pourroient point aussi être dites matériellement fausses, en tant qu’elles servent de matière à leurs faux jugements. Combien qu’à dire vrai celles qui ne donnent pour ainsi dire au jugement aucune occasion d’erreur, ou qui la donnent fort légère, ne doivent pas avec tant de raison être dites matériellement fausses que celles qui la donnent fort grande : or il est aisé de faire voir, par plusieurs exemples, qu’il y en a qui donnent une bien plus grande occasion d’erreur les unes que les autres. Car elle n’est pas si grande en ces idées confuses que notre esprit invente lui-même, telles que sont celles des faux dieux, qu’en celles qui nous sont offertes confusément par les sens, comme sont les idées du froid et de la chaleur, s’il est vrai, comme j’ai dit, qu’elles ne représentent rien de réel. Mais la plus grande de toutes est dans ces idées qui naissent de l’appétit sensitif. Par exemple, l’idée de la soif dans un hydropique ne lui est-elle pas en effet occasion d’erreur, lorsqu’elle lui donne sujet de croire que le boire lui sera profitable, qui toutefois lui doit être nuisible ?

Mais M. Arnauld demande ce que cette idée du froid me représente, laquelle j’ai dit être matériellement fausse : « car, dit-il, si elle représente une privation, donc elle est vraie ; si un être positif, donc elle n’est pas l’idée du froid ; » ce que je lui accorde ; mais je ne l’appelle fausse que parcequ’étant obscure et confuse, je ne puis discerner si elle me représente quelque chose qui, hors de mon sentiment, soit positive ou non : c’est pourquoi j’ai occasion de juger que c’est quelque chose de positif, quoique peut-être ce ne soit qu’une simple privation. Et partant, il ne faut pas demander « quelle est la cause de cet être positif objectif qui, selon mon opinion, fait que cette idée est matériellement fausse ; » d’autant que je ne dis pas qu’elle soit faite matériellement fausse par quelque être positif, mais par la seule obscurité, laquelle néanmoins a pour sujet et fondement un être positif, à savoir le sentiment même. Et de vrai cet être positif est en moi en tant que je suis une chose vraie ; mais l’obscurité laquelle seule me donne occasion de juger que l’idée de ce sentiment représente quelque objet hors de moi qu’on appelle froid, n’a point de cause réelle, mais elle vient seulement de ce que ma nature n’est pas entièrement parfaite. Et cela ne renverse en façon quelconque mes fondements. Mais ce que j’aurois le plus à craindre seroit que, ne m’étant jamais beaucoup arrêté à lire les livres des philosophes, je n’aurois peut-être pas suivi assez exactement leur façon de parler, lorsque j’ai dit que ces idées qui donnent au jugement matière ou occasion d’erreur étoient matériellement fausses, si je ne trouvois que ce mot matériellement est pris en la même signification par le premier auteur qui m’est tombé par hasard entre les mains pour m’en éclaircir ; c’est Suarez, en la Dispute IX, sect. II, no 4.

Mais passons aux choses que M. Arnauld désapprouve le plus[3], et qui toutefois me semblent mériter le moins sa censure ; c’est, à savoir où j’ai dit « qu’il nous étoit loisible de penser que Dieu fait en quelque façon la même chose à l’égard de soi-même, que la cause efficiente à l’égard de son effet. » Car, par cela même, j’ai nié ce qui lui semble un peu hardi et n’être pas véritable, à savoir que Dieu soit la cause efficiente de soi-même ; parcequ’en disant qu’il fait en quelque façon la même chose, j’ai montré que je ne croyois pas que ce fût entièrement la même ; et, en mettant devant ces paroles, il nous est tout-à-fait loisible de penser, j’ai donné à connoître que je n’expliquois ainsi ces choses qu’à cause de l’imperfection de l’esprit humain.

Mais qui plus est, dans tout le reste de mes écrits, j’ai toujours fait la même distinction : car dès le commencement, où j’ai dit[4] « qu’il n’y a aucune chose dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, » j’ai ajouté, « ou, si elle n’en a point, demander pourquoi elle n’en a pas besoin ; » lesquelles paroles témoignent assez que j’ai pensé que quelque chose existoit qui n’a pas besoin de cause efficiente. Or quelle chose peut être telle, excepté Dieu ? Et même un peu après j’ai dit « qu’il y avoit en Dieu une si grande et si inépuisable puissance, qu’il n’a jamais eu besoin d’aucun secours pour exister et qu’il n’en a pas encore besoin pour être conservé, en telle sorte qu’il est en quelque façon la cause de soi-même. » Là où ces paroles, la cause de soi-même, ne peuvent en façon quelconque être entendues de la cause efficiente, mais seulement que cette puissance inépuisable qui est en Dieu, est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin de cause. Et d’autant que cette puissance inépuisable ou cette immensité d’essence est très positive, pour cela j’ai dit que la cause ou la raison pour laquelle Dieu n’a pas besoin de cause, est positive. Ce qui ne se pourroit dire en même façon d’aucune chose finie, encore qu’elle fût très parfaite en son genre. Car si on disoit qu’une chose finie fût par soi, cela ne pourroit être entendu que d’une façon négative, d’autant qu’il seroit impossible d’apporter aucune raison qui fut tirée de la nature positive de cette chose pour laquelle nous dussions concevoir qu’elle n’auroit pas besoin de cause efficiente.

Et ainsi en tous les autres endroits j’ai tellement comparé la cause formelle, ou la raison prise de l’essence de Dieu, qui fait qu’il n’a pas besoin de cause pour exister ni pour être conservé, avec la cause efficiente, sans laquelle les choses finies ne peuvent exister, que partout il est aisé de connoître de mes propres termes qu’elle est tout-à-fait différente de la cause efficiente.

Et il ne se trouvera point d’endroit où j’aie dit que Dieu se conserve par une influence positive, ainsi que les choses créées sont conservées par lui ; mais bien seulement ai-je dit que l’immensité de sa puissance ou de son essence, qui est la cause pourquoi il n’a pas besoin de conservateur, est une chose positive.

Et partant, je puis facilement admettre tout ce que M. Arnauld apporte pour prouver que Dieu n’est pas la cause efficiente de soi-même, et qu’il ne se conserve pas par aucune influence positive ou bien par une continuelle reproduction de soi-même, qui est tout ce que l’on peut inférer de ses raisons.

Mais il ne niera pas aussi, comme j’espère, que cette immensité de puissance qui fait que Dieu n’a pas besoin de cause pour exister, est en lui une chose positive, et que dans toutes les autres choses on ne peut rien concevoir de semblable qui soit positif, à raison de quoi elles n’aient pas besoin de cause efficiente pour exister ; ce que j’ai seulement voulu signifier lorsque j’ai dit qu’aucune chose ne pouvoit être conçue exister par soi que négativement, hormis Dieu seul ; et je n’ai pas eu besoin de rien avancer davantage pour répondre à la difficulté qui m’étoit proposée. Mais d’autant que M. Arnauld m’avertit ici si sérieusement « qu’il y aura peu de théologiens qui ne s’offensent de cette proposition, à savoir que Dieu est par soi positivement et comme par une cause, » je dirai ici la raison pourquoi cette façon de parler est à mon avis, non seulement très utile en cette question, mais même nécessaire et fort éloignée de tout ce qui pourroit donner lieu ou occasion de s’en offenser.

Je sais que nos théologiens, traitant des choses divines, ne se servent point du nom de cause lorsqu’il s’agit de la procession des personnes de la très sainte Trinité, et que là où les Grecs ont mis indifféremment αἵτιου et ἀρχὴυ, ils aiment mieux user du seul nom de principe, comme très général, de peur que de là ils ne donnent occasion de juger que le Fils est moindre que le Père. Mais où il ne peut y avoir une semblable occasion d’erreur, et lorsqu’il ne s’agit pas des personnes de la Trinité, mais seulement de l’unique essence de Dieu, je ne vois pas pourquoi il faille tant fuir le nom de cause, principalement lorsqu’on en est venu à ce point, qu’il semble très utile de s’en servir, et en quelque façon nécessaire. Or, ce nom ne peut être plus utilement employé que pour démontrer l’existence de Dieu ; et la nécessité de s’en servir ne peut être plus grande que si sans en user on ne la peut clairement démontrer. Et je pense qu’il est manifeste à tout le monde que la considération de la cause efficiente est le premier et principal moyen, pour ne pas dire le seul et l’unique, que nous ayons pour prouver l’existence de Dieu. Or nous ne pouvons nous en servir, si nous ne donnons licence à notre esprit de rechercher les causes efficientes de toutes les choses qui sont au monde, sans en excepter Dieu même ; car pour quelle raison l’excepterions-nous de cette recherche avant qu’il ait été prouvé qu’il existe ?

On peut donc demander de chaque chose si elle est par soi ou par autrui ; et certes par ce moyen on peut conclure l’existence de Dieu, quoiqu’on n’explique pas en termes formels et précis comment on doit entendre ces paroles, être par soi. Car tous ceux qui suivent seulement la conduite de la lumière naturelle forment tout aussitôt en eux dans cette rencontre un certain concept qui participe de la cause efficiente et de la formelle, et qui est commun à l’une et à l’autre ; c’est à savoir que ce qui est par autrui, est par lui comme par une cause efficiente ; et que ce qui est par soi, est comme par une cause formelle, c’est-à-dire parcequ’il a une telle nature qu’il n’a pas besoin de cause efficiente ; c’est pourquoi je n’ai pas expliqué cela dans mes Méditations, et je l’ai omis, comme étant une chose de soi manifeste, et qui n’avoit pas besoin d’aucune explication. Mais lorsque ceux qu’une longue accoutumance a confirmés dans cette opinion de juger que rien ne peut être la cause efficiente de soi-même, et qui sont soigneux de distinguer cette cause de la formelle, voient que l’on demande si quelque chose est par soi, il arrive aisément que ne portant leur esprit qu’à la seule cause efficiente proprement prise, ils ne pensent pas que ce mot par soi doive être entendu comme par une cause, mais seulement négativement et comme sans cause ; en sorte qu’ils pensent qu’il y a quelque chose qui existe, de laquelle on ne doit point demander pourquoi elle existe. Laquelle interprétation du mot par soi, si elle étoit reçue, nous ôteroit le moyen de pouvoir démontrer l’existence de Dieu par les effets, comme il a fort bien été prouvé par l’auteur des premières Objections, c’est pourquoi elle ne doit aucunement être admise.

Mais pour y répondre pertinemment, j’estime qu’il est nécessaire de montrer qu’entre la cause efficiente proprement dite, et point de cause, il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à savoir l’essence positive d’une chose, à laquelle l’idée ou le concept de la cause efficiente se peut étendre en la même façon que nous avons coutume d’étendre en géométrie le concept d’une ligne circulaire la plus grande qu’on puisse imaginer au concept d’une ligne droite, ou le concept d’un polygone rectiligne qui a un nombre indéfini de côtés au concept du cercle.

Et je ne pense pas que j’eusse jamais pu mieux expliquer cela que lorsque j’ai dit que « la signification de la cause efficiente ne doit pas être restreinte en cette question à ces causes qui sont différentes de leurs effets, ou qui les précèdent en temps ; tant parceque ce seroit une chose frivole et inutile, puisqu’il n’y a personne qui ne sache qu’une même chose ne peut pas être différente de soi-même, ni se précéder en temps, que parceque l’une de ces deux conditions peut être ôtée de son concept, la notion de la cause efficiente ne laissant pas de demeurer tout entière. » Car qu’il ne soit pas nécessaire qu’elle précède en temps son effet, il est évident, puisqu’elle n’a le nom et la nature de cause efficiente que lorsqu’elle produit son effet, comme il a déjà été dit. Mais de ce que l’autre condition ne peut pas aussi être ôtée, on doit seulement inférer que ce n’est pas une cause efficiente proprement dite, ce que j’avoue, mais non pas que ce n’est point du tout une cause positive, qui par analogie puisse être rapportée à la cause efficiente, et cela est seulement requis en la question proposée. Car par la même lumière naturelle par laquelle je conçois que je me serois donné toutes les perfections dont j’ai en moi quelque idée, si je m’étois donné l’être, je conçois aussi que rien ne se le peut donner en la manière qu’on a coutume de restreindre la signification de la cause efficiente proprement dite, à savoir, en sorte qu’une même chose, en tant qu’elle se donne l’être, soit différente de soi-même en tant qu’elle le reçoit ; parcequ’il y a de la contradiction entre ces deux choses, être le même, et non le même, ou différent. C’est pourquoi, lorsqu’on demande si quelque chose se peut donner l’être à soi-même, il faut entendre la même chose que si on demandoit, savoir si la nature ou l’essence de quelque chose peut être telle qu’elle n’ait pas besoin de cause efficiente pour être ou exister.

Et lorsqu’on ajoute, « si quelque chose est telle, elle se donnera toutes les perfections dont elle a les idées, s’il est vrai qu’elle ne les ait pas encore, » cela veut dire qu’il est impossible qu’elle n’ait pas actuellement toutes les perfections dont elle a les idées ; d’autant que la lumière naturelle nous fait connoître que la chose dont l’essence est si immense qu’elle n’a pas besoin de cause efficiente pour être, n’en a pas aussi besoin pour avoir toutes les perfections dont elle a les idées, et que sa propre essence lui donne éminemment tout ce que nous pouvons imaginer pouvoir être donné à d’autres choses par la cause efficiente.

Et ces mots, « si elle ne les a pas encore, elle se les donnera, » servent seulement d’explication ; d’autant que par la même lumière naturelle nous comprenons que cette chose ne peut pas avoir, au moment que je parle, la vertu et la volonté de se donner quelque chose de nouveau, mais que son essence est telle, qu’elle a eu de toute éternité tout ce que nous pouvons maintenant penser qu’elle se donneroit si elle ne l’avoit pas encore.

Et néanmoins toutes ces manières de parler, qui ont rapport et analogie avec la cause efficiente, sont très nécessaires pour conduire tellement la lumière naturelle, que nous concevions clairement ces choses : tout ainsi qu’il y a plusieurs choses qui ont été démontrées par Archimède touchant la sphère et les autres figures composées de lignes courbes, par la comparaison de ces mêmes figures avec celles qui sont composées de lignes droites ; ce qu’il auroit eu peine à faire comprendre s’il en eût usé autrement. Et comme ces sortes de démonstrations ne sont point désapprouvées, bien que la sphère y soit considérée comme une figure qui a plusieurs côtés, de même je ne pense pas pouvoir être ici repris de ce que je me suis servi de l’analogie de la cause efficiente pour expliquer les choses qui appartiennent à la cause formelle, c’est-à-dire à l’essence même de Dieu.

Et il n’y a pas lieu de craindre en ceci aucune occasion d’erreur, d’autant que tout ce qui est le propre de la cause efficiente, et qui ne peut être étendu à la cause formelle, porte avec soi une manifeste contradiction, et partant ne pourroit jamais être cru de personne, à savoir, qu’une chose soit différente de soi-même, ou bien qu’elle soit ensemble la même chose, et non la même.

Et il faut remarquer que j’ai tellement attribué à Dieu la dignité d’être la cause, qu’on ne peut pas de là inférer que je lui aie aussi attribué l’imperfection d’être l’effet : car comme les théologiens, lorsqu’ils disent que le père est le principe du fils, n’avouent pas pour cela que le fils soit principié, ainsi, quoique j’aie dit que Dieu pouvoit en quelque façon être dit la cause de soi-même, il ne se trouvera pas néanmoins que je l’aie nommé en aucun lieu l’effet de soi-même, et ce d’autant qu’on a de coutume de rapporter principalement l’effet à la cause efficiente, et de le juger moins noble qu’elle, quoique souvent il soit plus noble que ses autres causes.

Mais, lorsque je prends l’essence entière de la chose pour la cause formelle, je ne suis en cela que les vestiges d’Aristote ; car, au livre II de ses Analyt., poster. chap. XVI, ayant omis la cause matérielle, la première qu’il nomme est celle qu’il appelle αἰτίαυ τοῦ τὶ ἦυ εἴτε, ou, comme l’ont tourné ses interprètes, la cause formelle, laquelle il étend à toutes les essences de toutes les choses, parcequ’il ne traite pas en ce lieu-là des causes du composé physique, non plus que je fais ici, mais généralement des causes d’où l’on peut tirer quelque connoissance.

Or, pour faire voir qu’il étoit malaisé dans la question proposée de ne point attribuer à Dieu le nom de cause, il n’en faut point de meilleure preuve que, de ce que M. Arnauld ayant tâché de conclure par une autre voie la même chose que moi, il n’en est pas néanmoins venu à bout, au moins à mon jugement. Car, après avoir amplement montré que Dieu n’est pas la cause efficiente de soi-même, parcequ’il est de la nature de la cause efficiente d’être différente de son effet ; ayant aussi fait voir qu’il n’est pas par soi positivement, entendant par ce mot positivement une influence positive de la cause, et aussi qu’à vrai dire il ne se conserve pas soi-même, prenant le mot de conservation pour une continuelle reproduction de la chose, de toutes lesquelles choses je suis d’accord avec lui, après tout cela il veut derechef prouver que Dieu ne doit pas être dit la cause efficiente de soi-même ; « parceque, dit-il, la cause efficiente d’une chose n’est demandée qu’à raison de son existence et jamais à raison de son essence : or est-il qu’il n’est pas moins de l’essence d’un être infini d’exister qu’il est de l’essence d’un triangle d’avoir ses trois angles égaux à deux droits ; donc il ne faut non plus répondre par la cause efficiente lorsqu’on demande pourquoi Dieu existe, que lorsqu’on demande pourquoi les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. » Lequel syllogisme peut aisément être renvoyé contre son auteur en cette manière : quoiqu’on ne puisse pas demander la cause efficiente à raison de l’essence, on la peut néanmoins demander à raison de l’existence ; mais en Dieu l’essence n’est point distinguée de l’existence, donc on peut demander la cause efficiente de Dieu. Mais, pour concilier ensemble ces deux choses, on doit dire qu’à celui qui demande pourquoi Dieu existe, il ne faut pas à la vérité répondre par la cause efficiente proprement dite, mais seulement par l’essence même de la chose, ou bien par la cause formelle, laquelle, pour cela même qu’en Dieu l’existence n’est point distinguée de l’essence, a un très grand rapport avec la cause efficiente, et partant peut être appelée quasi cause efficiente.

Enfin il ajoute « qu’à celui qui demande la cause efficiente de Dieu il faut répondre qu’il n’en a pas besoin : et derechef à celui qui demande pourquoi il n’en a pas besoin il faut répondre, parcequ’il est un Être infini duquel l’existence est son essence : car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence qui aient besoin de cause efficiente. » D’où il infère que ce que j’avois dit auparavant est entièrement renversé ; c’est à savoir « si je pensois qu’aucune chose ne peut en quelque façon être à l’égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet, jamais en cherchant les causes des choses je ne viendrois à une première ; » ce qui néanmoins ne me semble aucunement renversé, non pas même tant soit peu affoibli ou ébranlé ; car il est certain que la principale force non seulement de ma démonstration, mais aussi de toutes celles qu’on peut apporter pour prouver l’existence de Dieu par les effets, en dépend entièrement. Or presque tous les théologiens soutiennent qu’on n’en peut apporter aucune si elle n’est tirée des effets. Et partant, tant s’en faut qu’il apporte quelque éclaircissement à la preuve et démonstration de l’existence de Dieu, lorsqu’il ne permet pas qu’on lui attribue à l’égard de soi-même l’analogie de la cause efficiente, qu’au contraire il l’obscurcit et empêche que les lecteurs ne la puissent comprendre, particulièrement vers la fin, où il conclut que, « s’il pensoit qu’il fallût rechercher la cause efficiente ou quasi efficiente de chaque chose, il chercheroit une cause différente de cette chose. »

Car comment est-ce que ceux qui ne connoissent pas encore Dieu rechercheroient la cause efficiente des autres choses pour arriver par ce moyen à la connoissance de Dieu, s’ils ne pensoient qu’on peut rechercher la cause efficiente de chaque chose ? Et comment enfin s’arrêteroient-ils à Dieu comme à la cause première, et mettroient-ils en lui la fin de leur recherche, s’ils pensoient que la cause efficiente de chaque chose dût être cherchée différente de cette chose ? Certes, il me semble que M. Arnauld a fait en ceci la même chose que si (après qu’Archimède, parlant des choses qu’il a démontrées de la sphère par analogie aux figures rectilignes inscrites dans la sphère même, auroit dit : Si je pensois que la sphère ne pût être prise pour une figure rectiligne ou quasi rectiligne dont les côtés sont infinis, je n’attribuerois aucune force à cette démonstration, parcequ’elle n’est pas véritable si vous considérez la sphère comme une figure curviligne, ainsi qu’elle est en effet, mais bien si vous la considérez comme une figure rectiligne dont le nombre des côtés est infini), si, dis-je, M. Arnauld, ne trouvant pas bon qu’on appelât ainsi la sphère, et néanmoins désirant retenir la démonstration d’Archimède, disoit : Si je pensois que ce qui se conclut ici se dût entendre d’une figure rectiligne dont les côtés sont infinis, je ne croirois point du tout cela de la sphère, parceque j’ai une connoissance certaine que la sphère n’est point une figure rectiligne. Par lesquelles paroles il est sans doute qu’il ne feroit pas la même chose qu’Archimède, mais qu’au contraire il se feroit un obstacle à soi-même et empêcheroit les autres de bien comprendre sa démonstration.

Ce que j’ai déduit ici plus au long que la chose ne sembloit peut-être le mériter, afin de montrer que je prends soigneusement garde à ne pas mettre la moindre chose dans mes écrits que les théologiens puissent censurer avec raison.

Enfin [5] j’ai déjà fait voir assez clairement dans les réponses aux secondes objections, que je ne suis point tombé dans la faute qu’on appelle cercle, lorsque j’ai dit[6] que nous ne sommes assurés que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies qu’à cause que Dieu est ou existe, et que nous ne sommes assurés que Dieu est ou existe qu’à cause que nous concevons cela fort clairement et fort distinctement, en faisant distinction des choses que nous concevons en effet fort clairement d’avec celles que nous nous ressouvenons d’avoir autrefois fort clairement conçues. Car, premièrement, nous sommes assurés que Dieu existe, pourceque nous prêtons notre attention aux raisons qui nous prouvent son existence. Mais après cela, il suffit que nous nous ressouvenions d’avoir conçu une chose clairement pour être assurés qu’elle est vraie, ce qui ne suffiroit pas si nous ne savions que Dieu existe et qu’il ne peut être trompeur.

[7] Pour la question savoir s’il ne peut y avoir rien dans notre esprit, en tant qu’il est une chose qui pense, dont lui-même n’ait une actuelle connoissance, il me semble qu’elle est fort aisée à résoudre, parceque nous voyons fort bien qu’il n’y a rien en lui, lorsqu’on le considère de la sorte, qui ne soit une pensée ou qui ne dépende entièrement de la pensée, autrement cela n’appartiendroit pas à l’esprit en tant qu’il est une chose qui pense ; et il ne peut y avoir en nous aucune pensée de laquelle, dans le même moment qu’elle est en nous, nous n’ayons une actuelle connoissance. C’est pourquoi je ne doute point que l’esprit, aussitôt qu’il est infus dans le corps d’un enfant, ne commence à penser, et que dès lors il ne sache qu’il pense, encore qu’il ne se ressouvienne pas par après de ce qu’il a pensé, parceque les espèces de ses pensées ne demeurent pas empreintes en sa mémoire. Mais il faut remarquer que nous avons bien une actuelle connoissance des actes ou des opérations de notre esprit, mais non pas toujours de ses puissances ou de ses facultés, si ce n’est en puissance ; en telle sorte que, lorsque nous nous disposons à nous servir de quelque faculté, tout aussitôt si cette faculté est en notre esprit nous en acquérons une actuelle connoissance ; c’est pourquoi nous pouvons alors nier assurément qu’elle y soit, si nous ne pouvons en acquérir cette connoissance actuelle.


RÉPONSE
AUX CHOSES QUI PEUVENT ARRÊTER LES THÉOLOGIENS.


Je me suis opposé aux premières raisons de M. Arnauld, j’ai tâché de parer aux secondes, et je donne entièrement les mains à celles qui suivent, excepté à la dernière, au sujet de laquelle j’ai lieu d’espérer qu’il ne me sera pas difficile de faire en sorte que lui-même s’accommode à mon avis.

Je confesse donc ingénument avec lui que les choses qui sont contenues dans la première Méditation et même dans les suivantes ne sont pas propres à toutes sortes d’esprits, et qu’elles ne s’ajustent pas à la capacité de tout le monde ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai fait cette déclaration : je l’ai déjà faite et la ferai encore autant de fois que l’occasion s’en présentera. Aussi a-ce été la seule raison qui m’a empêché de traiter de ces choses dans le discours de la Méthode qui étoit en langue vulgaire, et que j’ai réservé de le faire dans ces Méditations, qui ne doivent être lues, comme j’en ai plusieurs fois averti, que par les plus forts esprits.

Et on ne peut pas dire que j’eusse mieux fait si je me fusse abstenu d’écrire des choses dont la lecture ne doit pas être propre ni utile à tout le monde : car je les crois si nécessaires que je me persuade que sans elles on ne peut jamais rien établir de ferme et d’assuré dans la philosophie. Et, quoique le fer et le feu ne se manient jamais sans péril par des enfants ou par des imprudents, néanmoins, parcequ’ils sont utiles pour la vie, il n’y a personne qui juge qu’il se faille abstenir pour cela de leur usage.

Or, maintenant que dans la quatrième Méditation je n’aie eu dessein de traiter que de l’erreur qui se commet dans le discernement du vrai et du faux, et non pas de celle qui arrive dans la poursuite du bien et du mal ; et que j’aie toujours excepté les choses qui regardent la foi et les actions de notre vie, lorsque j’ai dit que nous ne devons donner créance qu’aux choses que nous connoissons évidemment, tout le contenu de mes Méditations en fait foi ; et outre cela je l’ai expressément déclaré dans les réponses aux secondes objections, comme aussi dans l’abrégé de mes Méditations ; ce que je dis pour faire voir combien je défère au jugement de M. Arnauld, et l’estime que je fais de ses conseils.

Il reste le sacrement de l’Eucharistie, avec lequel M. Arnauld juge que mes opinions ne sauroient convenir, « parceque, dit-il, nous tenons pour article de foi que, la substance du pain étant ôtée du pain eucharistique, les seuls accidents y demeurent. » Or il pense que je n’admets point d’accidents réels, mais seulement des modes qui ne sauroient être conçus sans quelque substance en laquelle ils résident, ni par conséquent aussi exister sans elle. À laquelle objection je pourrois très facilement m’exempter de répondre, en disant que jusques ici je n’ai jamais nié qu’il y eût des accidents réels : car, encore que je ne m’en sois point servi dans la Dioptrique et dans les Météores pour expliquer les choses que je traitois alors, j’ai dit néanmoins en termes exprès dans les Météores que je ne voulois pas nier qu’il y en eût.

Et dans ces Méditations j’ai de vrai supposé que je ne les connoissois pas bien encore, mais non pas que pour cela il n’y en eût point : car la manière d’écrire analytique que j’y ai suivie permet de faire quelquefois des suppositions lorsqu’on n’a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la première Méditation, où j’avois supposé beaucoup de choses que j’ai depuis réfutées dans les suivantes. Et certes ce n’a point été ici mon dessein de rien définir touchant la nature des accidents, mais j’ai seulement proposé ce qui m’a semblé d’eux de prime abord ; et enfin, de ce que j’ai dit que les modes ne sauroient être conçus sans quelque substance en laquelle ils résident, on ne doit pas inférer que j’aie nié que par la toute-puissance de Dieu ils en puissent être séparés, parceque je tiens pour très assuré et crois fermement que Dieu peut faire une infinité de choses que nous ne sommes pas capables d’entendre ni de concevoir.

Mais, pour procéder ici avec plus de franchise, je ne dissimulerai point que je me persuade qu’il n’y a rien autre chose par quoi nos sens soient touchés que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senti ou aperçu par les sens ; car c’est en la superficie seule que se fait le contact, lequel est si nécessaire pour le sentiment, que j’estime que sans lui pas un de nos sens ne pourroit être mû ; et je ne suis pas le seul de cette opinion, Aristote même et quantité d’autres philosophes avant moi en ont été : de sorte que, par exemple, le pain et le vin ne sont point aperçus par les sens, sinon en tant que leur superficie est touchée par l’organe du sens, ou immédiatement ou médiatement par le moyen de l’air ou des autres corps, comme je l’estime, ou bien, comme disent plusieurs philosophes, par le moyen des espèces intentionnelles.

Et il faut remarquer que ce n’est pas la seule figure extérieure des corps qui est sensible aux doigts et à la main qui doit être prise pour cette superficie, mais qu’il faut aussi considérer tous ces petits intervalles qui sont, par exemple, entre les petites parties de la farine dont le pain est composé, comme aussi entre les particules de l’eau-de-vie, de l’eau douce, du vinaigre, de la lie ou du tartre, du mélange desquelles le vin est composé, e| ainsi entre les petites parties des autres corps, et penser que toutes les petites superficies qui terminent ces intervalles font partie de la superficie de chaque corps. Car de vrai ces petites parties de tous les corps ayant diverses figures et grosseurs, et différents mouvements, jamais elles ne peuvent être si bien arrangées ni si justement jointes ensemble, qu’il ne reste plusieurs intervalles autour d’elles qui ne sont pas néanmoins vides, mais qui sont remplis d’air ou de quelque autre matière, comme il s’en voit dans le pain qui sont assez larges, et qui peuvent être remplis non seulement d’air, mais aussi d’eau, de vin ou de quelque autre liqueur ; et puisque le pain demeure toujours le même, encore que l’air ou telle autre matière qui est contenue dans ses pores soit changée, il est constant que ces choses n’appartiennent point à la substance du pain, et partant que sa superficie n’est pas celle qui par un petit circuit l’environne tout entier, mais celle qui touche et environne immédiatement chacune de ses petites parties.

Il faut aussi remarquer que cette superficie n’est pas seulement remuée tout entière lorsque toute la masse du pain est portée d’un lieu en un autre, mais qu’elle est aussi remuée en partie lorsque quelques unes de ses petites parties sont agitées par l’air ou par les autres corps qui entrent dans ses pores ; tellement que s’il y a des corps qui soient d’une telle nature que quelques unes de leurs parties ou toutes celles qui les composent se remuent continuellement, ce que j’estime être vrai de plusieurs parties du pain et de toutes celles du vin, il faudra aussi concevoir que leur superficie est dans un continuel mouvement.

Enfin, il faut remarquer que par la superficie du pain ou du vin, ou de quelque autre corps que ce soit, on n’entend pas ici aucune partie de la substance, ni même de la quantité de ce même corps, ni aussi aucunes parties des autres corps qui l’environnent, mais seulement « ce terme que l’on conçoit être moyen entre chacune des particules de ce corps et les corps qui les environnent, et qui n’a point d’autre entité que la modale. »

Ainsi, puisque le contact se fait dans ce seul terme, et que rien n’est senti si ce n’est par contact, c’est une chose manifeste que de cela seul que les substances du pain et du vin sont dites être tellement changées en la substance de quelque autre chose, que cette nouvelle substance soit contenue précisément sous les mêmes termes sous qui les autres étoient contenues, ou qu’elle existe dans le même lieu où le pain et le vin existoient auparavant, ou plutôt, d’autant que leurs termes sont continuellement agités, dans lequel ils existeroient s’ils étoient présents, il s’ensuit nécessairement que cette nouvelle substance doit mouvoir tous nos sens de la même façon que feroient le pain et le vin, s’il n’y avoit point eu de transsubstantiation.

Or l’Église nous enseigne, dans le concile de Trente, sess. XIII, can. 2 et 4, « qu’il se fait une conversion de toute la substance du pain en la substance du corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, demeurant seulement l’espèce du pain. » Où je ne vois pas ce que l’on peut entendre par l’espèce du pain, si ce n’est cette superficie qui est moyenne entre chacune de ses petites parties et les corps qui les environnent. Car, comme il a déjà été dit, le contact se fait en cette seule superficie ; et Aristote même confesse que, non seulement ce sens que, par un privilége spécial, on nomme l’attouchement, mais aussi tous les autres, ne sentent que par le moyen de l’attouchement. C’est dans le livre III de l’âme, chap. XIII, où sont ces mots, καἱ τἁ ἄλλα αίσθητήρια άφᾖ αίσθάνεται. Or il n’y a personne qui pense que par l’espèce on entende ici autre chose que ce qui est précisément requis pour toucher les sens. Et il n’y a aussi personne qui croie la conversion du pain au corps de Christ, qui ne pense que ce corps de Christ est précisément contenu sous la même superficie sous qui le pain seroit contenu s’il étoit présent, quoique néanmoins il ne soit pas là comme proprement dans un lieu, « mais sacramentellement, et de cette manière d’exister, laquelle, quoique nous ne puissions qu’à peine exprimer par paroles, après néanmoins que notre esprit est éclairé des lumières de la foi, nous pouvons concevoir comme possible à Dieu, et laquelle nous sommes obligés de croire très fermement. » Toutes lesquelles choses me semblent être si commodément expliquées par mes principes, que non seulement je ne crains pas d’avoir rien dit ici qui puisse offenser nos théologiens, qu’au contraire j’espère qu’ils me sauront gré de ce que les opinions que je propose dans la physique sont telles, qu’elles conviennent beaucoup mieux avec la théologie que celles qu’on y propose d’ordinaire. Car de vrai l’Église n’a jamais enseigné, au moins que je sache, que les espèces du pain et du vin qui demeurent au sacrement de l’Eucharistie soient des accidents réels qui subsistent miraculeusement tout seuls après que la substance à laquelle ils étoient attachés a été ôtée.

Mais à cause que peut-être les premiers théologiens qui ont entrepris d’expliquer cette question par les raisons de la philosophie naturelle se persuadoient si fortement que ces accidents qui touchent nos sens étoient quelque chose de réel, différent de la substance, qu’ils ne pensoient pas seulement que jamais on en pût douter, ils avoient supposé, sans aucune valable raison et sans y avoir bien pensé, que les espèces du pain étoient des accidents réels de cette nature ; ensuite de quoi ils ont mis toute leur étude à expliquer comment ces accidents peuvent subsister sans sujet. En quoi ils ont trouvé tant de difficultés que cela seul leur devoit faire juger qu’ils s’étoient détournés du droit chemin, ainsi que font les voyageurs quand quelque sentier les a conduits à des lieux pleins d’épines et inaccessibles. Car, premièrement, ils semblent se contredire, au moins ceux qui tiennent que les objets ne meuvent nos sens que par le moyen du contact, lorsqu’ils supposent qu’il faut encore quelque autre chose dans les objets pour mouvoir les sens que leurs superficies diversement disposées ; d’autant que c’est une chose qui de soi est évidente, que la superficie seule suffit pour le contact ; et s’il y en a qui ne veuillent pas tomber d’accord que nous ne sentons rien sans contact, ils ne peuvent rien dire, touchant la façon dont les sens sont mus par leurs objets, qui ait aucune apparence de vérité. Outre cela, l’esprit humain ne peut pas concevoir que les accidents du pain soient réels et que néanmoins ils existent sans sa substance, qu’il ne les conçoive à la façon des substances ; en sorte qu’il semble qu’il y ait de la contradiction que toute la substance du pain soit changée, ainsi que le croit l’Église, et que cependant il demeure quelque chose de réel qui étoit auparavant dans le pain ; parcequ’on ne peut pas concevoir qu’il demeure rien de réel que ce qui subsiste ; et encore qu’on nomme cela un accident, on le conçoit néanmoins comme une substance. Et c’est en effet la même chose que si on disoit qu’à la vérité toute la substance du pain est changée, mais que néanmoins cette partie de sa substance qu’on nomme accident réel demeure ; dans lesquelles paroles s’il n’y a point de contradiction, certainement dans le concept il en paroît beaucoup. Et il semble que ce soit principalement pour ce sujet que quelques uns se sont éloignés en ceci de la créance de l’Église romaine. Mais qui pourra nier que lorsqu’il est permis, et que nulle raison, ni théologique, ni même philosophique, ne nous oblige à embrasser une opinion plutôt qu’une autre, il ne faille principalement choisir celles qui ne peuvent donner occasion ni prétexte à personne de s’éloigner des vérités de la foi ? Or, que l’opinion qui admet des accidents réels ne s’accommode pas aux raisons de la théologie, je pense que cela se voit ici assez clairement ; et qu’elle soit tout-à-fait contraire à celles de la philosophie, j’espère dans peu le démontrer évidemment dans un traité des principes, que j’ai dessein de publier, et d’y expliquer comment la couleur, la saveur, la pesanteur, et toutes les autres qualités qui touchent nos sens, dépendent seulement en cela de la superficie extérieure des corps. Au reste, on ne peut pas supposer que les accidents soient réels, sans qu’au miracle de la transsubstantiation, lequel seul peut être inféré des paroles de la consécration, on n’en ajoute sans nécessité un nouveau et incompréhensible, par lequel ces accidents réels existent tellement sans la substance du pain, que cependant ils ne soient pas eux-mêmes faits des substances ; ce qui ne répugne pas seulement à la raison humaine, mais même à l’axiome des théologiens, qui disent que les paroles de la consécration n’opèrent rien que ce qu’elles signifient, et qui ne veulent pas attribuer à miracle les choses qui peuvent être expliquées par raison naturelle ; toutes lesquelles difficultés sont entièrement levées par l’explication que je donne à ces choses. Car tant s’en faut que, selon l’explication que j’y donne, il soit besoin de quelque miracle pour conserver les accidents après que la substance du pain est ôtée, qu’au contraire, sans un nouveau miracle, à savoir par lequel les dimensions fussent changées, ils ne peuvent pas être ôtés. Et les histoires nous apprennent que cela est quelquefois arrivé, lorsqu’au lieu du pain consacré il a paru de la chair ou un petit enfant entre les mains du prêtre : car jamais on n’a cru que cela soit arrivé par une cessation de miracle, mais on a toujours attribué cet effet à un miracle nouveau. Davantage, il n’y a rien en cela d’incompréhensible ou de difficile que Dieu, créateur de toutes choses, puisse changer une substance en une autre, et que cette dernière substance demeure précisément sous la même superficie sous qui la première étoit contenue. On ne peut aussi rien dire de plus conforme à la raison, ni qui soit plus communément reçu par les philosophes, que non seulement tout sentiment, mais généralement toute action d’un corps sur un autre, se fait par le contact, et que ce contact peut être en la seule superficie ; d’où il suit évidemment que la même superficie doit toujours agir ou pâtir de la même façon, quelque changement qui arrive en la substance qu’elle couvre.

C’est pourquoi, s’il m’est ici permis de dire la vérité sans envie, j’ose espérer que le temps viendra auquel cette opinion qui admet des accidents réels sera rejetée par les théologiens, comme peu sûre en la foi, répugnante à la raison, et du tout incompréhensible, et que la mienne sera reçue en sa place, comme certaine et indubitable ; ce que j’ai cru ne devoir pas ici dissimuler, pour prévenir autant qu’il m’est possible les calomnies de ceux qui, voulant paroître plus savants que les autres, et ne pouvant souffrir qu’on propose aucune opinion différente des leurs qui soit estimée vraie et importante, ont coutume de dire qu’elle répugne aux vérités de la foi, et tâchent d’abolir par autorité ce qu’ils ne peuvent réfuter par raison. Mais j’appelle de leur sentence à celle des bons et orthodoxes théologiens, au jugement et à la censure desquels je me soumettrai toujours très volontiers.



  1. Voyez quatrièmes objections, page 18 de ce volume.
  2. Voyez quatrièmes objections, page 18 de ce volume.
  3. Voyez quatrièmes objections, page 21 de ce volume.
  4. Réponses aux premières objections, tome I, page 371.
  5. Voy. Médit. V, t. I, p. 309.
  6. Voy. les quatrièmes objections, page 30 de ce volume.
  7. Voyez les quatrièmes objections, page 50 de ce volume.