Méditations Métaphysiques/Réponses aux Sixièmes objections


Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome II (p. 333-369).

RÉPONSES DE L’AUTEUR

AUX SIXIÈMES OBJECTIONS.

FAITES PAR DIVERSES THÉOLOGIENS, PHILOSOPHES ET GÉOMÈTRES


[1] C’est une chose très assurée que personne ne peut être certain s’il pense et s’il existe, si premièrement il ne sait ce que c’est que la pensée et que l’existence, non que pour cela il soit besoin d’une science réfléchie ou acquise par une démonstration, et beaucoup moins de la science de cette science, par laquelle il connoisse qu’il sait, et derechef qu’il sait qu’il sait, et ainsi jusqu’à l’infini, étant impossible qu’on en puisse jamais avoir une telle d’aucune chose que ce soit ; mais il suffit qu’il sache cela par cette sorte de connoissance intérieure qui précède toujours l’acquise, et qui est si naturelle à tous les hommes, en ce qui regarde la pensée et l’existence, que bien que peut-être étant aveuglés par quelques préjugés, et plus attentifs au son des paroles qu’à leur véritable signification, nous puissions feindre que nous ne l’avons point, il est néanmoins impossible qu’en effet nous ne l’ayons. Ainsi donc, lorsque quelqu’un aperçoit qu’il pense, et que de là il suit très évidemment qu’il existe, encore qu’il ne se soit peut-être jamais auparavant mis en peine de savoir ce que c’est que la pensée et que l’existence, il ne se peut faire néanmoins qu’il ne les connoisse assez l’une et l’autre pour être en cela pleinement satisfait.

[2] Il est aussi du tout impossible que celui qui d’un coté sait qu’il pense, et qui d’ailleurs connoît ce que c’est que d’être mû, puisse jamais croire qu’il se trompe et qu’en effet il ne pense point, mais qu’il est seulement mû : car ayant une idée ou notion tout autre de la pensée que du mouvement corporel, il faut de nécessité qu’il conçoive l’un comme différent de l’autre ; quoique pour s’être trop accoutumé à attribuer à un même sujet plusieurs propriétés différentes, et qui n’ont entre elles aucune affinité, il se puisse faire qu’il révoque en doute, ou même qu’il assure que c’est en lui la même chose qui pense et qui est mue. Or il faut remarquer que les choses dont nous avons différentes idées peuvent être prises en deux façons pour une seule et même chose ; c’est à savoir, ou en unité et identité de nature, ou seulement en unité de composition. Ainsi, par exemple, il est bien vrai que l’idée de la figure n’est pas la même que celle du mouvement ; que l’action par laquelle j’entends est conçue sous une autre idée que celle par laquelle je veux ; que la chair et les os ont des idées différentes ; et que l’idée de la pensée est tout autre que celle de l’extension : et néanmoins nous concevons fort bien que la même substance à qui la figure convient est aussi capable de mouvement, de sorte qu’être figuré et être mobile n’est qu’une même chose en unité de nature, comme aussi ce n’est qu’une même chose en unité de nature qui veut et qui entend ; mais il n’en est pas ainsi de la substance que nous considérons sous la forme d’un os, et de celle que nous considérons sous la forme de chair, ce qui fait que nous ne pouvons pas les prendre pour une même chose en unité de nature, mais seulement en unité de composition, en tant que c’est un même animal qui a de la chair et des os. Maintenant la question est de savoir si nous concevons que la chose qui pense et celle qui est étendue soient une même chose en unité de nature ; en sorte que nous trouvions qu’entre la pensée et l’extension il y ait une pareille connexion et affinité que nous remarquons entre le mouvement et la figure, l’action de l’entendement et celle de la volonté ; ou plutôt si elles ne sont pas appelées une en unité de composition, en tant qu’elles se rencontrent toutes deux dans un même homme, comme des os et de la chair dans un même animal ; et pour moi c’est là mon sentiment : car la distinction ou diversité que je remarque entre la nature d’une chose étendue et celle d’une chose qui pense ne me paroît pas moindre que celle qui est entre des os et de la chair.

[3] Mais pourcequ’en cet endroit on se sert d’autorités pour me combattre, je me trouve obligé, pour empêcher qu’elles ne portent aucun préjudice à la vérité, de répondre à ce qu’on m’objecte, que personne n’a encore pu comprendre ma démonstration, qu’encore bien qu’il y en ait fort peu qui l’aient soigneusement examinée, il s’en trouve néanmoins quelques uns qui se persuadent de l’entendre, et qui s’en tiennent entièrement convaincus. Et comme on doit ajouter plus de foi à un seul témoin qui, après avoir voyagé en Amérique, nous dit qu’il a vu des antipodes, qu’à mille autres qui ont nié ci-devant qu’il y en eût, sans en avoir d’autre raison sinon qu’ils ne le savoient pas ; de même ceux qui pèsent comme il faut la valeur des raisons doivent faire plus d’état de l’autorité d’un seul homme qui dit entendre fort bien une démonstration, que de celle de mille autres qui disent, sans raison, qu’elle n’a pu encore être comprise de personne : car, bien qu’ils ne l’entendent point, cela ne fait pas que d’autres ne la puissent entendre ; et pourcequ’en inférant l’un de l’autre ils font voir qu’ils ne sont pas assez exacts dans leurs raisonnements, il semble que leur autorité ne doive pas être beaucoup considérée.

[4] Enfin, à la question qu’on me propose en cet endroit, savoir, « si j’ai tellement coupé et divisé par le moyen de mon analyse tous les mouvements de ma matière subtile, que non seulement je sois assuré, mais même que je puisse faire connoître à des personnes très attentives, et qui pensent être assez clairvoyantes, qu’il y a de la répugnance que nos pensées soient répandues dans des mouvements corporels, » c’est-à-dire, comme je l’estime, que nos pensées ne soient autre chose que des mouvements corporels ; je réponds que pour mon particulier j’en suis très certain, mais que je ne me promets pas pour cela de le pouvoir persuader aux autres, quelque attention qu’ils y apportent et quelque capacité qu’ils pensent avoir, au moins tandis qu’ils n’appliqueront leur esprit qu’aux choses qui sont seulement imaginables, et non point à celles qui sont purement intelligibles, comme il est aisé de voir que ceux-là font qui se sont imaginé que la distinction ou la différence qui est entre la pensée et le mouvement se doit connoître par la dissection de quelque matière subtile : car cette différence ne peut être connue que de ce que l’idée d’une chose qui pense, et celle d’une chose étendue ou mobile, sont entièrement diverses et mutuellement indépendantes l’une de l’autre, et qu’il-répugne que des choses que nous concevons clairement et distinctement être diverses et indépendantes ne puissent pas être séparées, au moins par la toute-puissance de Dieu ; de sorte que tout autant de fois que nous les rencontrons ensemble dans un même sujet, comme la pensée et le mouvement corporel dans un même homme, nous ne devons pas pour cela estimer qu’elles soient une même chose en unité de nature, mais seulement en unité de composition. [5] Ce qui est ici rapporté des platoniciens et de leurs sectateurs est aujourd’hui tellement décrié par toute l’Église catholique, et communément par tous les philosophes, qu’on ne doit plus s’y arrêter. D’ailleurs il est bien vrai que le concile de Latran a défini qu’on pouvoit peindre les anges, mais il n’a pas conclu pour cela qu’ils fussent corporels. Et quand en effet on les croiroit être tels, on n’auroit pas raison pour cela de penser que leurs esprits fussent plus inséparables de leurs corps que ceux des hommes : et quand on voudroit aussi feindre que l’âme humaine viendroit de père à fils, on ne pourroit pas pour cela conclure qu’elle fut corporelle, mais seulement que comme nos corps prennent leur naissance de ceux de nos parents, de même nos âmes procéderoient des leurs. Pour ce qui est des chiens et des singes, quand je leur attribuerois la pensée, il ne s’ensuivroit pas de là que l’âme humaine n’est point distincte du corps, mais plutôt que dans les autres animaux les esprits et les corps sont aussi distingués ; ce que les mêmes platoniciens, dont on nous vantoit tout maintenant l’autorité, ont estimé avec Pythagore, comme leur métempsycose fait assez connoître. Mais pour moi je n’ai pas seulement dit que dans les bêtes il n’y avoit point de pensée, ainsi qu’on me veut faire accroire, mais qui plus est je l’ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n’ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à l’encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que « les chiens savent en veillant qu’ils courent, et même en dormant qu’ils aboient, » et qui en parlent comme s’ils étoient d’intelligence avec eux et qu’ils vissent tout ce qui se passe dans leurs cœurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu’ils disent. Car bien qu’ils ajoutent « qu’ils ne peuvent pas se persuader que les opérations des bêtes puissent être suffisamment expliquées par le moyen de la mécanique, sans leur attribuer ni sens, ni âme, ni vie » (c’est-à-dire, selon que je l’explique, sans la pensée ; car je ne leur ai jamais dénié ce que vulgairement on appelle vie, âme corporelle et sens organique), « qu’au contraire ils veulent soutenir, au dédit de ce que l’on voudra, que c’est une chose tout-à-fait impossible et même ridicule, ». cela néanmoins ne doit pas passer pour une preuve : car il n’y a point de proposition si véritable dont on ne puisse dire en même façon qu’on ne se la sauroit persuader, et même ce n’est point la coutume d’en venir aux gageures que lorsque les preuves nous manquent. Et, puisqu’on a vu autrefois de grands hommes qui se sont moqués, d’une façon presque pareille, de ceux qui soutenoient qu’il y avoit des antipodes, j’estime qu’il ne faut pas légèrement tenir pour faux tout ce qui semble ridicule à quelques autres.

Enfin, ce qu’on ajoute ensuite, « [6] qu’il s’en trouvera plusieurs qui diront que toutes les actions de l’homme sont semblables à celles des machines, et qui ne voudront plus admettre en lui de sens ni d’entendement, s’il est vrai que les singes, les chiens et les éléphants agissent aussi comme des machines en toutes leurs opérations, » n’est pas aussi une raison qui prouve rien, si ce n’est peut- être qu’il y a des hommes qui conçoivent les choses si confusément, et qui s’attachent avec tant d’opiniâtreté aux premières opinions qu’ils ont une fois conçues, sans les avoir jamais bien examinées, que plutôt que de s’en départir ils nieront qu’ils aient en eux-mêmes les choses qu’ils expérimentent y être. Car de vrai il ne se peut pas faire que nous n’expérimentions tous les jours en nous-mêmes que nous pensons ; et partant, quoiqu’on nous fasse voir qu’il n’y a point d’opérations dans les bêtes qui ne se puissent faire sans la pensée, personne ne pourra de là raisonnablement inférer qu’il ne pense donc point ; si ce n’est celui qui, ayant toujours supposé que les bêtes pensent comme nous, et pour ce sujet s’étant persuadé qu’il n’agit point autrement qu’elles, se voudra tellement opiniâtrer à maintenir cette proposition : l’homme et la bête opèrent d’une même façon, que lorsqu’on viendra à lui montrer que les bêtes ne pensent point, il aimera mieux se dépouiller de sa propre pensée laquelle il ne peut toutefois ne pas connoître en soi-même par une expérience continuelle et infaillible, que de changer cette opinion, qu’il agit de même façon que les bêtes. Je ne puis pas néanmoins me persuader qu’il y ait beaucoup de ces esprits ; mais je m’assure qu’il s’en trouvera bien davantage qui, si on leur accorde que la pensée n’est point distinguée du mouvement corporel, soutiendront, et certes avec plus de raison, qu’elle se rencontre dans les bêtes aussi bien que dans les hommes, puisqu’ils verront en elles les mêmes mouvements corporels que dans nous ; et, ajoutant à cela que la différence, qui n’est que selon le plus ou le moins, ne change point la nature des choses, bien que peut-être ils ne fassent pas les bêtes si raisonnables que les hommes, ils auront néanmoins occasion de croire qu’il y a en elles des esprits de semblable espèce que les nôtres.

[7] Pour ce qui regarde la science d’un athée, il est aisé de montrer qu’il ne peut rien savoir avec certitude et assurance ; car, comme j’ai déjà dit ci-devant, d’autant moins puissant sera celui qu’il reconnoîtra pour l’auteur de son être, d’autant plus aura-t-il occasion de douter si sa nature n’est point tellement imparfaite qu’il se trompe, même dans les choses qui lui semblent très évidentes : et jamais il ne pourra être délivré de ce doute, si premièrement il ne reconnoît qu’il a été créé par un Dieu, principe de toute vérité, et qui ne peut être trompeur. [8] Et on peut voir clairement qu’il est impossible que Dieu soit trompeur, pourvu qu’on veuille considérer que la forme ou l’essence de la tromperie est un non être, vers lequel jamais le souverain Être ne se peut porter. Aussi tous les théologiens sont-ils d’accord de cette vérité, qu’on peut dire être la base et le fondement de la religion chrétienne, puisque toute la certitude de sa foi en dépend. Car comment pourrions-nous ajouter foi aux choses que Dieu nous a révélées, si nous pensions qu’il nous trompe quelquefois ? Et bien que la commune opinion des théologiens soit que les damnés sont tourmentés par le feu des enfers, néanmoins leur sentiment n’est pas pour cela qu'ils sont déçus par une fausse idée que Dieu leur a imprimée d’un feu qui les consume, mais plutôt qu’ils sont véritablement tourmentés par le feu ; parceque comme « l’esprit d’un homme vivant, bien qu’il ne soit pas corporel, est néanmoins naturellement détenu dans le corps, ainsi Dieu, par sa toute-puissance, peut aisément faire qu’il souffre les atteintes du feu corporel après sa mort, etc. » Voyez le Maître des sentences, liv. IV, dist. XLIV. Pour ce qui est des lieux de l’Écriture, je ne juge pas que je sois obligé d’y répondre, si ce n’est qu’ils semblent contraires à quelque opinion qui me soit particulière ; car lorsqu’ils ne s’attaquent pas à moi seul, mais qu’on les propose contre les opinions qui sont communément reçues de tous les chrétiens, comme sont celles que l’on impugne en ce lieu-ci : par exemple, que nous pouvons savoir quelque chose, et que l’âme de l’homme n’est pas semblable à celle des animaux, je craindrois de passer pour présomptueux, si je n’aimois pas mieux me contenter des réponses qui ont déjà été faites par d’autres que d’en rechercher de nouvelles ; vu que je n’ai jamais fait profession de l’étude de la théologie, et que je ne m’y suis appliqué qu’autant que j’ai cru qu’elle étoit nécessaire pour ma propre instruction, et enfin que je ne sens point en moi d’inspiration divine qui me fasse juger capable de l’enseigner. C’est pourquoi je fais ici ma déclaration que désormais je ne répondrai plus à de pareilles objections.

[9] Néanmoins j’y répondrai encore pour cette fois, de peur que mon silence ne donnât occasion à quelques uns de croire que je m’en abstiens faute de pouvoir donner des explications assez commodes aux lieux de l’Écriture que vous proposez. Je dis donc, premièrement, que le passage de saint Paul de la première aux Corinthiens, chap. VIII, vers. 2, se doit seulement entendre de la science qui n’est pas jointe avec la charité, c’est-à-dire de la science des athées : parceque quiconque connoît Dieu comme il faut ne peut pas être sans amour pour lui, et n’avoir point de charité. Ce qui se prouve tant par ces paroles qui précèdent immédiatement, « la science enfle, mais la charité édifie ; » que par celles qui suivent un peu après, que « si quelqu’un aime Dieu, icelui (à savoir Dieu) est connu de lui. » Car ainsi l’apôtre ne dit pas qu’on ne puisse avoir aucune science, puisqu’il confesse que ceux qui aiment Dieu le connoissent, c’est-à-dire qu’ils ont de lui quelque science ; mais il dit seulement que ceux qui n’ont point de charité, et qui par conséquent n’ont pas une connoissance de Dieu suffisante, encore que peut-être ils s’estiment savants en d’autres choses, « ils ne connoissent pas néanmoins encore ce qu’ils doivent savoir, ni comment ils le doivent savoir, » d’autant qu’il faut commencer par la connoissance de Dieu, et après faire dépendre d’elle toute la connoissance que nous pouvons avoir des autres choses, ce que j’ai aussi expliqué dans mes Méditations. Et partant, ce même texte, qui étoit allégué contre moi, confirme si ouvertement mon opinion touchant cela, que je ne pense pas qu’il puisse être bien expliqué par ceux qui sont d’un sentiment contraire. Car si on vouloit prétendre que le sens que j’ai donné à ces paroles, que « si quelqu’un aime Dieu, icelui, à savoir Dieu, est connu de lui, » n’est pas celui de l’Écriture, et que ce pronom icelui ne se réfère pas à Dieu, mais à l’homme, qui est connu et approuvé par lui, l’apôtre saint Jean , en sa première épître, chap. ii, verset 2, favorise entièrement mon explication, par ces paroles : « En cela nous savons que nous l’avons connu si nous observons ses commandements ; » et au chap. iv, verset 7, « Celui qui aime est enfant de Dieu, et le connoît. »

[10] Les lieux que vous alléguez de l’Ecclésiaste ne sont point aussi contre moi ; car il faut remarquer que Salomon, dans ce livre, ne parle pas en la personne des impies, mais en la sienne propre, eu ce qu’ayant été auparavant pécheur et ennemi de Dieu, il se repent pour lors de ses fautes, et confesse que tant qu’il s’étoit seulement voulu servir pour la conduite de ses actions des lumières de la sagesse humaine, sans la référer à Dieu ni la regarder comme un bienfait de sa main, jamais il n’avoit rien pu trouver qui le satisfit entièrement ou qu’il ne vît rempli de vanité. C’est pourquoi en divers lieux il exhorte et sollicite les hommes de se convertir à Dieu et de faire pénitence, et notamment au chap. xi, vers. 9, par ces paroles : « Et sache, dit-il, que Dieu te fera rendre compte de toutes tes actions ; » ce qu’il continue dans les autres suivants jusqu’à la fin du livre. Et ces paroles du chap. viii, vers. 17, « Et j’ai reconnu que de tous les ouvrages de Dieu qui se font sous le soleil, l’homme n’en peut rendre aucune raison, etc., » ne doivent pas être entendues de toutes sortes de personnes, mais seulement de celui qu’il a décrit au verset précédent, « il y a tel homme qui passe les jours et les nuits sans dormir ; » comme si le prophète vouloit en ce lieu-là nous avertir que le trop grand travail, la trop grande assiduité à l’étude des lettres, empêche qu’on ne parvienne à la connoissance de la vérité ; ce que je ne crois pas que ceux qui me connoissent particulièrement jugent pouvoir être appliqué à moi. Mais surtout il faut prendre garde à ces paroles, « qui se font. sous le soleil, » car elles sont souvent répétées dans tout ce livre, et dénotent toujours les choses naturelles, à l’exclusion de la subordination et dépendance qu’elles ont à Dieu, parceque Dieu étant élevé au-dessus de toutes choses, on ne peut pas dire qu’il soit, contenu entre celles qui ne sont que sous le soleil ; de sorte que le vrai sens de ce passage est que l’homme ne sauroit avoir une connoissance parfaite des choses naturelles tandis qu’il ne connoîtra point Dieu, en quoi je conviens aussi avec le Prophète. Enfin, au chap. iii ni, vers. 19, où il est dit que « l’homme et la jument passent de même façon, et aussi que l’homme n’a rien de plus que la jument, » il est manifeste que cela ne se dit qu’à raison du corps ; car en cet endroit il n’est fait mention que des choses qui appartiennent au corps ; et incontinent après il ajoute, en parlant séparément de l’âme, « qui sait si l’esprit des enfants d’Adam monte en haut, et si l’esprit des animaux descend en bas ? » c’est-à-dire, qui peut connoître par la force de la raison humaine, et à moins que de se tenir à ce que Dieu nous en a révélé, si les âmes des hommes jouiront de la béatitude éternelle ? À la vérité j’ai bien tâché de prouver par raison naturelle que l’âme de l’homme n’est point corporelle ; mais de savoir si elle montera en haut, c’est-à-dire si elle jouira de la gloire de Dieu, j’avoue qu’il n’y a que ta seule foi qui nous le puisse apprendre.

[11] Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que la raison ou l’essence de celle qui est en Dieu est bien différente de celle qui est en nous, d’autant qu’il répugne que la volonté de Dieu n’ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n’y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut omettre, qu’on puisse feindre avoir été l’objet de l’entendement divin avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas ici d’une simple priorité de temps, mais bien davantage, je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour avoir vu qu’il étoit meilleur que le monde fut créé dans le temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ; et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, parcequ’il a connu que cela ne se pouvoit faire autrement, etc. Mais, au contraire, parcequ’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il eût été créé dès l’éternité ; et doutant qu’il a voulu que les trois angles d’un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela, cela est maintenant vrai, et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses ; et cela n’empêche pas qu’on ne puisse dire que les mérites des saints sont la cause de leur béatitude éternelle, car ils n’en sont pas tellement la cause qu’ils déterminent Dieu à rien vouloir, mais ils sont seulement la cause d’un effet dont Dieu a voulu de toute éternité qu’ils fussent la cause : et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très grande de sa toute-puissance. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme, lequel trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et sa volonté étant telle qu’elle ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’il embrasse d’autant plus librement le bon et le vrai, qu’il les connoît plus évidemment, et que jamais il n’est indifférent que lorsqu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paroît pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter : et ainsi l’indifférence qui convient à la liberté de l’homme, est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. Et il ne sert ici de rien d’alléguer que les essences des choses sont indivisibles : car premièrement il n’y en a point qui puisse convenir d’une même façon à Dieu et à la créature ; et enfin l’indifférence n’est point de l’essence de la liberté humaine, vu que nous ne sommes pas seulement libres quand l’ignorance du bien et du vrai nous rend indifférents, mais principalement aussi lorsque la claire et distincte connoissance d’une chose nous pousse et nous engage à sa recherche.

[12] Je ne conçois point la superficie par laquelle j’estime que nos sens sont touchés autrement que les mathématiciens ou les philosophes conçoivent ordinairement, ou du moins doivent concevoir celle qu’ils distinguent du corps et qu’ils supposent n’avoir point de profondeur. Mais le nom de superficie se prend en deux façons par les mathématiciens, à savoir, ou pour le corps dont on ne considère que la seule longueur et largeur, sans s’arrêter du tout à la profondeur, quoiqu’on ne nie pas qu’il y ait quelque profondeur ; ou il est pris seulement pour un mode du corps, et pour lors toute profondeur lui est déniée. C’est pour- quoi, pour éviter toute sorte d’ambiguïté, j’ai dit que je parlois de cette superficie laquelle étant seulement un mode, ne peut pas être partie du corps ; car le corps est une substance dont le mode ne peut être partie. Mais je n’ai jamais nié qu’elle fût le terme du corps ; au contraire, je crois qu’elle peut fort proprement être appelée l’extrémité tant du corps contenu que de celui qui contient, au sens que l’on dit que les corps contigus sont ceux dont les extrémités sont ensemble. Car de vrai, quand deux corps se touchent mutuellement, ils n’ont ensemble qu’une même extrémité, qui n’est point partie de l’un ni de l’autre, mais qui est le même mode de tous les deux, et qui demeurera toujours le même, quoique ces deux corps soient ôtés, pourvu seulement qu’on en substitue d’autres en leur place qui soient précisément de même grandeur et figure. Et même ce lieu, qui est appelé par les péripatéticiens la superficie du corps qui environne, ne peut être conçu être une autre superficie que celle qui n’est point une substance, mais un mode. Car on ne dit point que le lieu d’une tour soit changé, quoique l’air qui l’environne le soit, ou qu’on substitue un autre corps en la place de la tour ; et partant la superficie, qui est ici prise pour le lieu, n’est point partie de la tour, ni de l’air qui l’environne. Mais, pour réfuter entièrement l’opinion de ceux qui admettent des accidents réels, il me semble qu’il n’est pas besoin que je produise d’autres raisons que celles que j’ai déjà avancées ; car premièrement, puisque nul sentiment ne se fait sans contact, rien ne peut être senti que la superficie des corps. Or, s’il y a des accidents réels, ils doivent être quelque chose de différent de cette superficie qui n’est autre chose qu’un mode ; donc, s’il y en a, ils ne peuvent être sentis. Mais qui a jamais pensé qu’il y en eût que parcequ’il a cru qu’ils étoient sentis ? De plus, c’est une chose entièrement impossible et qui ne se peut concevoir sans répugnance et contradiction, qu’il y ait des accidents réels pourceque tout ce qui est réel peut exister séparément de tout autre sujet. Or ce qui peut ainsi exister séparément est une substance, et non point un accident. Et il ne sert de rien de dire que les accidents réels ne peuvent pas naturellement être séparés de leurs sujets, mais seulement par la toute-puissance de Dieu ; car être fait naturellement, n’est rien autre chose qu’être fait par la puissance ordinaire de Dieu, laquelle ne diffère en rien de sa puissance extraordinaire, et laquelle, ne mettant rien de nouveau dans les choses, n’en change point aussi la nature : de sorte que si tout ce qui peut être naturellement sans sujet est une substance, tout ce qui peut aussi être sans sujet par la puissance de Dieu, tant extraordinaire qu’elle puisse être, doit aussi être appelé du nom de substance. J’avoue bien, à la vérité, qu’une substance peut être appliquée à une autre substance, mais quand cela arrive, ce n’est pas la substance qui prend la forme d’un accident, mais seulement le mode ou la façon dont cela arrive : par exemple, quand un habit est appliqué sur un homme, ce n’est pas l’habit, mais être habillé qui est un accident. Et pourceque la principale raison qui a mû les philosophes à établir des accidents réels a été qu’ils ont cru que sans eux on ne pouvoit pas expliquer comment se font les perceptions de nos sens, j’ai promis d’expliquer par le menu, en écrivant de la physique, la façon dont chacun de nos sens est touché par ses objets ; non que je veuille qu’en cela ni>en aucune autre chose on s’en rapporte en mes paroles, mais parceque j’ai cru que ce que j’avois expliqué de la vue dans ma Dioptrique pouvoit servir de preuve suffisante de ce que je puis dans le reste.

[13] Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu, on voit manifestement qu’il est impossible qu’il y ait rien qui ne dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu’il n’y a ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité qui n’en dépende ; autrement, comme je disois un peu auparavant, il n’auroit pas été tout-à-fait indifférent à créer les choses qu’il a créées. Car, si quelque raison ou apparence de bonté eût précédé sa préordination, elle l’eût sans doute déterminé à faire ce qui étoit de meilleur : mais, tout au contraire, parcequ’il s’est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit en la Genèse, « elles sont très bonnes, » c’est-à-dire que la raison de leur bonté dépend de ce qu’il les a ainsi voulu faire. Et il n’est pas besoin de demander en quel genre de cause cette bonté, ni toutes les autres vérités, tant mathématiques que métaphysiques, dépendent de Dieu : car, les genres des causes ayant été établis par ceux qui peut-être ne pensoient point à cette raison de causalité, il n’y auroit pas lieu de s’étonner quand ils ne lui auroient point donné de nom ; mais néanmoins ils lui en ont donné un, car elle peut être appelée efficiente : de la même façon que la volonté du roi peut être dite la cause efficiente de la loi, bien que la loi même ne soit pas un être naturel, mais seulement, comme ils disent en l’école, un être moral. Il est aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de toute éternité que deux fois quatre n’eussent pas été huit, etc., car j’avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela : mais puisque d’un autre côté je comprends fort bien que rien ne peut exister, en quelque genre d’être que ce soit, qui ne dépende de Dieu, et qu’il lui a été très facile d’ordonner tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas comprendre qu’elles eussent pu être autrement qu’elles sont, ce seroit une chose tout-à-fait contraire à la raison de douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas, et que nous ne voyons point que nous ne devions comprendre. Ainsi donc il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de l’entendement humain ou de l’existence des choses, mais seulement de la volonté de Dieu, qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de toute éternité.

[14] Pour bien comprendre quelle est la certitude du sens, il faut distinguer en lui trois sortes de degrés. Dans le premier, on ne doit rien précisément considérer que ce que les objets extérieurs causent immédiatement dans l’organe corporel ; et cela ne peut être autre chose que le mouvement des particules de cet organe, et le changement de figure et de situation qui provient de ce mouvement. Le second contient tout ce qui résulte immédiatement en l’esprit, de ce qu’il est uni à l’organe corporel ainsi mû et disposé par ses objets ; tels sont les sentiments de la douleur, du chatouillement, de la faim, de la soif, des couleurs, des sons, des saveurs, des odeurs, du chaud, du froid, et autres semblables, que nous avons dit, dans la sixième Méditation, provenir de l’union et pour ainsi dire du mélange de l’esprit avec le corps. Et, enfin, le troisième comprend tous les jugements que nous avons coutume de faire depuis notre jeunesse, touchant les choses qui sont autour de nous, à l’occasion des impressions ou mouvements qui se font dans les organes de nos sens. Par exemple, lorsque je vois un bâton, il ne faut pas s’imaginer qu’il sorte de lui de petites images voltigeantes par l’air, appelées vulgairement des espèces intentionnelles, qui passent jusques à mon œil, mais seulement que les rayons de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le nerf optique, et par son moyen dans le cerveau même, ainsi que j’ai amplement expliqué dans la Dioptrique. Et c’est en ce mouvement du cerveau, qui nous est commun avec les bêtes, que consiste le premier degré du sentiment. De ce premier suit le second, qui s’étend seulement à la perception de la couleur et de la lumière qui est réfléchie de ce bâton, et qui provient de ce que l’esprit est si intimement conjoint avec le cerveau qu’il se ressent même et est comme touché par les mouvements qui se font en lui : et c’est tout ce qu’il faudroit rapporter au sens, si nous voulions le distinguer exactement de l’entendement. Car que de ce sentiment de la couleur, dont je sens l’impression, je vienne à juger que ce bâton qui est hors de moi est coloré, et que de l’étendue de cette couleur, de sa terminaison et de la relation de sa situation avec les parties de mon cerveau, je détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure et la distance de ce même bâton, quoiqu’on ait accoutumé de l’attribuer au sens, et que pour ce sujet je l’aie rapporté à un troisième degré de sentiment, c’est néanmoins une chose manifeste que cela ne dépend que de l’entendement seul ; et même j’ai fait voir dans la Dioptrique que la grandeur, la distance et la figure ne s’aperçoivent que par le raisonnement, en les déduisant les unes des autres. Mais il y a seulement ici cette différence, que nous attribuons à l’entendement les jugements nouveaux et non accoutumés que nous faisons touchant toutes les choses qui se présentent à nos sens, et que nous attribuons aux sens ceux que nous avons coutume de faire depuis notre enfance touchant les choses sensibles, à l’occasion des impressions qu’elles font dans les organes de nos sens ; dont la raison est que la coutume nous fait raisonner et juger si promptement de ces choses-là (ou plutôt nous fait ressouvenir des jugements que nous en avons faits autrefois), que nous ne distinguons point cette façon de juger d’avec la simple appréhension ou perception de nos sens. D’où il est manifeste que, lorsque nous disons que la certitude de l’entendement est plus grande que celle des sens, nos paroles ne signifient autre chose, sinon que les jugements que nous faisons dans un âge plus avancé, à cause de quelques nouvelles observations que nous avons faites, sont plus certains que ceux que nous avons formés dès notre enfance, sans y avoir fait de réflexion ; ce qui ne peut recevoir aucun doute, car il est constant qu’il ne s’agit point ici du premier ni du second degré du sentiment, d’autant qu’il ne peut y avoir en eux aucune fausseté. Quand donc on dit « qu’un bâton paroît rompu dans l’eau à cause de la réfraction, » c’est de même que si l’on disoit qu’il nous paroît d’une telle façon qu’un enfant jugeroit de là qu’il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d’accord de ce que l’on ajoute ensuite, à savoir que « cette erreur n’est point corrigée par l’entendement, mais par le sens de l’attouchement : » car bien que, ce sens nous fasse juger qu’un bâton est droit, et cela par cette façon de juger à laquelle nous sommes accoutumés dès notre enfance, et qui par conséquent peut être appelée sentiment, néanmoins cela ne suffit pas pour corriger l’erreur de la vue, mais outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison qui nous enseigne que flous devons en cette rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l’attouchement qu’à celui où semble nous porter le sens de la vue : laquelle raison n’ayant point été en nous dès notre enfance ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement ; et partant, dans cet exemple mérite, c’est l’entendement seul qui corrige l’erreur du sens, et il est impossible d’en apporter jamais aucun dans lequel l’erreur vienne pour s’être plus fié à l’opération de l’esprit qu’à 1a perception des sens.

[15] D’autant que les difficultés qui restent à examiner me sont plutôt proposées comme des doutes que comme des objections, je ne présume pas tant de moi que j’ose me promettre d’expliquer assez suffisamment des choses que je vois être encore aujourd’hui le sujet des doutes de tant de savants hommes. Néanmoins, pour faire en cela tout ce que je puis, et ne pas manquer à ma propre cause, je dirai ingénument de quelle façon il est arrivé que je me sois moi-même entièrement délivré de ces doutes. Car en ce faisant, si par hasard il arrive que cela puisse servir à quelques uns, j’aurai sujet vie m’en réjouir, et s’il ne peut servir à personne, au moins aurai-je la satisfaction qu’on ne me pourra pas accuser de présomption ou de témérité.

Lorsque j’eus la première fois conclu, ensuite des raisons qui sont contenues dans mes Méditations, que l’esprit humain est réellement distingué du corps, et qu’il est même plus aisé à connoître que lui, et plusieurs autres chose$ dont il est là traité, je me sentois à la vérité obligé d’y acquiescer, pourceque je ne remarquois rien en elles qui ne fut bien suivi, et qui ne fut tiré de principes très évidents suivant les règles de la logique ; toutefois je confesse que je ne fus pas pour cela pleinement persuadé, et qu’il m’arriva presque la même chose qu’aux astronomes, qui, après avoir été convaincus par de puissantes raisons que le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre, ne sauroient pourtant s’empêcher de juger qu’il est plus petit lorsqu’ils viennent à le regarder. Mais après que j’eus passé plus avant, et qu’appuyé sur les mêmes principes j’eus porté ma considération sur les choses physiques ou naturelles, examinant premièrement les notions ou les idées que je trouvois en moi de chaque chose, puis les distinguant soigneusement les unes des autres pour faire que mes jugements eussent un entier rapport avec elles, je reconnus qu’il n’y avoit rien qui appartînt à la nature ou à l’essence du corps, sinon qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, capable de plusieurs figures et de divers mouvements, et que ces figures et ces mouvements n’étoient autre chose que des modes, qui ne peuvent jamais être sans lui ; mais que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et autres choses semblables, n’étoient rien que des sentiments qui n’ont aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas moins différents des corps que la douleur diffère de la figure ou du mouvement de la flèche qui la cause ; et enfin que la pesanteur, la dureté, la vertu d’échauffer, d’attirer, de purger, et toutes les autres qualités que nous remarquons dans les corps, consistent seulement dans le mouvement ou dans sa privation, et dans la configuration et arrangement des parties ; toutes lesquelles opinions étant fort différentes de celles que j’avois eues auparavant touchant les mêmes choses, je commençai après cela à considérer pourquoi j’en avois eu d’autres par ci-devant, et je trouvai que la principale raison étoit que dès ma jeunesse j’avois fait plusieurs jugements touchant les choses naturelles, comme celles qui devoient beaucoup contribuer à la conservation de ma vie, en laquelle je ne faisois que d’entrer, et que j’avois toujours retenu depuis les mêmes opinions que j’en avois eues autrefois. Et d’autant que mon esprit ne se servoit pas bien en ce bas âge des organes du corps, et qu’y étant trop attaché il ne pensoit rien sans eux, aussi n’apercevoit il que confusément toutes choses. Et bien qu’il eût connoissance de sa propre nature et qu’il n’eût pas moins en soi l’idée de la pensée que celle de l’étendue, néanmoins, pourcequ’il ne concevoit rien de purement intellectuel, qu’il n’imaginât aussi en même temps quelque chose de corporel, il prenoit l’un et l’autre pour une même chose, et rapportoit au corps toutes les notions qu’il avoit des choses intellectuelles. Et d’autant que je ne m’étois jamais depuis délivré de ces préjugés, il n’y avoit rien que je connusse assez distinctement et que je ne supposasse être corporel, quoique néanmoins je formasse souvent de telles idées de ces choses mêmes que je supposois être corporelles, et que j’en eusse de telles notions qu’elles représentoient plutôt des esprits que des corps. Par exemple, lorsque je concevois la pesanteur comme une qualité réelle, inhérente et attachée aux corps massifs et grossiers, encore que je la nommasse une qualité en tant que je la rapportais aux corps dans lesquels elle résidoit, néanmoins, parceque j’ajoutois ce mot de réelle, je pensois en effet que c’étoit une substance : de même qu’un habit considéré en soi est une substance, quoique étant rapporté à un homme habillé il puisse être dit une qualité ; et ainsi, bien que l’esprit soit une substance, il peut néanmoins être dit une qualité, eu égard au corps auquel il est uni. Et bien que je conçusse que la pesanteur est répandue par tout le corps qui est pesant, je ne lui attribuais pas néanmoins la même sorte d’étendue qui constitue la nature du corps, car cette étendue est telle qu’elle exclut toute pénétrabilité des parties ; et je pensois qu’il y avoit autant de pesanteur dans une masse d’or, ou de quelque autre métal de la longueur d’un pied, qu’il y en avoit dans une pièce de bois longue de dix pieds, voire même j’estimois que toute cette pesanteur pouvoit être contenue sous un point mathématique. Et même, lorsque cette pesanteur étoit ainsi également étendue par tout le corps, je voyois qu’elle pouvoit exercer toute sa force en chacune de ses parties, parceque, de quelque façon que ce corps fût suspendu à une corde, il la tiroit de toute sa pesanteur, comme si toute cette pesanteur eût été renfermée dans la partie qui touchoit la corde. Et certes je ne conçois point encore aujourd’hui que l’esprit soit autrement étendu dans le corps, lorsque je le conçois être tout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie. Mais ce qui fait mieux paroître que cette idée de la pesanteur avoit été tirée en partie de celle que j’avois de mon esprit, est que je pensois que la pesanteur portoit les corps vers le centre de la terre comme si elle eût en soi quelque connoissance de ce centre : car certainement il n’est pas possible, ce semble, que cela se fasse sans connoissance, et partout où il y a connoissance il faut qu’il ait de l’esprit. Toutefois j’attribuois encore d’autres choses à cette pesanteur, qui ne peuvent pas en même façon être entendues de l’esprit ; par exemple, qu’elle étoit divisible, mesurable, etc. Mais après que j’eus considéré toutes ces choses, et que j’eus soigneusement distingué l’idée de l’esprit humain des idées du corps et du mouvement corporel, et que je me fus aperçu que toutes les autres idées que j’avois eues auparavant, soit des qualités réelles, soit des formes substantielles, en avoient été par moi composées, ou forgées par mon esprit, je n’eus pas beaucoup de peine à me défaire de tous les doutes qui sont ici proposés.

Car, premièrement, je ne doutai plus que je n’eusse une claire idée de mon propre esprit, duquel je ne pouvois pas nier que je n’eusse connoissance, puisqu’il m’étoit si présent et si conjoint. Je ne mis plus aussi en doute que cette idée ne lut entièrement différente de celles de toutes les autres choses, et qu’elle n’eût rien en soi de ce qui appartient au corps : pourceque, ayant recherché très soigneusement les vraies idées des autres choses, et pensant même les connoître toutes en général, je ne trouvois rien en elles qui ne fût en tout différent de l’idée de mon esprit. Et je voyois qu’il y avoit une bien plus grande différence entre ces choses, qui, bien qu’elles fussent tout à la fois en ma pensée, me paroissoient néanmoins distinctes et différentes, comme sont l’esprit et le corps, qu’entre celles dont nous pouvons à la vérité avoir des pensées séparées, nous arrêtant à l’une sans penser à l’autre, mais qui ne sont jamais ensemble en notre esprit, que nous ne voyions bien qu’elles ne peuvent pas subsister séparément : comme, par exemple, l’immensité de Dieu peut bien être conçue sans que nous pensions à sa justice, mais on ne peut pas les avoir toutes deux présentes à son esprit, et croire que Dieu puisse être immense sans être juste. Et l’on peut aussi fort bien connoître l’existence de Dieu sans que l’on sache rien des personnes de la très sainte Trinité, qu’aucun esprit ne sauroit bien entendre, s’il n’est éclairé des lumières de la foi ; mais lorsqu’elles sont une fois bien entendues, je nie qu’on puisse concevoir entre elles aucune distinction réelle à raison de l’essence divine, quoique cela se puisse à raison des relations. Et, enfin, je n’appréhendai plus de m’être peut-être laissé surprendre et prévenir par mon analyse, lorsque voyant qu’il y a des corps qui ne pensent point, ou plutôt concevant très clairement que certains corps peuvent être sans la pensée, j’ai mieux aimé dire que la pensée n’appartient point à la nature du corps, que de conclure qu’elle en est un mode, pourceque j’en voyois d’autres, à savoir ceux des hommes, qui pensent : car, à vrai dire, je n’ai jamais vu ni compris que les corps humains eussent des pensées, mais bien que ce sont les mêmes hommes qui pensent et qui ont des corps. Et j’ai reconnu que cela se fait par la composition et l’assemblage de la substance qui pense avec la corporelle ; pourceque, considérant séparément la nature de la substance qui pense, je n’ai rien remarqué en elle qui pût appartenir au corps, et que je n’ai rien trouvé dans la nature du corps, considérée toute seule, qui pût appartenir à la pensée. Mais, au contraire, examinant tous les modes tant du corps que de l’esprit, je n’en ai remarqué pas un dont le concept ne dépendît entièrement du concept même de la chose dont il est le mode. Aussi, de ce que nous voyons souvent deux choses jointes ensemble, on ne peut pas pour cela inférer qu’elles ne sont qu’une même chose ; mais, de ce que nous voyons quelquefois l’une de ces choses sans l’autre, on peut fort bien conclure qu’elles sont diverses. Et il ne faut pas que la puissance de Dieu nous empêche de tirer cette conséquence ; car il n’y a pas moins de répugnance à penser que des choses que nous concevons clairement et distinctement comme deux choses diverses soient faites une même chose en essence et sans aucune composition, que de penser qu’on puisse séparer ce qui n’est aucunement distinct. Et partant, si Dieu a mis en certains corps la faculté de penser, comme en effet il l’a mise dans ceux des hommes, il peut, quand il voudra, l’en séparer, et ainsi elle ne laisse pas d’être réellement distincte de ces corps. Et je ne m’étonne pas d’avoir autrefois fort bien compris, avant même que je me fusse délivré des préjugés de notes sens, que « deux et trois joints ensemble font le nombre de cinq, et que lorsque de choses égales on ôte choses égales, les restes sont égaux, » et plusieurs choses semblables, bien que je ne songeasse pas alors que lame de l’homme fut distincte de son corps ; car je vois très bien que ce qui a fait que je n’ai point en mon enfance donné de faux jugement touchant ces propositions qui sont reçues généralement de tout le monde, a été parcequ’elles ne m’étoient pas encore pour lors en usage, et que les enfants n’apprennent point à assembler deux avec trois qu’ils ne soient capables de juger s’ils font le nombre de cinq, etc. Tout au contraire, dès ma plus tendre jeunesse j’ai conçu l’esprit et le corps, dont je voyois confusément que j’étois composé, comme une seule et même chose : et c’est le vice presque ordinaire de toutes les connoissances imparfaites, d’assembler en un plusieurs choses, et les prendre toutes pour une même ; c’est pourquoi il faut par après avoir la peine de les séparer, et par un examen plus exact les distinguer les unes des autres.

[16] Mais je m’étonne grandement que des personnes très doctes et accoutumées depuis trente années aux spéculations métaphysiques, après avoir lu mes Méditations plus de sept fois, se persuadent que « si je les relisois avec le même esprit que je les examinerais si elles m’avoient été proposées par une personne ennemie, je ne ferois pas tant de cas et n’aurois pas une opinion si avantageuse des raisons qu’elles contiennent que de croire que chacun se devroit rendre à la force et au poids de leurs vérités et liaisons, » vu cependant qu’ils ne font voir eux-mêmes aucune faute dans tous mes raisonnements. Et certes ils m’attribuent beaucoup plus qu’ils ne doivent, et qu’on ne doit pas même penser d’aucun homme, s’ils croient que je me serve d’une telle analyse que je puisse par son moyen renverser les démonstrations véritables, ou donner une telle couleur aux fausses que personne n’en puisse jamais découvrir la fausseté : vu qu’au contraire je professe hautement que je n’en ai jamais recherché d’autre que celle au moyen de laquelle on pût s’assurer de la certitude des raisons véritables, et découvrir le vice des fausses et captieuses. C’est pourquoi je ne suis pas tant étonné de voir des personnes très doctes n’acquiescer pas encore à mes conclusions, que je suis joyeux de voir qu’après une si sérieuse et fréquente lecture de mes raisons ils ne me blâment point d’avoir rien avancé mal à propos, ou d’avoir tiré aucune conclusion autrement que dans les formes. Car la difficulté qu’ils ont à recevoir mes conclusions peut aisément être attribuée à la coutume invétérée qu’ils ont de juger autrement de ce qu’elles contiennent, comme il a déjà été remarqué des astronomes, qui ne peuvent s’imaginer que le soleil soit plus grand que la terre, bien qu’ils aient des raisons très certaines qui le démontrent ; mais je ne vois pas qu’il puisse y avoir d’autre raison pourquoi ni ces messieurs, ni personne que je sache, n’ont pu jusques ici rien reprendre dans mes raisonnements, sinon parcequ’ils sont entièrement vrais et indubitables : vu principalement que les principes sur quoi ils sont appuyés ne sont point obscurs, ni inconnus, ayant tous été tirés des plus certaines et plus évidentes notions qui se présentent à un esprit qu’un doute général de toutes choses a déjà délivré de toutes sortes de préjugés ; car il suit de là nécessairement qu’il ne peut y avoir d’erreurs que tout homme d’esprit un peu médiocre n’eût pu facilement remarquer. Et ainsi je pense que je n’aurai pas mauvaise raison de conclure que les choses que j’ai écrites ne sont pas tant affoiblies par l’autorité de ces savants hommes, qui, après les avoir lues attentivement plusieurs fois, ne se peuvent pas encore laisser persuader par elles, qu’elles sont fortifiées par leur autorité même, de ce qu’après un examen si exact et des revues si générales, ils n’ont pourtant remarqué aucunes erreurs ou paralogismes dans mes démonstrations.




  1. Voyez sixièmes objections, page 318 de ce volume.
  2. Voyez sixièmes objections, page 319 de ce volume.
  3. Voyez sixièmes objections, page 319 de ce volume.
  4. Voyez sixièmes objections, page 319 de ce volume.
  5. Voyez sixièmes objections, page 319 de ce volume.
  6. Voyez sixièmes objections, page 321 de ce volume.
  7. Voyez sixièmes objections, page 321 de ce volume.
  8. Voyez ibid., page 322 de ce volume.
  9. Voyez sixièmes objections, page 323 de ce volume.
  10. Voyez sixièmes objections, page 323 de ce volume.
  11. Voyez sixièmes objections, page 325 de ce volume.
  12. Voyez sixièmes objections, page 325 de ce volume.
  13. Voyez sixièmes objections, page 326 de ce volume.
  14. Voyez sixièmes objections, page 327 de ce volume.
  15. Voyez sixièmes objections, page 329 de ce volume.
  16. Voyez sixièmes objections, page 331 de ce volume