Lysistrata (trad. Raoul Vèze)
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PERSONNAGES
LAMPITO,
CHŒUR DE VIEILLARDS, CHŒUR DE FEMMES,
STRATYLLIS,
UN MAGISTRAT DE POLICE, DES FEMMES,
CINÉSIAS, MARI DE MYRRHINE,
L’ENFANT DE CINÉSIAS ET DE MYRRHINE,
UN HÉRAUT DE LACÉDÉMONE,
AMBASSADEURS DE LACÉDÉMONE,
DES PROMENEURS,
UN ESCLAVE, UN ATHÉNIEN,
ARCHERS.
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H ! si on avait convoqué les
femmes au temple de Dionysos
ou aux fêtes de Pan, de Vénus Coliade ou de Vénus
Génétyllis, elles seraient venues en si grand nombre avec leurs tambourins phrygiens, pour célébrer l’orgie,
qu’on ne pourrait plus circuler. Mais aujourd’hui, qu’il
s’agit de choses sérieuses, pas encore une femme. Si
pourtant, voici ma voisine qui sort de chez elle. Bonjour, Calonice.
Bonjour, Lysistrata. Pourquoi es-tu ainsi troublée ? Déride ton front, amie très chère ! Les sourcils froncés, ça ne te va pas.
J’ai le cœur gros, Calonice, et je suis bien honteuse de notre sexe. Les hommes ont beau prétendre que nous sommes rusées…
Mais ils ont bien raison, par Zeus.
Ah ! oui, j’ai fait savoir aux femmes qu’il fallait se réunir ici pour délibérer sur de graves questions ; elles dorment au lieu de venir.
Elles viendront, ma chérie, elles viendront. Tu sais bien que les femmes ne peuvent pas sortir à leur aise : l’une soigne son mari, l’autre secoue son esclave ou couche son enfant ou le lave, ou bien calme sa faim en lui donnant à téter.
Elles devraient avoir des soucis plus graves.
Mais pourquoi donc, ma chère Lysistrata, nous as-tu convoquées ? De quoi s’agit-il ? Est-ce une grosse affaire ?
Oui, c’est une grande affaire.
Une grande affaire ? et grosse aussi ?
Oui, par Zeus, une affaire très grosse.
Alors, comment se fait-il que nous ne soyons pas toutes là ?
Si c’était la grosse affaire que tu crois, elles n’auraient pas manqué d’accourir toutes, et bien vite. Mais non, il s’agit d’une chose que j’ai examinée et retournée dans tous les sens pendant de longues veilles.
Ce doit être une chose bien menue pour qu’il faille ainsi la retourner dans tous les sens avant d’en tirer quelque chose.
Tellement menue que le salut de toute la Grèce est entre les mains des femmes.
Des femmes ? Alors ce doit être bien peu de chose.
Il dépend pourtant de nous de sauver la République, d’exterminer tous les ennemis, aussi bien les Péloponésiens…
Bravo !
… que tous les Béotiens.
Pas tous, de grâce, épargne les bonnes anguilles du lac Copaïs.
Cette menace ne vise pas les Athéniens, tu peux m’en croire. Mais si les femmes de Béotie et du Péloponèse viennent à nous, les Athéniennes, avec leur aide, nous sauverons la Grèce.
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Comment veux-tu que les femmes puissent faire quelque chose d’aussi sensé et d’aussi glorieux ? Tu sais bien qu’elles se préoccupent surtout de leurs parures : des tuniques de soie jaune, des manteaux flottants, sans ceinture, des brodequins élégants, voilà ce qui les intéresse.
Eh bien ! précisément, c’est là ce qui, je l’espère, nous sauvera : les robes jaunes, les parfums, les brodequins, les fards et les tuniques transparentes.
Comment donc ?
Il faut que nul homme vivant ne consente à se servir de la lance contre son semblable…
Oh ! par les deux déesses, alors, je vais m’occuper de faire teindre une robe en jaune.
Non plus que du bouclier…
Je vais revêtir une robe flottante.
… Ni de l’épée.
Je vais acheter des brodequins.
Crois-tu maintenant que les femmes auraient bien fait de répondre à mon appel ?
Certes, elles auraient dû venir à tire-d’aile.
Hélas ! hélas ! tu verras, comme de vraies Athéniennes, elles viendront trop tard… Pas une femme du littoral, pas une de Salamine.
Je suis sûre pourtant que de très bonne heure elles ont fait du bateau, les jambes écartées.
Les Acharniennes même ne sont pas venues ; et je m’imaginais qu’elles seraient ici les premières.
La femme de Théagène se disposait pourtant à venir par ici, puisque, la superstitieuse, elle a consulté la statue d’Hécate. Mais en voici qui arrivent, et encore d’autres. Tiens, tiens, d’où sont-elles ?
D’Anagyre.
Tu as raison. On dirait qu’Anagyre s’est levée en masse.
Sommes-nous en retard, Lysistrata ? Tu ne me réponds même pas ?
Je ne te fais pas mes compliments, Myrrhine, d’arriver si tard, alors qu’il s’agit de choses si graves.
Je ne pouvais, dans l’obscurité, trouver une ceinture. Mais si la chose presse, parle, nous t’écoutons.
Attendons encore un peu, les femmes de Béotie et du Péloponèse vont peut-être venir.
Oui, oui… Justement, voici Lampito qui s’amène.
Bonjour, Lampito, Lacédémonienne chérie, que tu es belle, quel charme ! Ces belles couleurs… ce corps vigoureux ! Tu étranglerais un taureau.
Mais certainement. Ah ! c’est que j’assouplis mon corps, je fais de la gymnastique ; j’arrive même à me donner, en sautant, des coups de pied au derrière.
Oh ! que tu as de beaux tétons !
Tu les tâtes comme on ferait à une victime, pour voir si elle est assez grasse…
Et cette jeune femme, de quel pays est-elle ?
Oh ! oh ! c’est une Béotienne de haut rang.
Par Zeus, ma chère Béotienne, tu ressembles à un beau jardin.
Oui, oui, un jardin très soigné et bien épilé.
Et cette autre jeune fille ?
C’est une bonne partenaire, elle est de Corinthe.
Oui, une bonne recrue pour l’amour, comme on l’est à Corinthe.
Eh bien, qui a convoqué les femmes à cette réunion ?
C’est moi.
Dis-nous ce que tu veux.
Voici, ma chérie.
Nous allons, enfin, savoir de quelle affaire sérieuse il s’agit.
Je vais vous le dire. Mais d’abord laissez-moi vous poser une seule question.
À ton aise.
Les pères de vos enfants, ne regrettez-vous pas qu’ils soient loin de vous, à l’armée ? Je crois bien que pas une de vous n’a son mari auprès d’elle.
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Misère ! voilà cinq mois que mon mari est en Thrace à surveiller Eucrate, le général, de peur qu’il passe à l’ennemi.
Le mien est depuis sept mois à Pylos.
Et le mien, quand par hasard il revient de l’armée, est à peine arrivé qu’il rattache bien vite son bouclier et s’envole.
Et avec ça, il ne reste pas l’ombre d’un amant. Depuis le jour où les Milésiens nous ont trahies, je n’ai même pas aperçu un de ces priapes en cuir, de huit doigts de long, que les femmes de Milet nous fournissaient pour tenir lieu des hommes. Eh bien, si j’ai trouvé un moyen de mettre fin à la guerre, êtes-vous disposées à me seconder ?
J’en fais le serment par les déesses, dussé-je mettre en gage la ceinture que je porte, et le même jour dépenser tout cet argent à boire.
Et moi, je suis prête à me laisser aplatir comme un turbot, et même à donner la moitié de moi-même.
Pour moi, je monterais jusqu’au sommet du Taygète, si je devais y apercevoir la Paix.
Alors, je vais parler, je ne tairai plus rien de mon projet. Eh bien, mes amies, si nous voulons obliger nos maris à faire la paix, il faut renoncer…
À quoi ? dis.
Vous le ferez ?
Oui, même au prix de notre vie.
Eh bien, il nous faut renoncer à faire l’amour. Pourquoi vous détournez-vous de moi ? Où allez-vous ? Vous êtes là à mordiller vos lèvres, à secouer la tête ; vous changez de couleur… vous pleurez… Le ferez-vous, oui ou non ? À quoi pensez-vous ?
La guerre peut durer, je ne le ferai pas.
Moi non plus, certes, même si la guerre s’éternise.
C’est ainsi que tu parles, toi le turbot ? Tu disais tout à l’heure que tu te laisserais couper en deux.
Tout ce que tu voudras, mais pas ça ; s’il le faut, je me jetterai au feu. Mais me priver de faire l’amour, la meilleure chose au monde, cela jamais, ma Lysistrata chérie.
Et toi, Myrrhine ?
Je préfère, moi aussi, le feu.
Oh ! nous sommes bien le sexe débauché. Ce n’est pas sans raison que les poètes tragiques nous mettent en scène : nous ne sommes pas bonnes à autre chose qu’à faire l’amour. Mais toi, ma chère Lacédémonienne, laisse-toi convaincre ; même si tu es seule de mon avis, nous pourrons encore sauver la situation.
Par les déesses, c’est dur pour une femme de s’endormir seule, sans avoir une belle nature à caresser. Et pourtant, il faut s’y résoudre : la paix avant tout et par-dessus tout.
Ô ma grande chérie, seule de toutes, tu es une vraie femme !
Mais si nous renoncions complètement à ce que tu dis — aux dieux ne plaise ! — la paix en serait-elle plus sûre ?
Tout à fait, j’en atteste les déesses. Si nous restons enfermées, bien enduites de fard, toutes nues sous des tuniques transparentes d’Amorgos, laissant entrevoir notre sexe épilé, les hommes tourmentés de désirs voudront se jeter sur nous. Mais si nous savons rester maîtresses de nos sens ; si, après avoir excité nos maris, nous ne leur cédons pas, je suis bien certaine qu’ils demanderont vite la paix.
Oui, oui, Ménélas lui-même, jadis, pour avoir vu tout nus les seins d’Hélène, jeta au loin son épée, se refusant dorénavant à combattre.
Oui, mais misère de nous si nos hommes nous plantent là !
Eh bien, nous ferons comme Phérécrate, l’auteur dramatique, « nous écorcherons un chien écorché », nous aurons recours au priape en cuir.
Ce ne sont là que plaisanteries et simulacres. Mais si nos hommes se jettent sur nous et nous entraînent de force au lit ?
Nous nous accrocherons aux portes et nous résisterons.
Et s’ils nous battent ?
Alors nous ferons semblant de céder. Ils n’éprouvent aucune jouissance dans un baiser pris de force. Nous pouvons, d’ailleurs, les tourmenter de mille manières. Soyez tranquilles, ils se lasseront vite, car jamais un homme ne ressent du plaisir en jouant avec une femme qui reste insensible et froide.
Eh bien, devant ton assurance, nous consentons.
Et nous aussi nous convaincrons nos maris qu’ils doivent conclure la paix de bonne foi. Mais ce ramassis, cette populace d’Athènes, qui pourra l’empêcher de déraisonner ?
N’aie aucune inquiétude ; nous nous chargeons de convertir les nôtres.
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Vous aurez du mal, ils sont toqués avec leurs trirèmes, et puis ils sont forts de l’immense trésor de guerre qu’ils conservent dans le temple de la déesse Athéna.
Je le sais, j’ai pris mes précautions. Aujourd’hui même, nous occuperons la citadelle. Tandis que nous délibérons ici, les femmes d’âge plus avancé ont reçu la mission de pénétrer dans la citadelle, sous prétexte d’offrir des sacrifices.
Très bien ; tu as parfaitement parlé.
Veux-tu, Lampito, que nous confirmions par un serment les décisions prises, pour les rendre indissolubles ?
Soit, propose-nous une formule de serment, nous jurerons.
Volontiers. Où est la femme scythe, notre huissière ? Qu’as-tu à regarder en l’air ? Allons, place sous nos yeux ce bouclier renversé, et apporte-moi les victimes.
Comment vas-tu nous faire prêter serment, Lysistrata ?
Mais sur un bouclier, comme on le fait dans Eschyle, après avoir immolé une brebis.
Oh ! non, je t’en prie, ma chère Lysistrata, non, pas sur un bouclier : il s’agit de la paix.
Alors, sur quoi ?
Si nous immolions un cheval blanc, symbole de notre habileté à chevaucher ? Nous prononcerions le serment sur ses entrailles.
Un cheval blanc ? Mais où le trouver ?
Comment donc jurerons-nous ?
Voici. Prenons une grande coupe noire, immolons-y une outre de ce bon vin de Thasos, et nous prononcerons sur cette coupe le serment de n’y pas verser une goutte d’eau.
Bons dieux ! quel serment ! il me va joliment.
Apportez-moi donc une coupe et une outre de vin.
Ô mes amies très chères, qu’il est grand ce vase d’argile ! Certes, celle qui le videra aura de quoi se réjouir.
Pose-le là et donne-moi l’objet du sacrifice. Ô déesse de la Persuasion, et toi, coupe de l’amitié, recevez ce sacrifice et soyez propices aux femmes !
Le sang est d’une belle couleur, il présage de la joie.
Et puis, par Castor, il répand une odeur exquise.
Permettez, mes amies, que je prête serment la première.
Non, par Aphrodite, le sort en décidera.
Eh bien, Lampito, et vous toutes, posez la main sur cette coupe ; l’une de vous, au nom des autres, répétera les paroles que je vais prononcer. Ainsi, vous ferez toutes le même serment, et vous en assurerez l’exécution.
« Nul homme ne me touchera, ni amant, ni époux… »
« Nul homme ne me touchera, ni amant, ni époux… »
« Qui viendra vers moi, les nerfs tendus… » Répète.
« Qui viendra vers moi, les nerfs tendus… » Hélas ! mes genoux fléchissent, Lysistrata.
« Je vivrai chaste à la maison… »
« Je vivrai chaste à la maison… »
« Vêtue d’une tunique transparente, et parée avec recherche… »
« Vêtue d’une tunique transparente, et parée avec recherche… »
« Afin que mon homme ait une grosse envie de mes baisers… »
« Afin que mon homme ait une grosse envie de mes baisers… »
« Et je ne lui céderai jamais de bon gré… »
« Et je ne lui céderai jamais de bon gré… »
« Mais s’il veut me prendre de force… »
« Mais s’il veut me prendre de force… »
« Je me livrerai de mauvaise grâce, et je ne ferai pas le moindre mouvement… »
« Je me livrerai de mauvaise grâce, et je ne ferai pas le moindre mouvement… »
« Je ne lèverai pas les jambes en l’air… »
« Je ne lèverai pas les jambes en l’air… »
« Je ne m’accroupirai pas comme la figure de lionne qu’on voit sur les manches de couteau… »
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/67/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-043.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-043.jpg)
« Je ne m’accroupirai pas comme la figure de lionne qu’on voit sur les manches de couteau… »
« Si je tiens mon serment, qu’il me soit permis de boire à cette coupe… »
« Si je tiens mon serment, qu’il me soit permis de boire à cette coupe… »
« Mais si je me parjure, que la coupe se remplisse d’eau… »
« Mais si je me parjure, que la coupe se remplisse d’eau… »
Vous toutes, jurez-vous d’être fidèles à cette parole ?
Oui, par Zeus !
Bien, alors je vais sacrifier la victime. (Elle boit.)
Ne bois pas tout, chérie ; à notre tour, et scellons ainsi entre nous le pacte d’amitié.
Quels sont ces cris ?
C’est l’affaire dont je vous ai parlé. Les femmes ont occupé la citadelle d’Athéna. Toi, Lampito, rentre chez toi, et prépare le complot. Laisse auprès de nous tes compagnes de Lacédémone comme otages. Quant à nous, allons nous enfermer avec les autres femmes dans la citadelle, et tirons bien les verrous.
Tu ne crois pas que nos hommes vont, sans tarder, venir à l’assaut ?
Peu nous importe. Quelles que soient leurs menaces, quelle que soit leur ardeur, ils ne sauraient franchir les portes avant d’avoir souscrit aux conditions que je vous ai fait connaître.
Sûrement, par Aphrodite ; serait-ce à tort qu’on nous traiterait d’invincibles et d’endiablées ?
Avance, Dracès, va lentement ; tu as mal à l’épaule, de porter un si lourd paquet de bois d’olivier. — Assurément, au cours d’une longue vie, bien des événements surviennent, inattendus ; mais qui jamais eût pensé, Strymodore, que les femmes, cette peste élevée et nourrie à nos dépens, s’empareraient de la statue sacrée d’Athéna, occuperaient notre citadelle et en interdiraient l’entrée avec des barres et des verrous ?
Hâtons-nous donc le plus possible, Philurge, allons placer autour des portes ces grosses branches, élevons un bûcher, et de nos propres mains, d’un seul cœur, mettons le feu pour les consumer toutes tant qu’elles sont, les misérables comploteuses, et surtout cette Lysistrata, femme de Lycon. Elles ne se moqueront pas de nous, tant que j’aurai un souffle de vie, j’en atteste Déméter. Cléomène lui-même, le roi de Sparte, qui jadis s’était emparé de la citadelle, s’en tira en laissant des plumes ; bien qu’il eût l’arrogance des Lacédémoniens, il dut capituler après m’avoir livré ses armes. Il ne lui restait plus qu’un morceau de manteau usé, il était sale, immonde, hirsute, il ne s’était pas lavé depuis six ans. Je l’avais attaqué furieusement avec une armée rangée sur seize lignes, et je ne quittais jamais les postes, même pour dormir. Et je ne viendrais pas à bout, aujourd’hui, de l’audace impudente de ces femmes, qu’Euripide et tous les dieux eux-mêmes détestent ! S’il en était ainsi, mes trophées ne resteraient pas plus longtemps dans la cité de Pallas.
Mais, pour atteindre au but, il reste à gravir cette pente qui monte à la citadelle ; hâtons-nous, faisons un dernier effort pour porter tous ces bois là-haut sans l’aide même d’un âne. Ces crochets, qui maintiennent les fardeaux, meurtrissent nos épaules ; mais il faut arriver et attiser le feu, prenons garde qu’il ne s’éteigne, faute d’attention, avant que nous soyons au bout.
(Il souffle.) Phu ! Phu ! Bons dieux, quelle fumée ! Ô divin Héraclès, elle s’échappe de ce vase avec une violence… On dirait qu’un chien enragé me mord les yeux. Ce feu est atroce, comme s’il venait de Lemnos, il me dévore les paupières. Cours à la citadelle, Lachès, donne ton aide à la déesse Athéna. Jamais nous n’aurons l’occasion de lui être plus secourables. Phu ! Phu ! Bons dieux, quelle fumée !
Ah ! voici que le feu s’éveille et vit, les dieux sont avec nous. Allons, déposons ici nos paquets, jetons dans le vase des ceps de vigne, mettons-y le feu, et lançons-le contre la porte de la citadelle, comme un bélier. Si les femmes, lorsque nous les aurons sommées de se rendre, n’ouvrent pas les portes, il faudra tout incendier et les enfumer. Allons, déposons les fardeaux. Ah ! la la ! quelle fumée ! Pouah ! Lequel, parmi les chefs de la démocrate Samos, nous portera secours et nous soulagera ? Ouf ! je me débarrasse enfin de ces bois. Quant à toi, réchaud, ravive les charbons pour que cette torche puisse s’y enflammer. Ô déesse de la Victoire, sois-nous favorable, permets-nous de réprimer l’audace de ces femmes qui occupent la citadelle, et de dresser là-haut notre trophée.
Il me semble apercevoir de la flamme et de la fumée, c’est un incendie, mes amies. Hâtons-nous, hâtons-nous.
Vole, vole, Nicodice, ne laisse pas brûler Calyce et Critylle, qui vont être étouffées par ces vieillards sans cœur, exécuteurs de lois impitoyables. Mais j’ai peur d’arriver trop tard. Dès la pointe du jour, je suis allée à la fontaine remplir ce vase, non sans peine, au milieu de la foule, du tumulte et du bruit des cruches, bousculée par les servantes et les esclaves marquées du stigmate. Vite, j’ai enlevé mon urne pleine, et j’accours enfin pour porter de l’eau à mes compagnes qui risquent d’être brûlées vives. J’ai entendu dire que des vieillards, proches de la tombe, apportaient des bûches du poids de trois talents au moins, comme s’ils voulaient faire chauffer un bain. Ils venaient ici à grand fracas, prononçant d’abominables menaces, disant qu’ils allaient incinérer ces scélérates de femmes. Mais n’est-ce pas, ô déesse, que je ne verrai jamais commettre ce crime, et que bien plutôt, grâce à elles, Athènes et la Grèce seront délivrées de leur furie guerrière ?
C’est pour cela, Pallas au casque d’or reluisant, protectrice de la ville, que les femmes ont envahi ton temple. Viens à notre aide, fille de Jupiter, et si quelqu’un veut nous incendier, apporte-nous de l’eau.
Oh ! laissez-moi, ignobles individus ! Eh quoi ! des êtres honnêtes et pieux agiraient-ils ainsi ?
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Voici du nouveau : une troupe de femmes interdit l’entrée des portes.
Ah ! ah ! vous tremblez ? Vous nous trouvez trop nombreuses ? Encore ne voyez-vous que la dix-millième partie de notre armée.
Phédria, allons-nous les laisser coasser si fort ? Ne leur briserons-nous pas un bâton sur les fesses ?
Posons à terre nos cruches ; elles nous gêneraient si quelqu’un voulait porter la main sur nous.
Par Zeus ! Appliquez donc deux ou trois coups de massue sur leurs mâchoires, comme le poète satirique Hipponax faisait au sculpteur Boupalos, qui l’avait ridiculisé… Elles fermeront le bec.
Viens-y donc, je t’attends, la bouche ouverte ; et jamais une chienne ne t’aura aussi fort mordu les testicules.
Tais-toi, ou mon bâton va t’empêcher de vieillir.
Ose donc approcher, essaie de toucher du doigt Stratyllis.
Et si je l’assomme à coups de poing, que me feras-tu ?
Je te mordrai les poumons et je t’arracherai les entrailles par lambeaux.
Nul poète n’est plus clairvoyant qu’Euripide ! Il n’est pas, a-t-il dit, animal plus impudent que la femme.
Emportons nos cruches pleines d’eau, Rhodippe, pour éteindre l’incendie.
Qu’es-tu venue faire ici avec de l’eau, femme odieuse aux divinités ?
Et toi, que viens-tu faire ici avec du feu, vieux sépulcre ambulant ? Est-ce pour t’incinérer ?
Je vais élever un bûcher pour faire cuire tes compagnes.
Et moi je jetterai de l’eau pour éteindre ton bûcher.
Éteindre mon feu, toi !
Tu vas voir.
Je ne sais ce qui me retient de te griller tout de suite avec cette torche.
Je vais t’offrir un bain pour te nettoyer.
Toi, un bain, vieille dégoûtante !
Oui, un bain nuptial.
Voyez-vous ce toupet ?
Je suis une femme libre, moi.
Je vais faire taire tes cris.
Prends garde, tu ne siégeras plus bien longtemps au tribunal des héliastes.
Brûle-lui les cheveux.
À nous l’eau de l’Achéloüs. Tiens ! (Elles jettent de l’eau sur les vieillards.)
Oh ! misère ! misère !
Était-elle chaude ?
Ah ! oui, chaude ! As-tu fini ? Assez !
Je t’arrose pour que tu pousses.
Mais je suis sec comme un vieux champ. Me voici engourdi de froid.
Eh bien, puisque tu as du feu, tu vas te réchauffer.
L’arrogance des femmes a suffisamment duré ; elles ont assez gratté les tambourins. Voici assez longtemps qu’elles célèbrent les fêtes de Dionysos et qu’elles pleurent, sur les terrasses de leurs maisons, la mort du bel Adonis. À l’assemblée où j’étais l’autre jour, je les entendais. Démostrate, cet orateur funeste qui mérite la mort, disait qu’il fallait faire voile vers la Sicile, et sa femme psalmodiait en dansant : « Hélas ! Adonis ! » Pendant ce temps, Démostrate répétait qu’il fallait lever des hoplites dans l’île de Zacynthe, alliée d’Athènes, et sa femme, à demi ivre, chantait sur sa terrasse : « Pleurez Adonis ! » et de toutes ses forces il clamait, cet odieux, cet infâme Démostrate, si bien dénommé « bœuf d’attelage ». Oh ! quel atroce libertinage !
Que dirais-tu si tu entendais leurs propos insolents ? Après nous avoir abreuvés d’outrages, elles viennent de nous asperger avec l’eau de leurs cruches, et nos habits sont dans un état ignoble, comme si nous avions pissé dedans.
C’est bien fait, j’en atteste Poseidon, le dieu des mers. Nous sommes tous responsables de la perversité des femmes, c’est nous qui leur enseignons la débauche. Et voilà pourquoi elles trouvent bon de se poser en maîtresses-conseillères. Vous savez bien ce qu’il en est. Un mari entre dans la boutique d’un joaillier pour lui dire : « Ce collier, que tu as monté pour ma femme, l’autre soir pendant qu’elle dansait, le gland de métal qui le fermait est tombé. Il faut que j’aille à Salamine ; dès que tu auras le temps, viens vers le soir et, de toute façon, remets-lui ce gland. »
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Un autre va dire au cordonnier, un jeune gaillard, pourvu d’appendices virils qui ne sont pas ceux d’un enfant : « La courroie d’un brodequin écrase le petit doigt du pied de ma femme, qui est très sensible ; viens donc vers midi, tu l’élargiras pour qu’elle soit plus à son aise. » Et voilà le résultat : moi, un magistrat, au moment où j’ai besoin d’argent pour payer des rameurs que j’ai embauchés, je trouve les portes de la citadelle barrées par les femmes. Mais il ne sert de rien de rester là à bavarder ; qu’on m’apporte des barres de fer pour réprimer l’insolence des conspiratrices. Eh bien, toi, l’archer, tu as l’air idiot. Tu regardes de tous les côtés comme si tu cherchais un cabaret. Allons, approchez les barres des portes pour les enfoncer ; je vais vous aider.
N’enfoncez rien, je sors, je viens à vous. Pourquoi des barres de fer ? Ce n’est pas cela qu’il faut, mais du bon sens.
Te voilà, la plus coquine des femmes ! Où est l’archer ? Qu’on la saisisse et qu’on lui lie les mains dans le dos.
J’en atteste Artémis, le premier qui portera la main sur moi, fût-il agent de la force publique, il lui en cuira.
Comment, tu as peur ? Allons, saisis-la à plein corps ; et toi, l’autre, aide-le, vite, qu’on enchaîne cette femme.
J’en fais le serment par Pandrose, si quelqu’un porte la main sur Lysistrata, je l’étrille dur, et je lui fais rendre les entrailles.
Prends garde, nous pourrions bien vider les tiennes. Où est l’autre archer ? Empare-toi d’abord de cette Stratyllis, qui s’est mêlée de prendre la parole.
Par Artémis, la déesse qui éclaire les cieux, si tu touches cette femme du doigt, tu peux faire préparer des ventouses pour te soigner.
De quoi ? Où est l’autre archer ? Empoigne-moi cette femme. Pas une de vous ne sortira d’ici.
J’en atteste Artémis au char attelé de taureaux, si tu approches de cette femme, je t’arrache les cheveux ; tu auras beau crier…
Hélas ! misère ! l’archer me lâche. Mais nous ne pouvons pourtant pas céder devant cette engeance. Tombez dessus en rangs serrés, les policiers scythes.
Par les déesses, essayez donc, et vous trouverez auprès de nous quatre cohortes de femmes prêtes à combattre, sérieusement armées.
Allez, les Scythes, garrottez-les.
À moi, vite, mes braves compagnes ; sortez, vous qui vendez au marché des grains, des pois et des légumes ; vous, les cabaretières, les marchandes d’ail, les boulangères, tirez, frappez, massacrez, invectivez, allez-y effrontément, tapez dur… Ça suffit, retirez-vous, pas de pillage, pas de viol.
Misère de moi ! Ça a mal tourné pour mes archers.
À quoi pensais-tu ? Tu croyais avoir affaire à des esclaves ? Ignorais-tu ce qu’est la fureur des femmes ?
Je la connais trop, leur fureur, par Apollon ! surtout lorsqu’il s’agit d’aller au cabaret.
Ô toi, magistrat de la cité, qui as en vain usé ta salive, pourquoi te commettre en un tournoi de discours avec ces méchantes bêtes ? Tu ne sais donc pas quel bain elles ont fait prendre à nos habits tout à l’heure, et sans les lessiver encore ?
Mais, mon pauvre vieux, il n’est pas bon de porter une main téméraire sur autrui ; et si tu recommences, les yeux t’en cuiront. Je n’ai, moi, qu’une envie, rester tranquille comme une jeune fille, sans faire de mal à personne, sans bouger plus qu’un brin de paille. Mais il ne faut pas se risquer à enlever le miel à la ruche, la guêpe pique.
Ô Zeus ! qu’allons-nous faire à ces vilaines bêtes ? C’est intolérable. Cherchons donc ensemble, puisqu’il le faut, la cause de cette lamentable aventure. Pourquoi ont-elles voulu occuper la citadelle, la forteresse inaccessible au haut du rocher, le temple sacré de la déesse ? Interroge-les, discute avec elles, mais méfie-toi. Il serait honteux que, par notre négligence, nous laissions ce mystère inexpliqué.
Eh bien, répondez d’abord, femmes, à cette question : Pourquoi avez-vous fermé aux verrous les portes de la citadelle ?
C’est pour nous rendre maîtresses du trésor ; vous ne pourrez ainsi vous en servir pour faire la guerre.
C’est donc l’argent qui est la cause de la guerre ?
Oui, c’est lui qui cause tous nos malheurs. Pisandre, le capitaine-démagogue, et tous ceux qui ambitionnent les postes de magistrats, pour pouvoir piller l’État à leur aise, soulèvent à chaque instant des troubles. Maintenant, ils se tireront d’affaire comme ils pourront, mais ils ne toucheront plus à ce trésor.
Que vas-tu donc faire ?
Tu me le demandes ? C’est nous qui allons administrer ce trésor.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/de/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-061.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-061.jpg)
Vous ?
Quoi d’étonnant ? N’est-ce pas nous, à la maison, qui sommes chargées des dépenses du ménage ?
Ça n’est pas la même chose.
Comment cela ?
C’est avec ce trésor que nous pouvions faire la guerre.
Précisément, mais d’abord plus besoin de se battre.
Comment ferons-nous donc pour nous défendre ?
C’est nous qui vous défendrons.
Vous ?
Oui, nous.
C’est révoltant.
Il en sera ainsi, que vous le veuillez ou non.
Mais c’est abominable, ce que tu dis.
À quoi bon te fâcher ? il faudra en passer par là.
Par Déméter, c’est inique.
C’est ton salut, mon cher.
Et si je n’en veux pas ?
Alors, à plus forte raison.
Mais quelle drôle d’idée, de vous occuper de la guerre et de la paix !
Nous t’expliquerons tout cela.
Dis vite, sinon…
Eh bien, écoute, et pas de menaces, bas les pattes !
Est-ce possible ? Tu me mets en rage avec tes insanités.
Prends garde, tu n’as pas tout vu.
As-tu fini de coasser, la petite vieille ? Gare à ta tête. Mais toi, Lysistrata, explique…
Voilà. Pendant toute la dernière guerre, nous sommes restées bien tranquilles, laissant faire nos hommes. Vous ne nous permettiez pas d’ailleurs de dire un mot. Non pas que ce silence nous fût agréable, nous savions bien ce qu’il en était. Nous entendions tenir de déplorables palabres sur de graves affaires. Mais nous dissimulions notre douleur ; et, bien qu’irritées, c’est avec un sourire que nous vous demandions : « Dans le conseil d’aujourd’hui, qu’avez-vous décidé d’inscrire sur les colonnes ? avez-vous voté la paix ? — De quoi t’occupes-tu ? répondait mon mari, tais-toi. » — Et je me taisais.
Moi, je ne me serais pas tue.
Tu l’aurais payé cher.
Moi, je me taisais. Et bientôt nous apprenions qu’une décision pire avait été prise ; et alors d’interroger encore : « Mon chéri, pourquoi faites-vous de pareilles folies ? » Mais mon mari me regardait de travers en laissant tomber ces mots : « Tisse ta toile, ou gare à ta figure : c’est aux hommes à s’occuper de la guerre. »
Par Zeus, cet homme parlait joliment bien.
Comment peux-tu dire, misérable ? Nous ne sommes donc pas capables de vous donner des conseils, lorsque vous faites des sottises ! Et puis nous vous entendions crier par les rues : « Il n’y a plus un seul homme de cœur à Athènes ? — Non, plus un bon soldat », répondait un autre. Alors les femmes se sont décidées à faire cause commune pour sauver la Grèce. Pourquoi plus longtemps attendre ? Vous n’avez qu’à nous écouter et à vous taire, c’est votre tour. Nous vous donnerons les plus sages conseils, et nous rétablirons les affaires.
Vous ? C’est insensé. C’est intolérable.
Silence !
C’est toi qui m’imposes silence, coquine ! Et je céderais devant un être qui porte un voile sur la tête ! Plutôt mourir.
Si cela te gêne, tiens, voilà mon voile, mets-le sur la tête, et tais-toi. Prends aussi cette corbeille et croque des fèves… comme une femme. Ce sera notre affaire, de nous occuper de la guerre.
Éloignez-vous des urnes, mes amies ; à notre tour, nous allons porter secours à nos compagnes. Je ne me lasserai pas de danser, mes genoux ignorent la fatigue. Je veux être brave, aller au-devant du péril avec celles qui sont tout esprit, toute grâce, tout courage, toute sagesse, tout dévouement à la cité, toute prudence. Et toi, Lysistrata, la plus admirable des femmes, sois comme une petite mère ortie, ne te laisse pas faire, va de l’avant hardiment, pas de faiblesse, tu as bon vent dans les voiles.
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Ô doux Cupidon, et toi Aphrodite, déesse de Chypre, répands des attraits sur nos seins et sur nos cuisses. Et si les hommes ressentent, à nous voir, une ardeur érotique qui tende leurs sexes comme des barres, j’espère que bientôt nous mériterons d’être appelées par les Grecs des Lysimache, puisque nous mettrons fin à tous combats.
Comment donc ?
Et d’abord nous veillerons à ce que vous ne couriez plus sur le marché comme des fous, en brandissant des armes.
Très bien, voilà comme vous aime Aphrodite de Paphos.
Aujourd’hui, au milieu des marmites et des légumes, on voit les hommes se promener sur le marché, tout en armes, et se trémousser comme des Corybantes.
Oui, certes, c’est ainsi qu’il convient à des braves.
C’est tout à fait ridicule d’aller acheter des poissons en portant un bouclier à tête de gorgone.
Je me rappelle, par Zeus, avoir vu un homme aux grands cheveux, commandant de cavalerie, paradant à cheval, et jetant dans un casque d’airain des légumes qu’il achetait à une vieille ; et puis un Thrace qui secouait un petit bouclier et un javelot, comme Térée dans la tragédie d’Euripide, pour terrifier une marchande de figues, tout en dévorant à belles dents les fruits mûrs.
Et, dites-moi, comment pourrez-vous apaiser les troubles et établir la paix dans le pays ?
Très facilement.
Mais comment, enfin, comment ?
Quand les fils de nos tissus sont enchevêtrés, nous les prenons en mains et nous les remettons en ordre. Nous ferons de même pour mettre fin à la guerre : si on nous laisse faire, nous enverrons de-ci, de-là, des ambassades pour débrouiller l’écheveau des affaires.
Et vous pensez, folles, pouvoir apaiser les troubles et calmer les haines comme vous faites de la laine, des fils et des fuseaux ?
Précisément. S’il vous restait un peu de bon sens, vous prendriez exemple sur notre façon de tisser la laine pour administrer la République.
Comment donc ?
Eh bien, tout d’abord, comme nous jetons les laines à l’eau pour enlever les impuretés, vous devez purger la cité de ces parasites, de ces arrivistes, de ces ambitieux qui, pour parvenir à la magistrature, commettent toutes sortes d’indignités. Prenez-les brin à brin, cardez-moi tout cela, jetez dans la même corbeille étrangers ou pseudo-citoyens, et surtout ceux qui s’engraissent du trésor public. Quant aux colonies athéniennes, vous ne voyez pas que ce sont autant de pelotons séparés les uns des autres, sans lien commun ? Rassemblez-les soigneusement, dévidez-les ensemble, et faites-en une seule grosse pelote avec laquelle le peuple se tissera un manteau. Voilà comment les revenus des colonies, épars aujourd’hui, viendront tous au trésor.
N’est-ce pas honteux d’entendre ces femmes parler de carder des pelotons de laine ? Mais c’est de la guerre qu’il s’agit, et vous n’y prenez aucune part.
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Allons donc, scélératissime, nous en supportons doublement la charge. C’est nous qui faisons des enfants, et vous nous les prenez pour les envoyer se battre.
Silence, ne réveille pas de tristes souvenirs.
Et puis, quand nous voulons prendre quelque plaisir, jouir de notre jeunesse fleurie, nous devons coucher seules, nos hommes sont à l’armée. Mais ne parlons pas seulement des femmes mariées : je suis navrée de voir des jeunes filles qui vont vieillir en des lits solitaires.
Et les hommes ne vieillissent-ils pas, eux aussi ?
C’est bien différent. Lorsqu’il rentre de la guerre, un soldat, même s’il a des cheveux blancs, se hâte d’épouser une jeune fille. La femme, elle, n’a qu’une brève saison ; si elle la laisse passer, nul ne veut plus d’elle, il ne lui reste qu’à consulter les oracles, sans trouver un homme.
Mais il est des vieillards qui peuvent encore exhiber de belles virilités.
Qu’attends-tu donc pour crever ? Il est temps que tu fasses de la place. Achète un cercueil, je vais te pétrir un gâteau au miel pour Cerbère. Tiens, prends cette couronne mortuaire, mets-la sur la tête.
Voilà aussi des bandelettes.
Et encore une couronne.
Que te manque-t-il ? Que veux-tu encore ? Va dans la barque à Caron, le nautonier t’appelle, tu es en retard, il t’attend pour faire voile.
Ce qu’il faut supporter ! Mais, par Zeus, je vais me rendre auprès de mes collègues, et me montrer à eux dans cet appareil ridicule.
Tu te plains que nous n’ayons pas terminé les cérémonies mortuaires ? Patience, dans trois jours, au matin, nous viendrons faire les sacrifices traditionnels.
Nul homme libre n’a plus le droit de s’endormir ; préparons-nous, guerriers, à nous défendre. Cette affaire m’a tout l’air de cacher de nombreux et graves périls. Cela vous a comme une odeur de la tyrannie d’Hippias. Je crains fort que les Laconiens, rassemblés ici, dans la maison de l’efféminé Clisthène, excitent ces femmes ennemies des dieux à s’emparer par ruse de notre trésor, nous privant ainsi du salaire qui nous faisait vivre. C’est une indignité de recevoir, nous citoyens, des reproches de pareils êtres ; d’entendre ces misérables femmes parler de bouclier d’airain ; de les voir, pour traiter de la paix, s’allier avec des Lacédémoniens auxquels on ne peut avoir plus de confiance qu’en des loups gloutons. Oui, mes compagnons, ces femmes enfilent des discours pour rétablir la tyrannie. Mais je ne me laisserai pas mener, je veillerai, je porterai une épée dissimulée sous un rameau de myrte, et je resterai en armes sur la place publique, au pied de la statue d’Aristogiton. C’est là que je me tiendrai ; mais auparavant j’aurais plaisir à briser la mâchoire de cette maudite vieille.
Allez, rentrez chez vous ; dans l’état où nous vous avons mis, vos parents mêmes ne vous reconnaîtront pas. Et nous, mes petites vieilles amies, débarrassons-nous de nos cruches. Citoyens, écoutez-moi, j’ai à vous dire des choses qui peuvent être profitables à cette cité que j’aime, car j’y ai vécu une jeunesse brillante. À peine âgée de sept ans, je portais les objets sacrés dans les processions ; à dix ans, je préparais la farine pour les sacrifices divins ; puis, vêtue d’une robe jaune flottante, j’ai été consacrée aux Brauronies en l’honneur d’Artémis. Enfin, devenue grande et belle, j’ai porté le collier de figues sèches des canéphores. Ne suis-je donc pas autorisée à donner à la cité d’utiles conseils, bien que je sois née du sexe féminin ? Je n’ai aucune convoitise, je veux seulement remédier aux maux dont nous souffrons. Je paie mon écot au banquet de la vie, puisque je donne des hommes à la communauté. Mais vous, misérables vieillards, en quoi participez-vous aux charges publiques ? Vous avez, au contraire, épuisé le trésor des aïeux, comme on l’appelait, ce trésor composé des dépouilles gagnées aux guerres médiques ; et en retour vous ne payez aucun tribut. Oui, le péril est grave, nous risquons de périr par votre faute. Taisez-vous donc et laissez-nous faire… Si tu m’agaces, toi, je te brise les dents avec mon cothurne, il tapera dur.
Quelle honte ! L’outrage ne connaît plus de bornes. Allons, il faut réagir contre cette peste de femmes, si nous avons quelque chose entre les jambes. Enlevons notre tunique : un homme doit agir en homme et sentir l’homme. Quittons tous nos vêtements. Allons, les gars aux pieds nus, c’est nous qui jadis avons occupé Lipsydrion ; retrouvons donc la vigueur de nos jeunes ans, ranimons notre corps, décrassons-le de sa vieillesse. Si nous offrons la moindre prise à ces harpies, elles ne nous feront grâce d’aucun supplice : ce sont elles qui fabriqueront des bateaux, elles qui voudront combattre dans les batailles navales, et contre nous, comme le fit Artémise à la bataille de Salamine. Et si elles se mettent à monter à cheval, nous n’avons plus qu’à rayer des cadres nos cavaliers ; car la femme aime beaucoup l’équitation, elle se tient solidement en selle ; même au galop, elle ne se laisse pas facilement démonter. Voyez les amazones, que le peintre Micon a représentées combattant à cheval contre des hommes… Allons, allons, il nous faut enfermer dans un carcan le cou de toutes ces mégères.
Par les déesses, si tu m’irrites, je vais mordre comme un cochon, et je t’assure que tu seras proprement étrillé, tu pourras appeler tes amis au secours. C’est à nous, mes amies, à nous déshabiller bien vite, comme eux, pour exhaler une odeur de femmes en furie. Qui de vous, les mâles, veut se mesurer avec moi ? il n’aura plus bien longtemps à manger de l’ail et des fèves noires. Pas un mot de plus, je suis en rage : comme l’escarbot d’Esope, qui jetait les œufs de l’aigle au bas du nid, je ferai la sage-femme, et je t’arracherai tes œufs de mâle. Je ne fais aucun cas de vos menaces, tant que Lampito est à mes côtés et que j’ai pour compagne la jeune et noble Thébaine, ma chère Isménie. Tu peux accumuler sept décrets l’un sur l’autre, tu perdras ton temps, ignoble individu que tous détestent, même tes voisins. Hier encore, quand je préparais les jeux en faveur d’Hécate, j’ai demandé une jeune fille du voisinage, amie de mes enfants, fine comme une belle et bonne anguille de Béotie, ils ont refusé de me l’envoyer à cause de tes décrets. Et vous ne cesserez de prendre des décisions de ce genre jusqu’au jour où quelqu’un, d’un bon croc-en-jambe, vous aura jetés à terre.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/da/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-077.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-077.jpg)
Mais voici venir le chef de notre complot et notre meilleure conseillère. Lysistrata, tu sors du temple toute triste. Qu’as-tu ?
Oh ! ces misérables femmes ! leur lâcheté, leur faiblesse me mettent sens dessus dessous.
Que dis-tu ? que dis-tu ?
La vérité, hélas ! la vérité.
Qu’y a-t-il de grave ? dis-nous-le, nous sommes tes amies.
C’est honteux à dire, mais difficile à taire.
Ne me cache rien, même le malheur qui nous menace.
Les femmes sont en chaleur, voilà le mot.
Oh ! Zeus !
À quoi sert d’invoquer Zeus ? C’est ainsi. Je ne peux plus obtenir qu’elles se privent de leurs hommes ; elles me lâchent. La première que j’ai surprise creusait un trou près de l’autel de Pan pour s’évader ; une autre se laissait glisser le long d’une poulie ; une autre passait à l’ennemi ; une autre se préparait à chevaucher un moineau pour s’envoler vers le lupanar d’Orsilochus. Je l’ai saisie par les cheveux et ramenée ici. Elles inventent mille prétextes pour rentrer chez elles. En voici une. Hé là, où cours-tu ?
Je veux retourner chez moi, j’ai à la maison de la laine de Milet que les vers vont ronger.
Les vers ? Reviendras-tu ?
Oui, au plus tôt, j’en jure par les déesses, dès que j’aurai étendu la laine sur mon lit.
Ne l’étends pas et reste ici.
Mais je vais perdre ma laine…
Tant pis.
Oh ! oh ! que je suis malheureuse ! j’ai laissé chez moi une espèce de bobine de lin écarlate sans l’écorcer.
En voilà une autre qui veut s’en aller pour écorcer sa bobine. Reste.
Mais je le jure, par Artémis, déesse de la lumière, je reviendrai ici dès que j’aurai fini.
Tu n’écorceras pas la bobine. Si tu t’en vas, une autre voudra en faire autant.
Ô déesse Ilythie, arrête les douleurs de mon enfantement pour que je puisse arriver jusqu’à un lieu profane où il soit licite d’accoucher.
Tu radotes.
Non, je suis enceinte.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/3c/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-081.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-081.jpg)
Mais hier tu ne l’étais pas.
Je le suis aujourd’hui. Lysistrata, laisse-moi rentrer au plus vite à la maison pour consulter une sage-femme.
Quelle histoire ! Tiens, qu’as-tu là ?
Un petit enfant mâle.
Mais non, par Aphrodite, on dirait un vase d’airain. Fais voir. Oh ! idiote, c’est un casque sacré, celui d’Athéna. Et tu te dis enceinte !
Mais oui, par Zeus, je le suis.
Que faisais-tu donc de ce casque ?
J’avais peur que l’accouchement me surprenne alors que j’étais encore dans la citadelle : je serais entrée dans ce casque pour accoucher, comme font les colombes.
Allons donc, mauvaises raisons que tout cela ! Tu peux attendre ici le jour où tu purifieras ton casque nouveau-né.
Mais je ne peux plus dormir dans la citadelle depuis que j’ai vu le serpent qui garde le temple.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/95/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-083.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-083.jpg)
Et moi, malheureuse, je ne peux plus fermer l’œil à cause des chouettes qui hululent toute la nuit.
Ô misérables, finissez-en avec tous ces contes. Ce sont vos hommes que vous voulez toutes. Et pensez-vous donc que nous ne leur manquons pas à eux ? J’en suis sûre, ils passent des nuits atroces. Du courage, mes amies, tenez bon encore un peu. L’oracle l’a dit : nous triompherons s’il n’y a pas de discorde entre nous. Le voici, l’oracle.
Que dit-il ?
Silence. — « Quand les hirondelles s’agiteront et se rassembleront pour éviter les huppes de proie, quand elles renonceront au sexe viril, alors elles verront la fin de leurs maux, et Zeus au tonnerre retentissant mettra dessus ce qui était dessous… »
Oh ! c’est nous qui serons dessus ?
« Mais si elles se désunissent, si les hirondelles s’envolent loin du temple sacré, alors on dira qu’il n’y a pas d’oiseau plus libidineux. »
Par Zeus, voilà un oracle très clair. Ô dieux, ne nous laissons pas accabler et décourager, rentrons. Il serait honteux, mes grandes chéries, que nous ne profitions pas des promesses de l’oracle.
Je vais vous conter une fable que j’ai apprise tout enfant. Il était un jeune homme, nommé Mélanion, qui, pour fuir le mariage, se retira dans le désert, au milieu des montagnes. Là, il chassait des lièvres avec un chien, il tressait des filets. Et jamais il ne voulut rentrer, tant il avait horreur des femmes. Comme Mélanion, nous sommes et nous resterons chastes.
Viens, que je t’embrasse, petite vieille.
Oui, mais quand tu ne mangeras plus d’oignons, comme les soldats.
Je vais t’allonger les jambes et te frapper de mon sceptre viril.
Oh ! la belle forêt de poils que tu as là !
Myronide, le fameux général, était, lui aussi, poilu au même endroit ; il avait le derrière tout noir, et tous les ennemis le redoutaient. Et Phormion, le généreux citoyen, c’était la même chose.
Je veux, à mon tour, vous conter une fable dans le genre de celle de Mélanion. Il y avait un certain Timon, misanthrope farouche, inabordable, comme s’il s’était entouré le corps de buissons d’épines, le digne rejeton d’une Furie. Ce Timon, par haine de l’humanité, s’éloigna du monde après avoir vomi des imprécations contre les êtres mâles. Oui, il haïssait les hommes parce qu’ils sont pervers, mais il adorait les femmes.
Veux-tu que je te casse la gueule ?
Si tu crois que tu me fais peur !
Je vais t’allonger un coup de pied !
Mais tu montreras tout, entre les jambes.
Eh bien, tu verras que la petite vieille ne l’a pas poilu, mais tout frais épilé à la flamme d’une lampe.
Hé là ! hé là ! mes amies, vite à mon secours !
Qu’y a-t-il ? qu’as-tu à crier ainsi ?
C’est un homme, oui, un mâle, que je vois s’approcher furieux, en proie à la rage d’amour. Ô déesse qui règnes sur Chypre, Cythère et Paphos, permets-nous de suivre le droit chemin, celui que tu nous as tracé.
Où est-il ? qui est-il ?
Il est près du temple de Déméter.
Mais oui, par Zeus, le voilà. Qui cela peut-il être ?
Regardez. Quelqu’une de vous le connaît-elle ?
Si je le connais ! parbleu, c’est Cinésias, mon mari.
À toi alors de le brûler à petit feu, de le bouleverser, de le torturer. Fais semblant de lui céder, mais ne te laisse pas faire ; offre tout de toi, sauf ce que tu as promis de refuser. Rappelle-toi ton serment sur la coupe.
Ne t’inquiète pas, je ferai ce qu’il faut.
Je reste à côté de toi, je t’aiderai à l’enflammer et à le duper. Vous autres, retirez-vous.
Oh la la, que je souffre ! J’ai une envie d’amour torturante, et je suis tendu, crucifié, tout comme si j’étais couché sur une roue en marche.
Qui est-ce qui est là, auprès de nos gardes ?
C’est moi.
Un homme ?
Eh oui, un homme.
Éloigne-toi.
Qui es-tu, toi qui me chasses ?
La sentinelle de jour.
Au nom des dieux, fais venir Myrrhine.
Que je fasse venir Myrrhine ? Mais qui es-tu ?
Son mari, Cinésias, fils de Péon.
Eh bonjour, très cher ; nous connaissons bien ton nom, nous l’entendons assez souvent. Ta femme l’a toujours à la bouche. Quand elle prend un œuf ou une pomme, elle s’empresse de dire : voilà pour Cinésias.
Ô dieux ! que je suis content !
C’est ainsi, par Aphrodite. Et si l’on vient à parler des hommes, bien vite ta femme dit : Peuh ! il n’y a que Cinésias ! Tout le reste, ça ne compte pas.
Eh bien, appelle-la.
Vrai ? que me donneras-tu ?
Un beau morceau, si tu veux (geste priapique). C’est tout ce que j’ai, je te l’offre.
Je vais descendre et appeler Myrrhine.
Au plus vite. Ce n’est pas une vie que je mène depuis qu’elle a quitté la maison. Ça me dégoûte d’y rentrer : il me semble vivre dans un désert, je ne mange plus rien avec plaisir. Et puis j’ai une envie folle d’elle, de sa peau.
Je l’aime, je l’aime, mais il ne veut pas que je l’aime. Je n’irai pas le trouver.
Ô Myrrhine, ma grande chérie, que dis-tu ? Descends.
Non, par Zeus, je ne veux pas descendre.
Je t’appelle, et tu ne descends pas, Myrrhine ?
Tu m’appelles, mais tu ne veux pas de moi.
Je ne veux pas de toi ? Mais tu ne vois donc pas combien je suis raide !
Je m’en vais.
Oh ! non, je t’en supplie. Viens au moins embrasser ton enfant. Petit, appelle ta maman.
Maman, maman, maman !
Eh quoi ! tu n’as pas pitié de ce gosse que depuis six jours tu n’as pas lavé, et qui demande le sein.
Si, j’en ai pitié, mais son père n’en a aucun soin.
Descends, mon petit démon, descends pour ton gosse.
Hélas ! quel malheur d’être mère ! Il faut que j’y aille.
Elle me semble encore plus jeune et plus séduisante. C’est drôle, plus elle se refuse, plus elle me repousse, et plus elle excite mon désir.
Ô le petit gosse chéri d’un père méchant ! Viens, que je t’embrasse, le délice à sa maman !
Pourquoi, vilaine, agir ainsi, écouter les autres femmes et me faire de la peine, et te chagriner aussi ?
Bas les pattes !
Tout va mal à la maison.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6e/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-093.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-093.jpg)
Ça m’est égal.
Ça t’est égal aussi, que les poules déchiquettent tes tissus ?
Oui, par Zeus.
Et les mystères d’Aphrodite, que tu n’as pas célébrés depuis si longtemps ! Tu ne veux pas recommencer ?
Non, non, tant que vous n’aurez pas fait la paix, par un bon traité en forme.
Oh ! si cela peut t’être agréable, nous la ferons.
Eh bien, alors, je reviendrai à la maison. J’ai fait le serment de ne pas rentrer avant.
Mais au moins viens te coucher un peu à mes côtés.
Ah ! non. Et pourtant je t’aime beaucoup.
Tu m’aimes et tu ne veux pas coucher avec moi, ma petite Myrrhine ?
Tu plaisantes, devant cet enfant ?
Par Zeus, tu as raison. Tiens, Manès, emporte le gosse chez nous. Le voilà parti, viens-tu te coucher ?
Mais malheureux, où cela ?
Près du sanctuaire de Pan, ma belle.
Mais comment pourrai-je me purifier… après, pour rentrer à la citadelle ?
Oh ! très facilement, tu te laveras à la source de la Clepsydre.
Et mon serment ? Je vais me parjurer, malheureux.
Que toute la faute retombe sur moi ; ne te préoccupe pas de ton serment.
Allons, je vais chercher un lit.
Inutile, nous coucherons par terre.
Par Apollon, tu as beau être excité, je ne veux pas que tu couches par terre.
Oh ! comme elle m’aime, ma femme !
Tiens, voici un lit, couche-toi vite, je vais me déshabiller. Mais, horreur ! il n’y a pas de natte.
Pas besoin de natte, je n’en veux pas.
Par Artémis, c’est une honte de coucher sur des sangles.
Laisse-moi t’embrasser.
Tiens.
Au nom des dieux, reviens bien vite.
Voilà une natte. Couche-toi, je me déshabille. Ah ! misère, tu n’as pas d’oreiller.
Oh ! je n’en ai pas besoin.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e5/Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-097.jpg/450px-Lysistrata_-_%28Ill._Carl%C3%A8gle%29_image-097.jpg)
Mais moi j’en veux un.
Hélas ! ce pauvre bijou qui a si faim de toi, tu le traites comme au banquet d’Héraclès, où l’on attend toujours les mets promis.
Voici un oreiller, soulève-toi.
J’ai tout ce qu’il me faut.
Bien vrai ? tout ?
Viens, ma petite femme en or.
J’enlève ma ceinture. Mais n’oublie pas de tenir ta parole et de faire la paix.
Par Zeus, plutôt la mort que d’y manquer.
Mais tu n’as pas de couverture !
Aucun besoin, par Zeus. C’est toi toute que je veux.
Sois tranquille, tu m’auras, je reviens tout de suite.
Oh ! cette femme me fera mourir avec ses couvertures.
Tiens, voilà une couverture, lève-toi.
Mais, tu vois, je suis tout levé.
Veux-tu que je te parfume ?
Oh ! non, par Apollon, non.
Par Aphrodite, que tu le veuilles ou non, je te parfumerai.
Ô souverain Zeus, que n’a-t-elle laissé couler tout ce parfum ?
Tends la main, tiens, parfume-toi.
Par Apollon, il n’est pas exquis, ce parfum ; peut-être en frottant… mais, vrai, il ne sent pas le baiser conjugal.
Malheureuse que je suis ! c’est du mauvais parfum de Rhodes que j’ai apporté.
Ça va bien, laisse, laisse, mon petit démon.
Tu plaisantes ?
Qu’il aille au diable, celui qui le premier a cuisiné un parfum !
Tiens, prends ce flacon.
J’en ai un autre à ton service, et bien plein. Allons, vilaine, couche-toi, et ne m’apporte plus rien.
C’est ce que je vais faire, par Artémis ! J’enlève mes sandales. Mais, mon petit chéri, songe à ce que tu m’as promis ; tu feras la paix ?
Je ne l’oublierai pas. (Myrrhine part.) Ma femme m’a bouleversé, m’a tué, elle me laisse le corps tout écorché de désirs. Hélas ! que faire ? qui baiser ? J’allais jouir de la plus belle des femmes, elle me laisse en plan. Que vais-je pouvoir te servir, mon pauvre priape ? Où est Cynalopex le maquereau ? Vite, vite, une putain.
Malheureux, tu souffres des maux infinis, et ton cœur est angoissé. J’ai pitié de toi. Hélas ! hélas ! quels reins pourraient supporter de pareils jeux ! quelles bourses viriles, quel priape tendu y résisterait… Rien pour se soulager, au matin.
Ô Zeus, quelles cruelles convulsions !
Voilà ce qu’elle a fait de toi, cette criminelle, cette coquine !
Par Zeus, dis plutôt cette chérie, cette mignonne.
Comment dis-tu, cette mignonne ? Non, non, une ignoble scélérate. Ô Zeus ! Ô Zeus ! envoie un tourbillon de vent qui la fasse tourner et rouler comme un fétu de paille, la secoue, la balance dans les airs et la rejette sur la terre, pour la laisser retomber et empaler sur le bel engin d’un mâle qui la pénétrera !
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Où est le sénat athénien ? où sont les prytanes ? J’ai du nouveau à leur apprendre.
Et toi, qui es-tu ? Un homme, ou Priape-Konissalos ?
Je suis un héraut, idiot, j’en atteste les divins frères. Je viens de Sparte pour parler réconciliation.
Et tu viens ici portant sous le manteau une lance qui ressemble au sexe d’un mâle ?
Mais non, mais non.
Qu’as-tu donc à te tourner et à te retourner ? Pourquoi te couvres-tu de ta chlamyde ? As-tu attrapé en chemin des tumeurs dans l’aine ?
Par Castor, cet individu est toqué.
Vil débauché, tu l’as en l’air…
Mais non, par Zeus, pas de plaisanterie.
Qu’as-tu donc là, qui pointe ?
C’est le bâton de Lacédémone pour enrouler les messages.
Vraiment, c’est l’étui aux messages de Lacédémone ? Allons donc, je sais ce qu’il en est. Franchement, comment cela va-t-il à Lacédémone ?
Tout est en l’air, tous les alliés sont en chaleur. Il nous faut une courtisane, une Pellène.
D’où vous vient donc cette misère ? De la colère de Pan, le dieu lubrique ?
Non. C’est Lampito, je crois, qui en est la cause. À son exemple, et au même instant, toutes les femmes de Sparte ont refusé tout baiser à leurs hommes.
Que devenez-vous ?
Nous sommes à bout ; nous allons par la ville tout courbés, comme si nous portions des lanternes. Les femmes ne veulent même pas que nous leur touchions les cuisses avant que, d’une seule voix, nous ayons conclu la paix avec la Grèce.
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C’est donc une conspiration des femmes dans tout le pays ; je commence à comprendre. Mais tout d’abord va dire à tes compatriotes qu’ils envoient ici des ambassadeurs munis de pleins pouvoirs pour traiter de la paix. Je parlerai de mon côté au Sénat pour qu’il désigne lui aussi des ambassadeurs, et je leur montrerai ce sceptre bien rigide. Quel bel argument !
À merveille. Je cours.
Il n’y a pas d’animal féroce plus difficile à dompter que la femme, pas de feu plus terrible, pas de panthère plus impudente.
Tu finis par le comprendre, et pourtant tu me fais la guerre, alors que, méchant, tu pourrais avoir en moi une amie sûre.
Jamais je ne cesserai de haïr les femmes.
À ton aise, mais je ne veux pas que tu restes ainsi tout nu. Tu ne vois donc pas combien tu es grotesque ? Laisse-moi faire, je vais te recouvrir d’une tunique.
Par Zeus, tu as un peu raison ; c’est dans ma colère que je m’étais dévêtu.
Voilà, comme ça tu as l’air d’un homme, et puis tu n’es plus ridicule. Et si tu n’étais pas aussi mal luné, j’enlèverais cette petite bête que tu as sur l’œil.
C’était donc cette bestiole qui me piquait ! Enlève-la avec cet anneau, et montre-la-moi. Oh ! par Zeus, elle me mordille l’œil.
Soit, tu es pourtant un homme bien désagréable. Ô Zeus ! quel gros moucheron tu avais sur toi ! Regarde, il vient certainement des marais de Tricoryse.
Ah ! tu m’as soulagé ; cet animal creusait sur moi des trous comme s’il ouvrait des puits. Et maintenant que tu l’as enlevé, j’ai l’œil tout larmoyant.
Je vais t’arranger ça, méchant, et même t’embrasser.
Non, pas de baiser.
Bon gré, mal gré, je t’embrasserai.
Ah ! coquines, comme vous savez nous endormir et nous tromper avec vos caresses ! C’est bien à raison qu’on a dit : « Rien à faire avec ces pestes pestissimes, mais rien à faire, hélas ! sans ces misérables ! » Enfin, faisons la paix, je ne vous ferai plus de mal, vous ne m’en ferez plus ; et chantons en chœur.
Nous n’avons aucune envie, citoyens, de dire le moindre mal de personne ; bien au contraire nous voulons être bien avec tous et faire beaucoup de bien. Le mal présent nous suffit amplement. Si quelqu’un, homme ou femme, a besoin d’argent, nous tenons à sa disposition deux ou trois mines, car nous avons beaucoup d’argent dans nos bourses. Et puis, quand la paix sera faite, les emprunteurs n’auront rien à rendre. Mais nous voulons régaler aussi quelques débauchés Carystiens, des gens très bien. Nous avons encore un peu de purée de légumes et un petit cochon de lait que nous venons d’immoler. Vous ne manquerez pas de chair fraîche et tendre. Venez donc aujourd’hui chez nous ; mais d’abord allez prendre un bain, vous et vos enfants. Puis vous viendrez sans demander rien à personne, vous entrerez tout droit, comme chez vous, et… vous trouverez porte close.
Voici venir des ambassadeurs de Sparte, aux longues barbes ; avec leurs manteaux arrondis, on dirait qu’ils ont une cage d’osier attachée autour des cuisses.
Salut, Laconiens, dites-nous comment vous vous portez.
À quoi bon des paroles inutiles ? Il est aisé de voir en quel piteux état nous sommes.
Oh ! oh ! les choses se tendent de plus en plus ; l’atmosphère devient de plus en plus ardente.
C’est à n’y pas croire. Toute parole est vaine. Il faut conclure au plus tôt la paix, celle que vous voudrez.
Hélas ! je vois nos concitoyens travaillés de la même chaleur : comme des lutteurs, ils ne supportent plus de manteaux sur le corps. Il ne peut exister qu’un remède à ce mal… quelques bons exercices.
Qui peut nous dire où est Lysistrata ? Nous sommes des hommes, nous aussi, et dans quel état ! comme les Laconiens.
Vous êtes tous atteints de la même maladie. Vous, les Athéniens, l’envie des femmes ne vous prend-elle pas, au réveil ?
Par Zeus, nous crevons de désirs inassouvis. Si on ne réussit pas à établir la paix au plus tôt, rien ne saurait nous empêcher de nous satisfaire sur Clisthène l’efféminé.
Calmez-vous et reprenez vos habits : vous pourriez avoir à faire à ces misérables qui mutilent les statues bien membrées des Hermès. S’ils vous apercevaient…
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C’est vrai, par Zeus.
Oui, bons dieux, remettons nos tuniques.
Salut, Laconiens ! Dans quel piteux état nous nous présentons !
Oh ! très cher, quelle honte si ces gens nous avaient vus tout à l’heure, bien en l’air…
Allons, Laconiens, parlons franc, qu’êtes-vous venus faire ?
Traiter de la paix.
Bien, nous aussi ; que n’appelons-nous Lysistrata ? Elle est seule capable de nous mettre d’accord.
Oui, par les divins frères, et même, si vous voulez, Lysistratos… tout ce qui peut mettre fin à la guerre.
Pas besoin, je crois, de l’appeler ; elle vous a entendus, la voici.
Salut, la plus courageuse des femmes ; nous attendons de toi que tu sois à la fois énergique et bonne, perverse et digne, douce et rusée. Les plus distingués des Grecs, pris à tes charmes, se livrent à toi, et d’un commun accord te confient le soin de terminer leurs querelles.
La chose n’offre aucune difficulté si vous êtes de bonne foi et si vraiment vous recherchez la paix avec passion. Je le saurai bien vite. Où est la Paix ? Allez d’abord chercher les Laconiens, et amenez-les-moi ; pas de rudesse, pas de morgue, et rien de cette brutalité avec laquelle nos maris avaient jadis éconduit les ambassadeurs. Allez-y au contraire tout à fait amicalement, comme il sied à des femmes. Si quelqu’un d’entre eux refuse de vous donner la main, saisissez-le par ses attributs virils. Amenez aussi les Athéniens, prenez-les par où vous pourrez.
Vous, les Laconiens, venez auprès de moi ; vous, Athéniens, tenez-vous là-bas et écoutez-moi bien. Je ne suis qu’une femme, mais j’ai du bon sens ; la nature avant tout m’a douée d’un jugement sain. Puis, grâce à l’éducation que j’ai reçue de mon père et d’hommes sages, j’ai développé mes dons naturels. Je vous adresse un reproche que tous vous méritez bien. Vous allez, c’est vrai, répandre l’eau lustrale devant les autels, comme si vous étiez tous de la même famille, des frères. Vous célébrez les cérémonies en commun à Olympie, à Pyles, à Delphes, et dans vingt autres lieux que je pourrais rappeler si je ne voulais être brève. Et puis, au moment où les barbares vous menacent, vous recrutez des armées pour anéantir et la Grèce et ses cités. Voilà d’abord ce qui me vient à la pensée.
Oh ! que j’ai envie d’une femme !
À vous, maintenant, les Laconiens. Vous savez qu’un jour Périclide, votre compatriote, vint ici à la tête de l’ambassade lacédémonienne, s’approcha des autels comme un suppliant, pâle sous son manteau de pourpre, et sollicita l’envoi de troupes auxiliaires. Alors en effet Messène s’acharnait après vous, et Poseidon lui-même secouait la terre de tremblements inquiétants. Mais Cimon partit d’ici avec quatre mille soldats et sauva toute la Laconie. Voilà les bienfaits que vous avez reçus des Athéniens, et vous ravagez son territoire. Est-ce bien ?
Par Zeus, ils se conduisirent bien mal, Lysistrata.
C’est vrai, nous avons tort ; mais que tu as de belles fesses, grands dieux !
Et vous, les Athéniens, pensez-vous que j’aie fini de vous en conter ? Souvenez-vous que jadis, lorsque vous étiez vêtus de tuniques d’esclaves, les Laconiens à leur tour sont venus en armes, ont mis à mort nombre de Thessaliens et de partisans du tyran Hippias. Seuls ils sont venus à votre secours en cette circonstance ; et, après vous avoir ainsi rendu la liberté, ils ont remplacé la tunique d’esclave du peuple par le manteau de l’homme libre.
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Quelle femme remarquable !
Et quels appas entre ses jambes !
Pourquoi donc vous combattez-vous, après tant et de si illustres hauts faits ? Pourquoi ne cessez-vous pas des querelles criminelles ? Pourquoi ne vous réconciliez-vous pas ? Allons, dites, qu’est-ce qui s’y oppose ?
Nous ne demandons pas mieux si l’on veut nous rendre l’enceinte qui nous protège.
Laquelle, mon bon ?
Pylos, que nous avons toujours désirée et réclamée.
Par Poseidon, vous ne l’aurez jamais.
Allons, cédez Pylos, mes bons amis.
Quelle cité nous restera-t-il donc pour y porter le trouble ?
Eh bien, échangez cette place forte contre une autre.
Soit, donnez-nous alors Echinos et le golfe Maliaque avec les jambes de Mégare qui le relient à la mer.
Par les deux frères divins, pas tout ça, mon brave.
Allons, vous n’allez pas vous disputer pour une paire de jambes.
Oh ! qu’il me tarde de me mettre tout nu et de labourer un beau champ !
Et moi, par les divinités, qu’il me tarde d’y porter du fumier !
Vous pourrez le faire dès que la paix sera conclue. Allons, si vous êtes d’accord, décidez et allez en parler aux alliés.
À quels alliés, ma chérie ? Nous avons envie de goûter de vos baisers. Est-ce qu’ils ne comprendront pas, les alliés, que tous nous voulons faire l’amour ?
Par les divinités, nous sommes tous du même avis.
Oui, par Zeus, même et surtout ces débauchés de Caristhiens.
Parfait. Et maintenant veillez à vous purifier pour que les femmes puissent vous accueillir au festin dans la citadelle. Nous vous donnerons tout ce que nous avons dans nos paniers. Vous recouvrerez vos femmes, et chacun de vous amènera sa chacune.
Allons-y au plus vite.
Nous te suivons.
Allons, par Zeus, et rapidement.
Et les couvertures de lit aux couleurs bigarrées, et les manteaux, et les robes d’étoffe fine, et les objets d’or, tout ce qui m’appartient, j’offre tout à tous, sans hésitation. Emportez tout pour vos enfants, pour vos filles quand elles seront canéphores. Je vous le dis à tous, prenez tout ce que j’ai chez moi. Rien n’est si fortement enfermé que vous ne puissiez enlever les sceaux de cire et tout emporter. Quand vous aurez bien regardé partout… vous ne trouverez rien, à moins que vous n’ayez meilleure vue que moi. Et si quelqu’un ne peut donner à manger à ses esclaves et à ses nombreux petits enfants, il pourra me demander des céréales pilées ; il y a chez moi un gros pain de douze livres, vous verrez. Les pauvres peuvent venir à la maison avec des sacs et des besaces, Manès, mon esclave, leur donnera du blé. Pourtant, que personne n’approche de ma porte, croyez-moi, et gare au chien !
Ouvre-moi la porte.
Passe ton chemin. Eh bien, voilà qu’ils s’asseyent là ! Voulez-vous que je vous brûle avec mon flambeau ? Vous en avez, de l’audace, de vouloir entrer ici.
Je ne m’en irai pas.
Puisqu’il faut le faire pour vous être agréable, j’irai jusqu’au bout.
Eh bien, allons-y.
Vous en irez-vous ? Vous allez avoir mal aux cheveux et verser des larmes amères. Si vous restez là, vous empêcherez les Laconiens de sortir du banquet, où ils se sont bien repus.
Drôle de banquet, je n’en ai jamais vu de pareil. Les Laconiens étaient plaisants ; et nous, plus nous buvions, plus nous étions sages.
Tu dis bien, nous faisons les fous quand nous sommes à sec. Si les Athéniens m’en croyaient, nous attendrions d’être ivres pour aller traiter d’affaires en ambassade. Chaque fois que nous allons à Lacédémone sans avoir bu, nous cherchons les moyens de brouiller les cartes. Nous n’écoutons même pas ce qu’on nous dit ; ce qu’on ne nous dit pas nous inspire des soupçons, et nous rendons compte des choses tout à rebours. Tandis qu’aujourd’hui nous voyons tout en rose. Si quelqu’un se mettait à chanter les chansons guerrières de Télamon au lieu des chansons érotiques de Clitagoras, nous applaudirions tout de même, et nous serions capables de nous parjurer.
Voilà ces rôdeurs qui reviennent. Allez-vous-en, vauriens bons à fouetter.
Oui, par Zeus, voilà les convives qui sortent.
Ô mon petit, prends un instrument à vent, je veux danser la dipodie et chanter de jolis airs en l’honneur des Athéniens et de nous-mêmes.
Au nom des dieux, prends donc l’instrument, j’aurai grand plaisir à les voir danser.
Ô Mnémosyne, inspire ces jeunes garçons, inspire ma Muse qui connaît nos actions d’éclat et celles des Athéniens. Ces derniers, tels des dieux, s’élancèrent à Artémisium contre la flotte ennemie et défirent les Mèdes. Et nous, que conduisait Léonidas, nous aiguisions nos défenses comme des sangliers. La sueur coulait en abondance autour du visage et aussi sur les jambes. Les Perses en effet étaient en nombre infini, comme des grains de sable. Artémis, puissante chasseresse des forêts, viens à notre aide, vierge divine, inspire notre traité d’alliance, fais que notre entente dure longtemps. Que désormais persiste une amitié féconde à la suite de ce traité de paix ; et renonçons à nous conduire comme des renards fourbes. Assiste-nous, assiste-nous, ô vierge chasseresse.
Allez, maintenant que tout va bien, emmenez vos femmes, Laconiens, et vous, Athéniens, les vôtres. Le mari vivra auprès de sa femme, la femme auprès de son mari. Le bonheur ainsi obtenu, nous le célébrerons par des chœurs de danses en l’honneur des dieux, et désormais nous éviterons de retomber dans les mêmes erreurs.
En avant, le chœur, en avant les grâces, invoquons Artémis ; invoquons aussi Apollon, son frère jumeau, qui conduit les chœurs avec de beaux chants, et Dionysos, le dieu de Nysa, dont les yeux lancent la flamme lorsqu’il danse au milieu des Ménades ; et Zeus, le maître du tonnerre ; et Junon sa bienheureuse, sa vénérée épouse ; et puis les autres dieux, tous témoins, ne l’oublions pas, de cette paix splendide conclue sous les auspices d’Aphrodite, déesse de Chypre. Alala ! lo Péan, dansez, sautez, io, io, célébrez la victoire. Evohé ! Evohé ! Evohé ! Laconien, à ton tour, fais-nous entendre un nouveau chant.
Quitte le gracieux sommet du Taygète et reviens vers nous, Muse de Laconie, pour célébrer Apollon, le dieu vénérable d’Amyclée, et Athéna Chalcièque, et les vaillants fils de Tyndare, qui jouent sur les bords de l’Eurotas. Allons, avance, allons, lance les pieds avec légèreté, célébrons Sparte qui aime les chœurs en l’honneur des dieux et les jambes qui se trémoussent. Les jeunes filles dansent au bord du fleuve comme de jeunes cavales, frappant le sol de leurs pieds agiles, secouant leurs chevelures comme des bacchantes qui jouent avec les thyrses. En tête la belle et chaste fille de Léda conduit le chœur. Allons, enlace dans des bandelettes les cheveux flottants, et saute comme une biche ; ranime la danse en frappant des mains, et célèbre la plus vaillante des déesses, Athéna la Chalcièque, qui préside aux combat.
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