Lyon en l’an 2000/M. Tatouillard sera candidat

Lyon en l'an 2000
M. Tatouillard sera candidat (p. 39-45).

LES ÉLECTIONS DE 2012


M. Tatouillard sera candidat



En 2012, chez les Tatouillard, bipèdes quelconques habitant Coconville. La salle à manger, pièce exiguë, conforme aux goûts et aux exigences du moment. Murs et planchers de fer bétonné, aux revêtements de verre armé. Dans un coin, à l’exclusion de tout meuble apparent, un appareil compliqué, sorte de clavier électrique, attache seul les regards.

Une porte dissimulée glisse, sans bruit, sur des gonds invisibles. M. Tatouillard apparaît.

Il est d’un âge indéfinissable, érige une tête énorme sur un buste réduit, et se véhicule lentement à l’aide de deux frêles antennes qui rappellent tant bien que mal (plutôt mal), les membres ambulatoires des âges disparus.

Il est vêtu, à la mode de 2012, de lanières d’étoffe grise, l’encerclant des pieds jusqu’au menton et, dissimulant assez chichement sa misère physiologique.

M. Tatouillard (seul) : — Bon, ma femme est encore en retard. Je vais m’asseoir en l’attendant.

Il se dirige avec peine, vers l’appareil décrit plus haut, et appuie sur un bouton, — Aussitôt, émergeant du sol, apparaît une sorte de tablette suffisante pour reposer Les fesses d’un nouveau-né, sur laquelle M. Tatouillard se laisse choir avec un visible soulagement.

M. Tatouillard. — Ouf !… j’étais éreinté… Pas étonnant d’ailleurs : j’ai bien fait cinquante mètres à pied, dans ma matinée.

Sur ces mots, entre Mme Tatouillard. Elle n’offre, à première vue, aucune différence appréciable avec son époux. Un examen plus attentif permet cependant de constater une légère majoration de ses formes callipyges, mais si modeste !… Pour le costume il est identique à celui de M. Tatouillard. Même luxe de lanières, qui évoquerait assez l’idée d’un pansement général.

M. Tatouillard. — Comme tu es en retard !

Mme Tatouillard, — Pas ma faute… L’aérobus Dantzig-Square-Augagneur a encore eu une panne, à Remiremont. Obligée de descendre pour attendre dix minutes la correspondance.

M. Tatouillard (grognant). — Si tu prenais, comme moi, le pneumatique de ceinture, tu gagnerais au moins dix bonnes secondes, en passant par Strasbourg.

Mme Tatouillard. — On est trop serré.

M. Tatouillard (mécontent). — Comme tu voudras. Tu auras toujours raison ! Seulement…, le dîner est en retard

Mme Tatouillard. — Oh ! si peu… je vais de suite mettre la table.

Elle se dirige à son tour, vers le clavier, pousse deux ou trois boutons, et fait ainsi surgir du plancher généreux un second siège, plus une planchette circulaire, empruntant la dimension d’une pièce de cinquante centimes. Mme Tatouillard, tirant de son sein une mignonne boîte et la posant sur le table. — Voilà ! le dîner est servi. Ce n’était vraiment pas la peine de faire tant de bruit.

M. Tatouillard (de plus en plus grognon). — Si tu avais une fringale comme la mienne !…

Il ouvre la boîte et en tire deux cachets qu’il dispose sur la tablette.

M. Tatouillard. (faisant La moue) — Encore de ce Phosphoquinol ? Tu ne varies guère tes menus !

Mme Tatouillard. — De quoi te plains-tu ? N’est ce pas une excellente nourriture ?

M. Tatouillard (avalant son cachet). — C’est égal, je trouve ton dîner un peu court.

Mme Tatouillard (péremptoire). — Il est largement suffisant. Si je t’écoutais, nous péririons de tes excès de table. Hier encore, à midi, deux pilules de féro-licérol, un demi-cachet d’albumine, un lavement au cacodylate. Tu peux te vanter d’être porté sur ta bouche.

M. Tatouillard (mal convaincu). La vie n’est déjà pas si folichonne, et si on est privé de toute joie…

Mme Tatouillard (dédaigneuse) — Oh ! vous ! les hommes, vous ne pensez qu’à votre ventre. Il y a cependant, sur terre, d’autres plaisirs !…

M. Tatouillard (moqueur). — L’amour par exemple Madame Tatouillard ?

Mme Tatouillard (acide). — Ne vous croyez donc pas obligé de faire de l’ironie. Je n’ai nul besoin de vos facéties pour me faire regretter une heure d’entraînement. Quand je songe, que je vous ai, pris, sans dot, sans diplôme de bonne hérédité ! (se montant). Un homme qui avait échoué deux fois au brevet de virilité !

M. Tatouillard (mal à l’aise). — Tu me jettes toujours cela à la face. Tu sais bien qu’il ne me manquait que deux points !

Mme Tatouillard (avec un petit rire agressif). — Il vous manquait bien autre chose.

M. Tatouillard (furieux). — Madame !…

Mme Tatouillard (fondant en larmes). — Ah ! je suis bien malheureuse !

M. Tatouillard (calmé). — Voyons, bobonne : calme-toi… Tu exagères. Ne suis-je pas un bon petit mari ? (se penchant vers Madame Tatouillard). — Allons, un bon baiser, pour faire la paix !

Mme Tatouillard (se reculant avec horreur). — Êtes-vous fou ? Vous n’avez pas votre gaze hygiénique de caresse, et vous parlez de m’embrasser (redoublant ses pleurs) Vous avez donc juré ma mort ?…

M. Tatouillard (excédé). — Tu me cherches une mauvaise querelle. Et tout ça, parce que je ne veux pas me porter avec toi aux prochaines élections.

Mme Tatouillard (franche). — Eh bien oui ! Puisque tu sais que cela me ferait plaisir… Mais tu te moques bien de me donner quelque satisfaction.

M. Tatouillard (ennuyé et se grattant le front). — Mais, je n’ai pas encore fixé mon programme.

Mme Tatouillard. — Comme c’est difficile !

M. Tatouillard — Mais certainement. Tu en parles à ton aise.

Mme Tatouillard. — Si tu voulais bien…

M. Tatouillard (agacé) — Si Je voulais…, si je voulais…

Mme Tatouillard. — Parfaitement. Tu n’as qu’à te faire porter, comme moi, sur la liste réactionnaire-socialiste. M. Tatouillard (énergique). — Jamais ! mes convictions les plus intimes, s’y opposent. (Déclamant. Moi, je suis pour l’ordre dans l’anarchie, le progrès dans la stagnation, la stabilité dans l’évolution !

Mme Tatouillard (relevant la tête et souriant à travers ses larmes). — Mais voilà ton programme tout trouvé !

M. Tatouillard (flatté, ouvrant l’écluse à son éloquence). — Si j’étais candidat ! Je dirais à mes électeurs : Citoyens et Citoyennes de Coconville, l’heure de choisir vos représentants approche. Laisserez-vous plus longtemps notre belle cité aux mains négligentes d’une municipalité qui vous déshonore ? Qu’attendent les rois fainéants de votre maison des Paroles pour achever ce canal souterrain de Coconville à Ascalon, qui doit amener dans notre cité le bitume de la mer Morte, nécessaire à la réfection de ses trottoirs ? Voilà six mois que nous avons posé la question et elle est demeurée sans réponse. En vain, avons-nous réclamé l’élargissement de la place Herriot, l’augmentation des pissoirs automobiles et le transfert du musée des Sports. Partout, nous nous sommes heurtés à la même inertie, à la même indifférence. Cependant, l’hydre de la réaction relève la tête. Nos enfants ne trouvent plus dans nos écoles, insuffisantes en nombre, enseignement intégral, raisonné et subconscient, qu’ils sont en droit d’attendre d’une collectivité largement organisée. Que devons-nous conclure de cette cruelle statistique, accusant pour le dernier examen des cantonniers, qu’un tiers seulement de membres de cette honorable corporation possède la licence de droit et le doctorat ès sciences ? Pendant ce temps, le favoritisme le plus éhonté sévit avec fureur. C’est ainsi, que tout récemment, le Dr Grelotpotin désignait, sans concours préalable, comme tenancier d’un chalet de nécessité de première classe, un ingénieur n’ayant pas accompli son stage réglementaire dans les écoles de vidange de l’État ! Si nous examinons rapidement le chapitre important des Travaux publics, nous voyons avec stupeur que notre vieille basilique de Fourvière, jadis forteresse de l’obscurantisme, aujourd’hui temple respecté des abstractions métaphysiques, si bien décrite, aux siècles passés, par nos vieux auteurs, Pline et Desvernay, attend depuis deux ans d’urgentes réparations !

« Quant à notre service d’hygiène, il nous est encore plus douloureux d’en parler. Qu’il nous suffise de dire que la dernière analyse des poussières municipales révèle le chiffre effrayant de 125 bactéries par mètre carré pour la seule rue des Syndicats, une des artères les plus modernes de notre ville. Nos services hospitaliers feraient sourire un habitant du Mokoto. Notre palais des Souffrances, construit au siècle dernier, sur les plans désuets de l’architecte Tony Garnier, ne mérite plus que la curiosité des antiquaires, et ne répond plus aux données de la médecine actuelle !… »

Mme Tatouillard (battant des mains). — Bravo ! Très bien, très bien !

M. Tatouillard (tout à fait lancé). — Je demanderai au Dr Grelotpotin s’il estime que la municipalité a fait tout son devoir, en accordant une maigre subvention de trois cent mille francs à cette admirable « Société d’Encouragement des Négresses à la Prostitution ». Je demanderai également au collège d’eunuques qui préside aux destinées de notre ville, s’il juge convenable que nos vieux monuments, ces précieux vestiges d’un passé plein de gloire, demeurent plus longtemps sans abri ; témoin ce merveilleux monument Carnot, orgueil de nos ancêtres, que les fouilles sagaces du distingué professeur Flairemou viennent de rendre à la lumière.

Mme Tatouillard (emballée). — Oh ! parfait… Vite, la péroraison !…

M. Tatouillard (très simple). — La voici : Citoyennes, Citoyens, vous ne tolérerez pas plus longtemps les scandaleux abus dont votre clairvoyante sagesse a déjà fait justice ? Vous renverrez bientôt à leurs loisirs le docteur Grelotpotin et les conseillers qui l’entourent, et vous aurez à cœur de leur choisir comme remplaçants des hommes et des femmes que leur passé désigne à vos suffrages. Pour moi, si vous m’appelez à ce périlleux honneur, je marcherai avec vous et pour vous, confiant dans la voie du progrès qui s’impose, avec une seule ambition : celle de servir votre cause, qui est celle de la Justice et de la Vérité, pour la grandeur de notre Ville, de la Patrie et de l’Humanité (Il s’assoit tout essoufflé.)

Mme Tatouillard (rayonnante). — C’est égal, ce n’est pas en 1912 qu’on aurait ainsi parlé au peuple !…

M. Tatouillard (avec une sentencieuse conviction). — Il est évident que le monde a progressé, depuis cent ans…

Ch. Sénard.