Lyon en l’an 2000/Un envoyé spécial dans l’avenir

Lyon en l'an 2000
Un ENVOYÉ SPÉCIAL dans L’AVENIR (p. 5-11).

Un ENVOYÉ SPÉCIAL dans L’AVENIR

Journal d’un Journaliste

25 septembre 2000. — « Une minute, — un siècle ! — s’écoula… » Cliché d’un sûr placement, dont il m’est arrivé mille fois, quotidien exégète des lieux-communs, de relever le terre-à-terre de mes locales ! Et voici que je pénètre seulement le sens formidablement ésotérique dont se chargeait cette insignifiante locution !…

Une minute… un siècle… Y a-t-il une minute ou y a-t-il un siècle que j’ai quitté mon journal et ma ville ? Je ne sais plus. C’est si naguère et c’est tellement jadis ! Le feu des applaudissements crépite encore à mes oreilles ; et cette voix, pourtant, qui me semble sortir d’outre-tombe !…

Je me souviens. Il y avait là, dans le hall, l’Académie des Sciences au complet, et mon rédacteur en chef, impassible starter de cette course à travers le Temps, haranguait la docte assemblée :

— Le Quotidien vous a réunis, Messieurs, pour vous faire témoins du plus prodigieux spectacle qu’il ait été donné de voir depuis que le monde est monde. Par l’automobile, le sous-marin, l’aéroplane, l’homme possédait l’Espace. Mais le Temps fuyait son étreinte. À compter de ce jour, l’en voici maître absolu. À l’appel du grand ingénieur. Wells, la Chimère est descendue de son ciel se poser dans la Réalité. Ainsi, le paradoxe de la veille est souvent le truisme du lendemain. « Il appartient au Quotidien, collaborateur désintéressé du Progrès, de tenter la première expérience de cette étonnante découverte, pour qu’en apparaisse à tous les yeux la fécondité inépuisable. La légende des siècles est finie : il s’agit d’en écrire l’histoire (et l’on voit tout de suite combien s’en trouvera simplifiée l’irritante question des manuels scolaires). Le Passé, non plus que l’Avenir, ne se décidant à venir à nous, le mieux est encore d’y aller voir. Et c’est pourquoi, voulant appliquer à cette œuvre de documentation les méthodes du journalisme moderne, nous avons pris l’initiative d’une vaste, d’une immense enquête : l’Enquête des Origines et des Destinées. Deux de nos collaborateurs ont été choisis pour mener à bien cette périlleuse mission : l’un, M. Paul Toussaint (c’est moi, sans nulle vanité), qui a déjà tiré au clair le problème de la pluralité des mondes habités en réalisant ce tour de force d’interviewer les Martiens, s’enfoncera dans les entrailles inexplorées du Futur, tandis que son confrère, M. Roger Rogeot, se réserve de remonter jusqu’à sa source le cours des Âges, afin de réveiller par une graduelle régression la mémoire assoupie de l’Humanité.

« Messieurs, ce sera l’impérissable honneur du Quotidien d’avoir, à ses risques et périls, ouvert la route à l’audace des chercheurs à venir. La date du 1er avril 1915 est de celles qui feront époque dans les annales de la Science. Messieurs, les braves gens qui vont partir, peut-être sans retour, pour le grand voyage du Temps, vous saluent. »

Je me tenais à califourchon sur mon appareil, la main sur le levier de mise en marche. Sur un signe, je poussai à fond la commande. Aussitôt la machine s’ébroua, bondit, perça les murs, comme une flèche une vapeur, — car elle avait la propriété de se mouvoir simultanément dans l’espace. Je perdis la notion de l’ambiance, je perçus seulement une alternance brusque de blanc et de noir : le damier du Jour et de la Nuit. On eût dit d’un train qui n’est vomi d’un tunnel que pour s’enfourner dans un autre, après un rapide passage à ciel ouvert. Cette sensation se répéta un nombre indéfini de fois ; puis, mes yeux s’étant faits au contraste, qui d’abord les offusquait, ce clair-obscur s’harmonisa, se fondit en une grisaille uniforme.

Combien de temps cela dura-t-il ? Une minute, qui fut un siècle… Cramponné aux barres d’appui, je chevauchai le monstre d’acier comme un fabuleux hippogriffe, jusqu’à ce qu’un timbre m’avertit enfin que l’aiguille du chronomètre, fini le compte des années du vingtième siècle, se préparait à attaquer l’ère suivante, terme assigné de ma première étape. Alors je débrayai violemment, et je m’abattis dans l’an 2000.

J’étais à Herriopolis.


26 septembre. — Je marche dans un perpétuel émerveillement. Quoi ! se peut-il qu’en moins d’un siècle les conditions de la vie aient été aussi profondément modifiées ? Ayant brûlé les haltes intermédiaires, j’en suis réduit à reconstituer intuitivement le processus de cette vertigineuse évolution. Faire la paléontologie des civilisations-mammouths, être le Cuvier des existences humaines fossilisées, voilà quel rôle énorme m’est proposé, quel travail gigantesque m’est dévolu !…

La force des choses a changé la face des choses. Le journalisme, par exemple, qui, par profession, me requiert plus spécialement, a été bouleversé de fond en comble dans son économie. Les feuilles d’avis de l’an 2000 ne ressemblent pas plus aux journaux de 1900 que ceux-ci n’étaient comparables à la gazette de Théophraste Renaudot. Et, cependant, plus j’examine, plus je me rends compte que la presse du XXIe siècle était en puissance dans la presse du XXe et même du XIXe siècle.

Cette conception du journal gratuit, où je voyais la formule de l’avenir, le dernier mot du journalisme (c’est dans ce sens qu’il faut chercher, me disais-je), elle est depuis longtemps dépassée. Les idées se périment et s’oblitèrent au bout d’un temps plus ou moins long. Les hypothèses les plus aventurées d’hier ne se haussaient pas à la taille de la réalité.

La publicité, qui, dans les commencements, n’était pour leur budget qu’un simple appoint, devint petit à petit l’unique ressource des journaux ; ce qui leur permis de se donner pour rien. Reléguée d’abord aux dernières pages, elle s’afficha bientôt en tête, repoussant au second plan l’information proprement dite. Quelques nouvelles générales noyées dans un flot d’annonces !

Ainsi comprises, les feuilles publiques ne tardèrent pas à se déprécier. On les froissait sans les lire, comme on faisait autrefois des prospectus distribués aux carrefours. Il fallait trouver autre chose. C’est alors qu’un obscur diurnale (ainsi appelle-t-on maintenant les journalistes), auprès duquel Girardin, ce brasseur d’idées, n’eût paru qu’un petit garçon timide, eut un trait véritablement de génie. Il s’avisa que, puisque la clientèle bénévole faisait grève, le seul moyen de la maintenir était peut-être de la rémunérer honnêtement. Et c’est ainsi que, par une ingénieuse combinaison de primes et de concours permanents, qui supposent obligatoirement la lecture intégrale des matières, le journal se trouve, je ne dis pas : remboursé, mais littéralement offert avec de l’argent par-dessus. En sorte que personne n’est susceptible d’ignorer les vertus des produits prônés par les réclames, du moment que chacun est payé pour les savoirs.

Herriopolis possède six de ces journaux, ou feuilles d’avis, comme ils s’intitulent avec un juste sentiment de leur destination : l’Informateur, la Marche en Avant, le Bien Commun, le Radiogramme, le Rapide et Herriopolis républicain. Ce sont de volumineux fascicules de 32 à 64 pages, qui ont trois éditions par jour : le matin, à midi, le soir, et sont de purs chefs-d’œuvre de typographie. Quant au fond, je n’en puis rien dire, attendu qu’ils sont rédigés en un idiome totalement inconnu de moi (le Charabia, je crois), qui me semble tenir de l’espéranto et où les termes sportifs me paraissent dominer.

Autant qu’il m’est permis d’en juger, un sort matériel précaire et une situation morale humiliée sont faits aux rédacteurs des feuilles d’avis. Prolétaires intellectuels, voués à de serviles besognes et maintenus sous le contrôle de l’administration, dont la rédaction n’est qu’un service, ils essuient les dédains des garçons de bureau et gagnent tout juste de quoi ne pas mourir de soif. Car le plus clair de leur salaire passe en boissons.

Au centre de la ville, proche un monument de la préhistoire représentant un homme accoté à un pain de sucre, on m’a montré le café qu’ont accoutumé de fréquenter ces messieurs. La présence, sous cet établissement, d’un caveau qui fut un antre de troglodytes l’a fait nommer « la Caverne de la Presse ». On l’appelle aussi, je ne sais pourquoi, le Grand R. Tout diurnale qui se respecte se doit d’y rester fort avant dans la nuit. Beaucoup même y ont élu domicile et passent leur vie au Grand R.

Étranges mœurs, en vérité !…


28 septembre. — Rencontré, au hasard de mes pérégrinations à travers Herriopolis, un confrère de Quo non ascendam ? arrivé de la veille en compagnie d’un opérateur du cinéma Gatheau. Je les ai accueillis avec des démonstrations de joie. Ne sommes-nous pas, en effet, doublement compatriotes : dans l’espace et dans le temps, concitoyens et contemporains ?


1er octobre. — Ne serais-je venu en l’an 2000 que pour rejoindre la fin du monde et représenter le Quotidien à la revue universelle de la vallée de Josaphat. J’ai beau faire, ce badinage ne me rassure pas. Je suis horriblement tourmenté, il faut bien que je me l’avoue. Depuis deux jours, j’avais remarqué une agitation extraordinaire dans la ville. Ce n’étaient qu’allées et venues, conférences, préparatifs mystérieux. Devant les hôtels des journaux, une foule stagnait, anxieuse, dans une grande impatience de nouvelles. Qu’attendait-elle ? quoi ?

Je viens d’en avoir l’explication. Il paraîtrait qu’aujourd’hui, ce soir, à 11 h. 15′ 34″, la comète de Campy (du nom de l’astronome qui l’a découverte) doit entrer en collision avec la terre. L’anéantissement du globe doit s’ensuivre.

Ainsi, un millénaire exactement est révolu et l’épouvante qui avait secoué l’humanité la ressaisit. C’est la terreur de l’An Mille qui renaît, plus forte que tout, incompressible. Car, au lieu d’être irraisonnée et déraisonnable, comme au Moyen Age, elle se légitime par des calculs cent fois vérifiés et s’aggrave de toutes les probabilités que donne la Science. Les prévisions mordent encore sur notre positivisme, si les prophéties n’ont plus prise sur notre incrédulité.

La peur consterne Herriopolis. J’ai vu des gens enjamber l’invraisemblable passerelle tendue comme un arc-en-ciel métallique entre les collines jumelles de Fort-Vieux et de Montcanut. Pauvres Gribouilles, qui se tuent de peur de mourir !…

J’ai voulu partir, pendant que j’en ai le loisir encore, quitter ces confins du Temps, revenir en arrière, regagner le XXe siècle natal. J’ai enfourché la Machine. Mais elle n’a pas obéi à la manœuvre : des organes doivent être faussés. Je n’arriverai jamais à la mettre en état !… Je suis condamné à mort.

Et pourtant, s’ils se trompaient, ces astronomes, avec toutes leurs certitudes ?

10 heures du soir. — L’Instant approche. Je me suis résigné. Je suis monté à Fort-Vieux. On est mieux sur une hauteur pour mourir. Dans l’ombre de la vieille basilique, des simples prient, les bras en croix. Comme je voudrais pouvoir les imiter !

Un peu plus loin, la Tour veille, sentinelle de fer. De son extrême plate-forme, elle projette des faisceaux lumineux sur les nuages. Et la foule n’a qu’à lever les yeux pour lire les derniers radiogrammes parvenus, confirmant la fatale nouvelle, — pour relire sa sentence…

De temps à autre, un aérobus, affolé et comme ivre, arrive au plein jour artificiel, franchit la zone de clarté, puis continue son vol dans les ténèbres, grand oiseau migrateur fuyant des ciels de désastre.

Ainsi, je vois le dernier soir du monde…

C’est un soir comme tous les autres, un soir d’automne comme il y en avait de mon temps : sensuel et chaud, et tout vibrant d’odeurs. Là-haut, dans le firmament sans lune, les étoiles me font des signes, — des signes d’adieu. Ah ! jamais autant que ce soir je n’avais éprouvé la douceur de vivre…

Et dire qu’au bout, il y a la culbute !…

Voici l’Heure. Comme les derniers moments se précipitent !…

Plus que cinq minutes ! plus que deux minutes ! plus qu’une minute !… plus que…

Ici arrête Le carnet de Paul Toussaint, journaliste anticipateur.

Joseph Gravier.