Lyon en l’an 2000/La fête à Gugnafee’s city

Lyon en l'an 2000
LA FÊTE À GUGNAFEE’S ClTY (p. 12-18).

LA FÊTE À GUGNAFEE’S CITY



Le 22 septembre 2992, Gugnafee’s City s’éveilla tout en fête. Ainsi se nommait cette ville de plusieurs millions d’âmes qui, assise entre deux collines, avait successivement porté les noms de Lugdunum, Lyon et Augagnorville. Mais les siècles s’écoulent, qui transforment le vieux monde et font de toutes choses un incessant renouveau. L’antique cité devint, vers 2320 (à l’époque où l’anglais fut accepté comme langue universelle), Gugnafee’s City ou la ville des gougnafiers.

Deux siècles avaient passé depuis le jour où les Syndicats, devenus maîtres du monde, avaient proclamé le nouveau régime. Le 22 septembre 2772 avait marqué l’oblitération définitive de l’individu. L’homme, transformé en une machine laborieuse, travailla, mangea, jouit, vieillit et mourut sous le contrôle de la B. R. U. T. I. S. Bref, on devint libre. De ce jour datait encore l’abolition des frontières, l’humanité vivant parmi les nuages et sous l’océan avec une telle frénésie que le sol avait perdu à la longue toute signification géographique.

Gugnafee’s City, ville de commerçants et de riches possesseurs, de ceux qu’aux temps de la comète on nommait boyards, soyeux et rupins, vit, le 3 juin 2992, rayonner au-dessus de ses pavois le soleil qui commémorait de resplendissants souvenirs. Dès l’aurore, la fête commença. En manière de saturnale, le conseil des Ediles avait ordonné qu’on ouvrît les soupiraux des sous-sols ouvriers. On nommait ainsi le système qui, remplaçant la désuète armée, utilisait pour la fortune d’une élite les forces vives de l’humanité.

Ces sous-sols occupaient, pour le seul Gugnafee’s City, une superficie de près de quatre cents kilomètres carrés. Les classes inférieures s’y trouvaient parquées en d’hygiéniques et prodigieusement semblables bâtisses. Cette populace, — l’énorme majorité des hommes, — n’en sortait jamais. Depuis trois générations, ces êtres vivaient à la lumière d’or vert des lampes à coke. Complètement chauves dès leur naissance, ils possédaient de petits yeux à pigments rouges qui, enfoncés dans leur crâne, luisaient comme des tisons. Leur peau violette se tendait sans un pli sur leur charpente, et leurs pieds nus, accoutumés à les porter sur les dalles, s’étalaient larges et carrés comme des feuilles de platane.

Ces êtres, qu’asservissait une dure besogne, étaient justiciables des agents liés aux syndicats et le système pénitentiaire spécial qu’on leur appliquait valait, par son originale rapidité. Les prisons et les bagnes, trop coûteux, avaient fait place à une justice électrique dont on devait l’invention à un paisible bourgeois du XXe siècle.

Le criminel paraissait devant le coroner, agent des syndicats, seul, sans aucune assistance, et ne subissait aucun réquisitoire. Acquitté, il avait droit à une prime généralement assez forte. Condamné, il entendait sa sentence formulée sous la forme d’un chiffre allait de 1 à 17.

Aussitôt, on le conduisait au Pavillon du Remords. Là, demeurait Bleider, vêtu de noir et porteur d’un parapluie, insigne de sa fonction. Il se tenait debout devant un tableau de 17 commutateurs. Le condamné entrait. De suite, on le faisait asseoir sur un tabouret, dont le siège, un cercle de cuivre jaune, était lié au sol par une nuée de fils électriques. En-dessous, se trouvaient deux formes oblongues d’une matière blanche indéfinissable et qui, sur des tiges à arc, semblaient glisser avec une mobilité extrême. Sitôt le condamné assis, Bleider choisissait dans son tableau le commutateur dont le matricule correspondait au chiffre de la sentence, et donnait le courant.

Aussitôt, la machine ronflante faisait son œuvre. Ce qu’elle distribuait, c’était les coups de pieds dans le cul. Et avec une telle foudroyante rapidité que les peines — qui variaient de 200 à 142.000 coups — s’accomplissaient dans un temps invariable de trois minutes.

Le patient, hurlant ou évanoui, était de suite transporté à la clinique des sous-sols, où on appliquait sur son derrière des sinapismes faits de chandelle, de raisins secs et de vieilles cartes à jouer. Telle était l’existence d’une foule de parias qui, après cinquante siècles d’une servitude tantôt hypocrite et tantôt brutale, avait accepté ces étonnants et affreux sous-sols ouvriers.

Comment cela s’était-il fait ? Fort aisément. Tous les fonctionnaires maçons, charpentiers, forgerons, céramistes et verriers avaient, sur l’ordre des E. U., construit, dans chaque city, ces vastes catacombes. Cela avait demandé quarante ans d’un énorme travail. Mais quel chef-d’œuvre ! Les parois infinies étaient recouvertes de faïence blanche qui reflétait la lumière d’énormes lampes à coke. Des écheveaux d’acier se croisaient en coupoles et en ciels ouverts où tournaient des milliers de ventilateurs de porcelaine. Le sol dallé s’étendait à perte de vue. Rien, pas un ornement, pas une saillie ne distrayait la vue. C’était froid, hygiénique et laid comme une interminable clinique.

Quand tout fut achevé, on ouvrit un plébiscite. Cent mille bavards sans scrupule, qu’on nommait les députés, parcoururent le monde et le prêchèrent. À la suite de quoi on fit voter à l’immense foule des travailleurs leur propre condamnation à vivre dans ces prisons-modèles qu’ils avaient bâties de leurs mains. Ils votèrent cela avec enthousiasme, portant en triomphe les députés et se saoulant de pivois. Et, depuis lors, ils vivaient innombrables dans ces immenses caveaux où l’élite les faisait travailler grâce à divers appâts tels que les femmes et l’alcool, et au moyen de raisonnements probants tels que les fusées à mitraille et les décharges électriques qui, dans les cas de persuasion difficile, donnaient d’excellents résultats.

Tout ce peuple vivait à quatre cents pieds sous terre, ignorant des lois et des maîtres de l’heure. Mais, à cause de son instinctif besoin de chefs, il votait tout de même, nommant tous les sept ans un magistrat dont l’illusoire gouvernement et le protocole simiesque rappelaient d’une manière invincible ce qu’au temps de la comète on appelait un président de la République.

Cette manière d’enfermer la crasse populaire avait du moins un avantage : le dimanche, on ne rencontrait plus, au long des promenades et dans les lieux de plaisir, ces chasselas de travailleurs aux mains calleuses et au gros rire, dont la laideur et la vulgarité causaient à toute nature délicate un véritable malaise. L’élite du monde, en 2992, ceux qui vivaient à l’air libre, comprenait, outre les politiciens et leurs orateurs, les artistes de toutes sortes, les médecins, les possesseurs, les histrions, les scribes, les pilotes de convois aériens, les commerçants de luxe, les tenanciers de maisons de tolérance, les mastroquets et les gazetiers.

Cette élite s’esjouissait. En foule compacte elle se ruait aux délices de l’absinthe et de l’amour. Les Gardiens de l’Ordre, d’ordinaire vêtus d’uniformes noirs à boutons d’argent, étaient costumés de rouge et de jaune, afin d’égayer la multitude. Ils étaient armés de gourdins afin de faire rire les mélancoliques ; car, dans ce pays fortuné chacun riait et pleurait en même temps. Ces fonctionnaires parcouraient Gugnafee’s City par groupe de deux, frappant de droite et de gauche, riant eux-mêmes aux éclats, et seuls les masques crasseux des habitants des sous-sols, accrochés aux grilles de leurs soupiraux, contemplaient avec des yeux de fièvre et des bouches amères les manifestations de cette délirante gaîté !

Les convois aériens embarquaient des troupeaux endimanchés. Aux devantures brillait la funèbre splendeur des bijoux en agathe noire — pierre qui commençait à devenir si précieuse, que le moindre chaton valait des hectomètres de terrain bâti. Des chapeaux ornés d’oiseaux vivants, enrubannés de délicates couleuvres et décorés de paysages peints, arrêtaient la foule exhilarante des femmes. Çà et là, des peintres et des sculpteurs soulevaient, pour des curieux dont ils sollicitaient la générosité, les voiles qui cachaient leurs ouvrages. On dit que ces misérables saltimbanques formaient jadis une élite, qu’ils recevaient des décorations et mangeaient à la table des rois.

Au-dessus de la multitude, le soleil glissait des rayons aveuglants entre les innombrables banderoles et illuminaient l’immense fleuve des têtes hilares.

Le beaujolais coulait en de longs serpentins de zinc, où chacun puisait tandis que des ronds de saucissons, distribués automatiquement, s’engloutissaient dans les gueules élargies et les ventres soulevés par le rire. On s’amusait avec plus de frénésie à mesure que l’heure passait et la gaîté atteint son paroxysme quand on pendit en divers carrefours une demi-douzaine de littérateurs neurasthéniques. La nuit tombait.

C’est alors que survint le clou de la fête : une reconstitution antique, Lyon en 1911. On y vit des choses étranges et les coutumes barbares de l’antiquité. Des musiciens jouèrent avec des instruments en bois de sauvages et violentes hymnes du compositeur archaïque Saint-Saëns. Toutes les habitudes primitives de l’antique cité furent données en spectacle. Il y eut jusqu’à un simulacre de funérailles qu’une foule de gens vêtus de noir suivaient d’un air de godaille en causant d’affaires et de femmes. On vit encore un mariage avec une longue file de voitures traînées par des animaux. Le mariage était un rite de nos pères qui consacrait les liens de l’amour et les droits des enfants. Un banquet barbare, où des viandes d’animaux, des poissons et des herbages furent servis, obtint un moindre succès, les contemporains s’étant refusés à goûter ces mets de sauvages. Un ténor fut mieux goûté, ainsi que le pétomane. Un coin de l’antique cité reconstituée en carton montra une maison pareille à un four crématoire où les anciens Lyonnais allaient entendre ce qu’ils appelaient la musique ; on vit aussi un bizarre monument en forme de baromètre et qui commémorait l’assassinat de Sadi Carnot, homme d’État mort en 1894.

Une foule de gens stationnaient autour de ce monument, de manière à le considérer de profil, et tous, et particulièrement les femmes, riaient à ce spectacle.

On vit encore des joueurs de manille, passe-temps cocasse, pour lequel les anciens se servaient de figurines en carton qu’ils posaient violemment sur une table en poussant d’inarticulés beuglements. Plus loin s’ouvrait une boutique de commerçant. C’était une chose vraiment curieuse et très pittoresque qui s’appelait Papeterie. Les gens entraient et, après une conversation rapide, où le boutiquier faisait généralement montre d’une platitude égale à l’arrogance du chaland, ils emportaient des objets de volume divers en échange desquels ils donnaient des feuilles de papier bleu.

Au coin des avenues, il y avait de petits édicules ; certains, longs, étroits, les autres ventrus. Les uns étaient des urinoirs et étaient tapissés de gloses médicales, les autres se nommaient kiosques à journaux. On y vendait des feuilles de papier contenant des oracles quotidiens. Chacun de ces oracles contredisait celui de la veille. Acheter ces oracles constituait un rite et on voyait des hommes se battre à cause de ce qu’ils y lisaient.

Un peu plus loin, une autre bataille attirait les regards. Là, de robustes gaillards, richement vêtus à la mode ancienne, bousculaient des femmes, afin de pénétrer les premiers dans une espèce de caisse roulante nommée « tramway ». On remarquait que, dans ces véhicules primitifs, les hommes valides seuls avaient le droit de s’asseoir. Les femmes et les vieillards demeuraient sur les plates-formes glaciales en compagnie des conducteurs, gens naturellement braillards, exigeants et dédaigneux.

Les habitants de Gugnafee’s City contemplaient toutes ces merveilles avec des yeux ronds d’étonnement. La barbarie de ces mœurs reculées les confondaient. Ils ne se lassaient pas de regarder, et la nuit seule les dispersa. Il faut dire que ce clou avait été extraordinairement « monté ». On avait fait venir des acteurs de très loin. Une admirable troupe de nègres représenta un tableau très réussi : une séance au Conseil municipal.

Henry Béraud.