Lydie (1809)
C. J. Trouvé, imprimeur-libraire (p. Couv-).

LYDIE
ou
LES MARIAGES MANQUÉS ;
Par Mme Simons-Candeille,
Auteur de la belle fermière, de bathilde, d’agnès
de france, de blanche-d’évreux, etc.
NOUVELLE ÉDITION
revue, corrigée et augmentée.
À PARIS
Chez
C. J. TROUVÉ, Imprimeur-Libraire, rue des Filles-
Saint-Thomas, n. 12, près le passage Feydeau ;
ROSSANCE père, Libraire de S.A.R. le Duc d’Orléans,
rue de Richelieu, n. 60.
MDCCXXV


LYDIE,
ou
LES MARIAGES MANQUÉS.
imprimerie de c j. trouvé,
rue des filles-saint-thomas, no 12.


On nous attend, venez ma belle amie…

 LYDIE,
OU
LES MARIAGES MANQUÉS ;


Par Mme Simons-Candeille
,
AUTEUR DE LA BELLE FERMIÈRE, DE BATHILDE, D’AGNÈS
DE FRANCE, DE BLANCHE D’ÉVREUX, etc.
NOUVELLE ÉDITION,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.
… « Quoi qu’on en dise, il y a chez les femmes un esprit de corps, auquel les épouses délaissées, les femmes de quarante ans et les amantes au désespoir peuvent se rallier en toute confiance. »
Lydie, deuxième partie.
Séparateur
À PARIS
Chez
C. J. TROUVÉ, Imprimeur-Libraire, rue des Filles-
Saint-Thomas, n. 12, près le passage Feydeau ;
BOSSANGE père, Libraire de S. A. R. le Duc d’Orléans,
rue de Richelieu, n. 60.
MDCCCXXV.

AVERTISSEMENT
DE L’AUTEUR.


C’est par respect pour le public que j’ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, mon premier roman, le plus simple, le plus incorrect, et néanmoins l’un des plus estimés… précisément parce qu’il est simple. L’imagination, fatiguée des grandes catastrophes racontées par les historiens ou même par les auteurs de romans historiques, redescend volontiers à ces tableaux de genre, à ces esquisses de société, où le lecteur retrouve avec plaisir ses souvenirs ou ses impressions. Il est d’ailleurs tel caractère (comme celui d’Adhémar) dont le modèle, presque entièrement perdu depuis vingt ans, devient plus rare de jour en jour, et qu’il n’est pas tout-à-fait inutile de reproduire, ne fût-ce que pour comparer avantageusement notre jeunesse studieuse, ambitieuse peut-être, mais plus mâle, plus forte, et certainement plus sage, à cet essaim d’efféminés qui, à l’époque de la révolution, envahissoient les balcons et les loges pour y dormir, ou pour y troubler le spectateur paisible ; qui, dès le matin, ne sachant déjà que faire, parcouroient lâchement les promenades et les rues, y poursuivoient de leurs regards cyniques les jeunes et timides bourgeoises, et se dédommageoient de leur incapacité en toutes choses honorables, par une science de séduction et une routine de mauvaise foi auxquelles n’échappoient même pas le tailleur et le cordonnier.

Dans l’éducation des femmes, ainsi que dans celle des hommes, il y a eu (nos familles s’en souviennent encore) une longue et triste lacune. L’échafaud à peine renversé, et la gloire chargée du rachat de nos crimes, tous les Français coururent se battre, toutes les Françaises se mirent à danser. On dansoit prodigieusement, tandis que les douze armées républicaines frayoient de leur mieux le chemin au despotisme militaire ; et quand ce despotisme vint tout doucement se présenter sous le titre modeste de Consulat à vie, que l’on rouvrit quelques églises, que l’on permit à l’instruction de reparoître, habillée à la grecque, et que notre gaîté moqueuse put s’exercer, sans risque de la vie, sur l’air étonné de quelques nouveaux riches, et l’allure si étrange de leurs grosses compagnes, on se remit à danser de plus belle : c’étoit un commencement de restauration. En attendant que l’on rapprit à prier Dieu et à se mieux conduire, ou rapprenoit à faire la révérence ; et, comme de la révérence à l’entrechat il y a peu de distance, quand on ne fait pas autre chose, nos jeunes femmes rivalisèrent d’aplomb, et d’intrépidité, et de légèreté, en attendant des grâces plus touchantes. À cette époque aussi, les bonnes pensions étoient rares ; d’anciennes maisons n’existoient plus ; et de nouvelles, mal dirigées, n’avoient pas encore donné le signal du succès et l’appel de la concurrence à cette multitude de pensions qui maintenant fourmillent dans Paris, et qui toutes, il faut le dire, ne méritent pas la confiance des mères, trop empressées à céder aux institutrices le droit de former des épouses pour les dignes élèves de Saint-Cyr, de l’école Polytechnique, de Louis-le-Grand, de Charlemagne, et de tant d’autres établissemens également nécessaires, également estimés.

Enfin, à cette époque, le genre funeste s’étoit accoutumé à prévaloir dans les romans. Il falloit, comme Anne Radcliff, mourir d’effroi en les composant, ou tout au moins devenir folle après en avoir lu seulement trois ou quatre. Aussi jamais tant de folies (nous adoucissons le mot) n’eurent-elles le privilége de troubler l’ordre, et de faire perdre l’habitude du respect dû à l’innocence, que dans ces jours d’égarement. Cette pauvre Liberté, travestie en mille façons, s’épouvantoit elle-même des interprétations nouvelles données à ses antiques lois. L’un en faisoit son thême de banqueroute ; l’autre, un code de polygamie[1] ; celui-ci, le manteau de ses fraudes religieuses ; celle-là, le prétexte d’une rupture solennelle ; et nos filles concluoient de tout cela qu’elles pouvoient se marier sans aveu de père ni de mère heureuses quand cette nouvelle logique ne poussoit pas plus loin ses argumens ! Les moins mal élevées, celles en qui un bon naturel et de vertueux exemples combattoient l’influence du siècle, se contentoient de l’air évaporé, du ton tranchant, et des répliques équivoques que l’on donnoit alors pour de l’esprit, et qui, sous les yeux mêmes de l’auteur de Lydie, firent manquer plus d’un mariage à de jeunes personnes, intéressantes du reste, et, de plus, aussi recommandables par leurs entours qu’irréprochables dans leurs mœurs.

On feroit un fort bon roman, très-amusant et très-moral, des erreurs et des infortunes de quelques-unes de ces victimes de l’éducation révolutionnaire. Celui-ci, on vient de le dire, n’en est tout au plus qu’une ébauche, et si rapidement tracée, qu’en y jetant les yeux dix ans après la publication du livre, j’avois peine à comprendre que les journaux l’eussent traité avec tant d’indulgence, et que, depuis, des éloges partiels et des citations dans quelques annales, en eussent prolongé le succès. Occupée maintenant d’ouvrages plus sérieux, et trop souvent contrariée par une santé chancelante, j’ai voulu du moins, faute de temps pour composer un meilleur roman de mœurs, rendre celui-ci moins indigne de sa petite réputation ; j’ai apporté le plus grand soin à effacer du style les taches d’afféterie, et celles du néologisme qui y formoient contraste avec le naturel, ou, pour mieux dire, avec la vérité des caractères et des situations : car toutes les situations de Lydie ne sont pas vraisemblables, et néanmoins elles sont vraies. J’ai presque tout raconté de mémoire : ce qui fait que les réflexions ressortent du sujet, et non pas du système de la narration. Quant à l’inexpérience de l’art d’écrire, inexpérience dont le littérateur peut retrouver les traces à chaque page de Lydie, je la combattrai, et j’en rougirai d’autant moins, qu’elle n’a pas empêché le succès de vogue de mon premier ouvrage de théâtre[2], et que, par esprit d’humilité, comme par reconnoissance pour le public dont on éprouva l’indulgence, un auteur aime à retrouver dans ses premiers essais la jeunesse de son talent, et cette couleur inégale, mais fraîche, qui sans doute convenoit le mieux à la physionomie de l’œuvre, puisque l’œuvre avoit réussi. S’abstenir de corriger certains défauts d’un ouvrage qui a su plaire, c’est encore respecter ses juges. J’espère que ce motif suffira pour m’absoudre des fautes encore échappées au peu que j’ai appris, depuis que tant d’occupations diverses m’ont laissé enfin quelques heures pour rectifier le peu que je savois.

Je dois, en outre, demander grâce aux mères scrupuleuses et aux surveillantes attentives pour l’épisode de Lesbia. Cet épisode, très-vif, et dans le goût du temps, devoit être soumis aux règles plus précises de nos bienséances actuelles ; il l’est, mais pas assez encore pour qu’une pensionnaire arrête ses regards sur la scène qu’on y retrace. Le personnage de Lesbia ne pouvoit disparoître du cadre de Lydie sans déranger tout le tableau : ainsi j’ai dû le conserver ; mais en faisant ce sacrifice au développement, et peut-être à l’effet de ma seconde partie, je me suis promis de signaler l’espèce de danger d’une lecture dont, au moyen de cette précaution, la responsabilité ne tombe plus sur l’auteur. Cette précaution peu usitée préviendroit peut-être le scandale fréquent, et parfois volontaire, d’un livre prêté inconsidérément sans en avoir coupé toutes les feuilles. Le mieux, me dira-t-on, seroit de ne rien écrire qui ne pût être lu par les deux sexes et à tout âge ; mais quel romancier, excepté Walter Scott et deux femmes privilégiées, peut se flatter d’avoir présenté l’Amour sous des formes toujours pudiques ? De tant de manières de payer le tribut aux passions, celle de les décrire avec l’ardeur de l’imagination qu’elles embrasent est-elle donc la moins séduisante pour la jeunesse d’un auteur ? et n’est-ce pas un mal quelquefois nécessaire que la peinture de ces honteuses foiblesses qui, par leur châtiment terrible, inévitable, jettent tant d’éclat sur les beautés de la raison, et concourent à l’affermir dans l’heureuse pratique des vertus ?

Quoi qu’il en soit, il nous semble que l’engagement de se dénoncer ainsi et de soi-même à la sollicitude maternelle, et puis encore cette autre loi, si on la promulguoit, de ne pouvoir livrer à l’impression aucun volume entièrement dénué de toutes notions morales ou instructives, élagueroient de notre librairie des milliers de romans licencieux ou soporifiques, et rendroient à cette branche de la littérature française son élégance dès long-temps incontestable, et son utilité, plus contestée que jamais.


LYDIE,
OU
LES MARIAGES MANQUÉS.

PREMIÈRE PARTIE.

La grosse cloche du château de Mordeck venoit, pour la troisième fois, de sonner un dîné qui depuis trente-cinq ans n’avoit pas été différé d’un quart-d’heure. Madame de Mordeck, sœur bienfaisante d’un frère respectable ; mademoiselle Miller, vieille anglaise, extrêmement sujette aux crampes d’estomac ; le capitaine Bellegarde, aussi prompt à forcer le cerf ou le chevreuil qu’à démâter une frégate ennemie : tous trois avoient fait, ce jour-là le sacrifice de leurs habitudes ; tous trois, impatiens, regardant sans cesse de la grille à la pendule, et de la pendule à la grille, accusoient les chevaux et désespéroient le cuisinier. Les deux dames, que leur grand âge retenoit souvent au salon, avoient inutilement pressé le capitaine d’aller avec les jeunes gens au devant de la voiture attendue de Paris. Bellegarde, qui jadis s’étoit marié selon son cœur, à qui un fils, parfaitement élevé, rappeloit chaque jour cette union chérie ; Bellegarde, quoique marin, étoit poli avec toutes les femmes. Cependant l’inquiétude commençoit à le gagner lui-même. On avoit calculé le départ, les relais, la distance, les petits obstacles ordinaires ; un incident plus grave étoit-il donc survenu ? Son fils… son fils, qui ce même jour montoit un cheval ardent… Mais enfin les coups de fouet retentissent, la grille s’ouvre, les chiens aboient… « Les voilà… je les vois, rassurez-vous, mesdames ; … je vois mon fils, il est à la portière de la voiture ; je vois Saint-Hilaire, je vois sa chère Lydie ; Valmont, le gros Préval, le bel Adhémar les suivent… tout est au mieux, nous allons dîner. » — « Ah ! nous allons dîner, dit en riant madame de Mordeck. » — « Oui, nous allons dîner, répète mademoiselle Miller en respirant avec précaution. »

Qu’on se figure, s’il est possible, l’enchantement de cette jeune personne si désirée, si bien venue dans une habitation opulente et paisible, où tout va s’empresser de lui sourire, de lui complaire, en attendant qu’un heureux mariage l’ait pour jamais fixée à Paris, où ses penchans et sa fortune la rappellent ! Lydie a déjà senti cela, et Lydie n’est pas encore arrivée. On arrête, on descend ; elle est portée dans les bras de sa tante, qui pleure de joie en la voyant si grande et si jolie. — « Comme elle est bien !… ah ! comme elle est bien ! Dites, mon cher Bellegarde ; n’est-il pas vrai quelle est charmante ? » — « Adorable. » — « Belle. » — « Très-belle. » — « Régulièrement belle… » — « Qu’en pensez-vous, monsieur de Valmont ? » — « Je pense, dit Valmont, en offrant sa main à Lydie, que tout éloge outré est le poison de la jeunesse, et qu’au surplus, mademoiselle, avec ses traits irréguliers, ne sera que trop attachante, si les grâces de son caractère acquittent les promesses de sa physionomie. » Lydie trouva cette réponse souverainement maussade, et le témoigna au peintre philosophe par une petite moue qui manqua son effet, car il n’y regarda point.

À peine à table, Lydie demanda la permission de s’absenter quelques minutes : la fatigue du voyage dont elle prit prétexte, lui donnant toute liberté, elle en usa, et ne reparut qu’au dessert dans le négligé le plus élégant. — « Vous vous rendrez malade, lui dit avec bonté madame de Mordeck. Quelle nécessité d’interrompre son repas ? » — « Pardon, madame ; mais le premier besoin est d’être présentable. Comment supporter le désordre d’une toilette de route ? Cela seul m’ôtoit l’appétit. » — Les jeunes gens sourirent ; Préval ouvrit de grands yeux ; Valmont baissa les siens ; mademoiselle Miller fronça le sourcil. On avoit rapporté les entrées, le rôti : mademoiselle renvoya tout d’un air distrait ; ne prit qu’un peu de crême dont à peine elle goûta ; mangea des fruits, des bonbons, et fut du reste, et avec tout le monde, d’une impertinence très-agréable.

« Par qui cette jolie personne a-t-elle été élevée ?… demanda, en sortant de table, la sérieuse mademoiselle Miller. » — « Par une mère idolâtre, répondit madame de Mordeck. » — « Un peu foible peut-être ? » — « Que voulez-vous ! une fille unique ! » — « Tout ce qu’il vous plaira, dit à part soi le capitaine ; je n’ai qu’un fils, et ne l’ai pas gâté. »

Alphonse, en cet instant, ne voyoit plus, n’entendoit plus son père. Saisi de ce premier ravissement de l’amour qui fascine les yeux, l’esprit, le jugement, il n’étoit frappé que des perfections de Lydie, dont, il suivoit tous les mouvemens avec une attention qui suspendoit en lui jusqu’à l’exercice de la pensée. L’enfance d’Alphonse, confiée à des mains sûres, avoit préparé son âme aux impressions douces, profondes et durables. Son père, en se chargeant d’achever son éducation, en lui faisant partager les études, les plaisirs et les dangers de quelques voyages d’outre-mer, avoit eu soin d’écarter de sa jeunesse ces amitiés trompeuses qui usent le cœur sans l’éclairer, et ces passions d’un moment qui ne s’éveillent ou ne s’irritent qu’à l’appui d’un mauvais exemple. Alphonse, à vingt-deux ans, bien brun, bien halé, mais sincère, modeste, fort riche et d’une figure spirituelle, étoit le gendre le plus désirable que Saint-Hilaire pût choisir pour sa fille. Aussi ce choix eût-il, dès long-temps, été arrêté dans son cœur, sans les motifs particuliers qui le faisoient pencher pour Valmont. Le capitaine Bellegarde, ami et parent de Saint-Hilaire, ne demandoit pas mieux que de s’unir à lui par un lien de plus ; mais jamais il ne s’étoit ouvert à ce sujet : détestant, comme tout homme sage, ces projets de famille et ces joies préméditées, que trop souvent le hasard ou l’amour se plaisent à faire évanouir.

Cette première journée n’offrit rien de bien remarquable que l’effet prodigieux de la présence de Lydie, sans le secours des talens superficiels, dont sa lassitude ne lui permit pas d’emprunter le prestige. Mais lorsqu’après une longue nuit, son teint plus reposé, ses yeux plus brillans et sa gaîté plus vive concoururent sans réserve à seconder les ruses de sa jeune coquetterie, Alphonse, Adhémar, le gros Préval, le sage Valmont lui-même, convinrent qu’il étoit difficile de rien voir, de rien entendre de plus séduisant. Lydie n’étoit pourtant ni grande, ni belle, ni supérieure par ses talens ou son esprit ; elle n’avoit qu’effleuré l’instruction en tout genre ; mais elle savoit plaire, et le savoit bien. Sa mère, dont la mort l’avoit séparée depuis trois ans, sa charmante mère, créole d’origine, et paresseuse comme toutes les créoles, avoit dirigé sa fille comme son aïeule avoit dirigé sa mère, comme elle avoit été dirigée elle-même ; et cette succession d’erreurs maternelles avoit fait de Lydie la plus frivole, la plus ignorante et la plus dangereuse fille dont l’ascendant pût entraîner le cœur d’un homme sensible et sans expérience. Alphonse l’éprouva le premier. Alphonse, après avoir valsé avec Lydie ; après l’avoir contemplée à la harpe, au piano ; après avoir recueilli chaque son de sa voix si douce et si flexible, Alphonse crut son sort décidé, et ressentit, ce dont il s’étonna, un embarras extrême en se retrouvant seul avec son père. Celui-ci l’observoit ; Alphonse s’en aperçut, et n’en devint que plus réservé. L’amour timide, ainsi que la beauté modeste, voudroit toujours s’entourer de voiles ; mais cette pudeur n’attire que les âmes tendres comme elle ; et Alphonse, intéressant dans son trouble aux yeux d’un père et d’une femme sensée, pouvoit fort bien, aux yeux de mademoiselle Lydie, paroître un peu ridicule à côté de son brillant rival, M. Adhémar de Mulsan ; de M. Adhémar, si beau, si noble, et tellement épris de son propre mérite, qu’à moins d’une opposition absolue dans les goûts et la façon de voir, on ne pouvoit se défendre de penser de lui presque autant de bien qu’il en disoit. Adhémar, au surplus, perdoit son argent de bonne grâce ; dansoit, chantoit, se battoit de même ; ne renioit pas une dette, bien qu’il en fît de toutes parts, et ne s’inquiétoit au monde que du soin de l’emporter sur quiconque auroit osé soutenir sa concurrence : disposition qui le mettoit merveilleusement en rapport avec mademoiselle Lydie.

Pour Préval, honnête capitaliste, d’assez bonne mine, et noble de père en fils depuis environ soixante ans, on n’en disoit rien, lui non plus ; mais par sa bonté d’âme, son caractère paisible, il avoit été et pouvoit être encore un excellent mari.

Restoit Valmont, le plus laid, le moins jeune et le plus célèbre des quatre. Valmont, né dans le rang intermédiaire d’où partent plus de clartés que de nul autre rang ; Valmont, d’abord élevé pour la magistrature, avoit puisé à cette première source, des idées exactes et des vertus bourgeoises que n’avoit pu détruire son ardente vocation pour la peinture et la poésie ; vocation respectée de sa famille, et depuis justifiée par une suite de succès qui avoient sauvé sa fortune de quelques orages politiques. Valmont, toutefois, n’étoit parfaitement sage que depuis qu’il avoit renoncé à l’espoir d’être jamais parfaitement heureux. Valmont n’aimoit plus, ne vouloit plus aimer ; avoit sans cesse présens à la pensée les travers, les défauts de ce sexe tant décrié, dont sa jeunesse fut idolâtre ; réprimoit par un travail forcé les élans continuels d’une imagination embrasée de souvenirs, et ne rencontroit pas une femme, une femme jolie, que son esprit, toujours sur la défensive, ne s’attachât et ne parvînt bientôt à découvrir en elle l’antidote trop certain du pouvoir de ses charmes. Ce combat secret, son aversion naturelle pour tout ce qui étoit afféterie ou molle complaisance ; son humeur franche, quelquefois sombre, ses réparties piquantes et sa préoccupation n’en faisoient pas un adorateur bien empressé : aussi Lydie, très-scandalisée de sa critique et de ses négligences, déclara-t-elle, le soir même du troisième jour, qu’il étoit caustique, impoli, insoutenable, et qu’elle ne concevoit pas qu’une telle société fût tolérée au château de Mordeck. Cet arrêt se portoit solennellement en plein salon, tandis que le coupable, livré dans sa chambre à ses méditations favorites, brouillonnoit pour le lendemain quelqu’une de ces strophes brillantes, de ces esquisses précieuses qui décèlent jusque dans ses caprices le génie destiné à perpétuer la gloire de son siècle. Tous les hommes, pénétrés pour Valmont d’une considération presque respectueuse, s’empressèrent de savoir par quelle faute si grave il avoit encouru l’animadversion d’un juge si redoutable. Le juge refusa de motiver son arrêt, ce qui arrive en plus d’un cas : ou prit son silence pour une modestie généreuse ; les opinions se formèrent sur cette prévention, et Valmont alloit être unanimement condamné, si mademoiselle Miller n’eût enfin élevé la voix : espèce d’événement dans cette société. — « Eh ! pourquoi donc, mademoiselle, dit-elle en s’adressant à Lydie, pourquoi donc se fâcher si fort contre M. de Valmont ? est-ce à cause qu’il n’a pas voulu vous peindre ? » — « Que dites-vous là, mademoiselle Miller ? Valmont ! cela n’est pas possible : un homme de goût, un artiste éclairé… » — « C’est justement parce qu’il a beaucoup de goût et d’esprit qu’il a cru devoir se dispenser d’une corvée infructueuse pour son talent. » — « Corvée !… corvée infructueuse !… Y pensez-vous, mademoiselle ? » reprit en rougissant l’orgueilleuse petite personne. — « Très-fort : n’avez-vous pas dit à M. de Valmont, et cela au moment où il avoit la bonté de vous offrir des conseils que tant d’autres sollicitent sans les obtenir, ne lui avez-vous pas dit que la peinture vous ennuyoit ? » — « Sans doute, je l’ai dit ; mais ce n’est pas une raison pour que l’on s’ennuie à me peindre ! » — « Pardonnez-moi : tout se prête et se rend dans la vie ; et quiconque annoncera son mépris pour les arts, doit justement compter sur l’oubli des artistes. » — « Dieu ! quelle disgrâce !… L’oubli de M. de Valmont !… — « Triste ressource pour se venger de mademoiselle, dit Adhémar en pirouettant. » — « N’en useroit pas qui voudroit, balbutia le tendre Alphonse. » — « Croyez-vous ? — demanda Lydie… » — « J’en serois garant. » — Lydie avoit fait sa révérence, et tout le monde étoit retiré avant qu’Alphonse fût revenu du trouble inexprimable où l’avoient jeté ce peu de mots.

Quelques jours après, au retour d’une promenade en calèche, Lydie, sans réflexion, sans nul ménagement, refusa la main de Valmont qui s’avançoit pour l’aider à descendre de voiture. Valmont appelant Alphonse « Remplacez-moi, lui dit-il en riant ; on ne rebute ici que la raison. » — « Toujours méchant, monsieur. » — « Ah ! mademoiselle, si j’ai le malheur de l’être avec vous, on conviendra du moins que ce n’est pas ma faute. » — « C’est la mienne, sans doute ?… » — « Je vous respecte trop pour vous démentir. » — Lydie lui tourna le dos, et dit à Alphonse, dont la main serroit doucement sa main tremblante de colère : — « J’espère bien n’être pas long-temps contrainte à supporter cette vue odieuse. » — Saint-Hilaire, sa sœur, la vieille Anglaise, témoins de l’action, n’avoient rien perdu du dialogue, et se communiquèrent quelques réflexions alarmantes. Que seroit donc, à vingt-cinq ans, cette petite personne qui déjà ne pouvoit supporter la moindre contradiction ? S’il est vrai qu’une humeur égale et des vertus solides soient les premiers trésors qu’une épouse, une mère doive apporter en dot à son mari, en héritage à ses enfans, jamais femme fut-elle moins préparée à remplir ses devoirs de mère et d’épouse ? Elle avoit dix-huit ans ; le règne des gouvernantes étoit passé. La nature, l’hymen, la dure expérience pouvoient seuls la ramener, la corriger, l’instruire. Mais n’étoit-il pas à craindre que ses hauteurs et ses inconséquences ne rebutassent les partis convenables rassemblés autour d’elle ?… Il falloit donc se hâter, l’accorder promptement au plus épris, et, en attendant, contenir son orgueil, et châtier ses écarts par une leçon que la circonstance venoit de rendre indispensable : Saint-Hilaire s’en chargea.

Lydie alloit sortir de sa chambre pour respirer le doux parfum des vapeurs matinales, quand son père y entra, et la fit gravement asseoir auprès de lui. Il la regarda quelque temps en silence ; puis, d’un ton mesuré qu’il s’efforçoit de rendre sévère, il lui dit : — « Vous m’avez fait hier une peine sensible : vous m’avez manqué dans la personne de mon meilleur ami. M. de Valmont s’apprête à nous quitter. Il emporte de vous l’idée la plus défavorable, et va déplorer en secret l’infortune de votre père, et celle de l’époux que le ciel vous destine. Peut-être eût-il songé à vous offrir sa main ; … peut-être… » Lydie se prit à sourire. Hilaire, alors irrité tout de bon, continua avec plus de force : — « Vous n’êtes pas certaine d’être aussi heureusement partagée. La présomption qui vous aveugle prend sa source dans une erreur bien funeste, et que je vais détruire d’un seul mot. Vous n’avez rien à attendre de moi. Notre fortune, très-altérée par les malheurs de l’émigration, fut entièrement dissipée par le luxe de votre mère. Je voulois épargner ce reproche à sa mémoire ; je voulois vous laisser jouir en paix des illusions de votre âge, et seconder la discrétion si touchante de ma sœur, dont la maison, dont les bienfaits sont votre unique ressource et mon dernier refuge. Mais, pour vous rendre digne de ces tendres égards, il falloit faire preuve d’un naturel plus doux ; il falloit, mademoiselle, être modeste et réservée, consulter vos parens, respecter leurs amis, attendre avec soumission que leur prudence vous désignât le choix d’un époux, et non provoquer les hommages par des coquetteries indécentes. » — « Moi, indécente !… moi, provoquer les hommages ! juste ciel !… Et c’est pour ce misérable peintre que mon père… » — « Misérable !… cent fois misérable toi-même, reprit Saint-Hilaire furieux. Sais-tu que cet homme, déjà si distingué par ses talens, l’est également par sa fortune et par la noblesse de son âme ? Sais-tu que, dans la détresse profonde où me plongèrent nos désastres publics, quand j’implorois chez l’étranger une assistance hospitalière, Valmont, le seul Valmont ne craignit point de reconnoître pour son compatriote l’homme proscrit et dénué de tout ? que sans lui je périssois au loin d’ennui et de misère ? que sans lui j’étois perdu pour ma patrie et ma famille ? Eh ! plût à dieu que ses secours, que ses courageuses démarches ne m’eussent jamais rappelé en France, puisque je devois y retrouver une enfant qui, pour présage des chagrins qu’elle m’apprête, ne s’essaie pas à moins que de me rendre ingrat envers l’homme généreux qui m’a sauvé la vie ! »

Lydie étoit fière, capricieuse… mais sensible. Une belle action, une parole véhémente la frappoient d’attention, et retentissoient dans son cœur. Jamais son père ne lui avoit fait l’honneur de la gronder si sérieusement ; et quoique la confiance dont elle recevoit la première marque ne lui eût rien appris que d’assez affligeant, elle n’en fut pas moins émue de regret, de repentir ; et revenant timidement vers Saint Hilaire : — Mon père, lui dit-elle, qu’exigez-vous de moi ? » — « De me suivre chez M. de Valmont, de l’apaiser par vos excuses, de le prier, de le presser de rester avec nous… » — « Tout de suite, mon père. » — Saint-Hilaire, enchanté, l’entraîna rapidement. Ils montèrent chez Valmont, qui, dans ce moment même, terminoit à la hâte le portrait d’Alphonse. À la vue du jeune homme, Lydie, déconcertée, s’arrêta et parut balancer. Alphonse, Valmont s’étoient levés, extrêmement surpris de cette visite. Saint-Hilaire alloit parler ; Lydie s’avança, et soulevant à peine ses paupières humides : — « Monsieur, dit-elle à Valmont, me ferez-vous la grâce d’oublier… Puis-je espérer, monsieuṛ… » — Qu’entends-je ? interrompit Valmont ; quoi ! mon ami, vous avez pu contraindre mademoiselle… » — « Oh ! non, monsieur, point de contrainte ; veuillez croire qu’il n’en faudra jamais pour m’amener à réparer mes torts… et surtout, M. de Valmont, envers des amis tels que vous. » Lydie en cet instant avoit la voix et le maintien d’un ange. Valmont, prosterné devant elle, sollicitoit à son tour le pardon de ce qu’il appeloit sa rudesse. Saint-Hilaire, attendri, la serroit contre son sein, et Alphonse, hors de lui, enivré, alloit, venoit par la chambre, disant, se répétant, comme si personne n’avoit pu l’entendre : — « Je savois bien moi ;… j’étois bien sûr… des yeux célestes !… un air si doux !… pour la vie… oui, pour la vie !… » Quiconque fut amoureux comprendra ce qu’il vouloit dire. Bellegarde arriva sur cette entrefaite. Son fils courut vivement à lui. — « Ô mon père ! lui dit-il… voici l’instant… Devinez-moi, parlez pour moi !… Mon père… vous n’avez plus de fils, si monsieur ne consent… » Et, sans attendre de réponse : — « Monsieur, dit-il à Saint-Hilaire, mon père m’aime, il veut mon bonheur… Mon bonheur dépend de vous seul ; accordez-le aux instances de mon père, et que les soins de son amitié, que ceux de mon ardent amour se réunissent à vos soins pour la félicité de votre chère Lydie ! » — Saint-Hilaire jeta les yeux sur sa fille ; elle rougissoit excessivement… Il la crut de moitié dans la demande d’Alphonse. — « Décidez-vous, lui dit Valmont : rien de mieux assorti que ce mariage ; il fera la consolation de vos jours, et vous garantit les vertus de votre fille : un si bon choix prouve encore plus pour elle que la démarche touchante qui me donne le droit de m’intéresser à son sort. » Les deux pères se serrèrent la main. Alphonse tomba aux genoux de Lydie, dont le trouble visible sembloit confirmer l’aveu de leurs parens. Le grand jour fut presque fixé avant de quitter la chambre de Valmont, et le mariage annoncé le matin même à tous les convives du château de Mordeck.

Cette nouvelle une fois confirmée, Adhémar crut devoir jouer la pâleur, la distraction et la mélancolie. Il prit de fréquens bains de pied, mangea peu, se fit réveiller de bonne heure, prolongea à dessein des promenades solitaires, et promit à son valet de chambre vingt-cinq louis de gratification, s’il pouvoit parvenir à le rendre intéressant aux yeux de Lydie par des indiscrétions adroitement ménagées. Adhémar n’aimoit point Lydie ; de tels hommes savent-ils aimer ! mais trompé comme tout le monde sur la véritable situation de Saint-Hilaire, et d’ailleurs informé des dispositions de madame de Mordeck en faveur de sa nièce, il avoit compté sur ce mariage pour retourner impunément à Paris, pour y tenir maison y prendre toutes ses revanches… Et puis, il s’agissoit de soutenir une réputation de conquérant, acquise aux dépens du repos de toutes les familles qui avoient daigné l’admettre dans leur sein. Il venoit de passer quinze jours avec une jeune personne douée de quelque discernement ; il falloit en être adoré, ou ne plus reparoître dans un certain monde. De plus, piqué au vif des progrès inattendus de son rival, et de l’air satisfait de Lydie, il se fit un malin plaisir de se venger d’elle en lui donnant un amour qu’il ne partageroit pas, et d’expulser Alphonse la veille même de son mariage.

Ses petites ruses n’eurent d’abord aucun succès ; personne ne prenoit garde à lui. Madame de Mordeck, rajeunie par l’idée de l’établissement de sa nièce, voyoit tous ses fermiers et rassembloit des fonds. Le bon Préval couroit, s’évertuoit, se fatiguoit à ne rien faire, et reprenoit haleine pour que l’on remarquât qu’il s’étoit fatigué : s’appliquant toutefois, ce qui étoit en lui aussi sage que facile, à ne rien laisser entrevoir de la secrète humeur que lui causait le mariage en question. Bellegarde, Saint-Hilaire, s’occupant des arrangemens à prendre pour vivre en famille et sous le même toit, passoient des heures entières à ces doux entretiens ; et Lydie, sous la garde de mademoiselle Miller, recevoit en toute liberté l’hommage passionné de l’amoureux Alphonse. Valmont, livré à une étude particulière, ne sortoit presque pas de son appartement. Les jours se succédoient : bientôt on alloit conclure ; mais un papier indispensable à la rédaction du contrat ne se trouvant point chez le notaire de Bellegarde, celui-ci se rappela le tiroir de son secrétaire où il l’avoit laissé à Paris, et se disposa tout de suite à l’aller chercher. On attela une chaise de poste ; il alloit s’y jeter, quand Alphonse offrit de faire cette course à sa place. Alphonse vouloit présider aux achats, au choix des diamans ; presser les ouvriers, les marchands, les gens d’affaires, perdre enfin une huitaine pour en gagner peut-être deux… Les cœurs tendres vivent dans l’avenir, c’est à son tribunal qu’ils appellent de toutes les rigueurs du présent, tandis que les âmes sèches, se renfermant dans le cercle étroit du certain, préfèrent la moindre réalité aux promesses libérales du plus riant espoir. Une première absence est un premier tort, disent les amans et les solliciteurs ; mais Alphonse l’ignoroit, et ne pouvoit s’attendre à l’apprendre de Lydie.

Cependant elle fut triste le jour de son départ. Accoutumée déjà au rôle de souveraine, qu’une femme ne joue jamais si bien qu’avec l’amant qu’elle n’aime pas, elle éprouva d’abord un vide d’esprit qu’elle prit pour un tendre regret : elle le dit, et chacun fut persuadé qu’elle ne pouvoit plus vivre sans Alphonse. Le seul Adhémar n’en croyoit rien. Il l’avoit vue préoccupée, inquiète, portant autour d’elle, tandis qu’Alphonse lui parloit, des yeux où se peignoient beaucoup moins l’ivresse d’un amour mutuel que l’ennui d’entendre la même chose sans cesse répétée par la même personne. Adhémar, lui, n’avoit pas encore parlé ; il savoit combien la femme la moins coquette est accessible à la crainte de causer le désespoir, la mort du malheureux qu’elle sacrifie ; il savoit combien les notions nouvelles, inséparables de l’approche d’un mariage, jettent de trouble dans l’imagination d’une jeune personne. La saison, le séjour, les familiarités innocentes généralement tolérées à la campagne, tout secondoit ses vues, et préparoit l’instant qui pouvoit le rendre maître de l’existence de Lydie… Il suivit sur ce plan sa marche artificieuse.

Le soir même du départ d’Alphonse, mademoiselle Berthe, ancienne bonne de Lydie, lui demanda comment elle avoit passé la journée ? — « Assez mal : je voudrois être plus vieille de huit jours. » — « Cela viendra, et nous reverrons M. Alphonse… à moins que quelqu’autre petite raison ne le retienne plus long-temps à Paris. » — « C’est pour choisir à son gré mes diamans, mes parures… » — « Les bijoutiers et les marchandes de modes auroient fort bien sans lui assorti la corbeille… Mais, bon ! ces jeunes gens, habitués à courir le monde, ne sauroient tenir en place… C’est trop jeune aussi ; j’aurois souhaité pour mademoiselle un mari un peu plus formé. » — « Quel âge a-t-il, M. Adhémar ? » — « Ah ! vous vous en souvenez !… Pauvre cher monsieur ! que va-t-il devenir ? » — « Comment ?… est-ce qu’il a du chagrin ? » — « S’il en a ! depuis vos accords, il ne dort ni ne mange : on le rencontre à toute heure de nuit et de jour, se promenant, soupirant ; se lamentant… Il n’y résistera pas : … c’est un meurtre. » — « Effectivement, il m’a paru tantôt un peu changé. » — « À faire peur ; et quel dommage !… un si bel homme ! » — « Est-il riche, M. Adhémar ? » — « Bien plus riche que M. Alphonse. » — « D’où savez-vous cela ? » — « J’en suis sûre. »

Le valet de chambre d’Adhémar en avoit assuré mademoiselle Berthe. Il ne tarissoit pas sur l’éloge de son maître, et mademoiselle Berthe, qui entrevoyoit pour elle une condition beaucoup plus gaie dans la maison d’Adhémar que dans celle de MM. de Bellegarde père et fils, auroit fort souhaité que tout pût s’arranger selon ses goûts. Valmont, le digne Valmont, travaillant loin de cette intrigue, vint y donner les mains sans y songer. Quel homme de bien peut se répondre de n’avoir jamais contribué au mal !

Lydie, à huit heures du matin, reçut le lendemain le billet suivant :

« Je suis un présomptueux : je me suis flatté de pouvoir, sans le secours de la belle Lydie, retracer fidèlement ses traits ; mais elle seule peut tenir lieu d’elle-même, et consacrer les souvenirs qu’elle fait naître. Je la supplie donc, et je supplie mademoiselle Miller de vouloir bien, après le déjeûné, me faire la grâce de se rendre chez moi… Nous travaillerons jusqu’à midi. Adhémar nous aidera, j’en ai besoin pour remplacer Alphonse : mais surtout le secret ; il s’agit de surprendre toute la famille.

« Valmont. »

On exprimeroit difficilement ce qu’éprouva Lydie à la lecture de ce billet, le premier billet d’homme qu’elle eût encore reçu. L’étonnement, la reconnoissance, je ne sais quel partage d’intérêt entre Valmont et Adhémar… Elle se hâta de dire tout bas au domestique que M. de Valmont pouvoit compter sur elle, et vint s’enfermer dans sa chambre pour relire deux ou trois fois cette jolie petite lettre. L’écriture en étoit correcte et rapide comme la pensée de l’écrivain ; le papier soyeux, la vignette charmante, le cachet singulier. Elle n’imaginoit pas que Valmont, si simple dans sa mise, fût si recherché dans sa correspondance ; elle crut y voir de l’affectation… Elle se trompoit. Les hommes savans et modestes, assez indifférens sur tout ce qui tient à leurs besoins personnels, portent dans leurs moindres relations avec les objets extérieurs l’élégance de mœurs qui les caractérise ; ils aiment à plaire comme un égoïste aime à vivre, et décèlent leur délicatesse de sensations comme le vulgaire constate la grossièreté des siennes : dans l’intimité et l’habitude. Lydie, après sa quatrième lecture, regarda encore le billet de Valmont, le replia lentement, le serra dans un beau portefeuille tout neuf que lui avoit donné sa tante ; songea avec plaisir que le portefeuille étoit de grandeur à en contenir beaucoup d’autres de la même main… puis, tout à coup, tomba dans une longue rêverie. Elle alloit voir particulièrement Adhémar ; Adhémar dont elle étoit adorée, et chez M. de Valmont ; que d’abord elle avoit eu en horreur, qui avoit refusé de la peindre, et qui maintenant… Et tout en rêvant à ces contradictions, au billet tant relu, à la séance promise, elle ajusta ses blonds cheveux, entr’ouvrit le collet de sa robe, et fut contente de se trouver ce jour-là un peu plus jolie encore que de coutume. On s’assembla pour déjeûner. Bellegarde et Saint-Hilaire étoient à la chasse. Préval s’étoit dispensé de les suivre, et Valmont lui fit faire le trictrac de madame de Mordeck. Pour Adhémar, on ne lui avoit point proposé de partie, car à peine sembloit-il pouvoir se soutenir. Invité de la veille par Valmont, il avoit lu jusqu’à quatre heures du matin, s’étoit levé à six, respiroit des sels, uniquement pour provoquer l’irritation du cerveau, et, au moyen de ces petites précautions, avoit les yeux assez rouges et le teint assez fatigué pour donner le change au moins prévenu. Aussi fut-on généralement frappé de son abattement. — « Qu’avez-vous donc, monsieur ? lui demandèrent les dames. » — « Pourrez-vous venir ? lui dit tout bas Valmont. » — « J’irai sûrement, ne me restât-il qu’un souffle. » — Lydie passoit près d’eux en ce moment. Le déjeûné fut court. Adhémar et Valmont s’éclipsèrent les premiers ; et, dès que le trictrac fut commencé, Lydie et mademoiselle Miller se hâtèrent de les rejoindre. Quelle fut leur surprise, en entrant dans le cabinet de Valmont, de le trouver coupé dans sa plus grande dimension par un tableau, devant lequel Adhémar paroissoit en extase ! En effet, c’étoit Lydie accordée par son père aux vœux de l’aimable Alphonse. On la voyoit telle qu’elle fut un instant, telle qu’on eût souhaité de la voir tous les jours : parée d’une grâce timide, et les joues colorées d’une pudeur touchante. On y voyoit Alphonse, éperdu, heureux, à ses genoux ; on y voyoit son père, s’engageant avec Bellegarde, et d’un serrement de main dictant tout le contrat. Valmont lui-même enfin y étoit représenté prenant à cette scène la part de l’amitié la plus active. — « Quoi ! Monsieur, dit Lydie d’une voix altérée par l’émotion, vous avez daigné… » — « C’est un tableau de famille : j’ai cru que Saint-Hilaire me pardonneroit d’y avoir pris mon rang. Mais, poursuivit-il vivement, le temps nous est cher, il faut en profiter. Placez-vous, s’il vous plaît, mademoiselle, comme vous étiez ce jour gravé dans ma mémoire. Vous, Adhémar, je ne vous demande que de vous mettre un instant genoux. Comme cela… Bien. Vous, mademoiselle, permettez qu’il prenne votre main, et qu’il l’appuie contre son cœur, car vous vous rappelez que ce fut le mouvement d’Alphonse : votre embarras et son transport vous rendoient charmans tous les deux. » — « Me permettrez-vous de vous observer dit gravement mademoiselle Miller… » — La pose étoit déjà exécutée ; et Valmont, saisissant ses pinceaux, jetoit sur ses modèles des regards satifaits. — « Il me semble, reprit la scrupuleuse Anglaise… » Un domestique interrompit la séance. C’étoit l’officieuse Berthe qui, d’un air de mystère, venoit appeler mademoiselle Miller. Cette fille respectable connoissoit dans le village voisin deux ou trois pauvres veuves, entre qui elle partageoit le modique produit de ses ouvrages d’aiguille. L’une d’elles, en ce moment, la demandoit à l’entrée du château ; et Berthe, qui, dans toute autre circonstance, ne l’eût certainement pas dérangée pour pareille cause, s’empressa de la venir chercher ; ayant, d’ailleurs, pris toutes ses mesures pour que ce jour-là mademoiselle Miller fût obsédée de plusieurs détails domestiques qui l’attendoient au passage. — « M. de Valmont, dit celle-ci en s’éloignant, je vous confie mademoiselle : dans quinze ou vingt minutes je serai de retour. » — Quinze ou vingt minutes !… c’étoit déjà trop ; elle ne put revenir qu’au bout de trois-quarts d’heure. Adhémar, tout entier à son personnage ; l’avoit joué à faire illusion. D’abord, Lydie, plus occupée de Valmont que d’Adhémar, avoit mis son unique attention à attirer celle du peintre. Chaque fois qu’il la regardoit, elle tournoit les yeux vers lui, et cherchoit à lire dans les siens ; mais Valmont s’étant plaint d’une mobilité qui détruisoit l’ensemble de son groupe, elle n’écouta que le dépit qui devoit la perdre, et ne détourna plus d’Adhémar ses yeux remplis de trouble et de tristesse. Ceux d’Adhémar étoient admirables ; sa tête, rejetée en arrière, avoit pris très-naturellement l’expression requise par le sujet du tableau ; et quand Valmont demanda la répétition du mouvement de la main pressée contre le cœur de l’amoureux Alphonse, toute l’attitude d’Adhémar fut si gracieuse et si passionnée, que Valmont, étonné, s’écria : — « Un instant, c’est un peu trop bien ; je n’ai pas prétendu faire plus beau que nature. » — Lydie ne put s’empêcher de sourire ; et Adhémar, enhardi par ce muet suffrage, ne cessa de serrer la main qui se reposoit volontairement dans la sienne, quand mademoiselle Miller reparut. Dès-lors, une sorte d’intelligence s’établit entre Lydie et le suppléant d’Alphonse. Ces demi-mots si éloquens, ce talent de se faire valoir en exaltant le mérite d’un autre, toutes ces ressources de l’amour-propre, ces finesses de galanterie si étrangères au caractère d’Alphonse, étoient surtout du ressort de son rival. Lydie l’écoutoit, répondoit avec enchantement ; et quand Valmont déclara qu’une seconde séance, dont il avoit cru d’abord avoir besoin, ne lui seroit pas nécessaire, Lydie partagea de tout son cœur le regret ou plutôt le mécontentement d’Adhémar. Néanmoins, le dîné fut charmant. Certain d’être aimé (un fat n’en demande pas plus pour le croire), Adhémar crut pouvoir quitter ses airs de langueur ; et Lydie, animée d’un nouveau désir de plaire, fit les frais de la conversation avec une vivacité aussi douce que brillante. — « Doit-on s’étonner d’une gaîté si naturelle ? dit madame de Mordeck ; nous venons de recevoir une lettre d’Alphonse : il revient dans six jours. » — Lydie s’étaya du prétexte, et, se penchant vers l’oreille de Valmont assis à table à côté d’elle : — « Et le beau tableau, sera-t-il fini dans six jours ? » — « J’en réponds. » — « Sera-t-il en place ? » — « Je l’espère. » — « Et décidément vous ne voulez plus de séance ? » — « Je m’en garderai bien : encore une, il faudroit enfermer Adhémar. » — Lydie le regarda, baissa les yeux, le regarda encore ; puis, continuant de parler à voix basse : — « Ainsi donc la sagesse use quelquefois de représailles en se moquant de la folie ? » — « Elle ne dit pas ce qui lui en coûte !… « Ces mots, échappés en riant, contenoient une vérité trop tendre ; Lydie en frissonna de joie, et fit à part ce raisonnement-ci :

« Valmont m’aimeroit si je l’avois voulu, je veux du moins qu’il me regrette. Prouvons-lui qu’Alphonse n’est pas le seul à qui je puisse inspirer une passion véritable, et flattons Adhémar pour inquiéter Valmont. »

Adhémar en faisoit un autre :

Lydie est à moi si je veux ; mais Valmont l’occupe, uniquement parce qu’il ne l’aime pas. Piquons son humeur vaine par quelque froideur apparente, et tâchons d’imiter Valmont pour mieux désappointer Alphonse. »

Cependant il eut soin d’éviter une transition trop brusque. Profitant, au contraire, de la disposition secrète de Lydie, il mit ce jour-là tout en œuvre pour la séduire ; s’empara d’elle aux jeux, à la promenade sur l’eau, au retour dans le parc ; l’enivra de louanges et d’idées romanesques ; feignit de s’évanouir quand on parla de noce ; la salua le soir d’un air presque égaré ; et, le lendemain, alla, suivi de son jockey, faire une visite de quarante-huit heures dans un château situé à trois lieues de Mordeck. Il s’éloignoit ainsi, dans le double but d’écarter les soupçons qu’avoit dû faire naître sa conduite de la veille, et d’irriter Lydie, au point de l’amener à lui chercher querelle. Son but fut doublement rempli.

Mademoiselle de Saint-Hilaire, voyant s’écouler la matinée du second jour, ne put se défendre d’un violent dépit. Berthe n’avoit rien dit ; Lydie n’osoit la questionner ; il lui sembloit pourtant que, dans la situation d’Adhémar envers elle, quelques mots, quelques lignes auroient dû expliquer et faire excuser son absence ; elle ne concevoit rien à cette bizarrerie. Elle ne cherchoit plus l’entretien de Valmont, dont l’habitude étoit seulement de lui répondre ; elle trembloit qu’il ne remarquât l’inconséquence d’Adhémar ; c’étoit surtout cette crainte qu’elle ne pouvoit supporter. — « Comment prétendre à son estime, se disoit-elle, s’il s’aperçoit que l’on m’oublie si facilement ? » — Insensée !… qui, dans le délire de son inexpérience, prêtoit à l’homme le plus fort de principes ses pensées enfantines et ses puériles agitations !

Chaque jour apportoit une lettre d’Alphonse. Il avoit expédié les papiers ; il prioit que tout fut prêt pour le lundi suivant, et comptoit que son mariage pourroit être célébré le surlendemain : ce dont les parens tombèrent d’accord. On étoit au jeudi soir. Bellegarde remit à Lydie une lettre de son futur époux. — « Aux termes ou vous en êtes, mes enfans, ajouta ce bon père, il vous est bien permis de vous confirmer par écrit l’assurance de votre tendresse. » — Lydie rougit, baissa les yeux : signes douteux chez la plus sincère, puisqu’ils expriment et cachent également l’amour, le dépit, la pudeur et la honte. Elle rentra dans sa chambre, tenant sa lettre à la main ; la posa indifféremment sur son guéridon, se déshabilla, se coucha sans avoir songé à la lire, et ne la parcourut qu’au moment de rejoindre Bellegarde, qui, sans doute, alloit lui en demander la réponse. Pauvre Alphonse ! il étoit si verbeux, si diffus, déjà si bon mari ! il répétoit tant de fois la même chose ! il s’engageoit de si bon cœur à ne s’occuper que de sa chère Lydie, à la conduire, à la suivre partout, à ne pas la quitter d’un instant, d’un seul instant !… Lydie rejeta la lettre avec frayeur. En vain elle essaya de répondre. Cet amant, si soumis ne s’offrit plus à son imagination que sous les traits d’un maître importun, absolu, tyrannique. Quelle différence d’Adhémar, si brillant, si léger, si indulgent d’avance pour l’épouse dont il feroit choix ! — « Il parle si bien !… comme il doit bien écrire ! » — Et l’impatience, le regret, la crainte, se mêlant à son indécision, lui causèrent un malaise dont elle se félicita, quand elle entendit dans la cour le bruit des chevaux d’Adhémar… Elle fit dire au déjeûné qu’elle ne descendroit pas ; exagéra son indisposition de manière à pouvoir se dispenser de répondre à Alphonse, et crut, en se tenant bien renfermée, faire tout ce qu’il falloit pour désespérer Adhémar… Elle se trompoit encore ; elle aidoit même à ce qu’on la trompât : malheur inévitable de toutes celles qui, dans l’âge où l’on ne peut se guider par ses propres lumières ; s’obstinent à ne prendre conseil que de l’instinct qui les égare !

Adhémar avoit compté sur la migraine de Lydie. Instruit par son valet, et presque attendri du tourment qu’avoit causé son absence, il crut devoir l’adoucir par une lettre passionnée. Il s’enferma de son côté pour la composer à son aise. Trois grandes heures se passèrent à brouillonner ce chef-d’œuvre, à le corriger, à le mettre au net ; et, quand il sortit de ses mains, il pouvoit, sans danger, passer dans celles de l’imprimeur : un romancier du second ordre ne l’auroit pas désavoué. Mademoiselle Berthe, triomphante, se chargea du message. À l’air dont elle entra dans la chambre, et surtout à l’odeur d’ambre qu’exhaloit le papier, Lydie devina tout, et s’écria dans l’épanouissement de sa joie : — « Ah ! c’est donc à mon tour !… il paiera cher son goût pour les visites de château. » — Berthe, étonnée, lui présenta la lettre. Lydie la prit, en lut la suscription, puis, l’appelant toute sa fierté : — « Reportez cette lettre à celui qui ose me l’écrire, et dites-lui que je l’invite à ne plus oublier le respect qu’il doit à notre société, s’il ne veut en être banni, et vous faire perdre votre place. » — Berthe, honteuse, alla rendre mot pour mot cette réponse inattendue. Adhémar en augura bien ; elle étoit trop sévère pour n’être pas forcée. La défense naturelle d’une femme aussi jeune que Lydie, est dans le silence et la précaution ; cette précaution la retient sous l’égide de ses protecteurs ; et telle qui, sans avertir un amant présomptueux du traitement auquel il s’exposoit, se fût contentée de lire la lettre à ses parens, eût bien autrement déconcerté son audace et ses espérances. Aussi Adhémar, loin d’être rebuté par un premier obstacle et par le peu de temps qui lui restoit, n’en fut-il que plus animé, plus confiant, plus satisfait en quelque sorte. Cette résistance de Lydie, tout irréfléchie qu’elle étoît, portoit en elle un caractère rassurant pour un mari ; et, puisqu’il devoit être le sien, rien de mieux que de trouver dans sa femme future quelques garans de la vertu dont ses séductions allaient ternir la pureté… Contradiction vraiment inexplicable, si l’amour-propre ne contenoit encore plus de secrets que l’amour.

On se revit au dîné. Adhémar y porta un visage serein, une contenance, modeste, répondit de bonne grâce à quelques plaisanteries qui lui furent adressées. On savoit que, dans la maison où il venoit de passer deux jours, une femme intéressante nourrissoit en secret pour lui un sentiment qu’il ne partageoit pas ; on le railla sur son indifférence, sur sa cruauté. L’occasion étoit belle ; il la saisit pour faire, sans paraître y songer, l’apologie de son caractère. À l’entendre ; jamais serment d’amour ne sortit de sa bouche que dès long-temps il ne fût prononcé par son cœur. Une épreuve décourageante venoit tout récemment encore de lui apprendre à se défier d’une sensibilité trop tendre ; mais, quoiqu’il en souffrît, il ne changeroit pas : préférant, et pour toute sa vie, le malheur d’aimer seul, au reproche de ne pas aimer sincèrement ; Et chacun de se récrier, de l’admirer, de le plaindre ; — Adhémar, l’aimable Adhémar, aimer seul !… il se trompoit sans doute ; ou s’il étoit possible qu’un cœur prévenu d’avance eut négligé l’hommage du sien, vingt autres belles ne tarderoient pas à le dédommager de cette méprise de l’amour — Une lettre, un coffret apportés par le courrier, interrompirent ces digressions, si dangereuses pour celle qui feignoit d’y prendre le moins de part. La lettre étoit adressée à Saint-Hilaire. Alphonse l’y conjuroit, en attendant son retour qu’il s’efforçoit d’accélérer encore, de vouloir bien faire accepter à sa belle future les diamans et les bijoux de noce. Bellegarde ouvrit aussitôt le coffret, en tira un fort bel écrin qu’il vint présenter à Lydie. — « Puisse, lui dit-il, le partage de ma fortune et de mes affections les plus chères, contribuer à votre bonheur, comme cette alliance assure le mien !… » — Et il l’embrassa avec attendrissement. — « À mercredi, messieurs, dit Saint-Hilaire ; faites votre compliment à madame de Bellegarde. » — On s’étoit levé de table. Préval, le premier, s’avança, embrassa, en balbutiant quelque honnête fadaise. Valmont vint ensuite, et, sans dire mot, mais s’inclinant avec une émotion visible, effleura légèrement les joues de rose qui lui étoient présentées : il disparut presque aussitôt. Adhémar, lui, ne parla ni n’embrassa ; mais un profond salut, un regard pénétrant auroient mis le comble au trouble de Lydie, si la parure, la souveraine parure n’eût détourné de lui son attention, et fait diversion à toute autre pensée. Mademoiselle de Saint-Hilaire, emmenée par mademoiselle Miller et sa tante dans l’appartement de cette dernière, passa une après-dîné délicieuse à regarder, essayer, remettre en place, puis essayer encore le collier, l’aigrette, le bandeau, les nœuds d’épaule, de ceinture, les anneaux, les bracelets, etc. Elle revint chez elle, rayonnante, enivrée. — « Voyez-vous ? voyez-vous ? dit-elle à sa gouvernante, confondue à l’aspect du merveilleux écrin ; est-on plus galant que cela ? Je doute fort que M. Adhémar eût fait preuve d’autant de goût et de magnificence. Il est aimé, dit-on, de madame de ***. Eh bien ! qu’elle l’épouse ; je suis loin d’envier son partage. Vous ai-je lu l’article de la lettre d’Alphonse, où il parle de notre maison à Paris ? Maison charmante, dans le plus beau quartier ; les chevaux les plus lestes, une voiture ravissante… Que j’ai mal fait de ne pas répondre à cette lettre ! mais patience ; je saurai lui faire oublier ce moment d’injustice. D’ailleurs, mon devoir commande, et je ne veux plus écouter que lui.

Berthe rendit compte de tout au valet de chambre d’Adhémar.

« Vous êtes perdu, monsieur, dit-il le soir même à son maître ; la tête nous tourne pour Alphonse : c’est un mari celui-là ! Épousez maintenant qui bon vous semble ; nous ne nous : en inquiétons plus, et le devoir… ou plutôt les diamans vous donnent congé. » — « Taisez-vous, lui dit Adhémar, et faites seulement ce que je vais vous prescrire. » — Berthe eut le mot, et chacun se retira.

Lydie avoit mal dormi. Une foule de songes l’avoient transportée aux Tuileries, à la Chaussée-d’Antin, dans de brillantes réunions où sa grâce et son élégance éclipsoient toutes ses rivales. Elle s’étoit levée avec le jour pour regarder son écrin ; et, quoiqu’elle se fût recouchée dans le dessein de se rendormir, l’idée du prochain retour d’Alphonse, de leur mariage, et surtout celle de son départ immédiat pour Paris, la tinrent constamment éveillée. À sept heures, Berthe entra d’un air empressé, — « Que veut mademoiselle ? » — « Rien ; je n’ai pas sonné. » — « Est-il possible !… Et moi qui vous réveille !… Étourdie que je suis ! » — « Il n’y a pas grand mal ; aussi bien ne puis-je dormir. » — « Un tour de promenade vous feroit grand bien, je pense, » — « Oui, vous avez raison… » — Et elle se leva gaîment, Berthe, en l’aidant à passer sa robe, lui demanda si elle sayoit ce que M. de Valmont avoit fait faire la veille dans le salon, de lecture. — « Qu’a-t-on fait ? » — « Le beau tableau… » — « Il est en place ? » — « Depuis hier au soir ; personne n’en sait rien encore : tout le monde tantôt en aura la surprise. » — « Oh ! que je voudrois le voir avant tout le monde ! » — « Mademoiselle peut facilement s’en donner le plaisir : j’ai oublié exprès de fermer la porte de glaces qui donne sur le jardin ! » — « En vérité ? oh ! c’est charmant ; j’y vais de ce pas. » — En effet, Lydie s’acheminant, et du bout de son pied foulant à peine le sable, passa tout doucement devant les croisées de l’appartement de sa tante qui dormoit encore. Arrivée au salon qui le terminoit, elle s’arrêta, immobile, voyant la grande porte vitrée entrouverte, comme si déjà quelqu’un y eût passé avant elle. Elle hésita…, puis, curieuse de savoir qui pouvoit être si matinal, s’attendant presque à trouver là ou Valmont ou soit père, elle avança plus doucement encore, et, à la faveur d’un rideau de mousseline qui retomboit en dedans de la porte, put, sans être aperçue, parcourir des yeux le salon. On avoit ouvert la croisée au levant ; le tableau étoit placé de manière qu’à cette heure les premiers rayons du soleil portoient directement sur le portrait de Lydie… Mais, son portrait, mais aucun personnage du tableau n’étoient ce qui l’occupoit le plus. Adhémar, seul et désespéré, jeté sur un fauteuil dans l’attitude d’un homme anéanti, et paroissant mouiller de ses larmes le mouchoir humecté dont il mouilloit ses yeux… Cependant, du coin de ce même mouchoir, il entrevit l’ombre svelte que le jour dessinoit derrière la mousseline… — « Ô Lydie !… Lydie !… s’écria-t-il en sanglottant… » — La pauvre enfant trembloit qu’il n’éveillât sa tante. Adhémar se leva, parcourut à grands pas le salon, et jetant sur le tableau des regards indignés… — « Alphonse fut heureux, se dit-il à lui-même ; il fut heureux, protégé… nous verrons s’il sera aussi brave… Ma vie… oui, ma vie ou la sienne… » — Puis, se reprenant avec transport : — « Chagriner Lydie !… moi, chagriner Lydie !… Ah ! plutôt que je meure… que je meure mille fois ! » — Il marchoit vers la porte, Lydie, étonnée, immobile, ne pouvoit ni fuir, ni parler. — « Oh ! monsieur… M. Adhémar !… lui dit-elle avec effroi. » — Il soulevoit le rideau… feignant de son côté l’étonnement et le trouble : — « C’est elle… grand dieu, c’est elle ! » — Il la prit par la main, et l’entraînoit à quelques pas sous le feuillage. — « Que me voulez-vous, monsieur ? que me demandez-vous ? » — « Un seul mot, rien qu’un mot qui réglera tout mon destin… Ce n’est pas l’instant de s’expliquer ; mais si mes jours vous sont chers, accordez-moi demain une entrevue ; j’ai mille choses à vous dire. Peut-être en est-il temps encore… ayez pitié d’un amour sans exemple … Ô Lydie !… regardez — moi, regardez-moi, Lydie !… c’est moi seul qui peux vous rendre heureuse. » — Elle le regardoit en effet, et ne se plaisoit que trop à détailler ses traits véritablement d’une beauté peu commune. Ses cheveux, son col en désordre, dans sa toilette du matin, donnoient à sa tête superbe une expression si nouvelle, si tendre… Lydie ne put retenir un soupir ; et toutefois, s’échappant d’auprès de lui, elle accorda le rendez-vous, sans trop savoir comment elle pourroit n’y pas manquer.

Le tracas des apprêts, des billets de part ; l’inauguration du beau tableau, à l’aspect duquel madame de Mordeck, Saint-Hilaire et Bellegarde versèrent de véritables larmes d’admiration et d’attendrissement ; toute l’agitation de ce jour aida un peu Lydie à dissimuler son agitation particulière. Elle eut, le soir, un petit mouvement de fièvre ; et, quoique à peine elle s’en plaignît, Adhémar l’exhorta à ne pas être le lendemain d’un diné qu’avoit accepté Saint-Hilaire, au nom de toute la société, chez un de leurs plus proches voisins. Lydie témoigna le désir de ne pas quitter le château ; mademoiselle Miller offrit d’y rester avec elle ; on y consentit à regret, et l’on convint de rentrer de bonne heure pour disposer la réception d’Aphonse, au devant de qui dames et messieurs courroient le lundi de grand matin. Lydie enfin se retrouva dans sa chambre ; mademoiselle Berthe s’empressa, la caressa. Sa jeune maîtresse se sentit singulièrement soulagée et par sa vue et par son entretien. Une bonne action se passe de confidens ; une mauvaise ne sauroit se passer de complices. On veut se réserver l’honneur de la première ; mais on aime à partager le poids de la seconde. Il n’est peut-être pas de fripon, pas même de scélérat dans aucun genre qui ne se soit réservé avec plaisir la ressource de dire un jour : … — « Sans tel exemple ou tel conseil ; je serois encore honnête homme. » — Les conseils de mademoiselle Berthe n’étoient guère propres à ranimer la vertu. chancelante de Lydie. Munie d’un billet d’un portrait d’Adhémar… (il en avoit toujours une demi-douzaine à sa disposition), vendue à ses bienfaits ; et glorieuse de ses promesses ; elle aborda enfin la grande question de la rupture avec Alphonse… — « Eh ! ce n’étoit pas la première fois qu’un mariage manquoit au moment d’être célébré ; eh ! l’amour n’étoit-il pas le plus fort ? eh ! ne falloit-il pas être aveugle pour balancer un instant entre Adhémar et son rival ? Personne ne doutoit que ce fut lui ; ce n’étoit qu’un cri dans le village : lui si charmant ! mademoiselle si jolie ! mon Dieu ! les beaux enfans… les beaux enfans qu’ils auroient ! » — Lydie, à ces dernières paroles, éprouva la sensation la plus confuse. Ces idées de maternité ne s’étoient pas encore offertes à son imagination. Il lui sembla, ainsi qu’à Berthe, que le premier garant de la beauté des enfans devoit être ; en effet celle du père et de la mère, et pensa, sans trop d’orgueil, que ceux qui proviendroient de son mariage avec Adhémar ne pourroient qu’être extrêmement jolis. — « Des amours !…s’écria Berthe ; tenez, mademoiselle, comme celui-ci. » « Et, en même temps elle montra un petit groupe en bronze doré, représentant un amour à genoux qui supportoit un miroir. Lydie prit ce joujou, l’examina en souriant, et lut ces mots écrits sur la glace même : On s’y voit deux à deux. Elle tourna le cadre, toucha par hasard un bouton, le ressort partit… et le miroir, s’ouvrant, laissa voir Adhémar précisément dans ce costume si favorable qui rappeloit à Lydie l’entrevue et la promesse du matin. Elle fut émue, interdite. Berthe alors remit le billet. Il étoit court, mais décisif : il indiquoit l’heure, le lieu du rendez-vous. Si Lydie venoit y confirmer les espérances de la veille, Adhémar étoit le plus heureux des hommes, et l’arracheroit, sans plus tarder, à ce qu’il appeloit une mésalliance de cœur. Si, au contraire, Lydie l’abandonnoit, il n’écouteroit que son désespoir, et sauroit bien du moins troubler l’odieuse fête qui menaçoit de creuser son tombeau. Des mots interrompus, et force points d’exclamation achevoient d’attester le désordre de l’écrivain. — « Mais que veut-il, qu’espère-t-il ? » dit enfin Lydie hors d’elle-même… — « Vous épouser, vous délivrer… » — « Me délivrer ?… Mais je me suis engagée volontairement. » — : « Volontairement ! Est-ce qu’une pauvre jeune demoiselle comme vous peut avoir une volonté ? » — « Mais les bans publiés, le contrat, les notaires, tout le monde averti ?… — « Eh bien ! quoi ! un mariage pour un autre ; où sera donc le mal ? » — « Ces présens reçus… » — « Nous en aurons de plus beaux. » — « Mais Alphonse… Monsieur de Bellegarde… » — « Ils s’en iront. » — « Mon père… » — « Il s’apaisera. » — « Ma tante, mademoiselle Miller… » — « Votre tante plaidera pour vous, et mademoiselle Miller dira comme les autres. » : — « Monsieur de Valmont… Ah ! grand dieu, M. de Valmont ! Non, jamais je ne soutiendrai ses reproches. » — « Et de quel droit donc oseroit-il vous en faire ? Encore un bel ours, vraiment, pour s’occuper de lui ! » : — Lydie, épouvantée, répétoit avec réflexion : — « Impossible, impossible ! » — « Bah ! bah ! rien d’impossible quand on aime, et mademoiselle, a trop de goût pour ne pas aimer M. Adhémar.

Dans la crainte de manquer de goût, et sur la foi de mademoiselle Berthe, Lydie commença tout de bon à se persuader qu’elle brûloit d’amour pour un autre qu’Alphonse ; qu’ainsi leur mariage la rendroit fort à plaindre, et qu’un amant assez courageux pour la soustraire au sort dont elle étoit menacée, auroit des titres légitimes à sa reconnoissance ainsi qu’à sa tendresse. Elle se mit au lit, et, ne pouvant dormir, demanda un des livres qu’elle avoit, en cachette, rapportés de sa pension. C’étoit un roman lamentable, dans lequel une jeune personne, mariée aussi contre son gré, expioit par une mort violente les douleurs et la mort d’un amant presque aussi beau, presque aussi amoureux qu’Adhémar. La catastrophe, amenée à la suite d’une foule de scènes plus tragiques les unes que les autres, faisoit frémir d’horreur et d’épouvante toutes celles que la tyrannie paternelle pouvoit placer dans une situation à peu près semblable… Lydie, accablée de fatiguée, s’assoupit enfin vers le jour ; des fantômes sinistres troublèrent son repos. Réveillée à onze heures, et très-souffrante encore, elle reçut dans sa chambre la visite de son père, de sa tante, de M. de Bellegarde. Les plus douces caresses, les soins les plus touchans lui furent prodigués. — « Ménagez-vous, lui disoit Bellegarde ; oh ! ménagez-vous bien ! que d’existences vont tenir à la vôtre !… » — Et il la contemploit de ce regard adoptif qui ferme toute issue à l’insouciance et à l’ingratitude… Lydie, emportée au-delà d’elle-même, prit dans sa main la main de Bellegarde, et la pressa contre son front brûlant. — « Elle a encore la fièvre, ajouta ce bon père ; en vérité, elle l’a encore !… Si nous restions près d’elle ?… Pour moi, je ne dînerai pas tranquille. » — Berthe étoit dans la chambre, et, par un signe, exprima sa frayeur, que Lydie s’empressa de calmer. Elle assura qu’elle se sentoit mieux, que le sommeil la guériroit plus promptement que tous les remèdes, et qu’elle prioit surtout que l’on ne dérangeât rien au plan de la journée. Cependant le temps étoit couvert, et quoique les gens d’Adhémar eussent devancé d’une heure l’ordre des attelages, les chevaux n’en attendirent que plus long-temps, et même peu s’en fallut qu’on ne les fît tous rentrer à l’écurie. On remonta chez Lydie. Elle reposoit de nouveau : la peau étoit fraîche, le pouls excellent ; Berthe, mademoiselle Miller répondoient de sa santé : on hésita… on consulta… à trois heures enfin, tout le monde partit.

À cinq, Lydie, réconciliée avec elle-même par une résolution quelle croyoit inébranlable, s’habilla sans parler à sa gouvernante, et descendit pour dîner avec la vieille Anglaise. Elle la salua, l’embrassa gracieusement, se mit à table vis-à-vis d’elle, et parut accueillir sans impatience les réflexions morales que celle-ci lui fit faire sur son changement d’état. — « Si vous saviez, ajouta ensuite mademoiselle Miller ; si vous saviez comme cet air posé vous sied bien ! Je le vois, mon enfant, vous êtes née pour la sagesse : eh ! combien elle doit être aimable quand elle est guidée par l’amour ! » — Ici, mademoiselle Miller se tut, mais du fond de sa poitrine exactement voilée par une étroite guimpe, s’échappa un foible soupir… un de ces soupirs qui contiennent tous les secrets de la pudeur.

Sa digestion, toujours laborieuse, l’incommoda ce jour-là plus encore que de coutume : elle prit, selon son usage, les gouttes d’éther, la fleur-d’orange, qui lui furent apportées par Berthe, et, sentant que la conversation la fatiguoit, elle engagea Lydie à aller un moment respirer le grand air. — « Berthe, dit-elle, vous accompagnera ; pendant ce temps, mes nerfs se calmeront. » — Berthe ne se le fit pas répéter, et, s’emparant du bras de sa jeune maîtresse, elle dirigea insensiblement la promenade du côté d’une petite fabrique appelée le Point du départ, ainsi nommée, parce que jadis le bosquet au fond duquel on l’avoit fait bâtir n’étoit qu’un vaste carrefour d’où l’on mesuroit d’un coup-d’œil toutes les avenues de sortie du parc, et situé à peu de distance d’une porte de service qui donnoit sur les champs. — « Savez-vous où nous sommes ? » demanda timidement Lydie à sa confidente. — « Au Point du départ, » répondit Berthe avec une joie bien bête. — « Le Point du départ ! justement c’est ici ! Berthe, j’avois résolu de ne pas venir ici. » — « Seule, bien certainement ; mais avec moi ! » — « Vous ne me quitterez donc pas ? » — « Que pour faire sentinelle, et surveiller votre entretien : vous sentez bien, mademoiselle, que je ne voudrois pas vous exposer… » — La stupide servante parloit de bonne foi. Il y a dans cette classé de femmes une vertu de fait qui leur tient lieu de tout, surtout de bienséance, dont elles n’ont pas la moindre idée. Pourvu, que l’amant n’obtienne point avant le mariage les droits réservés à l’époux, elles croient être pures, circonspectes, irréprochables. Et c’est à de tels guides que des mères, indignes de ce nom, osent parfois confier les premiers pas de l’innocence ! ces premiers pas si chancelans, si décisifs, et dont l’influence, quand elle est malheureuse, s’étend sur la carrière d’une jeune femme pour la livrer à toutes les atteintes de l’équivoque et du mépris !

Lydie, en entrant dans le cabinet pratiqué en dedans de la fabrique, se heurta rudement le pied. Cet accident, selon les anciens, étoit pour elle d’un mauvais présage. Elle le dit à Berthe, et voulut s’en aller ; mais la douleur du coup et sa lassitude la contraignirent de s’asseoir sur le large banc de sparterie qui faisoit le tour du cabinet. Berthe l’y laissa un instant pour aller regarder du côté de la porte de service. Il étoit près de sept heures. Le soleil baissoit vers l’horizon ; l’ombre couvroit déjà le fond des vallées. C’étoit un dimanche : ni la chanson du pâtre, ni la clochette du bélier n’interrompoient le calme de cette heure, journellement consacrée aux tendres rêveries ou aux entretiens plus tendres encore. Quelques oiseaux qui rentroient dans leurs nids, une source qui s’échappoit non loin de là, le bruissement des insectes, la douce fatigue de la nature à l’approche du soir, ce concert de désirs et d’hymnes nuptiales, si parfaitement en harmonie avec la jeunesse et l’amour, répondoient seuls au trouble de Lydie, et n’y répondoient que pour l’accroître. Une porte s’ouvrit dans le parc : elle reconnut la voix d’Adhémar, et presque en même temps le vit à ses genoux : il étoit essoufflé et couvert de sueur. — « J’ai fait une lieue en dix minutes, dit-il en s’essuyant le front, je tremblois que vous ne vinssiez pas : toute ma vie est dans cette soirée !… » — Et son haleine, coupée par la violence de sa course, s’exhaloit en silence sur la main de Lydie. — « Modérez-vous, M. Adhémar !… au nom du ciel, modérez-vous !… Dans quel état… mon dieu !… » Et sans songer le moins du monde à la conséquence de son action, elle prit son mouchoir, et le porta vivement sur le front d’Adhémar. — « Elle m’aime, je le vois ; ah ! je suis trop payé de toutes mes souffrances ! » — Et il demeura quelques secondes la tête appuyée sur la main et le genou de Lydie, comme un homme absorbé dans une longue extase. Il y auroit eu de la barbarie à le tirer d’erreur ; et d’ailleurs, en ce moment, Lydie n’étoit pas bien sûre elle-même de ne pas l’aimer autant qu’il paroissoit le croire. — « Venez, reprit-il en se levant tout à coup ; venez, ma femme, mon amie ; venez, avec un époux digne de vous posséder, protester légalement contre la violence qui vous arrachoit à sa tendresse. Nous allons de ce pas nous rendre chez le pasteur, chez le maire du lieu ; vous y ferez votre déclaration ; et, le soir même, autorisé par votre préférence, je vous demande à vos parens, et renverse à jamais tous les projets d’Alphonse. » — Lydie l’écoutoit, étonnée. — « Moi, monsieur !… moi, porter le scandale dans la maison de ma tante ! moi, braver effrontément l’autorité d’un père et l’opinion de M. de Bellegarde ! vous ne l’espérez pas : j’augure trop bien de vous. » — « C’est parce que j’ai bien auguré de vous-même que je vous ai proposé ce moyen, le seul conciliable avec votre caractère et le juste respect qu’il m’inspire. Si Lydie, poursuivit-il en s’asseyant près d’elle ; si Lydie étoit une fille ordinaire ; si ses principes, et surtout l’excès de mon amour, ne la mettoient à l’abri des dangers où l’exposent en ce moment sa bonté naturelle et l’embarras de notre situation ; je n’aurois point songé à cette ressource, rarement usitée entre amans qui s’entendent et ne voient plus qu’eux dans la nature : un enlèvement. » — « Un enlèvement !… » — Lydie se levoit pour s’enfuir. — « Eh ! non, non, reprit Adhémar en la ramenant à sa place ; nous nous aimons, nous savons nous conduire ; je vous le répète, on peut tout concilier. Si une déclaration publique répugne trop à votre modestie, eh bien ! je prendrai tout sur moi ; je dirai que nous nous sommes donnés secrètement l’un à l’autre ; que la plus belle des maîtresses a daigné se livrer à son fidèle amant ; que vous m’appartenez enfin par tous les droits de la confiance et de l’amour : veuillez seulement ne pas me démentir, et bientôt… » — « Non, M. Adhémar, non jamais, quoi qu’il m’en puisse coûter, je ne donnerai aux miens un tel sujet de honte. Tout ce que vous me dites m’atteste l’impossibilité de notre union ; il faut y renoncer, il faut ne plus nous voir ; recevez mes regrets, et souffrez… » — « Vous ne me quitterez pas, reprit impérieusement Adhémar ; vous ne pouvez plus me quitter. On saura notre rendez-vous ; les apparences vous accuseront ; et, quelle que soit l’incertitude de vos vœux, il ne tient maintenant qu’à moi de les fixer. » — Puis, la voyant frissonner d’épouvante : — « Ô ma chère Lydie ! ajouta-t-il en se jetant encore à genoux devant elle ; ô fille idolâtrée !… pourrois-tu redouter le délire que tu causes ? Ah ! plutôt prévenons-en les suites ; assurons notre avenir par les délices du présent, et qu’en disant que rien ne peut nous séparer, ta bouche céleste ne profère point un mensonge !… » — Il l’avoit saisie dans ses bras… — « Mademoiselle !… mademoiselle !… » cria Berthe pour avertir. — Lydie, en se débattant, étoit tombée, mourante de frayeur, sur le gazon de sparterie. Deux hommes parurent à l’entrée du bosquet ; c’étoient Alphonse et Bellegarde : l’un arrivé de Paris sur les ailes de l’impatience ; l’autre revenu, le premier, du dîné de campagne, et qui, transporté de joie, s’étoit réuni à son fils pour venir surprendre Lydie. Ils avançoient vers Adhémar. Aussitôt qu’il les aperçut : — « Eh ! que crains-tu ma bien-aimée ? s’écria-t-il en soulevant Lydie, en l’accablant de ses caresses ; n’es-tu pas à moi sans réserve ? Ose déclarer que tu es à moi ! » — L’infortunée ouvrit les yeux, et retomba sans connoissance sur l’épaule de son séducteur. Alphonse, pétrifié, sans couleur, enchaîné sur le seuil de cette porte fatale, ne pouvoit recouvrer ni le sentiment ni la voix. — « Eh bien donc ! (murmura-t-il enfin, en voyant l’inconcevable tranquillité de son rival, occupé seulement à ranimer Lydie.) Eh bien donc !… » — Il vouloit en même temps se jeter sur Adhémar… — « Eh bien ! mon fils, dit Bellegarde en le retenant ; l’endroit où nous sommes ne s’appelle-t-il pas le Point du départ ? » — « Je vous entends, mon père : adieu, mademoiselle !… » — Et cet adieu terrible, ce cri de malheur, répété par les échos du parc, vint retentir jusqu’au château. Mademoiselle Miller, très-inquiète de Lydie, en étoit descendue pour l’appeler elle-même. À ce cri si extraordinaire, à la voix d’Alphonse qu’elle crut reconnoître, elle s’écria à son tour, et tous les gens coururent du côté de la fabrique. Dans ce moment, Saint-Hilaire rentroit avec Valmont. — « Qu’y a-t-il donc, mademoiselle ? demandait-il avec trouble. » — « Je ne sais. » — « Où est ma fille ? » — « Je ne sais ; je crois que M. Alphonse… » — « Comment ! Alphonse est revenu ? » — « Il parloit avec une force !… je l’ai entendu d’ici ; j’ai envoyé… » — « Qu’est-ce que cela signifie ? » — Et il prit avec Valmont le chemin indiqué par mademoiselle Miller. Au détour d’une allée, Bellegarde les rencontre ; il s’arrête, et serrant la main de Saint-Hilaire : — « Vous me pardonnerez, lui dit-il, de ne plus m’occuper que de mon fils : courez de ce côté, vous y êtes nécessaire. » — Et il disparut, entraînant son fils qui le tenoit embrassé. Alphonse, résolu de mourir plutôt que de ne pas montrer du courage quand son père en attendoit de lui, l’aida silencieusement à mettre un peu d’ordre dans leur départ précipité. Leur plus ancien domestique resta chargé de quelques commissions ; la même chaise qui avoit amené Alphonse remmena le père et le fils. Ce père adorable, cet ami de l’enfance de son fils, confondit ses larmes d’indulgence et d’attendrissement avec les larmes de regret et d’indignation du malheureux Alphonse. Ils partirent de Mordeck à neuf heures du soir ; le surlendemain, ils étoient à Paris, et quinze jours après, à deux cents lieues en mer.

Et cependant l’imprudente Lydie, en se retrouvant dans les bras d’Adhémar et de Berthe, qui étoit accourue à son secours, supplia le premier de la laisser en paix. — « Moi, vous abandonner !… dit-il avec une tendresse perfide ; moi, renoncer à vous quand Alphonse vous délaisse !… Pourriez-vous bien douter de mon honneur ? N’est-il pas enchaîné au vôtre ? Si le transport dont je n’ai pas été maître y porte en effet quelque atteinte, la réparation en est facile, et je vais à l’instant… » — Saint-Hilaire arrivoit. — « Arrêtez, monsieur, arrêtez ! » s’écria Lydie, en s’élançant au-devant d’Adhémar… — « Mon père !… mon père ! ajouta-t-elle avec égarement, je ne suis point coupable. Mon père, gardez-vous de croire… » — Eh ! pourquoi s’en défendre ? interrompit l’artificieux Adhémar ; il est temps de tout avouer. » — « Quoi ! vous pourriez… vous oseriez… M. de Valmont… Oh ! M. de Valmont ! » — Et les sanglots la suffoquant, les domestiques s’étant rassemblés dans le bosquet, on suspendit toute explication jusqu’à la rentrée au château, où l’on ne put retourner que lentement ; Lydie se traînant avec peine, quoique soutenue par Valmont et Saint-Hilaire, également surpris et consternés.

En mettant le pied dans le vestibule, Saint-Hilaire demanda MM. de Bellegarde. — « Ils sont partis, monsieur. » — « Déjà !… est-il possible ? » — « Cela se conçoit, dit Valmont, nous sommes bien sûrs de ne plus les revoir. » — Lydie, écrasée de honte, sentit sa tête s’engager ; des convulsions nerveuses se manifestèrent, et une fièvre d’un caractère plus sérieux que celle de la veille, une fièvre vraiment inquiétante acheva de mettre le comble à l’affliction de cette soirée. Saint-Hilaire toutefois ne voulut point la terminer sans entendre l’explication, ou, pour mieux dire, la justification d’Adhémar. Tout le monde se rassembla chez madame de Mordeck, où M. de Mulsan comparut avec tristesse et dignité. Il confessa des torts imaginaires ; il s’accusa d’une fausse délicatesse dont il étoit trop puni. — « Alphonse, plus riche que lui, avoit obtenu une préférence à laquelle il avoit cru devoir renoncer par respect pour les décisions du père de Lydie, et par l’espoir de la voir heureuse. Consumé d’une passion dévorante, il l’avoit scrupuleusement renfermée dans son sein tant qu’il avoit pu croire qu’elle n’étoit point partagée ; mais quelle raison humaine eût résisté à la séduction qui venoit d’égarer ses sens ? L’occasion, le hasard avoient seuls été du complot : les larmes de Lydie… un délire coupable… » Chacun demeura convaincu de ses droits. Il mit d’abord les femmes de son côté par la véhémence de ses discours et l’humilité de son repentir ; puis, s’adressant à M. de Saint-Hilaire : — « S’il étoit, ajouta-t-il, un autre moyen de sauver la gloire de mademoiselle votre fille, que de lui offrir à l’instant et mon nom et ma main, j’attendrois qu’une longue épreuve de mes sentimens vous rassurât, monsieur, sur ma conduite passée ; j’espère toutefois que quelques erreurs de jeunesse trouveront grâce à vos yeux, quand vous songerez que la dernière, qui, pour un homme sans mœurs, eût été un motif de retraite, n’est pour moi qu’une ressource désespérée, dont mon amour s’est fait un titre pour obtenir celle que j’aime, et désarmer votre prévention. » — Saint-Hilaire, affligé jusqu’au fond de l’âme, mais pressé de répondre par les instances des femmes, et le conseil écrit dans les yeux de Valmont, dit enfin à son nouveau gendre : — « Vous m’eussiez fait honneur, monsieur, en me demandant ma fille dans les formes d’usage. Aujourd’hui, vous ne faites plus que votre devoir… mais c’en est encore assez pour justifier mon estime ; recevez-en donc l’assurance, et puissent vos égards pour ma malheureuse fille la consoler, ainsi que moi, du tort que lui fait votre amour !

Valmont, presque aussi affecté que Saint-Hilaire, se hâta de suspendre cet entretien pénible. On remit au lendemain toutes les formalités, et les dames, enchantées de voir pacifier l’affaire, montèrent chez Lydie pour calmer ses angoisses par cette bonne nouvelle. Elle parut sensible au procédé d’Adhémar, et respira plus librement à l’idée de pouvoir soutenir la présence de son père. Mais quand elle sut à quel prix Adhémar devenoit son époux, de quelle ruse il s’étoit servi pour forcer l’aveu de Saint-Hilaire, et que mademoiselle Miller et madame de Mordeck l’exhortèrent doucement à se respecter un peu plus à l’avenir, des larmes si abondantes coulèrent de ses yeux, elle parut pénétrée d’une douleur si vive, que les deux dames, émues de pitié, et prenant tout-à-fait le change, attribuèrent son malheur à l’un de ces amours indomptables auquel les femmes les plus vertueuses s’intéressent toujours involontairement, et n’eurent pas la force de l’affliger davantage par des observations dont l’inutilité accroissoit encore l’amertume.

Le lendemain matin, une femme de madame de Mordeck vint, de la part de Saint-Hilaire, savoir si mademoiselle pourroit s’habiller et descendre à deux heures. Sur sa réponse affirmative, la même femme rentra pour faire son service. — « Est-ce que Berthe est malade ? » demanda l’inquiète Lydie. — « Non, mademoiselle, elle est congédiée. » Et cette femme vint en silence lui apporter son déjeûné.

Bientôt après, un second message de son père lui demanda l’écrin qui étoit demeuré dans son appartement ; elle le rendit elle-même, sans dire un mot et sans lever les yeux.

À midi, le domestique de messieurs de Bellegarde fit demander la permission d’entrer, remit à mademoiselle une lettre cachetée de noir, et se retira sans attendre réponse.

La lettre, commencée par Bellegarde père, contenoit ce qui suit :

« J’offre à celle qui dut être ma fille les parures de noce commandées par mon fils ; elles arriveront demain, et trouveront leur place, si M. de Mulsan sait réparer les fautes aussi bien qu’il les fait commettre. Je redemande à mon ami les diamans qu’il n’eût pas voulu accepter. Une autre épouse appréciera peut-être l’hommage de mon Alphonse. Je cours avec lui la chercher dans un monde nouveau, si la contagion des mœurs de celui-ci n’y a point encore attaqué tous les germes de l’innocence. Je souhaite à mademoiselle de Saint-Hilaire le bonheur qu’elle nous a ravi.

Bellegarde père. »

Quelques lignes de la main d’Alphonse la terminoient :

« Le bonheur renaîtra pour moi, je le sens. En vous dégradant à ce point, vous fîtes tout pour ma guérison ; et, quoique j’aie encore à combattre, je réponds de vous revoir un jour digne de vos regrets, et délivré des miens.

Alphonse. »

Lydie relut trois fois ces lignes accablantes. L’excès de son humiliation avoit tari la source de ses larmes. Elle s’habilla machinalement, et demeura ensevelie dans la plus morne réflexion. À deux heures, Valmont, qui jamais ne s’étoit présenté chez elle, Valmont vint la chercher de la part de son père. Il étoit pâle, et d’une gravité si imposante, qu’à son premier regard Lydie, qui s’étoit levée pour le recevoir, retomba sur son siége, et perdit toute contenance. Il la salua avec respect, s’informa avec intérêt de sa santé, de son repos, et, lui donnant la main, la fit passer par un escalier intérieur qui conduisoit dans le salon de lecture, pour lui épargner la fatigue du grand escalier, et la traverse d’une longue file d’appartemens. Mais, hélas ! que devint-elle, lorsqu’en jetant les yeux sur ce tableau si touchant, si mémorable, elle le vit enduit d’une couche grisâtre, dans laquelle étoient confondus son portrait, le portrait d’Alphonse, et tous les personnages comme tous les accessoires du tableau ! — « Ô Dieu ! est-il possible ? quoi ! monsieur, vous avez détruit… ah ! c’est trop, c’est trop me punir ! » — « Eh ! non, répondit-il assez vivement : ce n’est qu’une tache effacée ; d’autre s’effacera de même… Venez, venez signer votre contrat. Lydie se tut et le suivit.

On s’étoit réuni dans la chambre voisine. Les notaires, arrivés de bonne heure, et qui, toute la matinée, avoient travaillé avec Saint-Hilaire et Adhémar ; les témoins, priés pour une autre signature, et dont, pour celle-ci, on avoit, à dessein, multiplié le nombre ; mademoiselle Miller, Préval, madame de Mordeck en grande tenue, ainsi que les assistans ; l’air apprêté et presque solennel de cette cérémonie si simple, et quelquefois si gaie, lorsque rien n’y force le consentement de personne : tout pénétra Lydie d’un malaise insupportable, et d’un ressentiment trop fondé contre l’audacieux auteur de sa honte, et des chagrins de sa famille. Elle ne put l’envisager qu’avec un mouvement qui tenoit de près à l’aversion ; et quand il s’empressa d’avancer pour elle un fauteuil à côté de sa tante, elle aussitôt le salua d’un regard qui démentoit formellement l’accusation d’une foiblesse trop tendre ; mais l’adroit futur, pour sortir d’embarras, détourna les yeux et la tête ; personne que lui ne remarqua ce mouvement de Lydie. — Saint-Hilaire fit un signe, et l’on parcourut les articles.

Le nom et les espérances d’Adhémar composoient à peu près le plus net de son bien. Il avoit déjà mangé la succession de son père, et menoit grand train celle d’une tante dont il venoit d’hériter récemment. Cependant, pour cacher autant qu’il pouvoit ses désordres, il avoit fait stipuler un très-beau douaire, hypothéqué sur ce même héritage, et n’acceptoit, disoit-il, une dot, que pour mieux garantir l’indépendance et le bonheur de sa belle compagne. Cette dot, grâce à madame de Mordeck, pouvoit remplir des vues intéressées. Cette excellente femme, affoiblie par l’âge, et n’ayant rien de plus cher au monde que son frère et Lydie, assuroit à cette dernière la possession de sa fortune : fortune consistant en treize fermes, toutes dépendantes de la terre et du château de Mordeck, dont elle se réservoit seulement une moitié d’usufruit. Les articles entendus, approuvés, Lydie fut appelée à signer la première. Ce fut encore Valmont qui lui offrit la main… Qu’alors elle étoit loin de la rejeter !… Appuyée au contraire sur cette main protectrice, la sienne, cette fois, ne put s’en détacher sans la serrer avec émotion ; et quand Valmont, surpris, chercha dans ses yeux l’explication de cette étrange faveur, il crut y démêler tout ce que la douleur et la tendresse peuvent ajouter d’intérêt à la confiance : il le crut… et cessa pour long-temps d’être d’accord avec lui-même.

Quand le contrat fut revêtu des signatures ; que le jour fut fixé à quinzaine, à cause de la nouvelle publication, etc., etc. ; qu’enfin toutes les paroles furent authentiquement données de part et d’autre, madame de Mordeck embrassa Lydie, tendit la main à Adhémar, et conjura son frère de ne plus empoisonner leur joie par l’expression de son mécontentement. Saint-Hilaire, dévoré de chagrin, s’efforça néanmoins de sourire à son gendre. Ce dernier s’épuisa en protestations de reconnoissance et d’amour, et le reste de la journée fut consacré à faire les honneurs du château aux convives rassemblés par la circonstance. Quelques jours s’écoulèrent dans une dissimulation réciproque, et aussi dans les préparatifs de fêtes dont personne, mieux qu’Adhémar, n’entendoit l’ordonnance et la variété. Très-connu dans le pays, et s’étudiant beaucoup moins à subjuguer le cœur de Lydie qu’à cultiver la faveur de ses parens, il s’appliqua uniquement à se faire de leur amitié un rempart contre ses caprices, et s’arrangea de sorte que les promenades au loin et les parties dans l’intérieur se succédant d’un jour à l’autre, le souvenir de l’adieu d’Alphonse s’effaçoit peu à peu de toutes les mémoires, sans que Lydie eût encore pu trouver ni l’instant, ni la force d’éclaircir le soupçon que ce cruel adieu laissoit planer sur elle. Et cependant chacun s’étonnoit, à part soi, de son excessive réserve avec l’heureux époux qu’elle s’étoit choisi ; et quelques mots glissés, quelques plaisanteries douces lui en faisoient la guerre.

Mais un jour… (le quatrième avant celui du mariage) Lydie, toujours pensive, et plus matinale que jamais, étoit descendue la première dans la salle à manger. Elle venoit, en passant, de donner un coup-d’œil aux parures de noce déballées seulement de la veille, et dont Saint-Hilaire, malgré les instances réitérées des deux Bellegarde, leur avoit fait passer le montant à bord du vaisseau qui devoit les transporter aux grandes Indes. Chaque pièce de ces ajustemens venoit de renouveler la peine de Lydie. Le bel écrin n’avoit pas été remplacé, ne pouvoit l’être que difficilement : on avoit ajourné ces dépenses au prochain retour à Paris, et tout faisoit assez entrevoir que la jeune femme n’y brilleroit que de son éclat et de ses moyens personnels. Une foule d’idées plus sombres, plus affligeantes les unes que les autres, s’amassoient, se pressoient dans son imagination. L’abattement décoloroit son teint, et des larmes amères descendoient sur ses joues… quand Valmont, arrivant avec préoccupation, se trouva tout à coup et seul vis-à-vis d’elle. — « Qu’avez-vous ? lui dit-il, emporté par son inquiétude ; oh ! qu’avez-vous, aimable et malheureuse enfant ? » — « M. de Valmont… M. de Valmont, ayez pitié de moi !… Il s’étoit approché ; elle lui tendoit les bras… Il la reçut, presque malgré lui, dans les siens, et, malgré lui encore, sentit les battemens du jeune cœur de Lydie interroger son cœur si vrai, si tendre, et si occupé d’elle !… — « Parlez, dit-il, en la faisant asseoir, et prenant un siége près du sien ; parlez ; qu’ordonnez-vous ? Disposez de mon existence… » — Et cette expression exaltée, irréfléchie, étoit pourtant la seule qui rendît sa pensée : Lydie n’y trouva rien de trop. — « Sauvez-moi, lui dit-elle ; aidez-moi à recouvrer la tendresse de mon père ! Que toute la vie je reste auprès de lui, auprès de ma tante, ou que leur volonté m’enchaîne au destin du dernier des hommes, plutôt que jamais Adhémar… — « Vous n’aimez plus Adhémar ? Vous chercheriez à rompre ce second mariage ? » — « Ah ! je ne cherche, je n’espère rien, si votre bonté ne me protége. J’ai eu des torts sans doute ; mais l’amour ne m’a point encore aveuglée ni sur le compte de M. de Bellegarde, ni même en faveur du cruel qui osa… » — Un déluge de larmes interrompit sa plainte. Valmont, rappelé par ces derniers mots à une erreur fâcheuse, répliqua un peu sévèrement : — « Il faut, mademoiselle, épouser Adhémar… Adhémar est désormais le seul homme qui puisse avec honneur vous avouer pour sa femme. » — Il se levoit pour cesser de l’entendre. — « Ah ! c’en est trop, dit-elle en s’attachant à lui ; vous saurez du moins que rien ne m’est si cher que votre estime, et que si mes imprudences ont fait manquer mon premier mariage, un entier oubli de moi-même n’avoit point forcé celui-ci. » — On entroit pour le déjeûné. Madame de Mordeck, conduite par Adhémar qui lui faisoit une cour assidue, témoigna quelque étonnement de trouver là Valmont en conversation réglée avec Lydie, dont la rougeur et la contenance annonçoient quelque chose d’extraordinaire. — « Eh ! que demandiez-vous donc à notre philosophe ? dit en riant madame de Mordeck. » — « Un portrait d’Adhémar peut-être, ajouta le gros Préval. » — « Oh ! non, répondit le modeste futur : je lui en donnai un, dans le temps, d’une ressemblance délicieuse. » (Et cela se disoit d’un tel air de propriété, qu’il sembloit que le mariage fût célébré depuis un demi-siècle.) — « Y a-t-il donc si long-temps, monsieur ? demanda Lydie à son tour ; avois-je sollicité ce don si précieux ? l’avois-je seulement prévu ? et la façon dont il m’est parvenu ne jette-t-elle pas quelque doute sur notre secrète intelligence ? » — « Expliquez-vous, expliquez-vous, Lydie : ce petit débat m’intéresse, dit Saint-Hilaire, vraiment frappé du ton déterminé de sa fille. La jeune personne fit signe qu’on l’attendît, courut à sa chambre, en revint légère, rayonnante, ferma en dedans la porte de la salle à manger ; puis, s’asseyant avec aplomb entre son père et madame de Mordeck, repoussa son couvert pour mettre en place le billet, le portrait mystérieux, et demanda la parole pour huit à dix minutes. « Vous m’approuverez sans doute, monsieur, dit-elle d’abord en s’adressant à Adhémar : je viens démentir une version injurieuse. On amplifie l’histoire de nos amours : un billet, un portrait, deux entretiens la composent… Est-il probable qu’à si peu de frais vous ayiez triomphé des principes d’une jeune personne destinée à l’honneur de porter votre nom ? Nous devons tous deux, ce me semble, rougir qu’on ait osé le croire ; et votre gloire, aussi bien que la mienne, est intéressée à confondre la calomnie dont j’ai été l’objet. » — Après ce court exorde, après le silence général qui le suivit, Lydie, encouragée par un regard de son père, reprit avec ordre un discours qu’Adhémar, tout exercé qu’il étoit n’eut pas la présence d’esprit d’interrompre.

Elle raconta naïvement ce qui s’étoit passé entre elle et Adhémar depuis la séance de peinture. Elle ne dissimula ni la pitié dont elle avoit été combattue, ni l’impression passagère qu’avoient faite sur son cœur les grâces reconnues de l’élégant Adhémar : grâces dont alors elle parla du même sang-froid que s’il se fût agi de celles de l’Apollon ou de l’Antinoüs. Elle rapporta les conversations artificieuses de Berthe ; la scène du matin au salon de lecture, le billet du soir qu’elle remit à son père, ses irrésolutions le jour du rendez-vous… Mais quand elle en fut aux propositions, aux entreprises, aux menaces d’Adhémar, à ces mots insidieux : les apparences vous accuseront… etc., etc., et qu’à travers les larmes qui baignoient son visage elle invoqua le témoignage de Berthe, et celui même de son persécuteur, un mouvement terrible que firent à la fois Saint-Hilaire et Valmont avertit les femmes qu’une nouvelle rixe alloit s’ouvrir. Elles se levèrent en frémissant ; et sans doute les suites auroient vérifié leurs craintes, si Adhémar, voulant terminer à tout prix, n’eût eu recours, pour se sauver, à ses grands moyens ordinaires. — « Pardon ! s’écria-t-il, en venant se traîner aux genoux de Lydie ; pardon ! vous que je n’ose plus regarder en face ! j’ai tous les torts, je le confesse ; j’ai mérité votre haine, votre mépris : je suis indigne du nom de votre époux… Mais si, parmi ceux aux yeux de qui vous venez de dévoiler mes crimes, il en est un, un seul qui sache aimer, il concevra peut-être à quels excès peuvent nous porter une passion long-temps combattue, et la crainte, l’affreuse crainte de se voir arracher l’unique objet des plus ardens desirs. » — Saint-Hilaire, Valmont surtout, restèrent indécis. — « Je vous reconnois, monsieur, reprit froidement Lydie ; tel étoit le langage que vous me teniez le jour où j’attendois Alphonse de Bellegarde : d’où vient, depuis ce jour, l’aviez-vous oublié ? » — « Grâce, grâce, Lydie !… » dit madame de Mordeck, en suppliant Valmont de calmer Saint-Hilaire. » — « Grâce, mademoiselle ! répéta aussi Valmont : l’amour excuse bien des fautes ; et celui que vous inspirez n’est pas toujours de nature à se vaincre. » — Lydie, frappée de la remarque, prolongea sur Valmont le regard le plus attentif, et, pendant cette distraction, abandonna sa main à son futur époux, qui la reprit, et la baisa en signe de paix et de bonheur.

Ce jour fut pour Lydie un enchantement continuel. L’hommage respectueux des hommes, la sérénité des femmes, les caresses de son père, tout sembloit applaudir à l’énergie de caractère dont elle venoit de faire preuve. Quelques mots de mademoiselle Miller réduisirent ce succès à sa juste valeur. — « Une Anglaise, dit-elle le lendemain à Lydie et à sa tante ; une Anglaise seroit morte de sa douleur plutôt que d’en avouer la cause en présence de plusieurs hommes. C’étoit à nous, ma chère, et à nous seules, qu’il falloit adresser cette confidence épineuse. Il y a eu dans votre action je ne sais quoi de surnaturel qui peut-être en excuse la hardiesse, sans en détruire les conséquences. Soyez sûre que tout homme sensé qui réfléchira un peu sur la matinée d’hier, se défiera d’une vertu qui ne sait éviter le doute que par l’esclandre, et se console d’être immodeste, pourvu qu’elle soit publiquement justifiée.

Valmont pensoit à cet égard précisément comme mademoiselle Miller : Lydie put en juger à son extrême circonspection. Mais flattée par Préval, et obsédée par Adhémar, elle oublia Valmont, Alphonse, son adieu, et ne pensa plus qu’à la manière dont bientôt elle alloit régler sa maison, ses plaisirs, sans blesser son devoir, ni rendre de compte à personne.

Tandis qu’elle se livroit à ces douces chimères, et que, de son côté, Adhémar, spéculant pour la première fois de sa vie, disposoit déjà de la dot promise, une horrible catastrophe étoit près d’éclater sur le vaste domaine dont leur prochain mariage devoit les rendre possesseurs.

Deux hommes de journée, deux monstres, âgés tout au plus de vingt à vingt-deux ans ; deux de ces élèves de la nature et de l’irréligion[3], qui marchent à l’échafaud par toutes les routes d’une brutale ignorance, s’étoient déjà fait renvoyer de plusieurs fermes de Mordeck pour leur paresse et leurs déportemens. Cependant la disette d’ouvriers rendant leurs bras nécessaires, on les gardoit au château sous la surveillance de l’économe, qui, par ordre de madame de Mordeck, avoit racheté leur conscription. Surpris maintefois à voler le bois, le poisson, les outils, toujours on leur avoit fait grâce, dans l’espoir de les ramener par l’indulgence ; et cependant leur exemple portant le désordre dans toutes les opérations de la culture, le fermier du château, dont ils déroboient le grain et la volaille, dont ils insultoient les filles, dont ils débauchoient les ouvriers, vint porter contre eux une plainte sérieuse, et définitivement déclarer qu’il remettroit son bail, si madame de Mordeck ne congédioit au plus tôt ces deux mauvais sujets. On fit leur compte, ils raisonnèrent ; on les réprimanda, ils dirent des injures ; on les menaça, ils rendirent les menaces, et se déchaînèrent en imprécations. Quatre hommes résolus s’étant assurés d’eux, on les renferma jusqu’au moment où la gendarmerie devoit les venir prendre. C’étoit le soir, il pleuvoit fort… on attendit jusqu’au lendemain matin : pendant la nuit, ils s’échappèrent, et l’on ne put découvrir leur refuge.

Quelques semaines s’étoient passées depuis ce petit événement, et des voituriers ayant dit les avoir rencontrés sur la route d’Ostende, on les crut arrêtés pour les travaux du port, et l’on cessa de s’occuper d’eux.

Un grand vent d’ouest souffla toute la journée qui précéda le jour du mariage. On étoit allé à la paroisse visiter le pasteur, et faire les dernières dispositions pour la solennité du lendemain. Au retour de cette visite, le vent ne permettant pas de tenir en calèche découverte, on arrêta au détour d’une ruelle. Tandis que l’on rabattoit les soufflets, Lydie, ayant par hasard regardé dans cette ruelle, vit cinq ou six malôtrus qui lui tournoient le dos, et crut entendre l’un d’eux dire à son plus proche voisin : — « Va, va, les mariés s’en souviendront. » — Lydie demanda si d’autres jeunes personnes qu’elle devoient se marier le lendemain ? On lui dit qu’oui ; on en nomma trois ou quatre, et ses craintes se dissipèrent.

La soirée fut charmante. Le paysage, animé par la rentrée des dernières voitures de grains[4], attira l’attention de Lydie, dont le vent ne cessoit d’enlever le chapeau, et de déranger les tresses flottantes. Des meules énormes, entassées de toutes parts, attestoient la bonté du terrain et l’intelligence des fermiers. Adhémar en fit la remarque en amateur du bien qui alloit lui appartenir. Il y eut une collation servie aux domestiques de la grande ferme ; une invitation à laquelle tout le monde promit de se rendre ; et les filles, en s’en allant, fredonnoient des chansons, et maudissoient la guerre[5] qui leur ôtoit l’espoir d’avoir chacune un amoureux pour les faire danser au bal du lendemain.

Avant de se retirer, la bonne madame de Mordeck, qui avoit appelé Lydie et Adhémar dans son appartement, leur dit : — « Tenez, enfans, voici de quoi arranger les affaires… car je soupçonne, ajouta-t-elle en regardant Adhémar, que nous ne sommes pas encore très-savans dans l’art de prévoir l’avenir : voici du moins qui rendra le présent moins difficile ; et mes économies, jointes au paiement de tous vos fermiers (à qui vous n’aurez rien à demander qu’après Noël de l’an prochain), suffiront, je l’espère, pour monter la maison, payer les dettes, s’il y en a, et attendre paisiblement d’autres rentrées successives. Voyez-vous ? reprit-elle joyeusement, et comptant, un à un, cent cinquante billets de banque de mille francs chaque : il y a long-temps que je me prive pour vous amasser ce petit trésor ; mais je n’en regretterai pas le sacrifice, s’il peut me garantir votre bonne union. Allez, allez ; tâchez de bien dormir : vous trouverez ici cette dot particulière à notre retour de l’église. » — Après quoi, les embrassant l’un et l’autre avec une affection toute maternelle, elle les renvoya pénétrés de reconnoissance.

« Ma foi, dit Adhémar en se déshabillant, je fais là vraiment une excellente affaire. » Il se coucha, enchanté de lui-même, et s’endormit, bercé d’idées riantes.

Lydie, objet plus direct des libéralités d’une tante si généreuse, en fut aussi plus vivement touchée. — « Combien je suis heureuse ! se dit-elle avec réflexion ; qu’auroit-ce donc été si Alphonse, ou si l’amour… » — Là, ses pensées se confondirent ; elle soupira sans trop savoir pourquoi ; fit sa prière avec recueillement ; soigna sa veilleuse ; parce qu’elle avoit peur du vent…, et, bien que le vent continuât de souffler, et bien que la veilleuse s’éteignît après le départ de sa femme de chambre, ne s’endormit pas moins du plus profond sommeil.

À trois heures du matin (et les nuits étoient déjà longues), une grande clarté, une grande rumeur vinrent frapper en sursaut les oreilles, les yeux de Lydie. Elle s’assied, et croit, à travers ses persiennes, que les gens, par plaisir, ont illuminé le château. Elle se lève…, et s’étonne de l’étouffement que lui cause une chaleur extraordinaire. Quelques voix désolées lui crient de l’extérieur : — « Lydie !… Lydie !… ouvrez votre fenêtre !… ouvrez votre fenêtre !… » — Elle y court ; elle l’ouvre ;… et, à la lueur des granges, des meules, des fermes embrasées, elle distingue l’intrépide Valmont qui, seul, et muni d’une échelle, s’avançoit pour monter à son appartement. Adhémar retenoit Saint-Hilaire. La flamme, la fumée sortoient de toutes parts. Valmont s’élance dans la chambre. Lydie le regardoit, pétrifiée ! — « Allons, ma chère, un peu de confiance ; je réponds de vous sur ma vie. » — Et, saisissant les draps, s’en servant pour bien assujétir l’échelle, pour en former une rampe au besoin, il engage Lydie à franchir le balcon. — « Et vous !… et vous, M. de Valmont !… » — « Je descendrai après. » — En ce moment, les glaces de la chambre sautèrent, et le feu pénétra par l’angle d’une corniche… — « Je ne descendrai pas ! reprit fortement Lydie ; je ne descendrai pas sans vous… Nous périrons, nous nous sauverons ensemble. » — Et, transportée de cette idée, elle passe le balcon, et l’y attend, suspendue en dehors… Valmont, frémissant de crainte, se hâte de descendre pour protéger sa route. À peine au tiers du chemin… — « Mon cœur s’en va, lui dit-elle… » — Il la soutint sur son bras droit, et descendit encore de quelques pieds. Mais le frêle escalier menace de fléchir sous le double fardeau… Tout à coup deux échelons cassent… ; Valmont s’écrie, et Lydie lui échappe… — Mais elle se retint au drap flottant contre l’échelle ; Valmont, un instant soulagé, reprit aussitôt l’équilibre, lui prêta un nouvel appui ; et tous les deux enfin échappèrent à une mort atroce et prochaine ; car, à peine avoient-ils atteint la terrasse sur laquelle donnoit l’appartement de Lydie, que l’étage supérieur croula dans sa chambre, et que des cris partis du rez-de-chaussée avertirent que le feu avoit surtout été dirigé vers ce pavillon qu’habitoit madame de Mordeck, et dans lequel malheureusement on avoit depuis peu renfermé des huiles, des eaux spiritueuses, et d’autres matières combustibles. — « Ma sœur !… ma sœur !… s’écria Saint-Hilaire… ; ô mes amis, ne sauverons-nous pas ma sœur ? » — « Les billets de banque, dit Adhémar… Ah ! mon Dieu, les billets de banque !… » — Et tous les deux, assistés de Préval, coururent au secours du rez-de-chaussée. Valmont, sans armes, au milieu d’une nuit de désastres qui paroissoient être l’ouvrage d’une bande d’assassins ; chargé lui seul de la sûreté, de la vie, de l’honneur de cette fille charmante, dangereuse, mais adorée… Valmont demeura quelque temps écrasé sous le poids d’une terreur à laquelle il croyoit être inaccessible. Assis sur une pierre à deux cents pas de la maison, tenant dans ses bras l’expirante Lydie couverte seulement du manteau de son père, il suivoit d’un œil éperdu les progrès dévorans de cet effroyable incendie. On eût dit que des mains invisibles renouveloient le feu à mesure que l’on travailloit à l’éteindre ; des bouffées de vent portoient d’un bâtiment à l’autre les torches tout allumées, ou rallumoient la flamme pâlissante ; les meules ardentes, éparpillées dans les airs, retomboient sur la cime des arbres, dont cette pluie de feu grésilloit les rameaux. La lune, à son déclin, dévoilée, éclipsée tour à tour par les monceaux de nuages que chassoit au loin l’ouragan, eût à peine éclairé cette scène de désolation, si vingt flambeaux gigantesques, vingt flambeaux destructeurs, élevés dans la campagne, n’eussent remplacé sa lumière, comme trop souvent les clartés humaines ont remplacé les clartés divines… par le désordre et le néant.

L’incendie avoit principalement éclaté sur la grande ferme et le château de Mordeck, où d’abord les secours s’étoient portés en foule ; mais ces secours tulmutueux, partagés, impuissans, favorisoient encore d’autres ravages. On pilloit les offices, les caves, les chambres abandonnées ; des cris de licence étouffoient les cris du malheur ; avec ces cris, répétés dans toutes les fermes, se confondoient les hurlemens des animaux irrités ou consumés par le feu ; se confondoient encore le tambour, le tocsin d’alarme. Le tambour !… le tocsin !… Valmont étoit Français !… Il se resouvint aussi qu’il étoit peintre. — « Étude affreuse !… » s’écria-t-il ; et les premières larmes qu’il eût encore versées tombèrent sur les joues décolorées de Lydie : il se sentit moins oppressé. À cinq heures aussi, quelques gouttes de pluie apaisèrent l’ouragan… À six heures le jour reparut, et Lydie, moitié endormie, moitié évanouie sur les genoux de Valmont, ouvrit enfin les yeux et rappela ses sens… Quel réveil ! — « Où est mon père ?… dit-elle d’abord ; ô M. de Valmont… me direz-vous où est mon père ? » — « Je l’ignore ; j’espère cependant… » — « Courez… au nom du ciel, courez !… que je sache où est mon père ! » — « Je n’ose… je n’ose encore… Attendez avec moi ; n’exigez pas… n’exigez pas, Lydie, que je vous laisse ! » — Ils cessèrent de parler, et chacun d’eux, recueilli dans sa crainte, en retint l’expression pour ne pas affliger l’autre.

Des troupes cependant, des secours réglés arrivoient de la ville. Le côté qu’habitoient Saint-Hilaire et Valmont avoit été respecté. Bientôt on put, des yeux, calculer toute la perte. Bientôt, au lieu de flammes, s’élevèrent d’épaisses gerbes de fumée qui rendirent plus sombre encore cette matinée déjà si funèbre. Les granges, les meules, les bûchers s’éteignirent faute d’aliment. On cerna le château. On arrêta huit incendiaires dénoncés par quelques ivrognes. Deux de ces huit scélérats furent reconnus pour les deux ouvriers chassés et poursuivis ; ils déclarèrent encore quinze de leurs complices, dont les crimes couverts infestoient le département ; et tandis que la justice s’assuroit d’eux et faisoit la recherche des autres, la grande ferme et le château, enfin évacués et libres, ne retentirent plus que des sourds gémissemens du regret et de la misère.

Le domestique de Valmont cherchoit partout son maître. Il le rencontra, soutenant de toutes ses forces la tremblante Lydie, dont le corps glacé chanceloit sur ses pieds mouillés et meurtris. — « Où est mon père ? demanda-t-elle encore. » — « Il vit, mademoiselle ; il vous attend. » — Et les regards, les pleurs de ce fidèle domestique préparèrent Valmont à de plus vives douleurs. Ils entrèrent dans une grande salle où toute la maison étoit rassemblée. À la vue de Lydie, chacun oublia ses maux, et ce fut à qui la porteroit à son père, à son malheureux père… étendu sur une chaise longue, son habit, son gilet, sa cravate en lambeaux, les sourcils, les cheveux brûlés, la poitrine, les mains déchirées et sanglantes ; une épaule fracassée, le visage méconnoissable. À quelques pas de lui, mademoiselle Miller, foible comme à la mort, rendoit ses actions de grâces à l’honnête Préval dont le courage lui avoit sauvé la vie… — « Je ne vois point ma tante, s’écria Lydie ; juste ciel ! qu’est devenue ma tante ? » — À cette question de sa fille, Saint-Hilaire perdit connoissance. Il avoit fait des efforts incroyables pour pénétrer jușqu’à la chambre de sa sœur ; mais, abandonné d’Adhémar, puis, attaqué par les deux monstres qui avoient juré la perte de madame de Mordeck, il faillit périr lui-même en s’obstinant à la sauver. Une solive qui tomba du plafond sur son épaule droite au moment où il alloit entrer dans la chambre, le renversa mourant sur le parquet. Ses gens vinrent l’arracher à cet imminent péril ; ils l’entraînèrent et le gardèrent dans son appartement. Mais nul n’approcha plus de celui de l’infortunée madame de Mordeck : le lendemain, à deux heures, on retrouva ses membres calcinés.

Pour Adhémar, uniquement occupé de sauver ses effets, son équipage et ses chevaux, il s’étoit servi de ces derniers pour se tirer de la bagarre ; et, sous prétexte d’accélérer les secours de la ville, il en avoit pris le chemin avec ses gens qui ne dételèrent qu’à la première couchée, grande route de Paris : ils étoient déjà loin quand on remarqua leur absence.

On avoit transporté Lydie dans l’appartement de Valmont. Mademoiselle Miller prit celui de Préval ; Saint-Hilaire resta dans le sien. Le chirurgien, après avoir visité son épaule, donna quelque espérance ; il ne put toutefois dissimuler que le traitement seroit long ; mais c’étoit assez pour Valmont d’entrevoir que son ami guériroit, et ne seroit point estropié. Il lui dit, en l’invitant à prendre quelque repos : — « La perte de la fortune est peu de chose ; celle d’un gendre méprisable est un bonheur. Vous pleurez une sœur chérie… me voilà pour la remplacer ; et, si je ne peux, comme elle, enrichir votre fille, je saurai du moins la défendre, et vous répondre de sa bonne renommée. » — Saint-Hilaire, qui le connoissoit, se crut dès-lors moins à plaindre.

Lydie et mademoiselle Miller, malades seulement de saisissement et de foiblesse, n’avoient besoin que de repos et de quelques jours de régime. Préval, avec plaisir, se chargea de veiller à ce que rien ne leur manquât. Valmont donna son temps et toute sa tête à des devoirs plus difficiles.

Les funérailles de madame de Mordeck, les gémissemens d’une foule de pauvres déshérités par sa ruine, le convoi de quelques-uns de ses gens qui avoient péri dans la même nuit qu’elle, et qui l’accompagnoient au tombeau, comme leurs travaux et leurs services l’avoient suivie dans sa longue carrière : tous ces détails lugubres, cette fatigue de corps et d’âme, loin d’effrayer le courage de Valmont, le délassèrent en quelque sorte. Ce n’est qu’une sensibilité factice que celle qui s’accommode des élémens contraires, qui accueille en même temps le rire et les larmes, et qui, suivant la convenance ou les personnes, prend et quitte le deuil dans la même journée. Valmont voyoit trop juste, et sentoit trop vivement pour ne pas être profondément affecté de tant de pertes, pour n’en pas calculer toutes les suites… et l’événement prouva que, dans l’infortune comme dans la prospérité, les coups mystérieux du destin dépassent de beaucoup la prévoyance des hommes.

Il ignoroit d’abord, ainsi que Saint-Hilaire, que chaque fermier fût quitte envers la succession. Ce que Lydie lui raconta des cent cinquante mille francs rassemblés par madame de Mordeck, et dévorés avec elle, lui découvrit un abîme de gêne que le temps seul pouvoit combler. Non-seulement il falloit des fonds pour aider les fermiers, attendre les récoltes, et relever les bâtimens ; mais on ne pouvoit, sans inhumanité, refuser à ces malheureux une moitié de remise de leurs baux, au moins pendant deux ou trois ans. À ces considérations si fâcheuses, se joignit une réclamation à laquelle personne ne s’attendoit : ce fut celle du fils naturel d’un frère de Saint-Hilaire et de madame de Mordeck, lequel frère, mort en Suède, n’avoit point fait constater les droits de son fils, alors en bas âge. Mais ces droits, défendus par un tuteur habile, n’en furent pas moins signifiés à Saint-Hilaire. Le jeune homme, héritier au même titre que Lydie, demandoit partage égal des immeubles, en quelque état qu’ils fussent ; demandoit, en outre, partage de cinquante mille écus effectifs, mentionnés à l’inventaire de madame de Mordeck, et dont l’économe, dépositaire des papiers sauvés du feu, avoit donné communication à la partie adverse de ses maîtres, pour l’appât de certaine récompense qui arrangeoit ses affaires personnelles. En vain on répondit que cette somme, convertie en papier, avoit été perdue avec le reste ; qu’un témoin irrécusable attesteroit le fait : on feignit de n’en rien croire, parce qu’on vouloit un procès ; et le procès s’engagea, parce qu’il étoit écrit au grand registre des épreuves et des alternatives que toutes les afflictions ensemble peseroient en ce moment sur le malheureux Saint-Hilaire.

Et pourtant il guérit en dépit des tourmens de sa situation. Comment ne s’y seroit-il pas résigné ! Valmont étoit là, toujours là, pour lui en alléger le poids. Son incroyable activité le reproduisoit partout où le besoin le rendoit nécessaire. Conseil au chevet de son ami, médecin à celui de mademoiselle Miller, cultivateur chez les fermiers, avocat dans la correspondance, véritable économe, au lieu de l’ancien dont on s’étoit défait, six semaines lui suffirent pour effacer les premières traces de la calamité générale, pour faire renaître les espérances particulières. Le sacrifice d’une partie de sa fortune, et l’usage d’un crédit sans bornes, comme sa grandeur d’âme, ne lui coûtèrent que le temps d’y penser.

Pourquoi faut-il que l’héroïsme des vertus les plus rares ne soit presque toujours que le voile éclatant des foiblesses les plus communes ? Pourquoi ne peut-on se livrer au plaisir d’exalter une action généreuse, sans que l’arrière-soupçon d’une cause secrète ne vienne glacer notre admiration, et nous humilier nous-mêmes en humiliant la pauvre humanité ? La perfection est-elle donc si peu dans notre nature, qu’une intention noble et de beaux résultats ne puissent nous mettre à l’abri du reproche ? et, parce qu’un alliage de sentimens et de desirs que repousse la volonté, contribue, sans qu’elle y souscrive, à la maintenir dans le sentier du bien, le bien en sera-t-il moins effectué, et la volonté moins digne d’éloges ? Valmont étoit dans ce cas. Valmont croyoit n’agir que pour son ami ; il ne se fût jamais pardonné un motif personnel : aussi Lydie ne le vit-elle jamais moins souvent que dans l’instant où ses nombreux services l’engageoient le plus envers lui. Seule avec le souvenir de l’indigne Adhémar, avec celui de sa malheureuse tante, ou tristement distraite par les entretiens monotones du bon Préval et de la vieille Anglaise, elle fut long-temps poursuivie d’une langueur dont l’impression, répandue dans ses traits, dans tous ses mouvemens, leur prêtoit une grâce nouvelle, et d’autant plus touchante qu’elle s’efforçoit de la dissimuler en présence de son père, et surtout de Valmont. Celui-ci, tout entier à Saint-Hilaire, ne rendoit à sa fille que les devoirs d’usage ; ou, quand un doux oubli l’avoit retenu près d’elle, on le voyoit tout à coup se lever, prétexter une affaire, et sortir précipitamment : quelques jours alors s’écouloient sans qu’elle en obtînt un mot, un seul regard…, et sa langueur s’en accroissoit, et le séjour de Mordeck lui devenoit de plus en plus insupportable. On parla du retour à Paris. Saint-Hilaire n’y possédoit qu’un pied-à-terre, à peine logeable pour lui et pour sa fille, près de laquelle il souhaitoit encore fixer mademoiselle Miller. Préval offrit l’un de ses deux vastes hôtels, rue Saint-Louis, au Marais ; on le remercia sans accepter. Mais Valmont, seulement propriétaire d’une maison simple et commode, située à trente pas de celle de son ami, proposa de la céder entièrement aux deux dames, et de s’établir, lui, dans celle de Saint-Hilaire, où il logeroit avec ce dernier : ce qui fut agréé d’un commun accord.

Saint-Hilaire guéri, la saison avançant, tous les intérêts rappelant à Paris, on ne songea plus qu’au départ. Préval pouvoit laisser à son laquais le soin de faire son porte-manteau ; mais Valmont, dont quatre ou cinq grandes caisses attendoient les esquisses, les ébauches, les études en tout genre, Valmont ne confioit qu’à lui seul l’arrangement et l’emballage de ces objets intéressans : il demanda donc à Lydie la permission de venir déménager son cabinet ; ce dont elle parut aussi charmée que s’il se fût agi d’une fête brillante. Occupée elle-même de ses cartons, de ses chiffons, des riens innombrables dont une femme s’embarrasse toujours en voyage, ils alloient, venoient, se rencontroient souvent, et s’entr’aidoient l’un l’autre avec ce ton d’aisance et de communauté qui donne si fort à l’amitié l’apparence de l’amour heureux. De temps en temps, Valmont s’arrêtoit pour regarder marcher Lydie… Le ravissement circuloit dans ses veines. Ce moment imprévu, ce moment enchanteur devoit être le prix de trois mois de peines passées, de trois ans de peines futures… La raison n’osa le troubler ; les importuns s’entendirent avec elle pour respecter le cabinet magique : son influence parut frapper Lydie du plus doux souvenir ; et tout à coup Valmont la vit, au risque de salir ses jolies mains, s’empresser de fouiller dans une grande manne où l’on avoit jeté pêle-mêle divers objets retirés du feu. Valmont voulut chercher pour elle ; il remua tous ces débris, trouva un portefeuille… — « C’est cela, c’est cela ! s’écria Lydie. » — « Qu’en voulez-vous faire ? il est gâté, entièrement gâté. » — « Oui, oui, le maroquin, la dorure ; que m’importe ? Mais, la serrure, les cercles auront préservé l’intérieur : ouvrons, ouvrons, je vous en prie. » — Valmont fit sauter la serrure. Il s’attendoit à quelque découverte importante… Lydie s’attriste en voyant les feuillets entamés par les coins… Enfin, elle les entr’ouvre les uns après les autres, en tire un tout petit papier, tressaille de joie, le baise, puis, le montrant à Valmont : — « Voyez-vous ? lui dit-elle ; le reconnoissez-vous ? » — Et ses yeux pétilloient d’une gaîté si vive, si tendre !… — Valmont prend son billet, le baise aussi, le baise encore, et le met dans son sein avec une précipitation égale à son ivresse… — « Rendez-le-moi… oh ! rendez-le-moi… c’est la seule perte que j’aie regrettée. » — Il le rendit en silence… Mais son regard parlant et sa pâleur soudaine n’attestèrent que trop l’empire que cette femme si légère venoit de prendre sur son cœur.

Les voitures s’arrangèrent. Préval prit place de lui-même dans celle de Lydie, qui, depuis le château jusqu’à la première poste, et ensuite de relais en relais, ne cessoit de regarder sur le chemin, déjà gâté par les pluies de novembre, inquiète, disoit-elle, de mademoiselle Miller, dont elle connoissoit la poltronnerie en route. Valmont, placé dans le fond d’une diligence à côté de la vieille Anglaise, ne perdoit pas de vue la première voiture, et, caché aux yeux de Lydie, savouroit à loisir ces marques furtives d’une préférence qu’il obtenoit sans la souhaiter, et dont il jouissoit sans y croire. Descendus à l’auberge où l’on devoit souper, Saint-Hilaire prit Valmont à part, et lui dit : — « Faites-moi le plaisir, quand nous remonterons, de donner Préval à mademoiselle Miller. Je ne sais quel projet l’occupe ; mais le voilà avec ma fille sur un tel ton de galanterie que je crois convenable, au moins jusqu’à Paris, de le tenir éloigné d’elle. » — Valmont se conforma aux intentions de son ami, et Préval accepta l’échange avec joie, croyant avoir assez fait entrevoir son secret pour se permettre d’en causer confidentiellement avec mademoiselle Miller, laquelle, prévenue pour lui du plus vif sentiment de reconnoissance, ne refuseroit sûrement pas de le seconder : conjecture raisonnable et bientôt vérifiée.

À deux heures du matin, on remonta en voiture. À demi-poste, Saint-Hilaire s’endormit. Deux femmes qui occupoient le devant de la berline en firent autant. Valmont, placé entre Saint-Hilaire et sa fille, n’osoit parler, de crainte d’éveiller son ami, et aussi de crainte de sortir de l’assoupissement délicieux qui suspendoit en lui toute autre faculté que celle du desir. Eh ! comment échapper à cette dernière séduction ? quel voyageur n’en a fait l’épreuve ? qui n’a connu le mystérieux danger de se trouver tout à coup, et dans la nuit, et à l’heure la plus calme, renfermé près d’une femme qu’on respecte et qu’on aime ; dans l’un de ces hamacs roulans, un de ces cabinets suspendus, dont chaque balancement vous rapproche de l’objet que l’on voudroit fuir ; dont l’air, déjà chargé du parfum de ses cheveux, de ses vêtemens, de son haleine, se charge encore de vos soupirs, et descend dans son cœur, dans le vôtre, chaque fois qu’ils aspirent le mouvement et la vie ?… Valmont, dès long-temps revenu du premier prestige des sens, crut naître en ce moment à ses plus jeunes sensations. Une palpitation violente le força de baisser sa tête sur sa poitrine ; et ses deux bras, fortement enlacés autour de lui, ne comprimoient qu’avec peine la véhémence de ses transports. Lydie, craignant d’être la seule qui ne dormît pas, hasarda enfin une question à voix basse. — « Je voudrois bien, dit-elle, savoir s’il est trois heures… » — Valmont tira une montre à répétition ; ils la firent sonner dans leur coin, en la couvrant de leurs mains réunies pour en assourdir le timbre. — « Trois heures ; un, deux, trois-quarts, répondit Valmont. » — « Eh bien ! monsieur de Valmont, reprit-elle en gardant leur même attitude, il y a précisément deux mois qu’à pareille heure j’étois évanouie entre vos bras. » — Valmont retira sa main. De secrètes images qui n’avoient pu trouver place dans sa pensée à travers les horreurs d’une nuit effroyable, vinrent s’y représenter en foule pendant cette nuit consacrée à l’amour, et lui causèrent un frémissement général. Il trembla de céder à cette impression ; il s’indigna du trouble qu’il ne pouvoit surmonter ; et, dans l’espèce d’impatience qu’il éprouvoit de se trouver ainsi enchaîné près de celle dont l’éloignoit sa raison, il fit un mouvement assez brusque pour repousser le bras qui, dans leur position, s’appuyoit sur le sien… Saint-Hilaire s’éveilla. — « Est-ce la poste ? demanda-t-il. » — « Non, répondit Lydie sans se déconcerter ; non, mon père ; ce n’est qu’un cahot. » — Cette première marque de la présence d’esprit si naturelle aux femmes déplut singulièrement au vertueux Valmont : il crut y démêler une disposition malheureuse à l’intrigue. Son délire se dissipa ; les réflexions se succédèrent. Il soutint la conversation, et ne laissa rendormir Saint-Hilaire que quand Lydie s’endormit elle-même. Il évita, jusqu’au retour à Paris, tout dialogue particulier, et encore, pendant quelques semaines, s’efforça de ne la voir et de ne lui parler qu’en passant. Mais, en dépit de toutes ses précautions, un regard de Lydie bouleversoit son âme ; et la nuit ne venoit remplacer les combats continuels du jour que pour la lui rendre telle que le hasard, la coquetterie, et surtout le désordre de l’incendie de Mordeck, l’avoient offerte à ses brûlans desirs.

Tout le temps que dura son deuil, Lydie, paisible et sédentaire, ne parut et ne fut occupée que de son père et de Valmont. Ce dernier acquéroit chaque jour de nouveaux titres à la reconnoissance de Saint-Hilaire. Lydie le savoit, et ne l’en aimoit pas moins, c’est-à-dire ne souhaitoit pas moins d’en être aimée. Valmont avoit tant d’esprit, de talens, de réputation ! ses amis, ses rivaux en disoient tant de bien ! les journaux en parloient si avantageusement ! son antipathie pour le mariage étoit si généralement reconnue ! Quel triomphe, quel jour que celui où, pour prix de ses nombreux services, Valmont, le sage Valmont demanderoit la main de Lydie de Saint-Hilaire ! Mais, pour l’amener à cette démarche décisive, ne falloit-il donc pas s’assurer de sa tendresse ? Tout l’attestoit, excepté l’aveu. Que faire pour l’obtenir ? L’aimer soi-méme, et rien de plus facile. Ses manières sont parfaites, sa laideur agréable, sa conversation attachante. Alphonse étoit plus riche, Adhémar plus noble ; mais Valmont est plus célèbre, et celle qui portera son nom partagera cette célébrité. Lydie raisonnoit ainsi son penchant : heureuse si, à cette époque, il eût pris d’assez profondes racines pour la soustraire au sort qui l’attendoit ! sort de presque toutes les femmes à qui la nature accorda moins de jugement que d’esprit, moins de sensibilité que d’imagination, et qui, dans le vague effrayant de leurs affections passagères, ne peuvent éviter les embûches d’une insatiable vanité.

Celle de Lydie alloit jouir, alloit souffrir également. Préval se déclara. Ses soins assidus, sa fortune, surtout la protection de madame Miller, tout appuyoit ses prétentions. Saint-Hilaire y pensa, et Valmont fut consulté. Lydie étoit présente. Assise près d’une fenêtre, et singulièrement occupée de sa broderie, mais l’œil au guet, l’oreille attentive, elle observoit, elle écoutoit Valmont comme elle eût observé, comme elle eût écouté le juge de son destin. Sa surprise fut extrême d’entendre d’abord son père le pressentir sur ses propres dispositions ; lui témoigner combien l’inquiétoit pour Valmont un avenir dépourvu d’attachement et d’espérance ; lui demander enfin s’il avoit pour toujours renoncé au mariage… L’aiguille de Lydie et sa respiration restèrent à la fois suspendues. La réponse de Valmont ne se fit pas attendre : — « Mon ami, dit-il avec émotion, mais le plus distinctement possible ; l’obstacle à mon bonheur est, je crois, dans mon caractère ; je suis né inconstant, humoriste et jaloux. Des grâces, des vertus réunies me fixeroient sans doute ; mais ce mélange est rare : eh ! suis-je assez aimable pour mériter que le ciel fasse en ma faveur ce qu’il n’a pas daigné faire pour tant d’autres qui valent mieux que moi ? Si ma femme étoit belle… et coquette, comme la plupart des belles, nous ne pourrions sympathiser ensemble ; car je ne serois ni aveugle ni tolérant ; et si elle étoit seulement estimable, je ne répondrois pas de ma fidélité. Il faut donc offrir à la beauté mes regrets involontaires, à la vertu mes hommages désintéressés, vivre ennuyé plutôt que répréhensible ou malheureux, et garder pour moi seul des habitudes austères et des idées gothiques, dont un excès d’indulgence ne pourroit m’absoudre qu’aux yeux de la femme la plus tendre et en même temps la plus sensée : non, mon ami, je ne me marierai point. » — Lydie reprit son ouvrage, et le suivit sans interruption jusqu’à ce que son père vînt lui parler. La conversation avoit changé d’objet. Saint-Hilaire nommoit Préval ; mais Lydie n’écoutoit plus rien : n’en avoit-elle pas assez entendu ? — « Eh bien ! mon ami, dit Valmont en élevant la voix, c’est à votre fille seule à prononcer ; interrogez son cœur, et gardez-vous de le contraindre. » — Ils s’avancèrent… Lydie se leva. « Parle, mon enfant, dit Saint-Hilaire, en regardant Valmont presque autant que sa fille ; que te semble de ce nouveau parti ? Crois-tu pouvoir être heureuse avec M. de Préval ? » — « Tous les partis me sont indifférens. Je souhaiterois, mon père, passer mes jours auprès de vous. Si pourtant notre mauvaise fortune exige que j’épouse M. de Préval, je vous demande six mois pour me déterminer. » — Lydie, après ces mots, fit à Valmont une révérence profonde, regarda tristement son père, et courut dans sa chambre se soulager par un déluge de pleurs.

« Qu’entend votre fille par cette raison de mauvaise fortune ? reprit Valmont avec chaleur ; quelqu’un auroit-il été assez barbare pour lui donner des idées de gêne et de sacrifice ? Sa jeunesse doit-elle être tourmentée d’une crainte que nos soins mutuels travaillent à prévenir ? et ne sait-elle donc pas, et ne savez-vous pas vous-même que tout ce que je possède est à sa disposition ? » — Saint-Hilaire le regarda d’un air pénétré. — « Valmont, lui dit-il enfin de confiance ; cher Valmont, vous aimez ma fille !… Pourquoi donc la juger si sévèrement ? doutez-vous qu’elle vous aime ? » — « Lydie n’aime personne. » — « Excepté vous. » — « Ce qu’elle éprouve pour moi n’est pas de l’amour. » — « En faut-il pour le mariage ? » — « Ce n’est pas même de l’amitié. » — « Que seroit-ce donc ?… je n’y conçois rien. » — « Une grande surprise de son peu de puissance, un violent dépit de ma circonspection : elle veut me soumettre, et non pas m’attacher. Elle m’aime aujourd’hui, parce que ma résistance l’irrite ; que demain je sois à ses pieds, et vous verrez comme elle me traitera. » — « J’autorise l’épreuve, je vous exhorte à la tenter, et si ma fille est capable… » — « Et moi, me croyez-vous capable de risquer à pareil jeu mon affection pour elle et la paix de votre intérieur ? Qui, moi ! vous désunir ! moi, cesser de la voir, de lui être cher, ou du moins supportable ? Eh ! que ferois-je alors d’une vie insipide ? » — Saint-Hilaire n’insista plus : il vit que l’amour tout seul sauroit bien suppléer son autorisation, et attendit, non sans une vive anxiété, que la conduite et les sentimens de son ami lui apprissent enfin ce qu’il devoit justement espérer des sentimens et du caractère de sa fille.

Quelques espérances conditionnelles furent accordées à Préval, et, dès ce jour, il fit sa cour en règle. Le grand deuil étoit fini ; les bals s’ouvroient de toutes parts : Préval demanda la permission d’y conduire Lydie et mademoiselle Miller. Celle-ci se faisoit effort pour y suivre sa jeune compagne. Mais Lydie dansoit à ravir ; Lydie aimoit passionnément la danse ; ce goût, alors très en vogue, et réveillé par un premier succès, dissipa bientôt les idées sérieuses dont ses grâces mutines avoient été quelque temps obscurcies. Elle redevint plus jolie que jamais. Valmont en fit la remarque : il la fit devant elle, devant dix personnes qui les entouroient ; il l’auroit dit à l’univers, n’eût-ce été que pour satisfaire le continuel besoin de parler d’elle. Chaque jour, chaque instant l’amenoit à cet aveu qu’il avoit eu tant de peine à contenir. Lydie, refroidie et courroucée depuis la réponse de Valmont, s’étoit promis vengeance, et y marchoit avec une inconcevable rapidité. La résistance de Valmont tenoit principalement à la crainte de n’être pas assez aimable… il ne s’agissoit donc que de le bien rassurer. Eh ! comment ne pas finir par croire ce que l’on désire, même involontairement ? comment imposer silence à l’amour-propre, quand le premier intérêt du cœur est de moitié dans ses insinuations ? Valmont étoit prudent et sage ; il savoit en beaucoup de choses se dire la vérité aussi promptement que les autres se flattent : mais il cultivoit les arts, et les cultivoit pour la postérité : il ne pouvoit donc pas répondre de sa modestie. Tout concouroit d’ailleurs à sa défaite ; doux regards, mots charmans, préférence marquée sur Préval, qui en eût été jaloux, s’il avoit su l’être de quelqu’un dans le monde. Sans cesse Lydie appeloit Valmont, et ne sembloit heureuse qu’auprès de lui. Les travaux continuels de Valmont le tenoient éloigné pendant le jour ; mais souvent, le soir, il arrivoit au moment où Lydie alloit sortir pour se rendre au bal, et souvent aussi elle avoit sacrifié ce goût si vif au plaisir de causer deux heures avec Valmont. Saint-Hilaire épioit ces rencontres, et les favorisoit de tout son pouvoir. L’hiver touchoit à sa fin. Les soins de Préval se ralentissoient ; ceux de Valmont, soutenus par un motif plus noble, n’avoient pas besoin de l’amour pour en conserver l’empressement. La dépense de la maison de son ami rouloit sur l’avenir, et sa seule amitié en escomptoit les promesses. Lydie accoutumée à une élégance ruineuse, ne s’étoit aperçue d’aucun changement dans ses habitudes, et mademoiselle Miller, retenue par les instantes prières de Valmont, s’étoit vue forcée de satisfaire toutes ses fantaisies. Son économie tâchoit de se dédommager sur Saint-Hilaire et sur elle-même ; mais ces foibles compensations ne pouvoient entrer en balance avec la toilette d’une fille de dix-neuf ans, recherchée dans sa mise comme une femme de vingt-cinq. Saint-Hilaire ne supportoit qu’avec une peine extrême l’inconvenance de cette situation. Il venoit de perdre en première instance le procès intenté pour la succession de sa sœur : le recours en appel étoit douteux ; sa délicatesse répugnoit à surcharger Valmont du fardeau de tant d’avances, sans lui en assurer le remboursement dans le partage des droits de sa fille. Ce mariage devenoit une affaire sérieuse… une dette d’honneur : il crut devoir en prévenir Lydie. — « Ma fille, lui dit-il un soir, il est un terme à l’imprévoyance : ton âge et nos malheurs ne te permettent plus de penser, d’agir en enfant. Ton héritage, déjà consumé en partie, et réduit de moitié par l’injustice des hommes, sera presqu’absorbé par tout ce que je dois à M. de Valmont, si votre union, mes enfans, ne met en commun sa créance et nos engagemens. Je sais qu’un autre mariage nous acquitteroit sans t’appauvrir… Mais quel autre que Valmont auroit pour moi le cœur d’un fils ? Tâche, Lydie… tâche de t’en faire estimer : alors tu deviendras sa femme ; alors ta première faute s’effacera de ma mémoire, et je serai le plus heureux des pères. » — Un coup frappé à la grande porte annonçant Valmont, qui ce soir-là devoit accompagner Lydie, Saint-Hilaire sortit, et les laissa ensemble.

C’est toujours à l’aide du sentiment que l’âme s’ouvre aux plus belles notions morales. La fortune, les titres, la renommée, tous les genres de gloire s’obtiennent par des travaux et des succès dont le néant s’imprime au fond du cœur à mesure que le temps sillonne notre visage. Mais ce trésor de l’âme indépendant de tous les autres biens ; mais ce suffrage de la conscience, si favorable à nos devoirs, il ne faut, pour les obtenir, renfort de travail ni d’intrigue ; ils gouvernent, ils ramènent long-temps le naturel flexible que de mauvais préceptes n’ont encore pu corrompre ; et tant qu’une noble fierté fait cause commune avec cette voix secrète, rien n’est désespéré pour la sagesse et le bonheur.

Lydie, sans s’arrêter à toutes ces réflexions, fut seulement entraînée par le desir de consoler son père. Elle l’aimoit tendrement, surtout depuis leurs infortunes. Son caractère altier ne résistoit point à la prière ; et ces mots : tâche, Lydie, tâche de t’en faire estimer ;… ces mots, prononcés dans tout l’épanchement de la sollicitude paternelle, l’avoient pénétrée d’une sorte de défiance d’elle-même mille fois plus redoutable pour Valmont que de présomptueuses agaceries. Elle regardoit encore la porte par où venoit de sortir Saint-Hilaire… Sa tête s’étoit penchée sur sa main, et son coude, encore appuyé sur la cheminée, supportoit, en s’arrondissant, cette tête volage, alors remplie de pensées raisonnables. Son autre main retenoit en arrière le vêtement léger qu’aspiroit la ventouse, et découvroit ainsi ses pieds menus, et chaussés pour le bal. Sa parure blanche, dessinée dans les goûts de Valmont, son air sérieux et attendri, son attitude de corps aussi souple que modeste, la manière même dont elle étoit éclairée par la double lumière du foyer et des quinquets, donnoient à toute sa personne un caractère aérien, idéal, enchanteur, et tel, que Valmont, en entrant dans la chambre, s’arrêta pour contempler, pour admirer à son aise cet aimable et fatal modèle de tant de grâces,… de tant d’imperfections réunies ! Elle l’aperçut, la regardant encore… Elle baissa les yeux, et n’en fut que plus jolie. Il s’avança ; elle lui tendit la main ; et quand il tint une fois cette main, quand il l’eût gardée quelques secondes, ils s’étoient déjà dit beaucoup de choses. Valmont parla le premier. — « Je crois que l’on nous attend… venez-vous, ma belle amie ? » — « Comme vous voudrez, M. de Valmont ; vous savez bien que, depuis long-temps, je ne peux plus vouloir que ce que vous voulez. » — Et les yeux de Lydie ne quittoient plus le parquet. Valmont l’attira vers son fauteuil, la fit asseoir, et s’asseyant lui-même : — « Avez-vous, lui dit-il en hésitant, avez-vous un peu réfléchi à ce que vous venez de me dire ? » — « Il n’est pas besoin de tant de réflexion pour dire une fois ce que l’on pense toujours. » — « Est-il possible ?… qui, moi !… j’aurois obtenu quelqu’empire… » — Lydie se tut, craignant de s’être trop avancée. Valmont reprit avec défiance : — « Seroit-ce encore un de ces jeux cruels qui vous ont coûté si cher ? » — « Ah dieu ! s’écria Lydie. » — Et quelques larmes coulèrent sur son visage… — « Ne pleurez pas, dit tendrement Valmont ; ah ! par pitié, ne pleurez pas ! mon opinion, quelle qu’elle soit, vaut-elle une seule de vos larmes ? » — « J’en verserai long-temps… j’ai mérité votre mépris ; je suis malheureuse… à jamais malheureuse… » — « Malheureuse, vous, Lydie !… malheureuse, et par moi ?… expliquez-vous ; expliquez-vous, il le faut ; il n’est pas encore tard ; le bal… » — « Eh ! que m’importe le bal ?… ne l’ai-je pas laissé vingt fois pour vous ? » — « Pour moi ! » — Il réfléchit ; il se rappela les sacrifices du même genre qu’il avoit déjà reçus ; il chercha les yeux de Lydie ; et ces yeux, si expressifs en cet instant, lui apprirent ce que Lydie elle-même ne croyoit pas encore éprouver à ce point. — « Vous voulez que je vous aime, lui dit-il, prêt à céder ; vous le voulez… mais songez qu’il y va du désespoir de toute ma vie ; qu’il y va de celui de mon ami qui jamais ne vous pardonneroit de vous être jouée de la crédulité de Valmont ; qu’il ne s’agit pas moins que de vous engager à partager mon sort, mes travaux, mes habitudes ; que j’aime peu le monde, que ma femme doit vivre pour moi, uniquement pour moi. » — « Tout cela ne m’effraie pas, répondit-elle avec un doux sourire : j’ai fait vœu de vous consacrer ma vie du jour où vous me l’avez sauvée. » — Valmont ne put résister à ces paroles flatteuses. Ivre d’amour et de joie, pénétré à la fois de tendresse et de repentir, il mit un genou en terre : — « Et moi, dit-il avec transport, je fais vœu de ne respirer désormais que pour mériter le pardon de mes injustices. Recevez-en l’expiation ; recevez, ô ma chère Lydie ! l’hommage d’un cœur où vous régnerez jusqu’au tombeau. Amie, épouse charmante du trop heureux Valmont, recevez sa foi, et jouissez de sa félicité qui ne pouvoit être que votre ouvrage ! » — Quelques soupirs et un chaste baiser confirmèrent le serment du plus respectable des hommes. Lydie étoit heureuse ; elle l’étoit au-delà même de son espoir. Ses devoirs, son penchant, tout étoit accordé. Si, dans ce moment, Saint-Hilaire fût rentré, si Valmont eût parlé, et que Lydie eût passé cette soirée chez elle, l’honneur, la reconnoissance, le véritable amour l’emportoient… Valmont, par ménagement pour Préval, crut devoir différer sa demande définitive. Il s’en expliqua avec Lydie, qui n’eut pas même le temps de lui répondre. Préval entra, conduit par mademoiselle Miller ; minuit sonnoit,… on partit pour le bal.

Il étoit brillant et nombreux. Une centaine de jeunes gens s’y disputoient les regards d’autant de femmes, belles de leurs attraits comme de leur parure. À l’aspect de Lydie, l’attention ne fut d’abord que partagée ; mais dès qu’elle dansa, tout le monde s’occupa d’elle. La maîtresse de la maison, charmée de l’éclat qu’un talent si précieux alloit jeter sur sa soirée, se hâta d’assortir une gavotte. Le meilleur danseur se présenta. Valmont, placé derrière le fauteuil de Lydie, lui demanda tout bas si elle accepteroit. — « Pourquoi pas ? Vous aimez sûrement ces jolis pas de deux. » — « Je ne les aime qu’au théâtre. » — Lydie refusa poliment ; c’étoit la première fois qu’elle refusoit. Toute nouveauté excite la curiosité, surtout dans les lieux où le désœuvrement fait ressource de la moindre infraction aux usages ; et il est d’usage que ceux qui, la veille, ont joui du droit exclusif d’amuser une société, se tiennent prêts encore à l’amuser le lendemain : car rien n’est routinier comme l’exigence ; et c’est un grand contre-poids aux prétentions de toute espèce, que cette gêne de ne pouvoir y renoncer sans risquer de se faire une querelle avec ceux mêmes qui, dans l’origine, vous en désapprouvoient le plus ouvertement. On trouva donc mauvais que mademoiselle de Saint-Hilaire ne se donnât point ce soir-là en spectacle, comme déjà elle l’avoit fait. On s’en plaignit à mademoiselle Miller ; on accusa Préval comme on eût accusé un mari ombrageux. — « Rendez-nous-la, lui disoit-on ; comptez-vous, après la noce, la séquestrer loin de tous les plaisirs ? Ce seroit d’une tyrannie, d’un ridicule barbares. » — « Je vous assure, Mesdames ; … Messieurs, je vous proteste… » — « Ah ! sans doute ; vous voudrez nous persuader que ce n’est pas vous… » — « Non, en vérité ; j’ai plutôt lieu de craindre, ajouta-t-il, en remarquant l’air d’intelligence de Valmont et Lydie ; j’ai plutôt lieu de craindre que M. de Valmont… » — « Qui ? cet original ? cela n’est pas possible : il est si laid et si maussade ! »

Lydie entendoit tout sans paroître écouter : cet art, particulier chez les femmes, leur est nuisible comme la plupart de leurs finesses ; car souvent il leur fait découvrir ce qu’il est au moins inutile qu’elles sachent, et ajoute à leurs idées des idées contraires, auxquelles trop de foiblesse d’âme sacrifie parfois leurs intérêts, et même leurs inclinations. Lydie, déjà honteuse d’un choix que tout le monde n’approuvoit pas, regarda avec une attention mêlée de quelque effroi cet amant extraordinaire qui amenoit sa maîtresse au bal pour l’empêcher de danser la gavotte. Valmont, en cet instant, n’étoit effectivement pas beau. Sa distraction naturelle, jointe à un peu d’ennui qui le suivoit toujours au sein des assemblées bruyantes, ne donnoit pas à sa physionomie une expression bien favorable. Ses traits bizarres, ses yeux fatigués, pouvoient choquer à la première vue, quand un sentiment vif ne les animoit pas. Dans les choses ordinaires de la vie, il étoit plus ordinaire encore ; toute impression équivoque lui donnoit même un air vague et boudeur. Lydie eut beau regarder, elle ne reconnut point l’homme qu’elle avoit aimé deux heures auparavant. Elle se surprit à le trouver tout aussi laid, tout aussi maussade qu’aux premiers jours de leur rencontre au château de Mordeck, et conçut de nouveau quelque doute du bonheur qui pourroit l’attendre avec un mari d’une figure si singulière et d’un caractère si difficile. Valmont, de son côté, s’aperçut qu’il étoit l’objet de quelques critiques. Attentif surtout à ne pas compromettre Lydie, il s’efforça de ne rien entendre, et cette contrainte l’enlaidit encore. En ce moment, Préval joignit ses instances à celles du danseur refusé. — « On m’impute, dit-il à Lydie, la privation du pas de deux ; l’honneur que me fait ce reproche ne me consoleroit pas de l’avoir mérité : dansez, je vous en conjure, ne fût-ce que pour l’acquit de ma conscience ! » — Préval, qui rarement disoit des choses agréables, trouva celle-ci par bénéfice d’occasion. Tout l’avantage étoit de son côté ; il le sentoit, et la confiance donne tant de grâce ! Lydie, très-partagée entre le desir de danser et la crainte de fâcher Valmont, ne répondit qu’en consultant celui-ci des yeux. Valmont sourit, et parut approuver : auroit-il pu faire autrement ? Lydie ne l’en remercia pas moins, et réveilla par cet enfantillage les soupçons de Préval, et aussi son amour : car il étoit de ceux qui n’envient la possession d’un bien qu’autant qu’elle leur est disputée. Lydie s’échappa d’auprès de Valmont comme l’écolier des mains de son recteur. Les plaisanteries recommencèrent. Elle devint l’objet de l’attention générale ; et l’effet enchanteur de ses deux premières révérences fit resserrer autour d’elle le cercle réuni pour la voir de plus près. Elle dansa avec précision, avec abandon, avec ivresse ; reçut les applaudissemens réservés aux Terpsichores de l’Opéra, et regagna son fauteuil, entourée d’une foule d’adorateurs, tous charmés ravis, enthousiasmés. Valmont, pendant la gavotte, s’étoit approché d’un amateur de peinture que, depuis long-temps, il n’avoit rencontré, et dont l’estime lui étoit chère. Ils entamèrent ensemble un de ces entretiens substantiels qui rendent à l’esprit son essor et à l’âme son énergie. Valmont s’y livra d’autant plus volontiers, que le bal ne l’amusoit pas, et qu’il souhaitoit fort que Lydie pût s’en rassasier au point de n’y revenir de long-temps. Il s’éloigna donc, s’assit à côté de l’amateur, continua de causer de l’air le plus naturel, le plus animé, et ne revint aux deux dames que quand elles l’appelèrent pour le prier de faire avancer la voiture. Préval y monta avec eux, proposa un spectacle pour le lendemain. Valmont, qui ne pouvoit en être, le déclara sans nulle façon. Lydie exigea qu’il y vînt. — « Je ne saurois, dit-il ; je me suis promis de travailler demain soir. » — « Mais, si je vous en prie ! » — « Vous obtiendrez tout de moi, excepté le sacrifice du talent qui me console de tout. La gloire d’abord ; l’amour ensuite. » — « L’amour ! dit Préval surpris ; quoi ! réellement nous sommes rivaux ? » — « Il faut bien en convenir, puisque vous venez d’en avertir tout le monde, répondit Valmont assez gaîment ; mais que ma prétention ne vous décourage pas. Je laisse à mademoiselle la liberté de choisir entre vous et moi. Après le nom d’époux, celui d’ami est encore assez beau, et peut-être me soutiendrois-je mieux au second rang qu’au premier. » — Cette déclaration inattendue déconcerta d’un seul coup toutes les ruses de Lydie et toute la confiance de Préval. Il reconnut dans cette conduite l’homme prudent et aimable, auquel il portoit une véritable estime, et ne put s’empêcher de réfléchir un peu plus sérieusement aux suites de l’engagement que cette circonstance devoit accélérer. Mademoiselle Miller, qui jamais n’auroit cru que Valmont se fût ouvert a ce point, rêvoit aux moyens d’éloigner doucement Préval, n’entrevoyant au monde rien d’aussi heureux pour Lydie que son union avec le meilleur ami de son père. Mais Lydie, réduite, ou peu s’en falloit, à la nécessité de ne pouvoir se dédire, se sentit fortement gênée par cette contrainte. Son naturel impérieux se révolta. Il lui sembla que Valmont n’anticipoit sur le délai convenu, que pour la punir des plaisirs de la soirée, et lui dicter un peu plus tôt l’ennuyeuse façon de vivre dont il lui avoit présenté l’image. Elle ne vit aussi dans l’option dont il la laissait maîtresse qu’une soumission affectée qui dénotoit plus d’orgueil que d’amour : et quel amour que celui auquel un homme ne sacrifieroit pas quelques heures d’études !… — « Ainsi donc, s’il étoit trahi par sa maîtresse, il se consoleroit avec sa gloire ?… » — La voiture arrêtoit ; on descendit. Valmont, avant de se retirer, tendit la main à Préval, et lui dit : — « Grâces à la fameuse gavotte, je n’aurai point à me reprocher envers vous une dissimulation qui m’eût coûté. Obtenons seulement de mademoiselle qu’elle daigne fixer le terme de notre concurrence, et comptez, cher Préval, sur toute mon amitié, soit que je l’emporte ou que l’on vous préfère. Seulement, mademoiselle… (ceci s’adressoit à mademoiselle Miller), il convient que Saint-Hilaire ne sache rien de ce qui s’est passé. Peut-être sa trop vive reconnoissance feroit-elle pencher la balance en ma faveur, et je ne veux combattre Préval qu’avec les mêmes armes dont il peut se servir. À quand notre arrêt ? ajouta-t-il en souriant. » — Lydie, outrée de dépit, se hâtoit de répondre : — « Mais dès ce jour, monsieur, dès cet instant… » — « Non pas dans cet instant, interrompit Valmont ; non pas même après le repos de ce jour : vous n’auriez pas le temps de peser mûrement nos droits ; mais une huitaine, je crois, suffira… » — « Et au-delà, monsieur, je vous assure. » — « Dans huit jours donc ? » — « Dans huit jours, soit. » — Les hommes saluèrent et sortirent. Mademoiselle Miller se retira sans avoir obtenu un mot de Lydie : mais celle-ci, rentrée dans sa chambre, s’y promena long-temps avant de se coucher. Les dernières paroles de Valmont achevoient de le perdre dans son esprit. — « Nos droits !… répétoit-elle ; nos droits !… Monsieur croit avoir des droits ! … » — Et ses idées se brouillant, s’entre-choquant de plus en plus, elle s’endormit, presque déterminée à démentir pleinement l’attente de celui qu’elle avoit attendu si long-temps.

Le lendemain, à l’issue du dîné, Valmont parut un instant. Il étoit gai, bien mis, apportoit à Lydie un des plus jolis bouquets qui fussent encore sortis d’aucun jardin d’hiver. Elle accueillit d’abord son hommage avec ce sourire d’enfant dont toute femme s’embellit en regardant une fleur ; mais, revenant bientôt à ses préventions, elle mit le bouquet dans un vase de cheminée, et feignit de l’oublier quand elle sortit pour se rendre au spectacle. Le lendemain, Valmont, en lui offrant un bel étui anglais qu’elle hésitoit à accepter, aperçut près d’elle quelques fleurs sèches. Il demanda si c’étoient les siennes. — « Non, répondit-elle ; c’est le bouquet de M. de Préval, qui fut hier au soir d’une amabilité !… » — « Il a donc bien gagné depuis trois jours ! » — « Eh ! mais, assez pour inquiéter un jaloux. » — « Ma jalousie, répliqua-t-il froidement, n’insultera jamais à la vertu de celle qui souhaita d’être ma femme. Si maintenant je pouvois douter de vous, je douterois bientôt que l’on pût vous aimer. Au revoir, chère Lydie… ajouta-t-il d’un ton plus doux ; au revoir, et tâchons de bien nous entendre. » Puis il la quitta, après l’avoir baisée au front. — « Mais c’est un père que j’aurai dans ce mari-là, se dit à elle-même l’impétueuse Lydie ; un second père, mille fois moins indulgent, moins tendre que le premier. Quelle arrogance ! celle qui souhaita d’être ma femme !… À ce compte, c’est moi qui l’aurai demandé en mariage ; sans mes sottes inquiétudes, sans mes faciles bontés monsieur en seroit encore à attendre tranquillement que je le priasse de vouloir bien m’aimer… Et dans ce moment même, dans ce moment où il ne tient qu’à moi de lui préférer un homme d’une naissance égale à la mienne, il faut encore que je parle la première, et que j’épargne à sa dignité jusqu’au plus petit risque d’inconséquence !… Oh bien, monsieur, vous serez inconséquent ; vous le serez en dépit de vous ; on vous forcera bien de douter de moi, ou plutôt, ce qui est difficile, de douter un peu de vous-même ; vous n’en concevrez pas moins que l’on puisse m’aimer ; vous m’aimerez toute votre vie, et toute votre vie sera malheureuse par votre faute, par votre unique faute… » — Lydie, en ce moment, ne savoit pas qu’elle venoit de tirer son horoscope.

Valmont, sûr d’elle, parce qu’il n’imaginoit pas qu’une fille bien née pût se rétracter après l’aveu formel de sa tendresse ; charmé que les petites tracasseries du bal eussent accéléré l’instant qui devoit consacrer leur penchant mutuel, et enchaîner Lydie à des devoirs dont il se promettoit si bien d’adoucir l’austérité ; Valmont, les jours suivans, ne s’attacha qu’à méditer, à rédiger lui-même un projet de contrat, monument éternel d’affection généreuse pour la fille, d’amitié encore plus rare pour le père. Un message verbal et l’envoi d’un bouquet le rappeloient seulement chaque matin au souvenir de celle en qui déjà il chérissoit la compagne de sa destinée.

Son éloignement et le silence de Lydie inquiétèrent mademoiselle Miller. Taciturne par principe, elle eût scrupuleusement gardé le secret promis à Valmont, si l’humeur qui perçait dans toutes les actions de Lydie, si une étude continuelle du caractère de cette jeune personne n’eussent prémuni la vieille Anglaise, n’eussent en même temps prémuni Saint-Hilaire contre un air de réserve, inexplicable s’il n’étoit alarmant. Saint-Hilaire vint enfin s’en plaindre à l’ancienne amie de sa famille. — « Ma fille m’évite, lui dit-il ; elle m’évite depuis son dernier entretien avec Valmont. Vous vîntes les trouver à l’issue de cet entretien : vous en a-t-elle confié le résultat ? » — « Non ; mais je l’avois deviné. » — « Eh bien ? » — « Ils étoient d’accord, tellement d’accord, que deux cents personnes rassemblées chez madame D***, ont remarqué leur intelligence. Tout à coup votre fille en a rougi, je ne sais pourquoi. Valmont ne vouloit pas qu’elle dansât la gavotte ; Préval a flatté son goût pour la danse. Le bal s’est prolongé, probablement contre l’avis de M. de Valmont ; et cependant voici ce qui s’est passé au retour. » — Alors elle raconta ce que Valmont avoit dit dans la voiture, ce qu’elle avoit pensé de la sécurité de Valmont, et ce qu’on avoit lieu de craindre du changement visible survenu dans les idées de Lydie. Elle ajouta : — « Ce nouveau caprice est d’autant plus inconcevable, que Valmont, quoique absent, renouvelle ses soins par toutes les galanteries d’usage, tandis que Préval, que nous voyons tous les jours, paroît de plus en plus contraint et refroidi. Il arrive, s’assied, n’apporte plus de fleurs, ne propose plus de spectacles ; il paroît attendre qu’on le questionne, et s’en va de l’air d’un homme qui remet au lendemain ce qu’il n’a osé dire la veille. Votre fille, qui, en toutes choses, ne voit que ce qu’elle veut voir, ne parle plus du tout de Valmont, et ne cesse d’encourager Préval… Je crains, je vous l’avoue, je crains quelque méprise. » — « Si Valmont croit être sûr du cœur de ma fille, nous n’avons rien à craindre. » — « Alphonse croyoit aussi en être sûr. » — « Eût-elle osé tromper Valmont ? » — « Elle ne trompe point ; elle change, parce qu’elle n’aime pas, ou qu’elle aime foiblement. Redoutons, croyez-moi, cette légèreté funeste qui bientôt la déshonoreroit, si nous l’abandonnions à elle-même dans ce moment où un père, une amie doivent agir, et même penser pour elle. » — Saint-Hilaire demeura quelque temps sans répondre. — « Valmont, dit-il enfin, a eu, pour vous recommander le silence, des raisons que je respecte. Malheur à ma fille, si elle trahit une confiance sans doute fondée sur les garans les plus certains ! Je veux tout ignorer ; je veux enfin connoître ce que l’on peut espérer d’elle. Quant à Préval qui n’a pas craint, au moins pendant deux jours, de soutenir la concurrence avec l’homme dont je fais le plus de cas ; Préval, dont le devoir eût été de venir sans détour s’expliquer avec moi, et qui peut-être calcule, au dernier instant, les désavantages d’une alliance qui ne peut plus ajouter à sa fortune, Préval ne sera jamais mon gendre. » — Mademoiselle Miller soupira… — « Et peut-être, dit-elle…, peut-être votre Lydie ne se mariera-t-elle jamais ! » — « C’est ce que nous saurons dans vingt-quatre heures. » — Et Saint-Hilaire se retira sans avoir fait demander sa fille.

Le seul Préval fit sa visite du soir. Les dames, au nom de Saint-Hilaire, l’invitèrent à dîner pour le lendemain, jour de la décision de Lydie… À cette invitation, aux regards caressans dont elle fut appuyée, Préval ne répondit que par une vive rougeur, et parut tellement déconcerté, que l’Anglaise en tira les inductions les plus extraordinaires. Elle fit un signe, et Lydie s’éloigna, non sans une extrême pitié des tourmens auxquels ce dernier jour d’alternative livroit le trop tendre Préval. Préval, en effet, n’étoit pas à son aise ; mais s’il souffroit de l’alternative, ce n’étoit pas précisément de la même façon que se le figuroit Lydie de Saint-Hilaire. Une habitude de vivre, un simple engagement de société, causoient son mortel embarras : il s’en ouvrit enfin à mademoiselle Miller. Préval, depuis cinq ans, étoit de tous les soupers, de toutes les parties, de toutes les réunions de madame de Melcour, veuve de quarante ans, point trop laide, et fort riche. Madame de Melcour, avec une excellente maison, assez de bon sens et beaucoup de gaîté, avoit beaucoup d’amis, parmi lesquels elle distinguoit Préval ; c’est-à-dire, que, pour l’attendre, l’annoncer, l’accompagner partout, appeler les gens, ramasser son mouchoir, c’étoit lui qu’elle désignoit. Il étoit doué d’une grande complaisance, vertu remarquable chez ceux qui n’en ont point d’autres. On s’étoit accoutumée à ses prévenances, à son exactitude. Son séjour de quatre mois au château de Mordeck avoit déjà déplu. On savoit qu’une beauté fantasque, inconstante, et, qui pis est, à moitié ruinée, recevoit les vœux de Préval, et l’enleveroit bientôt à ses liaisons journalières. Madame de Melcour s’étoit trouvée au bal, y avoit vu Lydie et Valmont, avoit tout observé, tout entendu, tout retenu ; et quand Préval, après trois jours d’absence, se présenta à sa toilette : — « Écoutez, lui dit-elle ; je veux vous rendre un grand service ; je veux vous empêcher de faire une sottise. Une femme ne se trompe guère sur le compte d’une autre. Je vous déclare que l’époux de la jeune personne en question est destiné à passer les plus mauvais momens !… Ne vous lassez pas d’être heureux ; restez veuf, je vous y exhorte ; ou si le goût du mariage vous reprend…, eh bien ! mon cher, je suis à vous. Vous connoissez mes biens, mes goûts, mon caractère ; j’ai pour moi la raison et quelques attraits encore ; je vous aimerai assez pour supporter vos défauts ; vous êtes trop mon ami pour ne pas excuser les miens : pensez-y ; mais surtout… oh ! surtout n’épousez pas cette étourdie ; ce seroit à ne jamais vous revoir. — « Concevez, mademoiselle, ajouta le naïf Préval, concevez ma perplexité ! madame de Melcour a su l’engagement que j’ai pris pour demain ; elle veut, elle exige que j’y renonce ; elle attend ce soir même le sacrifice de mes prétentions à la main de la belle Lydie… Elle y compte…, et je lui dois tant d’égards ! — « Suivez un conseil raisonnable ; portez à madame de Melcour vos vœux et votre reconnoissance : Lydie ne sauroit être à vous. » — « Est-il possible !… Mais quel obstacle… » — « Son père ne l’accordera point à d’autre que Valmont. » — « Ah ! combien vous me soulagez !… Cependant elle est si belle, si bonne !… elle me voit avec tant de plaisir ! » — En ce moment Lydie rentra. — « Comment donc…, des secrets !… Je veux en être. » — « Vous en serez demain, dit mademoiselle Miller. » — « Ah ! demain… je le crois. » — « En vérité, dit Préval tout tremblant, si je ne craignois… » — « Ne craignez rien, monsieur, interrompit mademoiselle Miller ; jamais situation ne fut moins alarmante que la vôtre ; allez y réfléchir, et ne revenez qu’irrévocablement fixé au seul parti qui vous convienne : nous vous attendrons à quatre heures. » — Préval, encore un peu combattu, salua timidement Lydie, qui, en le reconduisant, crut devoir lui dire : — « Rendez-vous donc plus de justice. Tel qui se repose sur des titres imaginaires, sera peut-être bien surpris. » — Préval alloit parler… Mademoiselle Miller le retint et du geste et des yeux. Il s’en fut, encore agité, incertain… il s’en fut retrouver madame de Melcour, à qui il raconta le plus distinctement qu’il put ce qui venoit de se passer. L’habile veuve sentit qu’il ne lui restoit qu’un moment. Elle avoit pour Préval une véritable amitié : elle en tint le langage, et fut persuasive. Un dédit considérable, une promesse solennelle l’assurèrent enfin de la main de Préval : Préval fut se coucher, calmé et satisfait.

« Comme il m’aime !… dit, en rentrant, Lydie à mademoiselle Miller ; avez-vous remarqué son tremblement… sa rougeur ? Quelle nuit affreuse il va passer ! Il est modeste, lui ; il ne donne point ses lois, ne se targue point d’une fausse générosité ; ce qu’il pense, il le dit sans fard, et ne craint pas de le répéter tous les jours. » — La discrète Anglaise ne put retenir un geste d’impatience, et la laissa sans daigner lui répondre. — « Ils s’entendent !… s’écria Lydie ; ils s’entendent pour me faire épouser cet orgueilleux Valmont… L’insolent ! approche-t-il ? a-t-il écrit un mot ? s’informe-t-il seulement si son absence m’irrite ? Que lui importe ?… je lui appartiens puisqu’il a secouru mon père. Il croit m’avoir achetée par ses bienfaits… et mon père, si grand et si noble, supporte une telle abjection ! et je paierois de ma liberté, du sacrifice de tous mes plaisirs, des services intéressés dont une union mille fois plus douce, dont une fortune plus solide peuvent m’affranchir sans ingratitude !… Allons, allons, c’est trop balancer. Que M. de Valmont apprenne à me connoître, et que mon père, dont je vais à regret contrarier les intentions, me remercie un jour de l’avoir désabusé de son idolâtrie pour l’ami le plus vulgaire et l’époux le moins fait pour moi.

Les réflexions de la nuit… (et mademoiselle de Saint-Hilaire en fit beaucoup à ce sujet) la confirmèrent dans sa résolution.

Le lendemain, à onze heures, les deux dames, finissant à peine de déjeûner, entendirent plusieurs personnes qui montoient précipitamment. C’étoit Saint-Hilaire, suivi de Valmont, de Préval, et d’un notaire de confiance, ancien ami de la maison. Saint-Hilaire vint gaîment embrasser sa fille, toute surprise de voir, et de si grand matin, tant de monde rassemblé autour d’elle. — « Je sais tout, lui dit son père ; je sais tout, et je viens t’aider à fixer ton choix. Lisons, messieurs, lisons, continua-t-il en faisant asseoir Préval et le notaire : ce n’est qu’un simple projet, cela n’engage à rien, On n’y nomme personne… Mais lisons ; après quoi, ma chère, tu prononceras. » — « Permettez, dit Valmont, permettez que j’insiste pour que mademoiselle prononce auparavant. » — « Mais qu’est-ce donc qui presse ? » demanda Lydie… — « Moi, répondit son père. Je hais l’indécision, et quelques heures de joie valent bien la peine d’être ajoutées à l’existence. Mettez-vous là, mon ami. » — Et il désignoit à Valmont la place à côté de sa fille. — « Cette petite violence ne vient pas de moi, dit tout bas Valmont en baisant la main de Lydie… Vous m’en croyez, j’espère ?… » ajouta-t-il, inquiet de son air mécontent… — Une révérence glaciale lui imposa silence. Mademoiselle de Saint-Hilaire, sérieuse et les yeux baissés, écouta d’abord en silence la lecture du projet de contrat ; le seul Valmont pouvoit l’avoir dicté. Lui seul, en situation de donner quittance générale de tout ce qu’avoit emprunté Saint-Hilaire depuis l’incendie de Mordeck, la donnoit en effet par cet acte touchant, et reconnoissoit, en outre, à sa future épouse, une dot égale à la valeur des biens qu’il apportoit à la communauté… À ce dernier article, Lydie, d’une voix ferme, et jetant sur Valmont des regards dédaigneux : — « À quoi bon, monsieur, lui dit-elle, cette affectation de générosité qui ne peut plus en imposer qu’à mon père ? Vous sied-il de forcer mon aveu par le sien ? étoient-ce là nos conventions ? N’est-il donc pour moi nul moyen d’échapper à cette tyrannie ? et mon père ne peut-il s’acquitter autrement envers vous ? Monsieur de Préval m’a demandée, ce que vous n’avez pas fait, vous, monsieur ; monsieur de Préval a persévéré dans sa demande, et n’a jamais pensé que des raisons de fortune pussent me déterminer en sa faveur. Tant de constance et de modestie ont mérité mon estime, ont justifié mon attachement, et c’est monsieur de Préval que je préfère, que je souhaite, que je choisis authentiquement pour époux. » — « Moi ! moi ! s’écria Préval… Ah ! grand Dieu ! » — Et il demeura consterné. — « Monsieur de Préval est engagé, mademoiselle, répondit Saint-Hilaire avec un accent aussi morne, aussi altéré que son visage ; il a su mes desseins, j’approuve son changement, et l’indulgence de monsieur de Valmont est maintenant le seul titre qui vous reste à la mienne. » — L’étonnement, la colère suffoquoient Lydie. Elle rassembla ses forces, et perdant à la fois toute mesure et toute obéissance : — « Et moi, mon père, et moi, répliqua-t-elle avec emportement, j’aime mieux renoncer au mariage, et, s’il le faut, à tout au monde, que de tenir un état de l’indulgence de personne. » — « Téméraire !… oses-tu me braver à ce point ? » — Saint-Hilaire, hors de lui, s’élançoit violemment sur sa fille… Tout le monde le retint. Mademoiselle de Saint-Hilaire, épuisée par l’excès même de son audace, étoit retombée sur son siège, où elle demeura immobile. Préval et le notaire sortirent les premiers. — « Ah, mademoiselle !… dit Préval en se retirant, quel affreux service vous venez de me rendre !… Je ne pourrai donc pas même vous regretter ! » — Et il sortit les yeux pleins de larmes.

Valmont, stupide de douleur, prit l’écrit resté sur la table, le déchira,… le jeta au feu. — « Sans retour !… » dit-il en le regardant brûler… — « Sans retour ! » répéta d’une voix foudroyante le désespéré Saint-Hilaire. Les deux amis sortirent ensemble.

Mademoiselle Miller, triste et silencieuse, se retira dans son appartement.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

LYDIE,
OU
LES MARIAGES MANQUÉS.

DEUXIÈME PARTIE.

Toute action violente, toute action seulement irréfléchie entraîne après soi quelque mécontentement ; mais quand, au lieu de l’espèce de triomphe que promettoit cette action, on n’en recueille que du blâme, et que l’improbation subite et générale ne laisse pas même le temps de distinguer, dans le concert de voix élevées contre nous, la voix la plus sévère et la plus proche du cœur, quels ne doivent pas être les regrets et la honte ! Heureusement que, dans l’ivresse douloureuse produite par ces mouvemens convulsifs, on ne sent pas d’abord tout le mal qu’on s’est fait : vivre entièrement alors seroit trop difficile ; et la prévoyante nature permet, en pareil cas, l’absence de la raison pour accorder le sursis du remords.

Quatre heures sonnoient : mademoiselle Miller, en rentrant dans la chambre, retrouva Lydie à la même place où on l’avoit laissée. Mademoiselle Miller, aussi bonne que sage, aimoit Lydie, tout en la jugeant bien : elle fut touchée de son abattement. — « Votre père, dit-elle, ne viendra pas dîner ; n’avez-vous rien à lui faire dire ? » — Lydie, la tête baissée, fit lentement signe que non. — « Je serai seule ; dînerez-vous avec moi ? Lydie répéta le même signe. — « Voulez-vous qu’on vous serve dans votre chambre ? » — Lydie se leva, regarda mademoiselle Miller, baissa les yeux, la regarda encore, et courut s’enfermer jusqu’au lendemain matin. Mademoiselle Miller, inquiète, alla plusieurs fois, l’après-dîné et vers le soir, écouter doucement à sa porte. Elle n’entendit que de profonds soupirs, puis marcher, se rasseoir, soupirer, marcher encore ; pas une larme, pas un murmure. Le sommeil retint enfin chez elle mademoiselle Miller. À neuf heures, elle sonna. Lydie entra avec la femme de chambre, vint s’asseoir auprès du lit, et, quoiqu’à peine elle eût dormi deux heures, protesta qu’elle avoit passé la nuit la plus paisible. — « Vous me trompez, mademoiselle, dit sévèrement la vieille Anglaise ; vous me trompez, et vous vous faites tort. Si vous aviez dormi paisiblement cette nuit, vous ne mériteriez pas de revoir le jour. » — Un domestique entra ; c’étoit celui de Saint-Hilaire : il apportoit une lettre. Mademoiselle Miller dit au domestique d’attendre, fit ouvrir ses rideaux, prit ses conserves, lut tout bas et avec attention deux longues pages dont Lydie lui demanda enfin le contenu. — « Je vais vous en faire part. Votre père vous ordonne de partir pour Mordeck ; il faut quitter cette maison. » — « Ah ! tant mieux. » — Et Lydie, après cette exclamation, parut adopter sans effort toutes les règles de réduction et d’économie prescrites par la lettre de son père. Saint-Hilaire prioit mademoiselle Miller de supprimer un domestique, de ne garder qu’une femme pour elle et pour Lydie. Le valet de chambre de Saint-Hilaire devoit les accompagner à Mordeck, et revenir ensuite trouver son maître qui les rejoindroit après le jugement de son procès, fixé au 15 mars : on étoit alors au 18 février. Saint-Hilaire recommandoit Lydie aux bontés de mademoiselle Miller, et prioit celle-ci de venir recevoir ses adieux : — « Ne pouvant, ajoutoit-il, soutenir de long-temps la vue de celle… » — Là, mademoiselle Miller cessa de lire. — « Homme affreux ! dit Lydie avec amertume ; il ne sera pas content qu’il ne m’ait ravi la tendresse de mon père. » — Mademoiselle Miller la regarda. — « Quelqu’injuste que soit votre haine pour Valmont, lui dit-elle d’un ton pénétrant, je suis pourtant bien aise de vous en voir prévenue ; elle vous épargne un grand chagrin : que deviendriez-vous, ma chère, si vous l’aimiez ? » — Un léger frisson empêcha Lydie de répondre. On servit. Elle ne put déjeûner, ne prit à cinq heures que l’absolu nécessaire, et, à six, se mit à écrire : c’étoit à son père. Mademoiselle Miller se chargea de sa lettre, et sortit pour se rendre auprès de ses deux amis. Elle ne rentra qu’à onze heures passées. Aucune des visites, consignées à la porte, n’avoit pu parvenir jusqu’à Lydie, qui, seule et errante dans cette maison qui dut lui appartenir, dans cette maison d’où son père, son amant peut-être la bannissoient, s’efforçoit vainement d’échapper à elle-même. La voiture enfin revenant, Lydie se fit violence pour attendre à l’entrée de son appartement la méthodique mademoiselle Miller. Un grand quart-d’heure s’écoula encore avant qu’elle y fût remontée. Enfin elle parut, emmena Lydie dans sa chambre, et là, lui remettant sa lettre cachetée : — « Résignez-vous, ma chère enfant, lui dit-elle avec émotion ; il faudra plus d’un jour pour effacer la trace des souvenirs d’hier. Lydie, confuse, reprit sa lettre. Elle n’osoit questionner mademoiselle Miller. Celle-ci, très-fatiguée, et, d’instans en instans, portant son mouchoir à ses yeux, témoigna le besoin d’être seule. Lydie se retira, et, encore habillée, se jeta sur son lit, où sa jeunesse et son accablement assoupirent enfin ses douleurs. Vers la fin de la nuit, elle fut réveillée par quelques coups frappés de suite à la grande porte. Elle entendit aller, venir, n’osa sonner la seule femme qui restât, présumant que cette femme étoit chez mademoiselle Miller, se leva, écouta encore, n’entendit plus rien…, et, se sentant brisée, se déshabilla elle-même, se recoucha et se rendormit. À dix heures, la femme de chambre vint voir si elle avoit besoin d’elle. Lydie se leva précipitamment, craignant de faire attendre mademoiselle Miller. — « Non, mademoiselle, dit la femme de chambre ; elle vient seulement de rentrer. « — « Déjà sortie ? » — « Depuis six heures. » — Lydie courut chez mademoiselle Miller, et du plus loin qu’elle la vit : — « Je veux, mademoiselle, lui dit-elle en tremblant, je veux savoir comment se porte mon père. » — « Vous voulez ? » — « Pardon…, mais, c’est que… je suis si inquiète !… » — « Eh ! d’où vient ? » — « Vous êtes sortie. » — « Cela peut être. » — « De très-grand matin. » — « Qui vous l’a dit ? » — « Je le sais. » — « Augustine, dit mademoiselle Miller à la femme de chambre, je vous défends de rendre à qui que ce soit compte de mes actions. » — « Au moins, reprit Lydie à voix basse, au moins vous m’assurez que mon père n’est point malade ? » — « Non ; il est en course pour son procès ; et moi, pendant ce temps, je garde… » — Elle s’arrêta. — « Mais, reprit Lydie, la maison est habitée ; quel besoin que vous la gardiez en l’absence de mon père ? » — « Un très-grand ; et j’y retourne dans une demi-heure. » — « Pourquoi donc en êtes-vous revenue ? » — « Pour vous dire de ne presser aucun emballement. Il est possible que nous ne puissions pas partir encore de quelques jours. » — « Qu’est-il donc arrivé ? mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? Mademoiselle Miller, vous me cachez quelque chose. » — Dès la première question, mademoiselle Miller s’étoit armée d’un sang-froid imperturbable. Elle détourna la conversation, annonça qu’elle ne viendroit peut-être pas dîner. — « Quoi ! dit Lydie, je dînerai seule ? quoi ! je resterai seule jusqu’au soir ? » — « Eh ! mon enfant, ne faut-il pas s’accoutumer à tout ? » — Lydie retint ses pleurs, servit le thé, suivit mademoiselle Miller jusqu’à la porte de la rue, parce que cette fois encore mademoiselle Miller sortoit à pied, et remonta, incertaine, extrêmement incertaine de ce qu’elle alloit faire de cette longue suite d’heures dont un délaissement total lui accordoit le libre emploi.

Lydie n’avoit encore essayé d’aucun travail suivi. Une lecture sérieuse l’ennuyoit ; une lecture frivole ne pouvoit convenir à sa situation. Le soin de sa parure ne devoit plus l’occuper, puisqu’il paroissoit démontré qu’on lui donnoit sa chambre ou le château de Mordeck pour prison… À cette idée de prison, elle se dit : — « N’en doutons pas ; mon père veut éprouver jusqu’à quel point je soutiendrai le défi. Son digne conseil aura suggéré ce stratagème pour me faire doublement sentir la perte de son amour… amour féroce !… Non, je ne céderai point ; non, je ne m’informerai point de lui. Je l’ai offensé, je le sais ; son indomptable orgueil ne me pardonnera jamais… Qu’il ne puisse pas du moins jouir de mon abaissement, et que, du reste, ma conduite envers mon père soit si parfaite… » — L’image de son père irrité, l’impossibilité de le voir, d’implorer son pardon, la pénétrèrent d’une douleur cuisante. Des larmes abondantes s’ouvrirent enfin passage. Elle se livra sans réserve à ce plaisir des malheureux : plaisir tant dénigré de ceux qui ne conçoivent pas que l’on puisse éprouver une joie réelle à pleurer de repentir, parce qu’ils n’ont jamais su convenir d’une faute.

Lydie, soulagée par ses larmes, occupa son loisir d’une foule de petites attentions qui pouvoient lui concilier la bienveillance de mademoiselle Miller. Elle savoit que les vieilles filles n’ont pitié des jeunes qu’autant que celles-ci sont menacées comme elles des langueurs d’une vie isolée. Elle tâcha de prouver, par le bon usage de cette longue journée, qu’elle pourroit comme une autre s’accoutumer à tout, et cependant vit avec surprise que l’heure du dîné s’écouloit sans que mademoiselle Miller envoyât dire si elle reviendroit ou non. Lydie fit attendre long-temps, fort long-temps… À sept heures enfin, elle se mit à table. Quelques instans après, mademoiselle Miller rentra. Elle n’avoit pas dîné. Elle étoit pâle, essoufflée, chancelante. Elle prit un bouillon dont elle paroissoit avoir grand besoin ; puis, se remettant à la vue de Lydie qui l’observoit, elle dit : — « Ah !… maintenant je puis dîner à mon aise ; je ne sortirai plus. » — « Je le crois bien ; vous ne pourriez pas vous soutenir. » — Et, tout en offrant à mademoiselle Miller ce qu’elle pouvoit choisir de plus délicat, tout en lui faisant remarquer ce qu’elle avoit fait en son absence, elle cherchoit à démêler ce qui se passoit dans l’âme de la vieille Anglaise, préoccupée encore plus tristement que le matin. Mademoiselle Miller dîna cependant, et même assez bien, ne songea point à son estomac, et soutint la conversation sur un ton grave, mais intéressant. Tout ce qu’elle dit, quoique relatif à ce sujet si rebattu de l’inconstance du sort, et du néant de nos affections les plus chères, avoit néanmoins un tel caractère de conviction, que Lydie, frappée de ces réflexions jusqu’au fond de l’âme, les interrompit tout à coup, et s’écria avec effroi. — « Au nom du Ciel, ma bonne amie, dites-moi ce que vous avez ? » — « Ce que j’ai, mon enfant ? une lassitude extrême, une grande envie de dormir ; et si vous permettez… » — « Comment ! déjà ? Il n’est pas neuf heures. » — « Je suis si lasse !… » — « Eh bien ! mettez-vous au lit ; mais ne vous endormez pas tout de suite, cela vous incommoderoit : pour vous en empêcher, je lirai tout haut quelque temps auprès de vous. » — Mademoiselle Miller fut touchée ; elle regarda Lydie de l’air d’une pitié profonde. — « Je le veux bien ; suivez-moi, lui dit-elle. » — Mademoiselle Miller se mit au lit, écouta quelques minutes, feignit de s’endormir… Lydie se retira, et continua de lire chez elle au lieu de se déshabiller. Dans cette situation tranquille, elle distingua peu après le léger bruit que faisoit mademoiselle Miller en se levant, se rhabillant, rouvrant enfin les portes, et s’acheminant le long de la rampe. La porte de Lydie étoit restée entr’ouverte : elle ne put résister à son premier mouvement ; et sur le champ, éteignant sa lumière, elle descendit doucement l’escalier, et vit la courageuse Anglaise, oubliant sa vieillesse, sa foiblesse et tous ses maux, se disposer à sortir, encore à pied à dix heures du soir, et par le plus mauvais temps. Elle tenoit le bras du valet de chambre de Saint-Hilaire, qui étoit venu la chercher. Augustine les éclairoit. — « Est-ce qu’il ne demande point à la voir ? » dit mademoiselle Miller au valet de chambre. — « Que Dieu l’en préserve ! répondit le domestique ; il y auroit pour le faire mourir. » — « Augustine, dit mademoiselle Miller en sortant, je reviendrai avant le jour. Faites bon feu dans ma chambre, et surtout qu’on ne réveille point mademoiselle de Saint-Hilaire. » — Une minute après, la grande porte se referma sur elle. Augustine entra chez le portier. — « Qui est-ce donc qui est malade ? demanda le bonhomme Évrard ; j’espère que ce n’est pas mon maître. (Évrard appartenoit à Valmont.) » — « Je n’en sais rien : je crois pourtant que c’est M. de Saint-Hilaire. » — « Parce qu’il ne vient plus voir sa fille ?… Il fait fort bien. À sa place, moi, je vous l’aurois morigénée… Mauvais petit sujet, mamzelle Augustine ; mauvais petit sujet !… » — Et là-dessus, l’honnête Évrard alloit entamer une longue dissertation… Mais Lydie étoit déjà remontée dans sa chambre, mourant de peur d’être surprise en chemin par quelque autre interlocuteur. Elle n’avoit pas encore pensé à ces juges subalternes qui ne nous passent rien, et à qui rien n’échappe. Elle connut en ce moment que l’intérieur des appartemens n’est sûr que pour ceux qui ne peuvent que gagner à être vus, à être entendus de tout le monde ; que nos domestiques sont nos premiers délateurs quand ils ne peuvent être nos panégyristes, et qu’encore vaut-il mieux ne jamais écouter ce qu’ils disent, de crainte de les trouver injustes envers ceux dont la supériorité, rarement tyrannique, leur donne toujours un peu d’humeur. Mais cette honte, toute nouvelle, tout insupportable qu’elle étoit pour Lydie, ne fit, pour ainsi dire, que passer sur son cœur, uniquement rempli et profondément affecté de l’horrible crainte de ne plus voir son père… Son père malade, mourant des suites de sa désobéissance, maudissant à son dernier moment sa fille ingrate et rebelle !… L’imagination de Lydie, aussi prompte à la punir qu’elle l’eût été à l’absoudre, si tant de circonstances ne se fussent réunies pour l’effrayer, se porta, se fixa sur cet objet funeste. Son anxiété fut au comble… et, ne pouvant écarter l’affreuse image qui l’obsédoit : — « Je veux voir mon père ! s’écria-t-elle tout éplorée ; Augustine ? Augustine ?… je veux aller chez mon père ; oui, je le veux, répéta-t-elle en descendant vers Augustine qui accouroit à ses cris. » — « Quoi ! mademoiselle, vous allez sortir ? » — « Oui, sur le champ : Évrard, ouvrez-moi la porte. » — « Qui est-ce qui demande la porte ? » dit lentement le vieil Évrard. — « Moi, moi, avec Augustine. » — « Bien des pardons, mademoiselle ; je n’ai pas d’ordre. » — « Eh bien ! je vous le donne ; ouvrez. » — Évrard branla la tête en souriant. — « Ouvrez-moi, vous dis-je, ou mes cris… — « Non, mademoiselle, vous êtes trop raisonnable ; vous ne voudriez pas me faire manquer au respect que l’on vous doit : nous serions forcés de vous porter chez vous. » — « Évrard, je vous en prie !… (Elle lui offroit sa bourse.) » — Évrard ôta son bonnet de nuit, salua jusqu’à terre, et ferma en dedans la porte de sa loge. — « Augustine…, dit Lydie avec force ; Augustine, il y va de ma vie ! obtenez d’Évrard qu’il nous ouvre, qu’il nous accompagne : ce moment est le seul favorable pour obtenir mon pardon de mon père… c’est le conseil de M. de Valmont. » — Augustine frappa, entra chez Évrard, lui dit tout bas quelques mots, et l’honnête vieillard, ébranlé par ce petit mensonge, céda enfin aux humbles instances de Lydie. Il prit sa canne, sa lanterne sourde, ouvrit ; ferma à la grosse clef ; puis, donnant le bras à Lydie qu’Augustine soutenoit de l’autre côté, ils l’aidèrent, comme ils purent, à marcher dans la neige fondue. La maison heureusement n’étoit qu’à peu de distance. Une voiture y arrêta au moment où ils arrivoient : c’étoit celle du médecin. — « Comment va le malade ? demanda-t-il en entrant. » — « Ah ! monsieur, dit un domestique accouru au devant de lui, c’est à faire frémir : il ne voit, il ne connoît plus personne ; il n’a peut-être pas deux jours à vivre. » — « Montez-vous, mademoiselle ? dit le médecin à la triste Lydie. » — « Oui, monsieur, répondit-elle… » — Elle appuya sur la main du docteur sa main couverte d’une sueur glacée. — « Attendons un instant, dit-il ; vous ne pourriez soutenir ce que vous allez voir. » — « Eh quoi ! monsieur… mon père est-il donc si mal ? » — « Ce n’est point votre père ; c’est M. de Valmont. » — « M. de Valmont !… M. de Valmont !… » — Et répétant ce nom à chaque marche de l’escalier, elle parvint à une première chambre. Elle alloit pénétrer dans celle du malade, quand Saint-Hilaire, ouvrant la porte, pressant le docteur de passer promptement, arrêta sa tremblante fille. — « Sors d’ici, lui dit-il, sans remarquer son affreuse pâleur ; sors d’ici, malheureuse ! Si je dois perdre mon ami, garde-toi de jamais reparoître à mes yeux. » — « Ô mon père ! pardon… cent fois pardon, mon père !… » — Il vouloit rentrer dans la chambre ; elle se traînoit à ses genoux… quelle scène de douleur ! Dans cette chambre foiblement éclairée, se débattoit contre trois hommes robustes un homme souffrant, un homme dans le délire de la fièvre chaude. Un médecin, une garde, une autre femme gémissante s’opposoient inutilement à ses efforts. Cette femme (c’étoit mademoiselle Miller) s’écria, saisie de terreur : — « Lydie !… est-il possible ? » — Et le malade, furieux à ce nom devenu si funeste, regarda la mourante Lydie avec menace et stupeur. — « Va-t-en, lui dit-il égaré ; va-t-en !… le même lieu, le même monde ne peuvent plus nous contenir. » — Et voyant Saint-Hilaire repousser rudement sa fille : — « On me l’enlève !… ô Dieu !… rendez-la-moi !… rendez-la-moi !… » — Saint-Hilaire, aux abois, s’empressa de lui ramener Lydie. Il l’entoura, il la serra de ses bras palpitans… ; et, dans la contraction subite de la poitrine et du cerveau, deux vaisseaux s’étant à la fois brisés, une effroyable hémorrhagie fit rejaillir son sang sur tout ce qui l’environnoit. On emporta Lydie privée de sentiment. On l’oublia long-temps dans une chambre voisine. L’hémorrhagie ayant enfin cessé, le médecin ayant répondu de la nuit, on laissa le malade apaisé, assoupi, et l’on revint en foule vers Lydie. Elle avoit repris connoissance ; mais elle pleuroit…, elle pleuroit sans relâche ; sa voix éteinte ne pouvoit se faire entendre à travers ses sanglots ; ses cheveux détachés, flottant sur ses épaules, retomboient en partie sur son charmant visage ; ses mains pressoient machinalement un pan de sa robe tout couvert du sang de Valmont… À cette vue déchirante, le cœur de Saint-Hilaire se souleva de pitié. — « Soyez sage, lui dit-il en la remettant à mademoiselle Miller ; soyez sage, il est temps. J’espère que nous sauverons notre ami. » — « Me pardonnerez-vous, mon père ? » — « Insensée !… lui dit-il encore. » — Mais ce mot étoit si plaintif !… mais son regard étoit si paternel !… Lydie voulut se glisser à ses pieds ; il la retint avec tendresse. Alors sa fille l’embrassa ; alors ses larmes le trahirent ; et le médecin et mademoiselle Miller, touchés eux-mêmes jusqu’aux pleurs, se hâtèrent d’emmener Lydie. La voiture du docteur remit les deux dames chez elles ; leurs domestiques les rejoignirent, et toutes deux, accablées de fatigue, se séparèrent jusqu’au lendemain.

Le lendemain, mademoiselle Miller ne put quitter son lit ; une courbature générale l’y retint toute la journée. On eut cependant des nouvelles de M. de Valmont par le médecin, qui se présenta chez mademoiselle Miller à l’issue de sa visite du matin. Valmont avoit peu dormi : la fracture des vaisseaux faisoit appréhender le redoublement du soir ; mais il y avoit lieu de croire que la perte même du sang, en affoiblissant le malade, affoibliroit aussi l’accès, qui, selon le cours déjà réglé de la fièvre, devoit être moins long ce jour-là. Du reste, le médecin, homme habile, et, de plus, très-attaché à Valmont, avoit pris toutes les précautions du savoir et de l’amitié pour parer, dans ce jour de rémission, aux accidens plus graves à redouter pour le lendemain.

À deux heures, Saint-Hilaire vint les voir. Il vouloit s’assurer de la santé de sa fille, qui, tout le temps que dura sa visite, ne cessa de se tenir debout derrière lui avec toutes des marques du regret le plus vif et du respect le plus tendre. Saint-Hilaire, trop affecté de l’état de son ami pour en oublier la cause, ne rendit point à Lydie ses caresses ; mais en sortant, il la recommanda tout bas à mademoiselle Miller. La journée se passa sans autre incident. Les nouvelles du soir furent tranquillisantes. — « Allez, ma chère enfant, dit à Lydie la bonne mademoiselle Miller, dormez en paix ; votre père souhaite que vous preniez soin de vous. » — Lydie la remercia, et s’en fut. — « Quoi ! je dors en effet ! se dit-elle après un court sommeil ; je dors !… et lui !… lui !… s’il dort mal cette nuit… il peut mourir demain ! » — À cette idée terrible, elle sentit elle-même un avant-coureur de la mort ; elle sentit que son unique vie, que tout son avenir résidoit dans ces jours dont peut-être on alloit compter le dernier. Elle accusa les guides de son enfance qui n’avoient pas eu le courage de réprimer en elle des penchans trop contraires à son bonheur et à sa vertu. Elle reconnut que, de tous les hommes dont elle avoit déjà reçu l’hommage, Valmont étoit le seul qui, dès le premier instant, eût pris sur elle l’empire sous lequel un remords tardif ne la ramenoit peut-être que pour son désespoir. L’amour enfin, l’amour, dans toute sa force et avec toutes ses craintes, apparut à son âme pour l’écraser de mille reproches. Eh ! quelle douleur insupportable que d’être cause d’un très-grand malheur que l’on pouvoit éviter par une joie commune, et dont la plus chère moitié de soi-même doit être avant soi la victime ! Poursuivie de ces noires images, en proie à sa conscience, trop pure, hélas ! pour lui faire la moindre grâce, mademoiselle de Saint-Hilaire ne put de toute la nuit recouvrer le repos. Elle attendit, au bruit du balancier de sa pendule, que l’on fût réveillé, levé dans la maison, et descendit chez Évrard entre six et sept heures du matin : il n’étoit pas encore grand jour. — « Évrard, dit-elle à l’honnête portier, ne seriez-vous pas bien aise de savoir des nouvelles de M. de Valmont ? » — « Oui sûrement, mademoiselle. » — « Eh bien !… allez tout de suite en demander. » — « De votre part, mademoiselle ? » — « Non… de la vôtre… comme de vous-même. » — Et Lydie se détourna pour cacher sa rougeur. — « J’y vais, mademoiselle ; j’y vais de ce pas. » — Évrard sortit à la hâte, et Lydie, pour n’être pas forcée de remonter chez elle, se mit à caresser les enfans d’Évrard. Il revint au bout d’un quart-d’heure. — « Eh bien ! demanda Lydie. » — « Je ne sais rien du tout, répondit tristement le vieux portier. Le médecin a défendu que l’on entrât de si bonne heure. Monsieur n’a pas encore sonné ; la garde ne bouge pas, ce qui fait croire au domestique que Monsieur dort… ; enfin, nous saurons le vrai à dix heures, parce que j’ai dit que l’on dise tout bas au médecin, quand il viendra, que mademoiselle Miller le prioit de passer ce matin. » — « Vous avez bien fait, mon cher Évrard, vous avez très-bien fait. » — Et Lydie fit présent d’une jolie croix d’or à la petite fille d’Évrard. — « Comme c’est aimable quand ça veut !… dit à part le bon portier : oh ! c’te jeunesse… c’te jeunesse !… »

La jeunesse de Lydie faisoit en ce moment un grand pas vers l’âge mûr. Elle aimoit ; tout alloit changer dans ses goûts, dans son caractère, et tout alloit changer pour être mieux, parce que l’objet de son attachement valoit essentiellement mieux qu’elle. Un retour profond sur ses premières erreurs fut le premier présage de son retour à un meilleur esprit. — « Croyez-vous, mademoiselle, dit-elle, en déjeûnant, à mademoiselle Miller, croyez-vous, si jamais Alphonse de Bellegarde revient en France, qu’il ne lui échappe à mon sujet aucune réflexion désobligeante ? croyez-vous que monsieur Adhémar respecte assez mon père pour me ménager dans ses discours ? » — « Eh ! ma chère, est-ce de cela qu’il faut s’inquiéter maintenant ? pensons, pensons plutôt à M. de Valmont. » — « C’est parce que j’y pense… » — On annonça le médecin ; il avoit l’air préoccupé : il assura pourtant que la nuit n’avoit pas été très-mauvaise et défendit surtout que mademoiselle de Saint-Hilaire approchât de la chambre du malade. Une excuse gracieuse, un sourire forcé pallièrent en vain la défense : on vit qu’il y tenoit plus qu’à sa politesse. — « Toutes les femmes, ajouta-t-il en se tournant vers mademoiselle Miller, ne sont pourtant pas exclues, et si un cas extrême requéroit vos secours, je vous enverrois ma voiture. Pour moi, j’y serai dès huit heures : je vais dans cette vue presser tous mes malades. Il sortit précipitamment.

Depuis son départ jusqu’à ce qu’elles entendissent sonner huit heures, Lydie et mademoiselle Miller ne firent qu’écouter et attendre. Saint-Hilaire ne vint pas ; elles espéroient le voir… il ne vint pas. Leur dîné fut très-court. Aussitôt après, l’une et l’autre prirent leur ouvrage. Lydie à tout moment laissoit tomber le sien. Mademoiselle Miller suivoit ses mouvemens et n’osoit dire un mot. Tout à coup Lydie rompant le silence : — « Il y est ! dit-elle avec joie. » — Huit heures sonnoient. Les dames se levèrent. Mademoiselle Miller expédia Augustine, avec ordre de revenir dire si l’accès étoit commencé. Augustine partit, revint dire que tout alloit bien, qu’à neuf heures précises on auroit des nouvelles. Neuf, dix heures, onze heures passèrent, et personne n’arrivoit. À minuit et demi, Lydie étoit en larmes, et mademoiselle Miller étouffoit de terreur. — « Envoyez Évrard, dit-elle à Augustine ; il est impossible de passer la nuit comme cela. » — Évrard alloit sortir… Arrive la voiture, arrive le cocher qui, sans précaution, répète étourdiment ce qu’on vient de lui dire. Le désolé Évrard remonte, répète à son tour : — « M. de Valmont est mort !… il doit être mort à l’heure qu’il est… M. de Saint-Hilaire demande mademoiselle. » — Ces mots s’adressoient à mademoiselle Miller. Elle s’élance, veut sortir… Lydie à genoux, Lydie, invoquant toutes les puissances du ciel, la conjure de ne pas la laisser. — « Emmenez-moi !… dit-elle, emmenez-moi !… que je le revoie encore une fois… une dernière fois !… que je le revoie et que je meure ! » — Mademoiselle Miller s’en dégage en pleurant. — « Restez dit-elle, restez… cédez à votre sort ; il est affreux ! » — Et la porte, confiée à Augustine, se referma aussitôt sur Lydie. La malheureuse fille, un instant immobile, et toujours à genoux, s’écria, dans le transport de sa douleur et de la plus foible espérance… — « Ô mon Dieu !… mon Dieu !… il est trop vrai, j’ai mérité de le perdre ; mais parce que mes fautes ont rompu tous les nœuds qui pouvoient nous unir, faut-il qu’il soit ravi à tant d’autres liens qui le réclament ? Ah ! mon Dieu ! rendez-le à l’amitié, à la reconnoissance : qu’il vive, qu’il soit heureux, et que, s’il le faut, je languisse à jamais délaissée !… à jamais punie ! » — Cette prière d’un amour ennemi de lui-même, cette prière si fervente, et la seule que, depuis son enfance, Lydie eût prononcée dans toute la foi, dans toute la contrition d’un cœur soumis et repentant… cette prière fut exaucée.

Non que les alarmes cessassent cette nuit même. M. de Valmont, profondément évanoui à la suite d’une seconde perte de sang presque aussi forte que la première, avoit été près de deux heures sans donner aucun signe de vie ; et, pendant trois semaines encore, on désespéra de sa guérison. Mais le lendemain du jour où enfin l’espérance sembla vouloir renaître ; où Saint-Hilaire, épuisé de fatigues et de veilles, s’attendoit à succomber à son tour, il revint chez sa fille prendre quelque repos, et respirer un air plus pur. Cependant ce jour même… on jugeoit son procès au tribunal d’appel. Ne pouvant s’y rendre en personne, il y envoya Lydie et mademoiselle Miller sous la garde d’un ami particulier. Une robe modeste, un long voile cachoient Lydie à tous les yeux. Mademoiselle Miller, qui connoissoit deux des juges, voulut les voir, et leur parler avant l’ouverture de la séance. Elle laissa Lydie avec son compagnon, et s’en fut dans la salle du conseil, où déjà le tribunal étoit réuni. Elle vit du premier coup-d’œil l’air assuré de la partie adverse, l’importance victorieuse de son avocat, la contenance indécise de celui de Saint-Hilaire et l’embarras de ses amis. Elle n’eut pas besoin d’autre examen, et revint à sa place sans avoir parlé à personne. — « Armez-vous de courage, dit-elle à mademoiselle de Saint-Hilaire ; il falloit, pour préparer le succès de cette journée, des sacrifices et des démarches que la situation n’a pas permis de faire : vous perdrez indubitablement. » — « Eh bien ! nous perdrons, répondit froidement Lydie : ce n’est pas là ce qui m’inquiète. » — Et, prêtant au plaidoyer une attention de pure complaisance, elle entendit, sans s’émouvoir, un demandeur audacieux produire son éloquence pour garant, et sa célébrité pour titre ; un défendeur timide oublier jusqu’aux faits dont pouvoit s’étayer la simple vérité ; un rapporteur, séduit, présenter la question sous une face illusoire, et des juges, distraits ou abusés, la résoudre en faveur du plus adroit. Lydie de Saint-Hilaire perdit avec dépens ; et les femmes galantes, venues en force à ce procès intéressant pour elles, s’applaudirent du triomphe remporté par un fils naturel sur la jeune héritière dont elles envioient les charmes. Jusque-là, Lydie soutenoit avec fermeté un malheur commun à tous les honnêtes gens qui perdent des procès… Une atteinte plus personnelle lui fut portée au sortir de l’audience. La foule se pressoit : on appeloit les voitures. Au nom de Saint-Hilaire, tout le monde se retourna. — « C’est elle ! c’est elle ! dirent quelques femmes qui sur le champ reconnurent Lydie : la voilà ruinée ; cherche maintenant qui l’épouse. » — « Eh ! pourquoi pas ? répondirent les hommes ; si elle est sage, modeste… » — « Modeste !… sage !… » reprirent-elles en riant aux éclats. — « Comment ?… est-ce que déjà… » — « Oh ! rien… presque rien. » — « Mais encore ? » — « Bagatelle ; seulement, pour commencer, trois mariages manqués en moins d’un an ; et, dans ce moment même, un quatrième amant qui se meurt de chagrin. » — « Qui donc cela, qui donc ? » — « Valmont. » — « Valmont ! » — « Pas davantage. »

Lydie, jetée au fond de sa voiture, y demeura sans mouvement jusqu’à son retour auprès de Saint-Hilaire ; mais, dès qu’elle l’aperçut, toute sa figure se composa. — « Vous perdez beaucoup aujourd’hui, mon père, lui dit-elle avec réflexion ; et, si j’en devois croire ce que je viens d’entendre, je perdrois encore plus que vous. Mais l’étude ni la retraite ne m’effraient plus. Je saurai me passer d’un monde où de long-temps je ne puis reparoître. Je travaillerai pour remplir mes momens. Heureuse si votre repos, si celui de monsieur de Valmont peuvent récompenser mes efforts !… Assurez-moi que vous me pardonnez, mon père !… (et elle embrassoit tendrement ses genoux), assurez-le-moi ! et rien, malgré ma folle conduite, rien ne me persuadera que je sois devenue un objet de mépris. » — À ces mots, elle fondit en larmes. Son père, instruit par mademoiselle Miller, appliqua promptement le baume sur la blessure. Les expressions de sa confiance élevèrent Lydie au-dessus d’elle-même ; il se sentit, lui, presque dédommagé de la perte de leur fortune par les sentimens nobles et doux dont il la vit sincèrement pénétrée ; un message de chez Valmont acheva de calmer leur mortelle inquiétude : la fièvre avoit cessé ; on entrevoyoit un mieux certain ; ces signes consolans se soutinrent, se fortifièrent, et peu de jours après, le médecin, satisfait, répondit de sa guérison.

Les résolutions de Lydie prirent en même temps le caractère de la passion secrète dont elle étoit dominée. Un ordre nouveau dans ses occupations, un plan de journée invariable, des extraits continuels de lecture choisie, et surtout une extrême application au dessin et à la peinture que, jusqu’alors, elle avoit négligés pour la musique et pour la danse, décelèrent au moins observateur son tourment, son espoir, et la double émulation qu’excitoient en elle les malheurs de son père et le courroux de son amant.

Mais, tandis que le regret et l’infortune faisoient enfin germer dans le cœur de Lydie quelques principes de constance, l’éloignement et la maladie éteignoient dans le sein de Valmont jusqu’à la dernière étincelle du desir qui faillit creuser son tombeau. « Rien ne refroidit l’amour comme un bras cassé, » a dit une femme célèbre[6] ; et rien de plus vrai. La vue d’un médecin, de longues douleurs physiques servent mieux la raison que tous les raisonnemens. On peut dire et quelquefois l’on pense que l’on voudroit mourir pour ce qu’on aime : on le dit en santé parfaite ; on le dit quand on se croit aimé, et l’on suppose aussi que le sacrifice seroit volontaire. Mais quand la mort est là, qu’elle y est malgré nous, et qu’elle approche, guidée par les tourmens d’un amour malheureux ou trahi, il est rare que cette vision n’opère la guérison du cœur ; plus rare encore qu’une invincible aversion ne succède au sentiment trop tendre qui avoit menacé la raison et la vie. Valnont, qui ne savoit point haïr, fut seulement guéri, le fut bien, et, pour premier usage du plein retour de ses facultés, se recueillit avec délices dans le calme absolu d’un esprit dégagé de toute prévention haineuse, et des puériles inquiétudes de l’amour. Son travail, désormais sa seule passion, exigeoit d’ailleurs une indépendance inconciliable avec l’attirail soucieux d’un ménage. Il s’étoit, dans le temps, étourdi sur cet obstacle qui ne nuisoit qu’à lui, qu’à son talent, qu’à sa réputation : il s’en ressouvint pour ne plus l’oublier ; et les ménagemens que prescrivoient encore ses fréquens maux de tête et la foiblesse de sa poitrine achevèrent de fixer son inébranlable détermination. Son ami ne lui en devint que plus cher. Il savoit ce que Saint-Hilaire avoit souffert, avoit négligé pour lui tout le temps qu’avoit duré son danger. Il ne pouvoit, sans attendrissement, se rappeler ses soins, songer à son malheur ; mais plus son cœur s’ouvroit au besoin de le consoler, moins il estimoit la fille ingrate et légère, dont les procédés inexplicables avoient entravé pour jamais des sentimens et des rapports si doux. Dans cette disposition d’esprit, et pour continuer de voir Saint-Hilaire sans être tenu de rendre ses devoirs à Lydie, il annonça qu’il alloit, à dessein, prolonger sa convalescence ; qu’il comptoit s’abstenir de toute politesse d’usage, et consacrer à la composition d’un tableau de marque le temps qui lui restoit jusqu’à l’ouverture du salon. Ensuite il s’enferma dans ses ateliers, n’y reçut que Saint-Hilaire et ses élèves, ne rentra chez lui qu’à l’heure du repos, qu’il goûtoit sans mélange, parce que son cœur étoit sans reproche, et sentit enfin que, si l’amour tient plus de place dans les grandes âmes que dans les petites, il ne sauroit s’y maintenir qu’autant que des affections plus nobles peuvent y gagner et le permettre.

Cependant que devenoit l’inquiète Lydie ? S’informant chaque jour des progrès de cette guérison qui, pour sa tendresse tardive, devoit être un arrêt de mort ; consumée du desir de revoir son amant ; se préparant sans cesse à soutenir sa vue ; surprise d’un oubli dont elle n’osoit se plaindre ; seule avec son secret qu’elle s’efforçoit de taire ; les jours, les semaines, les mois s’écouloient… et sa douleur, de plus en plus concentrée, pesoit sur tous ses sens, et peu à peu flétrissoit tous ses charmes. Mademoiselle Miller s’en aperçut. — « Ne nous affligeons pas, lui dit-elle d’un ton caressant ; armons-nous de douceur, d’adresse, de patience. Le temps nous ramènera celui qui nous évite : puisqu’il craint de nous revoir, c’est qu’il nous aime encore. » — Mademoiselle Miller ne disoit là que ce dont elle étoit persuadée, que ce dont Lydie étoit persuadée comme elle. La vanité d’un homme, trop dédaigneuse pour entendre à aucune transaction, fléchit au premier coup dont elle est blessée. Celle d’une femme, ou flattée, ou trahie par le sentiment qui l’abuse, cède, reprend tour à tour le terrain, et se défend jusqu’au dernier soupir. De plus, il y a, quoi qu’on en dise, il y a chez les femmes, un esprit de corps auquel les épouses délaissées, les femmes de quarante ans, et les amantes au désespoir, peuvent se rallier en toute confiance. C’est aux accens plaintifs d’une commune disgrâce qu’elles s’entendent et se reconnoissent ; et ces crédules voyageuses, dont la rivalité se disputoit tant de guides trompeurs, rassemblés autour d’elles à leur début dans le chemin de la vie, bientôt solitaires et tremblantes, se rappellent et s’assistent pour achever ensemble le long pélerinage de la vieillesse et de l’oubli.

Saint-Hilaire, lui, n’avoit pas compté un instant sur le retour de Valmont ; cette foiblesse l’eût étonné dans son ami : aussi, sans lui parler des chagrins de sa fille, ce qui, vu la perte presque totale de leur fortune, devenoit également indiscret et peu convenable, il ne songea qu’à la vente des biens dont il étoit forcé de se défaire pour s’acquitter envers tout le monde, et s’en fut, dans ce dessein, passer, seul, quelques semaines en Artois. Le château de Mordeck, d’une tenue très-coûteuse, et dans un état de délabrement encore plus onéreux, fut le premier mis en vente. Il y joignit quelques-unes des fermes échues à Lydie dans le partage réglé par le jugement qui la dépouilloit, et, du produit de tous ces biens, tira une somme considérable, mais seulement suffisante pour payer les frais de justice, et rembourser Valmont qui, avant son départ, avoit enfin souscrit à recevoir le montant de ses avances. De retour à Paris, Saint-Hilaire courut à Valmont. Celui-ci, sans la moindre objection, mais non pas sans projet, reprit et mit à part tout ce que son ami voulut lui restituer. Saint-Hilaire lui parla de sa maison. — « Ma fille n’en a plus besoin, » lui dit-il. — « Ni moi non plus, répondit Valmont ; un simple appartement me suffit : nous causerons de cela au mois d’octobre. » — Sur ce propos, il s’informa de la santé de Lydie. Son air étoit serein, son ton affectueux. Saint-Hilaire, dégagé des obligations qui avoient enchaîné sa bonté paternelle, lui demanda enfin si cette pauvre Lydie ne recevroit plus de lui aucune marque directe d’attention ou d’amitié. — « Si, si, répondit Valmont en souriant ; j’irai la voir quand elle sera laide. » ― « Prends ton parti, mon enfant, répéta Saint-Hilaire à sa fille : Valmont vient de me dire qu’il ne viendra te voir que quand tu seras laide. » — « Dites-lui donc, mon père, que je l’attends demain. » — Saint-Hilaire la regarda, et fut effectivement frappé de sa maigreur. Il sentit qu’il étoit temps de la distraire, et, dans cette vue, lui proposa quelques courses en campagne. — « Oh ! je vous prie, mon père, ne quittons point Paris. » — Son père lui rendit compte de ce qui leur restoit. — « Tu es encore, lui dit-il, dame et maîtresse de trois jolies fermes qui, affranchies maintenant de toute charge, te donnent net dix mille livres de rente. Nous ne devons plus rien, et Mordeck est vendu. » — « Mordeck est vendu ? quoi ! je ne retournerai jamais à Mordeck ? Quoi ! jamais je ne reverrai… » — Ses larmes l’interrompirent. — « Mon enfant, qu’aurions-nous fait d’une maison si vaste ? » — « Eh ! que m’importe la maison ? J’aurois donné tout l’héritage pour le seul cabinet… » — Son père reprit avec réflexion : « Il n’est plus temps de se flatter, ma fille… Les établissemens qui te furent offerts l’an passé sont maintenant hors du cercle où notre médiocrité nous renferme. Les partis vulgaires courront à la fortune ; et Valmont, cette fois, ne pense plus du tout au mariage. Sois raisonnable ; surmonte des regrets déplacés… inutiles. Je t’ai connu de la fierté, qu’elle te serve… » — « De la fierté, mon père !… » — Et l’infortunée, étouffant ses sanglots, fut se cacher dans sa chambre, où elle demeura jusqu’au soir.

« Elle l’adore, dit mademoiselle Miller ; elle ne vit que de son souvenir. Si M. de Valmont se doutoit… » — « Il faut voir, dit Saint-Hilaire après avoir rêvé un instant ; quelques égards la calmeroient peut-être… Valmont ne s’y refusera pas. »

On étoit aux premiers jours de septembre. Saint-Hilaire, en causant avec son ami de l’effet immanquable du magnifique tableau qu’il venoit d’achever, lui demanda si Lydie seroit forcée d’aller jusqu’au salon pour l’admirer à son aise. — « Vous me prévenez, dit Valmont ; j’allois au moment même vous demander la permission de me présenter chez ces dames. » — Quelle nouvelle pour Lydie ! quelle confusion dans ses pensées, dans ses gestes, dans ses discours ! une joie, une crainte visible, une préoccupation telle qu’à tout moment elle se parloit comme si elle eût été seule, ou répondoit sans qu’on la questionnât : tout enfin, tout en elle marquoit le désordre d’un cœur mécontent, subjugué, haletant de regrets, de frayeur et d’amour. Prévenue par son père plus de deux heures avant l’arrivée de Valmont, elle ne donna pourtant qu’un coup-d’œil au miroir, et ce fut pour gémir sur l’altération remarquable de ses traits et de sa fraîcheur. Une idée prompte vint lui sourire. — « Il verra son ouvrage, se dit-elle ; il saura le mal que m’a fait son absence… » — Pauvre Lydie ! elle ignoroit qu’à cet égard la clairvoyance humaine ne s’exerce qu’en raison de l’intérêt qui la guide, et que, du jour où nous cessons d’aimer, nos yeux se ferment aux douleurs de ceux qui nous aiment. On annonça Valmont… on le reçut dans cette même chambre où, six mois auparavant, sa tendresse fut payée du plus sanglant outrage : la même table étoit là ; les siéges, Saint-Hilaire, Lydie placés de même… voilà tout ce qu’il vit. Après de courtes politesses, la plupart adressées à mademoiselle Miller, Saint-Hilaire offrant la main à la vieille Anglaise, force fut bien que Valmont prît celle de Lydie. Le tremblement excessif de cette main réveilla dans son cœur une émotion soudaine ; mais il se souvint en même temps que cette main trembloit ainsi quand Lydie le trompoit ; il se souvint qu’Alphonse, qu’Adhémar, que Préval même avoient, comme lui, fait l’épreuve de ce genre de séduction, généralement en usage chez les coquettes de bonne compagnie ; et le signe délateur du trouble affreux de Lydie ne passant alors, dans l’esprit de Valmont, que pour un manége de routine aussi hasardé qu’impuissant, il n’eut besoin de forces que pour renfermer en lui-même la répugnance et presque le mépris dont l’expression venoit expirer sur ses lèvres. Lydie, qui heureusement n’osoit lever les yeux, Lydie ne put saisir cette expression désolante… c’eût été son dernier tourment.

Des artistes, des amateurs réunis dans l’atelier de Valmont l’attendoient pour joindre leurs suffrages aux éloges de prévention que déjà répandoit l’opinion publique, dès long-temps montée en sa faveur. Valmont, qui, par choix, s’étoit fait peintre comme d’autres tâchent d’être ambassadeurs ou maréchaux de France ; Valmont qui, sans avoir besoin de son art pour vivre, se tint toujours au niveau des plus modestes de son état ; Valmont étoit également bien avec ses confrères et les hommes du plus grand monde. Parmi ces derniers, se trouvoit ce jour-là le chevalier Marghetti, seigneur italien, plein d’esprit, d’instruction, de vivacité, et qui devoit, le mois suivant, retourner dans sa famille, établie à Rome et à Naples. — « Je vous emmène, dit-il à Valmont ; vous voilà quitte, au moins pour quelque temps, envers la métropole de l’âge moderne : il faut revenir voir celle des grands souvenirs. Encore une tournée au pays de Labour, une visite au Vatican ! C’est sur cette terre de feu, c’est dans cette atmosphère à jamais poétique, que la nature et la mémoire raniment tous les ressorts du génie et de la santé. Venez ! je vous promets liberté et loisir : de bons chevaux pour franchir les distances, de bons hôtes pour nous recevoir, de beaux talens pour apprécier les vôtres, et dans ma seule famille, la vue et l’entretien de trois femmes ravissantes… Allons, voyons… êtes-vous décidé ? » — Valmont, qui déjà méditoit un voyage, accepta celui-ci avec empressement. On se donna parole pour le premier d’octobre. Valmont, en ramenant Lydie et son père, dit à ce dernier qu’en partant, il accepteroit volontiers la restitution de la maison que ces dames occupoient, et qu’il comptoit la louer, ou même la vendre, si son séjour se prolongeoit en Italie. À ces marques si évidentes d’une indifférence profonde, Lydie n’opposa que le plus timide silence ; et encore ce silence fut-il mal interprété. Si son âme se fût montrée dans ses yeux ; si sa bouche n’eût pas balbutié ses réponses, sans intention fixe et presque sans grâces… (les malheureux en conservent-ils aucune ?) l’impassibilité de Valmont ne se fût pas sauvée si intacte de cette épreuve, qu’au fond du cœur il avoit redoutée ; il n’eût pas vu Lydie, ou du moins il n’eût pas cru la voir dédaigneuse, minaudière ou insignifiante ; il ne se fût pas enfin répété en la quittant : — « Est-il possible que ce soit là cette même femme pour qui j’ai failli mourir ! »

Mais si sa raison, trop secondée par l’absence des attraits dont il fut charmé, travailloit, sans qu’il y songeât, à l’éternel châtiment de Lydie, combien son amitié ne prodiguoit-elle pas les dédommagemens dans ses rapports avec son père ! Que de précautions pour assurer leur correspondance durant cette longue séparation dont tout présageoit la durée ! Que de précautions encore pour assurer à Saint-Hilaire et à Lydie elle-même quelqu’une des jouissances de fortune dont les privoient leurs pertes si récentes et si multipliées ! Saint-Hilaire avoit mis bas tout son train d’écurie. Valmont le conjura de garder le cocher, les chevaux et la voiture qui lui devenoient inutiles pendant son absence de Paris. — « Je serai, lui dit-il, bien aise de les retrouver à mon retour : souffrez que je vous les laisse ; promettez-moi d’en disposer… » — Saint-Hilaire hésitoit. — « Je n’ai pas dû prévoir, reprit Valmont avec âme ; je n’ai pas dû prévoir que mon ami se refusât au plaisir de tenir quelque chose de moi. Si une mort prématurée vous enlevoit à votre fille (encore si enfant pour son âge), lui nommeriez-vous, donc un autre tuteur que Valmont ? N’ai-je pu renoncer à dompter ses caprices sans perdre en même temps mes droits à votre confiance ? Ai-je donc oublié tout ce que nous nous devons, et ne vous souvient-il plus de ce que je vous promis à Mordeck ? » — Saint-Hilaire, accepta, et vint, le cœur, dilaté, épancher son attendrissement dans le cœur désespéré de Lydie. — « Il t’aime, lui dit-il ; que t’importe de quelle façon ? Un souvenir de cet homme rare ne vaut-il pas mieux pour toi que toutes les folies d’un amant ordinaire ?


Mademoiselle de Saint-Hilaire, entièrement revenue de son ancienne présomption, étoit loin de s’attribuer aucune des attentions obligeantes qui, de Valmont à son père, n’étoient qu’une suite du passé. Elle n’en fut pas moins sensible au plaisir de conserver cette voiture, où du moins elle occuperoit de temps en temps la place de celui qu’elle aimoit. Elle insista le plus indifféremment possible sur ce que Valmont, en quittant leur maison, laissât dans la chambre qu’il avoit occupée quelqu’un de ses dessins qu’elle voulait copier. Cette chambre devoit être la sienne ; Valmont y avoit peu à peu transporté ses croquis, ses notes, différentes pièces de vers, quelques livres choisis de sa bibliothèque. Il laissa tout, et dit en partant qu’il constituoit Lydie gardienne de ces petits objets, qui tous lui rappelleroient un cœur vrai, un ami constant. Hélas ! elle n’avoit pas besoin de recourir à ces gages extérieurs. Un souvenir amer, profond, déchirant, l’attendoit dans cet asile du travail et de la souffrance, de l’amour combattu et surmonté. Il lui tardoit de repaître ses yeux de tous les vestiges de cet amant, si passionné quand à peine on l’aimoit ; si desiré, si cher depuis qu’il n’aimoit plus. Il lui tardoit même qu’il fût parti. Il lui sembloit moins dur d’en être séparée par une cause étrangère que par le seul effet de sa volonté ; et quand, après le succès de Valmont, succès dont la passion de Lydie s’accrut encore dans le silence ; quand, après de légers adieux qu’elle s’efforça d’abréger ; quand, après son départ enfin, elle se trouva libre… libre d’entrer en possession de cette chambre, hélas ! consacrée par le plus cruel souvenir ; elle y courut… et l’ange de la méditation la conduisit d’abord au siége et devant le pupître où, chaque jour, elle alloit s’étudier à reproduire les traits de son ami absent. Un examen général, une revue exacte, minutieuse, remplirent délicieusement sa première huitaine. Elle trouva dans les croquis dont on l’avoit laissée maîtresse quelques vues du château et des bosquets de Mordeck. Elle détourna les yeux de ce fatal point du départ, qui fut celui d’où dérivèrent toutes ses infortunes. Elle chercha avidement quelques traces de ses traits… aucune n’étoit restée. Elle découvrit enfin un portrait de Valmont, oublié par mégarde au fond d’un tiroir. C’étoit une miniature précieuse de ressemblance, ouvrage d’un ami de Valmont pendant son premier voyage à Rome. Quinze années de moins le faisoient voir, dans ce portrait, paré des grâces de la première jeunesse, et rien ne plaît à une imagination prévenue comme ce qui flatte sa chimère. Ce portrait, ce trésor, soigneusement caché à tous les yeux, devint le confident et la seule joie de Lydie. Objet de son étude comme de ses caresses, le traitant tour à tour en maître et en amant, s’appliquant sans relâche à en tirer une copie fidèle, ou quittant son ouvrage pour le couvrir de baisers et de larmes, elle passoit les jours et une partie des nuits à cette occupation, la seule que son malaise lui rendît supportable. Une entière réclusion lui devint nécessaire. Elle ne respiroit que dans cette chambre où tout lui parloit de celui que peut-être ne devoit-elle jamais revoir. La marche des courriers avoit été interrompue ; on n’avoit reçu que trois fois de ses nouvelles, et depuis près de cinq mois il avoit quitté la France. Des souvenirs collectifs adressés, en passant, aux deux dames, n’avoient fait qu’affliger Lydie. Est-il rien d’accablant pour un amour exclusif comme d’être confondu avec des affections vulgaires ? Aussi ne cherchoit-elle point Valmont dans sa correspondance d’Italie, mais seulement dans son portrait, dans ses dessins, et surtout dans ses notes, éparses çà et là, et que depuis peu elle avoit rassemblées.

Vint l’anniversaire du jour où Valmont, délirant, l’avoit saisie entre ses bras après l’en avoir repoussée ; et le soir de ce même jour, retirée de bonne heure, comme à son ordinaire, et poursuivant ses recherches favorites, elle trouva, sous un livre caché dans un endroit obscur, une longue pièce de vers entièrement transcrite de la main de Valmont. À la netteté régulière de l’écriture, on voyoit que le poëte avoit savouré lentement le plaisir d’enchaîner à son gré quelques pensées mystérieuses. En effet… (et sans doute Valmont ne savoit pas avoir oublié là ces vers voluptueux), tout ce que la passion, unie à la certitude d’un bonheur prochain, peut inspirer de plus contagieux, se retraçoit dans cette production d’un amour secondé par deux muses brûlantes. À ces transports dont elle fut l’objet, à ces images inconnues…, l’infortunée s’écria, dans le premier accès d’une fièvre nouvelle : — « Ô dieu ! il a guéri… et je ne guérirai pas ! » — Et, se jetant sur la place, sur cette même place où, une fois encore, elle avoit reçu l’embrassement du trop tendre Valmont ; serrant contre son cœur ces vers…, ces vers charmans, sa dernière sentence…, elle baisoit le parquet insensible qu’elle croyoit encore voir arrosé de son sang ; elle se prosternoit devant le lit de douleur où son amant idolâtré avoit souffert, avoit gémi pour elle ; elle appeloit Valmont… elle l’appeloit comme s’il eût pu l’entendre !… et le jour, qui vint la surprendre avant le repos de la nuit, annonça à l’infortunée une longue suite de jours et de nuits sans repos.

Ses esprits, une fois montés sur ce ton, prirent bientôt la teinte ardente et sombre qu’impriment aux cœurs dévorés d’une passion contrainte la solitude et l’application. Sa santé, toujours délicate, ne pouvoit résister à un violent chagrin ; le sien surpassoit de beaucoup ses forces elles succombèrent ; et mademoiselle Miller, éclairée dès long-temps sur les causes de son dépérissement, ne tarda point à découvrir en elle les funestes symptômes de cette maladie si commune en Angleterre, où l’ennui, joint à la douleur, précipite au tombeau la beauté perdue pour l’hymen, malgré le vœu de la nature et tous les regrets de l’amour.

Saint-Hilaire, frappé comme de la foudre à l’idée de perdre sa fille, en écrivit sur-le-champ à Valmont. Sa lettre, aussi vive que ses alarmes, les portoit sans ménagement au cœur de son ami. Dans quel moment lui parvint-elle !… quand Valmont, enivré d’éloges, de fêtes, de succès, tout entier à sa gloire, et enfin subjugué par la douce influence du ciel napolitain, ne résistoit plus qu’avec peine aux attaques sans cesse renouvelées que livroient à ses sens les grâces artificieuses de la charmante Lesbia Marghetti, jeune femme du vieux comte Marghetti, oncle du chevalier, chez qui logeoit Valmont. Lesbia, maîtresse de ses actions par l’absence continuelle du comte, alors plénipotentiaire à Venise ; Lesbia, dissimulée, altière, vindicative, belle entre toutes les belles, ne connoissant de loi que sa volonté, de préjugés que ses convenances, et de guides que ses passions ; Lesbia comptoit déjà plus de fautes que de lustres, et couvroit ses égaremens de tout le faste d’hypocrisie que secondent si bien l’éclat d’une haute fortune et l’autorité d’un grand nom.

Admis en sa présence après six mois de séjour à Rome, où les deux sœurs du chevalier, belles aussi, mais sans art, avoient disputé aux femmes les plus marquantes de la ville l’honneur d’occuper les pinceaux du grand peintre amené par leur frère ; Valmont, encore rempli du souvenir de tant de charmes, et souvent encore poursuivi d’une image plus chère ; Valmont oublia tout en voyant pour la première fois la fraîche, l’éblouissante Lesbia. Ses yeux exercés s’arrêtaient vainement sur chaque trait, sur chaque forme d’un corps céleste, d’un visage accompli ; chaque trait, chaque forme rappeloit, défioit l’examen ; et, sans un peu de perfidie dans le regard ; sans une promptitude un peu trop brusque dans les manières, rien n’eût préservé le repos de Valmont du danger trop réel dont il étoit menacé. La comtesse, prévenue par son neveu, honora l’étranger d’une distinction flatteuse. Sûre de son pouvoir, et se promettant un plaisir nouveau dans cette conquête d’un nouveau genre, elle encourageoit, elle recueilloit avec avidité l’hommage public que lui rendoit Valmont. Valmont, sincère, reconnoissant, enthousiaste du beau, et aussi peut-être enclin, comme tous les poëtes, à s’exagérer une impression pour rajeunir une pensée ; Valmont célébra la comtesse ; et quoique ses chants n’exprimassent que l’admiration, cette admiration étoit si vraie, et ses expressions si touchantes, que Lesbia, satisfaite, enchantée, eut bientôt lieu de craindre que ses secrets desirs ne fussent moins passagers que leur objet. Valmont fit son portrait : quel chef-d’œuvre ! un art sans bornes, une nature parfaite ! tout Naples vint applaudir au talent de Valmont, aux grâces de Lesbia. Comment témoigner ou retenir l’excès de son ravissement ? Comment récompenser cet artiste d’une classe toute particulière ? Quel prix mettre à ce triomphe si doux pour une femme vaine ? Un seul don pouvoit le payer… La comtesse l’offrit, et d’abord ne fut pas entendue. La réputation de vertu qu’elle usurpoit encore, le respect dû à l’hospitalité, ses liens, sa naissance, et les mœurs de Valmont, tout élevoit entre elle et lui une barrière insurmontable. Des passions désordonnées l’auroient franchie ; mais Valmont n’en étoit pas susceptible, et la comtesse, toute séduisante qu’elle étoit, n’avoit ni dans son caractère d’esprit, ni dans celui de sa beauté, le charme sympathique, l’attrait indéfinissable par qui, une fois encore, le cœur de Valmont s’étoit senti entraîner vers Lydie ; et, toutefois, Valmont, qui ne vouloit plus être galant, le redevenoit pour Lesbia. Il n’étoit pourtant que poli, mais de cette politesse animée, fruit d’une imagination vive, et de son penchant naturel pour les femmes. Lesbia vit dans ses soins, dans ses éloges, dans sa retenue, des desirs combattus, un amour réprimé ; et Valmont, dans les prévenances, les agaceries, les regards provoquans de Lesbia, crut seulement reconnoître les soins de la bonté, et ces démonstrations, communes à tous les habitans des contrées méridionales. Ainsi, chacun ne juge que d’après ce qu’il sent ; et quand on croit surprendre le mystère de la pensée d’autrui, on ne fait, en quelque sorte, qu’y réfléchir la sienne. Livrés tous deux à une erreur si contraire, Lesbia et Valmont sembloient être d’intelligence. L’un, pénétré d’un tendre respect, l’autre, poussée d’un fol espoir, se cherchoient, s’attiroient, se rencontroient partout. Cet art d’expliquer sa fantaisie sans dépouiller un reste de pudeur, talent profond, talent chéri de l’ardente Lesbia, et dont Valmont n’avoit pas même l’idée, n’en réveilloit pas moins dans ses sens un trouble et des desirs dont son expérience conçut quelques alarmes. Les fréquens tête-à-tête, les promenades du soir[7], les courses pittoresques dans des lieux consacrés par d’amoureux souvenirs, quelques offrandes au tombeau de Virgile, un repos forcé, de longs banquets, l’usage des parfums, le ciel, les fleurs, les voix mélodieuses : tous ces piéges de l’oisiveté, de l’opulence et du climat, entre-ouverts sous les pas de Valmont, lui causèrent enfin une agitation, un effroi qui furent pour Lesbia le signe de la victoire. — « À quoi tiennent, se disoit Valmont, à quoi tiennent nos résolutions les plus sages ? Maltraité par l’amour, désabusé de ses chimères, sans illusion, sans attachement, sans excuse que l’occasion et la vanité, peu s’en faut que je n’oublie ce que je dois à la comtesse, à l’honneur de sa maison, à mon honneur, plus précieux que le reste !… et j’accusai une femme… une enfant !… et son inconstance auroit pu me coûter la vie !… Quel bonheur toutefois, quel bonheur d’être échappé au mariage ! et quel sort que celui de l’époux absent d’une femme aussi belle que la comtesse Marghetti ! belle, en effet !… charmante !… » — répétoit-il, en jetant les yeux sur les fenêtres de son palais, situé en face de l’hôtel du chevalier. Puis, se reprenant avec réflexion : — « Mais quel feu dans ses discours ! quelle volupté dans son accent, dans ses manières !… Est-elle ainsi avec tout le monde ? Non, sans doute ; bien sûrement non… » — À l’instant où Valmont fit cette remarque, toute sa vertu s’évanouit ; et, dans ce même instant, un message de Lesbia le rappeloit près d’elle. Elle l’attendoit… ; elle étoit seule, sans toilette, sans apprêts, légèrement vêtue, vu l’extrême chaleur. Elle lisoit avec attention. — « Georgina, dit-elle à sa femme de confiance, faites fermer ma porte, et ne songez à m’interrompre que pour cause extraordinaire. Enfin… reprit-elle après un silence, et en faisant signe à Valmont de s’approcher, (Valmont, par ordre de la comtesse, avoit pris place sur le même sopha où elle étoit assise) ; enfin, j’ai trouvé le sujet du tableau qui peut me laisser de vous, de vos talens, un souvenir selon mon cœur… Connoissez-vous, ah ! dites-moi, vous rappelez-vous ce touchant épisode… ? » — Valmont prit en tremblant le livre que Lesbia soutenoit de l’autre main : c’étoit la première partie de la divina Comedia du Dante ; c’étoit l’histoire plaintive de la tendre et coupable Françoise d’Arimino[8]. — « Malheureuse Françoise ! continua-t-elle d’une voix tremblante, ton odieux hymen lioit la mort avec la vie ; et, pour avoir osé doubler ton existence, pour avoir écouté le premier vœu de la nature, tu péris avec ton amant, et tu reçois la peine de ton crime, peut-être même avant de l’avoir consommé ! » — Un dangereux silence suivit cette réflexion. — « Oui, reprit-elle en soupirant ; oui, je veux avoir de votre main ce triste exemple sous les yeux. Je crois que l’égarement de cette infortunée, en opposition avec l’image de son supplice, formeroit un tableau d’un intérêt puissant. Ne le pensez-vous pas comme moi ? dites, Valmont… ne le pensez-vous pas ? » — Et la langueur du regard le plus tendre achevoit de porter le désordre dans toutes les idées de Valmont. — « Je ne pense plus, dit-il enfin hors de lui, je ne peux plus que sentir ; et rien de ce que je sens, rien de ce qu’a retracé votre sublime poëte, rien de ce que vous inspirez, madame, n’est du ressort de la peinture. L’oubli d’une chaste épouse et celui d’une femme sans principes ne diffèrent que par une résistance dont les longues alternative appartiennent à la morale et au passé ; et dans notre art, hélas ! tout est physique et au présent. Nos pinceaux ne parlent que par l’action représentée ; et Françoise, dans les bras de son complice, Françoise, surprise, assassinée par son époux, ne donneroit nulle idée des combats qui précédèrent sa faute, et de l’heureuse punition qui l’attendoit dans les enfers… » — « Heureuse !… dites-vous. » — « Sans doute : lisez, madame.

[9] Quali colombe dal disio chiamate,

Con l’ali alzate e ferme al dolce nido,
Volan per l’aer dal voler portate…
..............
… Que’ duo che’usieme vanne
E paion si al vento esser leggieri.

« Ah Dieu ! dit la comtesse… Et moi qui la plaignois ! » — Valmont chercha dans la suite de sa définition une dernière ressource contre le trouble qui subjuguoit ses sens. — « En transportant la scène où votre poëte l’a placée, reprit-il avec effort, j’essaierois aussi vainement de peindre ce choc[10] des vents contraires ; allégorie si terrible et si vraie du choc des passions qui perdirent Francoise. La poésie dispose des élémens : la nature entière obéit à ses lois descriptives. L’empire de la musique est dans les sensations. Que reste-t-il à la peinture ? la réalité, les images palpables, les seuls objets soumis à la double inspection de la vue et du toucher. » — « N’est-ce donc rien ? demanda la comtesse… » — « Ah, madame !… Et ses lèvres brûlantes effleurèrent le bras d’albâtre qui s’abandonnoît sur le sien. » — « Je vois, dit Lesbia en s’approchant encore, je vois que nous nous entendrons. Ce sujet de tableau peut devenir l’affaire de ma vie. Gardez-vous d’y renoncer ; ne vous défiez pas de vous-même : ce qu’un autre ne sauroit tenter sans audace, doit vous être permis et facile. » — Valmont, respirant à peine, mais encore retenu par une crainte respectueuse ; Valmont promenoit vaguement ses regards sur les charmes demi-voilés qui s’offroient à lui sans défense. — « Je ne sais, reprit Lesbia, je ne sais quel malaise me fatigue et m’enchante : aidez-moi à me soulever… Je veux, s’il est possible, vous faire aimer cette belle et malheureuse Françoise ; je veux vous la montrer telle que je me la figure alors que l’ange[11] pitoyable[12] la dispute un instant à la tourmente éternelle, et la fixe avec son amant sous les yeux attendris du poëte voyageur. Tenez… tenez, Valmont ; ne lui ressemblé-je pas ? » — Lesbia s’étoit placée sous le jour douteux d’une profonde alcôve ; l’élévation de l’estrade développoit la perfection de sa taille ; sa robe diaphane, dégagée de sa ceinture, retomboit drapée mollement sur ses épaules découvertes ; ses longs cheveux d’ébène flottoient, bouclés, sur sa poitrine ; elle baissoit les yeux pour que ses noires paupières fissent mieux ressortir les roses de son teint ; elle montroit à Valmont le livre séducteur par qui devoit leur être révélé le fatal, le tant doux mystère[13]… — « Ô beauté, beauté souveraine ! » s’écria le peintre transporté. Et tout à coup, de l’excès du respect, il eût passé à l’excès contraire, sans la résistance de calcul qu’il rencontra chez la comtesse. Il invoquoit sa pitié si facile ; il expiroit à ses genoux… La voix de Georgina se fit entendre. — « Dieu ! s’écria Valmont rappelé à lui-même ; madame, pardonnez !… Ah, madame ! oubliez… » — Paix donc ! paix donc ! lui répondit Lesbia en souriant ; le tort ne seroit, au contraire, que dans l’imprudence et l’oubli : comptez sur moi, et point d’enfantillage. » — Puis, relevant ses cheveux, fermant sa robe, et se rasseyant avec calme, elle sonna, et Georgina parut. Valmont, encore ému, observoit Lesbia, non sans étonnement. — « Monsieur, dit Georgina, cette lettre, arrivée sous le couvert de l’ambassadeur français, vient d’être apportée par un secrétaire de la légation. » — « Quoi ! dit Lesbia, pour une lettre… » — « Ce secrétaire a exigé que je la remisse à l’instant ; il demande si le prochain courrier remportera la réponse de monsieur. » — « Lisez, dit la comtesse, lisez, je vous en prie. » — Valmont reconnoît l’écriture, décachette, lit, change de couleur, jette un cri d’effroi… — « Eh ! bon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? » demande Lesbia. — Valmont avoit serré sa lettre, pris son chapeau, fléchi un genou devant la comtesse. — « Je pars, je pars dès demain !… Adieu, madame ; plaignez un malheureux que le plus pressant devoir arrache à toutes vos bontés. » — Il alloit sortir ; Lesbia le retint. Georgina écoutoit. — « Partir !… me laisser ! Quelle fuite soudaine, quelle cause si grave… » — « Vous la saurez ; j’aurai l’honneur de vous écrire ; je ne puis m’arrêter davantage : de chaque heure, de chaque instant qui maintenant m’échappe, l’amitié me demande compte. » — « L’amitié !… l’amitié n’est-elle pas ici ? Pouvez-vous quitter Naples sans regret, sans égard ?… Quelques devoirs enfin ne vous y retiennent-ils pas ? » — « Elle se meurt !… » — « Qui elle ? » — « La fille de mon ami, l’épouse de mon choix, que j’aimai vainement, qui aujourd’hui, dit-on, m’aime pour son malheur. Elle a perdu le repos, la santé, tous ses attraits, toutes ses grâces… Je cours… oui, je cours la rendre à son père. » — « Peut-on savoir, reprit froidement la comtesse, peut-on savoir le nom de cette jeune personne ? » — « Ah ! permettez que nulle explication ne prolonge l’absence qui la tue. Recevez mes regrets, ma douleur ; et puissent vos beaux jours n’être jamais troublés que par la douce inquiétude dont j’emporte le souvenir ! » — Le visage de la comtesse prit alors une expression épouvantable. — « Vous partez !… dit-elle, furieuse ; vous me quittez !… vous me quittez pour une autre !… Malheur sur elle et sur vous-même ! » — À ces mots, Georgina sortit. Valmont, confondu, immobile, regardoit la comtesse avec une surprise déjà mêlée d’horreur. — « Homme vain !… homme ingrat ! poursuivit cette femme violente ; t’es-tu flatté de trahir impunément ma confiance et mes vœux ? Penses-tu que je me sois abaissée jusqu’à toi pour servir de jouet à ton indiscrétion, et de trophée à une obscure rivale ?… Ose la rejoindre, ose me sacrifier, ose lui porter un cœur qui me dédaigne… » — Valmont l’interrompit. — « Veuillez vous arrêter, madame ; car je me suis promis de ne point épouser Lydie de Saint-Hilaire, et je sens qu’une menace de plus me feroit fausser mon serment. » — La comtesse, sans répondre, écrivoit sur ses tablettes le nom échappé à Valmont ; une rage sinistre la faisoit frissonner. En fermant ses tablettes, elles tombèrent ; Valmont s’en saisit, déchira ce qu’elle venoit d’écrire, et, les lui rejetant avec mépris : — « Mon action, lui dit-il, ne doit pas vous surprendre. Femme capable d’insulter à l’objet de sa préférence ; femme sans frein dans sa haine comme dans son amour perd tous ses droits à nos respects. » — Et il sortit précipitamment.

Je n’entreprendrai point de décrire ce qu’éprouva en ce moment la comtesse. Les couleurs manquent pour peindre ce qui répugne aux yeux. Les secrets hideux, les noires combinaisons d’un cœur impur, d’une imagination dégradée, seront toujours impénétrables pour quiconque ne cherche que l’honnête et le vrai ; et, grâces au Ciel, tout modèle d’infamie est rarement dans la vérité.

Cependant la comtesse, dont il faut bien nous occuper encore, la comtesse passa toute la nuit à méditer ses projets de vengeance. Pendant ce temps si précieux, Valmont prenoit congé du chevalier, s’entendoit avec ses meilleurs amis de Naples pour que rien ne pût différer son départ, et rentroit enfin chez lui, quand Georgina, qui en sortoit, lui dit : — « Monsieur, écoutez-moi ; voici deux fois que je reviens pour vous donner un avis important ; écoutez-le, Monsieur, et songez à bien vous en souvenir. » — Valmont fit signe à Georgina de le suivre. Georgina révéroit, chérissoit Valmont comme grand peintre et comme bienfaiteur. Cette fille, d’un âge avancé, avoit néanmoins conservé de fort beaux yeux, une tête expressive ; Valmont venoit d’en faire l’étude, et, selon sa coutume, avoit libéralement payé la patience de Georgina. — « Ô Monsieur ! lui dit-elle, dès qu’ils furent seuls ; Monsieur, partez cette nuit même ; gardez-vous de braver ma cruelle maîtresse. Enchaînée à son service, plus encore par crainte que par intérêt, seule au monde, je sais de quoi elle est capable, et je tremblerai pour vous tant qu’une longue distance ne vous aura pas soustrait à son ressentiment. » — Alors Georgina, pour achever d’éclairer Valmont, pour l’aider à se prémunir contre les suites de cette aventure, lui fit l’histoire succincte, mais effrayante, des excès en tout genre auxquels s’étoit déjà portée cette femme si redoutable par ses attraits, ses vices et son pouvoir. Déjà plus d’un amant avoit fait l’épreuve de son inconstance ; mais l’un d’eux, plus léger qu’elle, avoit chèrement payé les larmes d’orgueil qu’il avoit fait répandre. Poursuivi dans ses affections, dans sa fortune, dans sa liberté, il n’avoit échappé que par l’exil à son implacable ennemie, et l’on ne savoit encore à quelle cause attribuer la fin prématurée de sa jeune maîtresse, rivale détestée, et peut-être victime de la jalouse, de l’atroce Lesbia… En cet endroit du récit de Georgina, Valmont l’interrompit, lui imposa silence, exigea son serment de ne jamais le nommer quand elle parleroit de la comtesse, la força d’accepter quelque récompense de son zèle, et, sans attendre davantage, se mit en route à l’entrée de la nuit.

Lesbia, qui enfin s’étoit décidée à le rendre suspect au gouvernement pour le retenir à Naples, et l’y voir aussi malheureux qu’il y avoit été paisible et admiré ; Lesbia fut étrangement surprise d’apprendre, le lendemain matin, que Valmont, dès la veille au soir, avoit passé les portes de la ville, que les ministres s’étoient empressés de favoriser son retour en France, qu’une conduite sans tache lui servoit de rempart contre la prévention ou la haine, et que, de tous les hommes en place près de qui Lesbia songeoit à le calomnier, il n’en étoit pas un dont ses vertus et son génie ne lui eussent fait un protecteur ou un disciple : digne privilége du talent supérieur uni à des dons plus solides, et partage justement envié de ceux à qui toutes les faveurs du sort ne peuvent donner la considération.

Lesbia, contrainte au silence, n’en fut que plus irritée contre l’objet de sa vaine fureur. Sa vengeance eût été discrète, sa rage infructueuse ne le fut pas. Quelques paroles amères décelèrent son dépit. Le chevalier Marghetti, le premier, remarqua l’aigreur, l’agitation extraordinaire de la comtesse. Elle devint insupportable à tout ce qui l’environnoit. Georgina perdit sa confiance. Georgina, craignant pour ses jours, vint chercher un asile dans l’hôtel et sous la sauvegarde du chevalier. D’affreuses confidences dévoilèrent une vie affreuse. Les parens, les amis de la comtesse, son époux, informés de sa conduite, l’abandonnèrent au mépris général. Alors rien n’arrêta la fougue déplorable de ses penchans et de ses habitudes. Essayant de toutes les erreurs, s’abreuvant de tous les excès, effaçant le scandale par l’opprobre, l’opprobre par le crime, et le crime enfin par des sacrifices qui absorbèrent son immense fortune, elle vécut seulement le temps nécessaire pour fournir en entier sa carrière de dépravation, et mourut jeune encore, en horreur à elle-même, et citée, dans les jours d’effroi, par toutes les mères napolitaines dont elle avoit été la gloire et l’idole. Mais, exemple terrible ! rapprochement inévitable !… cette femme odieuse, cette femme, la honte de son sexe, cette Lesbia enfin…, la coquette, l’impudique, la coupable Lesbia avoit commencé comme Lydie !… comme elle, une enfance désœuvrée avoit retardé l’essor de son discernement ; comme elle, de premières légèretés et un caractère absolu avoient annoncé son goût pour le plaisir et la domination ; mais moins heureuse qu’elle, l’objet de son premier amour, homme audacieux, homme profondément corrompu, avoit flétri son âme, y avoit détruit pour jamais les notions du devoir et de l’obéissance : principes de bonheur que la nature enseigne à toutes les femmes, et que toute femme regrette aussitôt que l’abus de son indépendance l’avertit du danger de ce triste avantage.

Valmont, livré aux sombres réflexions que lui suggéroit le parallèle désolant de ces deux femmes, dont l’une arrêtée sur la pente rapide, l’autre abîmée dans le gouffre, et toutes deux formées sur le même modèle, n’avoient surpris ou son cœur ou ses sens que pour lui mieux apprendre tout ce qu’un sage encore sensible peut espérer, peut redouter d’une femme ; Valmont néanmoins ne songeoit qu’avec déchirement aux regrets, aux souffrances de l’innocente Lydie : innocente et se mourant d’amour, de repentir, tandis que lui, Valmont !… Aussi, sans se juger, à cet égard, plus rigoureusement que le commun des hommes, s’éloigna-t-il avec vitesse d’un séjour dont les impressions, fatales à Lydie comme à lui-même, ne le laissoient plus accessible qu’à l’indulgence dont, à son tour, il éprouvoit quelque besoin. Il relisoit à chaque instant le détail des tourmens de cette fille jadis tant aimée. Il couroit nuit et jour, ne s’arrêtoit nulle part, et enfin apporta sa réponse, quand à peine croyoit-on qu’il eût reçu la lettre. Mais quelque diligence qu’il eût faite, le mal qui dévoroit Lydie n’en étoit pas moins parvenu au degré le plus alarmant. Saint-Hilaire, dans la crainte de donner de fausses espérances, n’avoit rien dit de sa lettre à Valmont ; et Lydie, de plus en plus livrée à ses rêveries nocturnes, à ses études solitaires, digérant mal une foible nourriture, et n’accordant à la nature que le repos de l’épuisement, la malheureuse Lydie n’étoit plus que l’ombre d’elle-même. Toujours debout cependant, et s’obstinant à refuser tous les secours d’un art dont ses douleurs eussent encore une fois démontré l’impuissance, elle en imposoit par un maintien tranquille et confiant. Mais ses mouvemens rares et pénibles, ses joues cavées, ses yeux appesantis, son teint surtout… son teint décomposé par un horrible épanchement de bile, faisoient qu’en la voyant, son propre père, son père au désespoir cherchoit la figure brillante qui, dix-huit mois auparavant, avoit porté l’allégresse et l’amour dans tous les lieux où elle apparoissoit. Un jour… il n’étoit que huit heures du matin, Lydie étoit déjà levée, et les deux domestiques venoient de sortir. Saint-Hilaire écrivoit dans sa chambre. Mademoiselle Miller avoit engagé Lydie à venir au moins la voir déjeûner. Lydie, arrivée à l’instant, n’étoit pas encore assise, quand quelqu’un que l’on navoit pas entendu monter, ouvre la première porte de l’appartement. Mademoiselle Miller veut aller voir qui c’est ; Lydie lui fait signe de rester, y va elle-même, ouvre ; la seconde porte ; un homme en habit de voyage lui demande si mademoiselle de Saint-Hilaire… — « Juste ciel ! dit Valmont en la voyant chanceler… » — C’étoit lui, dont la vue chérie, dont l’affreuse méprise causoit à la triste Lydie un tel saisissement de joie et de douleur qu’elle en perdit sur l’heure tout sentiment d’existence. Accouru au cri de Valmont, Saint-Hilaire reçut dans ses bras sa fille inanimée, sa fille, son seul bien, son seul plaisir au monde ! Lui, Valmont, mademoiselle Miller, également troublés, également éperdus, cherchoient sans voir, essayoient sans choix des secours infructueux. — « Rends-la-moi ! disoit Saint-Hilaire à Valmont ; ah ! rends-la-moi, si tu veux que je vive ! » — « Barbare que je suis !…, répondoit Valmont… Ah ! malheureux, malheureux que je suis ! ». — Et cédant à l’effroi, à l’amitié, à la douce amitié qui jamais n’avoit cessé de lui parler en faveur de Lydie, il pressoit sur son cœur, il pressoit sur sa bouche la main froide, la main desséchée de cette fille naguère si heureuse, si charmante, et sur le visage de qui tant d’émotions diverses avoient tracé en caractères de mort le danger des passions extrêmes et le malheur d’une éducation manquée.

Lydie, ranimée par ses caresses, Lydie se réveille, regarde, jette ses deux bras au cou de Valmont, y reste un instant suspendue, et retombe presque aussitôt ; mais ses pleurs abondans, ses pleurs qui contrastoient avec un doux sourire et de plus douces exclamations, annoncèrent que cette crise ne pouvoit qu’être heureuse, puisque l’amour l’avoit causée. — « Elle vivra, se disoit Valmont ; elle vivra, elle connoîtra mon cœur : elle en sera contente, et ces agitations cruelles n’altéreront plus son bonheur et le mien. » — Saint-Hilaire crut entrevoir le sens de ce discours… Mademoiselle Miller n’osa s’y arrêter.

Lydie reprit enfin la voix, la connoissance entière. — « Est-il possible, disoit-elle à Valmont ; est-il possible que vous ne me haïssiez pas ! » — « Je ne reviens que pour vous, je ne vous quitte plus ; que votre seule guérison vous occupe, et songez à aimer la vie, si vous avez quelque amitié pour moi. » — « De l’amitié !… » — Ses yeux dirent le reste. Un long sommeil, des songes paisibles reposèrent enfin son imagination. Sa santé toutefois ne put de sitôt se rétablir. La présence de Valmont, un régime suivi, les attentions continuelles de son père et de son amie, ne combattirent qu’imparfaitement un mal dont la racine étoit dans le cœur. Le sang, les humeurs reprirent l’équilibre ordinaire ; une blancheur de lis remplaça la teinte hideuse qui avoit déguisé le charmé de ses traits ; mais la fraîcheur, mais l’embonpoint, mais l’enjouement qui attestent des sens calmés, une joie sans mélange ; rien de tout cela ne reparut ; rien ne put se sauver de l’orage qui avoit submergé sa jeunesse. Valmont et Saint-Hilaire se persuadèrent d’abord que l’exercice et la dissipation suffiroient pour effacer entièrement ces dernières traces de langueur. Dans cette vue, Valmont chercha quelques maisons choisies dont on pût lui former une société douce, en attendant que la saison fût assez avancée pour la conduire à la campagne. Mais avant de la présenter à ses amis particuliers, il demanda à Saint-Hilaire si ce plaisir dont leur liaison lui faisoit un devoir, n’entraîneroit aucune conséquence nuisible à de nouveaux projets d’établissement pour Lydie. Saint-Hilaire, douloureusement surpris, répondit sans hésiter : — « Ce scrupule m’éclaire et fixe à jamais le destin de ma fille ; mais son cœur la punit assez d’une faute irréparable, sans que j’ajoute à ses regrets le tourment de la contrainte. Il ne lui reste que votre amitié ; qu’au moins elle en jouisse, et que du reste un monde désœuvré dise et pense d’elle ce qu’il voudra : peu lui importe ses arrêts, puisqu’elle ne vivra plus pour lui. » — « Je dois me justifier, répliqua Valmont : peut-être vous semble-t-il peu naturel… » — « Gardez, interrompit Saint-Hilaire, gardez pour Lydie une explication dont je n’ai pas besoin. Il me suffit d’être prévenu ; votre raison ne peut vous égarer : puisse-t-elle aider ma fille à recouvrer enfin la sienne !… » — « N’en doutez pas, reprit Valmont ; mon amitié pour elle sera si tendre et si exclusive, qu’elle craindra de perdre au change. Elle sentira que dans sa situation et la mienne, un pacte avec l’hymen seroit celui d’un éternel malheur ; que l’importun souvenir du passé, le doute continuel du présent ne cesseroient d’empoisonner nos jours. Quand la discorde a devancé le mariage, il est rare que la paix le suive : celle de ma vie actuelle seroit à jamais troublée par cet état de défiance réciproque : je ne peux plus aimer assez pour en supporter les ennuis, et ma rupture avec Lydie a dégagé mon cœur de tout lien sérieux. »

Valmont auroit pu ajouter que l’amour, une fois éteint, ne se rallume pour l’objet dont il fut dédaigné, qu’à l’aide de quelques nouveaux desirs ; que, de long-temps, Lydie ne les rappelleroit sur ses traces, et que l’empire de la beauté, si contesté par la sagesse, n’en est pas moins le premier des empires aux yeux des sages, et surtout des artistes. Cette pensée, mêlée confusément avec de plus sévères, se contenta de leur prêter des forces, sans oser avouer les siennes. Valmont en eût rougi, se la fût reprochée ; qui sait même jusqu’où auroit pu le porter un remords généreux ?… au lieu que, dans la sécurité profonde où l’entretenoit le témoignage de son mépris pour Lesbia, nul recours ne restoit ni à la conscience, ni à l’amour. Aussi mademoiselle Miller renonça-t-elle cette fois à tout espoir de le ramener, et crut-elle devoir se concerter avec Saint-Hilaire pour arracher du cœur de Lydie le dernier germe d’illusion qui peut-être y fermentoit encore à son insu.

Il y a, nous a-t-on dit depuis long-temps, il y a entre homme et femme qui s’aiment un idiome étranger à ceux qui n’aiment pas. Ce même idiome redevient inintelligible pour celui des deux qui n’aime plus. Alors toute harmonie cesse entre les cœurs les mieux assortis par la nature ; alors, d’un seul côté, restent les vœux secrets, les vains désirs et les continuelles alarmes ; alors deux personnes qui s’aiment encore, quoique chacune d’une manière différente, s’étonnent de ne plus s’entendre, et cherchent vainement la cause de la gêne et du vide qui désenchantent leurs entretiens. Et c’est surtout, hélas ! c’est du côté du plus fidèle que viennent les inégalités d’humeur les plus fréquentes et les moins aimables. Toujours trop près de parler comme il sent, il perd en froides réticences les derniers momens accordés à des explications dont il redoute l’issue, ou ne parle que pour exhaler sous d’autres formes son mécontentement secret et sa constance infructueuse. L’amitié l’excuse, parce qu’elle ne peut plus être ni inquiète, ni affligée de ces froideurs apparentes : le plus souvent elle ne s’en aperçoit pas ; et cette indulgence passive, plus cruelle mille fois que l’injure et la menace, achève d’anéantir le malheureux que l’on méprise sans y songer, et qui succombe à un mal dont il ne peut se plaindre. Eh ! que doit-ce être quand une femme, une femme timide éprouve ce tourment, le plus cruel pour un cœur tendre ! Attirée par l’habitude vers celui qu’elle n’a ni la force ni le droit de haïr, repoussée par les caresses mêmes dont se berceroit son amour s’il pouvoit être sûr que l’amour les lui adressât, toujours en garde contre la séduction des souvenirs, contre celle de l’amitié, et contre les dédains de l’indifférence, elle passe successivement du desir à la honte, et du bonheur au désespoir, sans que jamais un mouvement de colère puisse la délasser de la fatigue d’aimer seule. Lydie ne s’aveugloit que le moins possible ; cependant elle s’aveugloit encore ; et, dans ces rares instans, comme tout se ranimoit, comme tout s’embellissoit pour elle !

Un soir, son père et Valmont la voyant plus gaie et mieux portante, Valmont insista pour lui faire entendre un fort beau concert que l’on donnoit le soir même chez une de ses parentes. Lydie objecta la fatigue, la contrainte d’une société trop nombreuse, et aussi le danger des rencontres. — « Ne craignez rien, lui dit Valmont, M. et madame B*** m’ont communiqué leur liste, et dans tout cela je n’ai rien vu qui vous doive alarmer : d’ailleurs, ne serons-nous pas avec vous ? » — Lydie, charmée à ce peu de mots, fit sur-le-champ une courte toilette, et, pour la première fois depuis près de deux ans, éprouva une joie réelle à retourner dans le monde, et surtout à y retourner conduite par Valmont. Ils arrivèrent de bonne heure. La maîtresse de la maison reçut mademoiselle de Saint-Hilaire avec l’intérêt le plus doux, la fit asseoir entre elle et mademoiselle Miller, et bientôt la mit au courant du cercle où elle se trouvoit placée. — « Peut-être, ajouta-t-elle, aurons-nous ce soir un peu plus de monde que je n’en attendois. Mon fils aîné m’a tourmentée pour amener quelques jeunes gens ; mais on peut, pour le choix, s’en rapporter à sa prudence. » — Madame B***, excellente femme d’ailleurs, avoit pour monsieur son fils une considération tant soit peu usurpée. Tandis qu’elle en faisoit l’éloge, et que tout se préparoit dans la salle du concert, les siéges, les fauteuils se garnissoient peu à peu. Vint un instant où l’on cessa d’entrer, et où il régna au salon ce silence d’étiquette, précurseur ordinaire des plaisirs d’apparat. Tout à coup le domestique revient, et, d’un air plus riant, d’un ton plus élevé, annonce : Messieurs et madame de Bellegarde !… Une femme jeune, belle, et d’une taille élégante, s’avance légèrement, suivie de son mari et de son beau-père. Mais tandis que madame B***, surprise et ravie de la voir, la serre dans ses bras, et l’accable d’une foule de questions, Valmont, avec une présence d’esprit admirable, Valmont s’élance vers les deux Bellegarde, et les arrêtant de son côté : — « Saint-Hilaire est ici ; vous allez voir sa fille ; elle n’est pas mariée, elle est ruinée, elle est malade ; au nom du ciel, ne la chagrinez pas !… » — Bellegarde père, le premier, après avoir salué madame B***, vint baiser la main de Lydie, et s’informa de sa santé. Alphonse lui présenta sa femme… Alphonse plus peiné, plus confondu que Lydie elle-même de l’état de déchéance où il la retrouvoit ! heureusement pour Lydie que madame B***, curieuse comme toutes les femmes contentes de leur sort, s’empara bien vite de madame de Bellegarde, et ne lui laissa pas de repos que celle-ci ne lui eût raconté l’histoire de son voyage, de son mariage, etc. Cette histoire étoit des plus simples. « MM. de Bellegarde, arrivés à Calcutta l’année d’auparavant, s’y étoient liés presque aussitôt avec sa famille. Elle n’avoit pu apprendre sans attendrissement de quel prix cruel une jeune Française, dont elle ignoroit le nom, avoit payé l’amour de son Alphonse. Elle s’étoit attachée à lui dès cet instant, et, à force de petits stratagèmes suggérés par sa mère, étoit parvenue à le consoler d’une ingrate, à lui faire partager sa tendresse, et enfin à devenir sa femme : ce dont elle espéroit qu’il n’étoit point fâché. Depuis huit jours seulement ils étoient à Paris, et dans deux mois ils repartoient pour l’Inde, où tout la rappeloit, puisque c’étoit là qu’Alphonse l’avoit choisie. » En achevant ce discours, ses jolis yeux se levèrent sur son mari, comme pour s’assurer encore de son bonheur. Lydie n’en fut point envieuse. Le juste sentiment de sa faute, sentiment adouci par celui qui, de plus en plus, l’enchaînoit à Valmont, la fit se féliciter d’une rencontre qui soulageoit son cœur d’un bien cuisant reproche. Elle adressa à monsieur de Bellegarde père quelques mots pleins d’une noble humilité, s’excusa envers le fils avec autant d’esprit que de grâce, et, appelant Valmont à son secours : — « Il est écrit, lui dit-elle en souriant, que je ne saurois, sans vous, venir à bout de rien, aidez-moi donc à persuader M. de Bellegarde que je suis changée de caractère comme de figure. » — « Oublions tout, hors vos bontés présentes, lui dit Alphonse en se penchant sur son fauteuil, et permettez qu’Alphonse de Bellegarde se compte pour toujours au rang de vos amis. » — « Elle en a, dit Valmont avec feu, elle en conservera ; et quant à moi, moi qui vous parle, cher Alphonse, mon dernier battement de cœur sera pour elle. » — Alphonse alors, baissant la voix, parut adresser à Valmont quelques questions auxquelles ce dernier répondit aussi à voix basse. Lydie distingua encore ce mot d’amitié qui neutralisoit trop souvent des expressions assez passionnées pour interpréter l’amour le plus tendre… Un dialogue plus inquiétant l’attendoit dans la salle de concert.

Il étoit commencé, et Lydie, éloignée de Valmont, éloignée de son père seulement de quelques pas, entourée de femmes respectables, qui toutes la combloient d’égards, se livroit avec charme au plaisir d’entendre de fort bonne musique parfaitement exécutée, quand un bourdonnement extraordinaire suspendit l’attention, et fit tourner du côté de la porte les yeux distraits de quelques auditeurs. C’étoit le fils de la maison qui, à la tête d’un essaim d’étourdis, plus turbulens, plus importans les uns que les autres, arrivoient sans façon à dix heures, encore tout échauffés d’un dîner chez Naudet. Ces Messieurs, après avoir dérangé tout le monde, donnèrent le signal du silence de manière à le rompre encore, et ne cessèrent de chuchoter pendant les andante, les solo les plus attachans. Impatientée enfin de leur babil, Lydie se hasarde de regarder l’un d’eux, qui, debout près d’elle avec un second, cabaloit de telle sorte qu’il étoit impossible d’entendre le concert. Elle le regarda, reconnut Adhémar, et recueillit aussitôt ces paroles insultantes : — « Connois-tu ça ? » (C’est Adhémar qui commençoit.) — « Oui, c’est la petite Saint-Hilaire. » — « Qui… ce spectre ? » — « Oui vraiment. » — « Ah bon Dieu ! comme elle est passée ! » — « Eh mais… ne vous étiez-vous pas arrangés à la campagne ? » — « Chut, chut ! on ne convient pas de ces choses-là. » — « Allons donc ! et Préval qui lui a été soufflé par madame de Melcour ; et Valmont qui n’en veut plus ; et Alphonse… etc. etc. » — Lydie se sentoit défaillir… Mademoiselle Miller lui fit remarquer Valmont, qui, masqué par une colonne, avoit dû entendre tout ce qui venoit de se dire. Le concert finissoit ; l’insolent Adhémar, qui, par ton, jouoit la vue basse, n’avoit pas pris la peine de lorgner d’assez près les hommes qui accompagnoient Lydie, et continuoit, tout en rejoignant ses dignes amis, de s’exhaler en plaisanteries offensantes et sur Valmont et sur Alphonse. — « Juste ciel ! dit tout bas ce dernier à Valmont, pourquoi faut-il que je sois marié ! » — « Mais je ne le suis pas moi, répondit Valmont. » — Bellegarde père lui serra la main. — « Un mot, messieurs, dit-il aux deux causeurs. » — Et il les entraîna dans l’antichambre, où Valmont les suivit aussitôt. À l’aspect de Valmont, qu’un changement de costume l’avoit empêché de reconnoître, à la vue inopinée de Bellegarde, de cet officier si recommandable par sa valeur et son expérience, M. de Mulsan, un peu déconcerté, voulut tenter la voie des explications. — « Eh non, eh non ! bel Adhémar, dit le capitaine en secouant la tête ; ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons à démêler ensemble. Mais vous me connoissez, je ne suis point méchant ; quelque trace visible, et tout sera fini : votre adresse, voyons. Ces messieurs refusèrent leur adresse, mais donnèrent parole pour le lendemain matin : ils se retirèrent suffisamment intrigués de l’aventure.

Lydie, durant ce court intervalle, Lydie, à demi-morte de douleur et d’effroi, s’étoit réfugiée dans un arrière-salon, où son père et Alphonse essayoient vainement de calmer ses angoisses. — « Ah ! laissez-moi, disoit-elle à Alphonse ; je ne suis née que pour la honte, que pour la perte de tout ce qui m’aima, de tout ce que j’aime. Étoit-ce à M. de Valmont, étoit-ce à M. de Bellegarde de me défendre, de s’exposer… » — « Nous exposer ? répondit Bellegarde qui revenoit ; oh ! je vous jure que s’il y a une goutte de sang répandue ce ne sera pas de notre côté… Mais, taisons-nous, rentrons : il ne faut pas que ceci transpire. Alphonse s’empressa de retourner auprès de sa femme, et Bellegarde et Valmont reparurent et restèrent une demi-heure. Mais Saint-Hilaire emmena sa fille, qui, sous prétexte de santé, pouvoit se dispenser de veiller plus long-temps.

Lydie rentra chez elle, effrayée de son avenir. Cette longue punition des imprudences qu’elle croyoit expiées ; cet outrage public qui, même dans la bouche de deux hommes sans mœurs, pouvoit être l’écho de l’opinion générale ; le dévouement trop désintéressé du généreux, de l’inflexible Valmont ; cette affreuse nécessité de ne pouvoir racheter sa première faute qu’aux dépens du repos, peut-être de la vie de celui pour qui elle eût mille fois donné la sienne, portèrent dans tous ses sens l’abattement et la consternation. — « Que fais-tu, malheureuse !… ah ! que fais-tu au monde ? se dit-elle avec désespoir ; sans beauté, sans fortune, sans considération, et bientôt sans appui !… »

Valmont vint l’arracher à ces idées lugubres ; il paroissoit content, et tenoit à la main un acte notarié : — « Que vois-je ! dit-il en l’abordant ; nous feriez-vous l’injure d’éprouver quelques craintes ? Bellegarde a tout prévu. En se chargeant de corriger Adhémar, il me ravit l’honneur du danger. Mon partner, qui déjà se meurt de peur, m’a proposé le pistolet ; et tant pis pour lui, car je vise fort bien… assez bien, reprit-il en voyant l’horreur de Lydie, pour vous répondre de ne pas lui faire grand mal. Cependant, comme il se pourrait que l’entretien fût plus sérieux que nous ne l’imaginons, il est bon de se mettre en règle ; et voici, ajouta-t-il en présentant une plume à Lydie, voici un papier sur lequel il faut qu’à tout hasard vous apposiez, ainsi que Saint-Hilaire, votre paraphe et votre signature. » — « Quoi !… sans lire ? » observa Lydie, frappée d’une émotion nouvelle. — « Sans lire, reprit-il gaîment : refuserez-vous cette marque d’estime au plus fidèle de vos amis ? » — Lydie s’empressa de signer. Un nuage de pleurs obscurcissoit sa vue. L’amour, la terreur, une espérance confuse… Saint-Hilaire lui-même ne fut pas maître de rejeter quelques idées extraordinaires. — « Valmont, disoit-il en signant, Valmont, vous le voulez… De quoi m’inquiéterois-je ? ne disposez-vous pas du père et de la fille ? » — Lydie le regardoit, regardoit mademoiselle Miller. — « Tenez, mon amie, lui dit Valmont, en lui remettant l’acte soigneusement enveloppé ; gardez ce paquet jusqu’à ce que je vous le redemande. Le cœur me dit que nous le décacheterons ensemble. Si pourtant, le ciel en ordonnoit autrement ; je me flatte que vous n’affligeriez pas ma mémoire au point de protester contre votre signature. Adieu, chère Lydie ; bonsoir donc, Saint-Hilaire… ; bonsoir, mademoiselle. » Il les embrassoit avec solennité ; puis, se riant de sa propre émotion : — « Nous sommes fous, dit-il en les quittant ; ce ne sera qu’une plaisanterie ; et la preuve, c’est que demain je viendrai vous chercher pour me conduire au lieu du combat. » — « Ah ! oui, oui, n’y manquez pas, dirent-ils tous ensemble. » Et tous ensemble ils le reconduisirent jusqu’à sa voiture ; ils remontèrent, et se séparèrent sans s’être communiqué leurs secrètes appréhensions.

Mais chacun d’eux, seul avec sa pensée, l’éleva insensiblement vers celui qui soulage, prévient ou répare tous les malheurs. On ne sauroit disconvenir que ce rapport direct, établi par l’infortune entre Dieu et les âmes tendres, ne soit l’égide la plus puissante que la nature ait accordée à la foiblesse. De l’instant où le malheureux s’agenouille, de l’instant qu’il prie et qu’il croit, un doux espoir lui sourit, et la Providence l’accueille ; le repos suspend ses douleurs ; du sommeil qui le rafraîchit, il passe à la réflexion qui l’éclaire ; il est plus fort, par cela seul qu’il est plus confiant, et, si l’événement doit tromper son attente, la pieuse résignation qui d’abord l’y avoit préparé, lui laisse des forces pour le soutenir, et un recours pour espérer encore. Lydie, son père et leur vieille amie firent tous trois l’épreuve de cette vérité consolante. Jamais nuit ne fut plus paisible que celle qui précéda le jour le plus inquiétant. Levés avant six heures, et tous trois se félicitant de la sérénité empreinte sur leurs visages, ils reçurent Valmont précisément de l’air dont il les venoit chercher : avec le calme de la raison et la conscience d’une excellente cause. Cependant, à mesure que la voiture avançoit vers la Porte-Maillot, Lydie cessoit de prendre part à la conversation. Peu à peu chacun se recueillit en soi-même ; et, arrivés à l’entrée du bois, Valmont, en leur disant de l’attendre, rompit un silence qui déjà duroit depuis quelques minutes. Comme il descendoit de voiture, Alphonse et son père arrivoient à cheval. — « Des femmes ici ! dit d’abord Bellegarde… Eh bien ! tant mieux, reprit-il en riant ; leur voisinage nous portera bonheur, et elles en seront moins long-temps inquiètes. Mais dépêchons, j’aperçois ces messieurs. » — Adhémar en effet arrivoit par une autre route au rendez-vous prescrit. Son second le suivoit ; ils n’avoient qu’un témoin. Bellegarde dit à Alphonse : — « Restez avec ces dames ; Saint-Hilaire, comme témoin, est plus recevable que vous. » ― Saint-Hilaire descendit. Alphonse prit sa place. Les domestiques, les chevaux restèrent auprès de la voiture ; les trois hommes s’enfoncèrent dans le bois… La situation de Lydie n’eût pas été supportable un quart-d’heure… Heureusement que Bellegarde qui, à tous les titres, devoit régler le combat, abrégea les saluts, se hâta de mesurer le terrain, et faisant signe aux témoins de donner le signal : — « Ne craignez rien, monsieur, dit-il au lâche efféminé que trahissoit sa mortelle pâleur ; … c’est à Valmont de commencer ; mais il touche où il veut, et ne veut pas vous tuer. » — Les témoins avertirent… Valmont, d’une main sûre, démonta le poignet de son adversaire. ― « À merveille, dit Bellegarde ; en voilà déjà un hors de combat. Voyons maintenant, monsieur, dit-il à Adhémar : et permis à vous de vous amuser. » — Tandis qu’en se jouant il préludoit à la plus terrible leçon que pût recevoir un fat épris de sa figure, Lydie, à qui l’on venoit de dire que le premier coup devoit être tiré par Valmont, étoit déjà sortie de la stupeur où l’avoit jetée l’attente du second. ― « Le péril est passé ! s’écria Alphonse ; j’entends le cliquetis, on a fini au pistolet, et je suis bien tranquille pour mon père. » ― Et tout en disant qu’il étoit tranquille, un horrible battement de cœur entrecoupoit ses mots et sa respiration. — « Permettez vous ? dit-il enfin… » ― Et, s’élançant hors de la voiture, il accouroit vers le lieu du combat. Soit qu’en l’apercevant, Adhémar perdît le peu de sang-froid qui lui restât, soit que son instant fût venu sans autre cause, la pointe du fer, dirigée au visage et trop foiblement relevée, s’arrêta sous le front, et le priva d’un œil. Il tomba !… ― « J’en suis fâché, dit Bellegarde ; mon dessein n’étoit pas de vous marquer si gravement ; au surplus, je suis encore en France pour deux mois, et si vous exigez… » ― « Recevez mes excuses, monsieur, dit Adhémar. » ― Bellegarde, attendri, l’aida à se relever. Alphonse, l’aimable Alphonse, avoit peine à retenir ses larmes. Valmont, retourné à la voiture, la renvoya à vide pour le service des deux blessés. ― « Sans adieu, jeunes gens, leur dit Bellegarde ; je souhaite me retrouver un jour à portée de vous être utile ; mais, par égard pour vos familles, n’attachez donc pas tant de prix aux agrémens extérieurs ; ne consumez pas en actions ou en paroles scandaleuses les plus belles années de la vie ; soyez hommes enfin, et respectez les femmes. » — Il revint vers Lydie, la serra dans ses bras, puis la remettant dans ceux de son père et de Valmont : — « Vous êtes bien là, lui dit-il, n’en sortez jamais, et souvenez-vous avec plaisir de celui que j’ai eu à vous venger : allons, mon fils. » — Ils remontèrent à cheval, et partirent comme l’éclair pour aller rassurer madame de Bellegarde qui pouvoit être inquiète de leur absence. Lydie, en les regardant aller, en recevant leurs adieux, ne pouvoit croire encore que ce fussent là ces deux mêmes hommes dont elle avoit tant appréhendé le retour. Mais à qui étoit-elle redevable de leurs égards, de leur secours, de tout l’honneur, de tout le repos de cette matinée ? Sur qui ses yeux reconnoissans osoient-ils à peine s’arrêter ? sur quel bras toujours protecteur son bras tremblant s’appuyoit-il avec ivresse ? Écoutant en silence le détail de l’action dont Valmont rendoit compte à mademoiselle Miller ; serrant de temps à autre le bras de son père, heureux enfin de la voir à couvert de l’insulte, elle marchoit lentement sur la fine pelouse, et sembloit respirer, avec l’air embaumé du bois, un nouveau sort et une nouvelle vie. On entra dans l’auberge où les gens avoient ordre de ramener la voiture. Valmont demanda à déjeûner. Lydie ne pouvoit manger. — « Prenons, prenons des forces, dit-il en la servant ; nous avons encore vingt lieues à faire aujourd’hui. » — « Vingt lieues ! » — « Oui vraiment ; puis demain une trentaine, puis… » — Et il déjeûnoit avec un appétit extraordinaire. — « Mais, mon ami… » — « Mais, M. de Valmont… » — « Mais, mais, mademoiselle, vous êtes pour l’instant sous ma puissance immédiate ; votre père ma permis de disposer de son consentement. Je viens de me battre pour vous ; j’ai votre signature : le moyen de me résister ? Allons, allons, déjeûnons, et point de délais. » — « M. de Valmont, dit mademoiselle Miller confondue de tant de gaîté, permettez-moi de vous représenter que deux femmes ne sauroient ainsi se mettre en route… » — « Quinze jours d’absence, deux femmes raisonnables, faut-il donc tant d’apprêts ? » — « Non, non, se hâta de répondre Lydie ; en moins d’une heure, pour moi, j’aurai fini. » — « Vous n’aurez pas cette peine, lui dit Valmont d’un ton prévenant ; mon domestique vient d’avertir Augustine : vous allez trouver presque tout disposé. » — « Et vous, dit Saint-Hilaire, rien ne vous retient donc ? » — « Absolument rien : un seul objet m’occupe ; qu’il soit rempli, je suis content. » ― La voiture revint. De douces réflexions, un mélange touchant de sensibilité et de philosophie animèrent une conversation dont l’estime profonde, l’amour timide et la tendre amitié faisoient les frais. On descendit chez Saint-Hilaire. Augustine, en effet, avoit été avertie : on la trouva dans toute l’activité d’un départ imprévu. Tandis qu’elle fermoit ses cartons, ses paquets, Valmont courut chez lui donner ses derniers ordres. Lydie ne pouvoit le quitter. Le vague délicieux où flottoit sa pensée avoit rouvert son âme à toutes les illusions du bonheur. Sa joie n’osoit pourtant encore se manifester ouvertement ; mais ses tendres exclamations, mais ses caresses répétées à son père, à sa vieille amie, à Augustine, à tout le monde, divulguoient assez l’espérance dont elle embrassoit la chimère. — « Mon enfant, disoit mademoiselle Miller, retenez, croyez-moi, votre imagination ; elle iroit, je le gage, elle iroit encore plus loin que l’apparence. » — Valmont revint. Son domestique amenoit des chevaux de poste. Tandis qu’on attachoit les malles : — « Mon acte, s’il vous plaît, demanda-t-il à Lydie. » — Elle apporta l’écrit mystérieux, le lui remit avec des yeux si interrogatifs ! — « Ô Dieu ! je te rends grâce, dit Valmont en le reprenant ; je ne mourrai pas sans avoir joui d’un moment de bonheur. »

Tous quatre remontèrent dans la voiture. Une chaise de suite reçut Augustine et le domestique de Valmont. Celui de Saint-Hilaire restoit à Paris pour l’envoi des lettres. — « Où faudra-t-il les adresser, messieurs ? demanda-t-il. » — « On te l’écrira, répondit Valmont ; puis, se tournant vers les postillons : Pas-de-Calais, droit à Boulogne. » — « Eh quoi ! dit Saint-Hilaire, nous menez-vous à Londres ? » — « Pourquoi pas ? Lydie craint-elle la mer ? » — « Je ne crains rien avec vous. » — « Vous avez raison. Mais, pour cette fois, nous ne quitterons pas le continent ; et si la route vous fatigue, nous pourrons arrêter à l’une de vos fermes. » ― « J’y pensois, dit Saint-Hilaire ; le détour est peu de chose. » — « Nous verrons, dit Valmont, nous verrons à Arras. » — Et, se livrant à sa vivacité naturelle, attirant l’attention de Lydie sur les objets ou simples ou grotesques que le hasard présentoit à sa vue, et auxquels sa façon de les envisager donnoit une physionomie toute particulière, l’occupant, l’amusant par une foule d’anecdotes, de traits, de mots heureux, il prouva encore une fois que l’esprit ne domine que dans l’entière liberté du cœur, et que jamais amant n’est plus aimable que lorsqu’il s’inquiète le moins d’être aimé. Deux journées se passèrent comme deux instans. On arrêtoit de bonne heure, on repartoit un peu tard pour ménager Lydie. Le matin du troisième jour (on étoit à trois lieues d’Arras ; là un chemin de traverse conduisoit à Mordeck), Valmont fit dire que les dames pouvoient reposer à leur aise, parce qu’il y avoit quelque chose à raccommoder à la voiture. À neuf heures, Augustine vint leur présenter des robes fraîches. — « À quoi bon ? dit mademoiselle Miller ; ne continuons-nous pas vers Boulogne ? » — « Non, madame ; M. de Valmont dit que, pour aujourd’hui, il n’y a que cinq lieues de marche ; et son domestique est parti en avant. » — « Dans la chaise ? » — « Non, à cheval. » — « Quelle route a-t-il prise ? » — « Celle-ci. » — Lydie ne connoissoit pas cette route ; Saint-Hilaire, distrait par Valmont, ne se la rappeloit pas : mademoiselle Miller se tut. On s’habilla, on déjeûna, on repartit. Valmont baissa les stores à cause du soleil qui incommodoit les voyageuses. La joie pétilloit dans ses yeux ; mais ceux de mademoiselle Miller de temps en temps se mouilloient de larmes, surtout quand ils s’attachoient sur Lydie. — « Qu’avez-vous, chère amie ? lui demanda enfin Saint-Hilaire ; à quel secret êtes-vous initiée ? » — « Ah, Valmont ! s’écria Lydie, n’abrégerez-vous pas cette dernière épreuve ? » — Valmont, effrayé pour elle du sens qu’elle paroissoit attacher à sa question, n’y répondit qu’en donnant un coup-d’œil à travers le store de devant. — « Nous y voilà !… ô mes amis ! c’est à vous maintenant de me pardonner l’espèce de trahison que je vous ai faite. » — « Que veut-il dire ? » — « Où allons-nous donc ? » — Tout le monde regarda. — « Mordeck !… ô ciel ! Mordeck ! Valmont, expliquez-nous… » — « Oui, mes amis, vous retournez à Mordeck ; nous allons chez moi, ou plutôt chez vous : car Mordeck m’appartient, et vous en avez accepté la donation. » — Lydie s’étoit jetée dans les bras de mademoiselle Miller pour y cacher sa confusion, son trouble. — « Vous n’avez pas pu croire, dit gravement Saint-Hilaire, que je consentisse volontairement… » — « C’est parce que je n’ai pas osé le croire, interrompit Valmont, que j’ai surpris votre signature, et qu’en ce moment même je force votre consentement par des précautions que vous ne pourriez démentir sans esclandre. Rassurez-vous, rassurez votre fille. Aucun de vos serviteurs de Mordeck n’a cru changer de maître en recevant de moi des ordres qu’ils savoient être dans vos goûts et dans vos intentions. Ils ont pensé que je n’avois fait acheter la terre que de convention particulière avec vous. J’ai emprunté pour cet achat, certain que vous me rembourseriez jusqu’à la moindre de mes avances. J’ai tout repris ; j’ai rendu de mon côté. Mordeck est rétabli, et plus joli qu’auparavant, quoique peut-être un peu plus bourgeois ; les retranchemens que j’y ai faits en ont payé les réparations. Il vous attend, il est à vous ; et cet acte, ajoute-t-il en le décachetant, cet acte en bonne forme vous en assuroit la propriété, si je fusse mort avant-hier : serai-je donc moins heureux de mon vivant ? » — « Ah dieu ! dieu ! s’écria Lydie… » — « Encore une fois, mon ami, reprit Saint-Hilaire, je ne souffrirai pas que cette donation… » — « Elle est faite, elle est acceptée, les habitans de Mordeck sont prévenus que vous allez rentrer en jouissance… Et tenez, tenez, les voyez-vous ? les entendez-vous ? » — On distinguoit effectivement le son d’un fifre, d’un tambour, et l’on voyoit flotter derrière une colline qui restoit à franchir pour être en plein aspect de Mordeck ; on voyoit, dis-je, flotter les banderoles, et se dessiner les bouquets que les filles et les domestiques du fermier avoient attachés au bout des fourches et des houlettes. Valmont fit signe au postillon d’arrêter. — « Descendons, dit-il à Saint-Hilaire ; vous en recevrez mieux l’hommage qu’on vous adresse. » — Il vouloit en même temps arracher Lydie aux impressions mélancoliques dont elle paroissoit assiégée. — « Les voilà, les voilà ! s’écrièrent ces bonnes gens. » — Et le fermier et ses enfans, accueillis par Lydie et son père comme s’ils eussent été de la famille, exprimoient leur attachement avec cette naïveté grossière, mais touchante, qui étonne, qui fatigue, qui plaît tout à la fois. — « Bon Dieu ! se disoient-ils, se répétoient-ils en pleurant ; bon dieu ! que j’ons donc souffert pendant ce vilain procès ! queu dommage c’eût été de ne pas revoir nos seigneurs légitimes ! et comme ce mauvais air de Paris a donc changé not’ demoiselle ! mais patience, patience, celui de Mordeck ranimera ses couleurs. Venez, mam’zelle, venez, ne vous en allez plus. Madame vot’ tante n’étoit guère plus âgée que vous quand elle vint s’établir dans sa terre. Vous nous aimerez comme elle, je vous le rendrons tout comme, et vous verrez que tout ira bien. » — Et le fifre de recommencer, et la bande joyeuse de chanter, de battre des mains, de crier à tue-tête : « Vive mademoiselle Lydie de Mordeck ! vive M. de Saint-Hilaire ! » — Leur gaîté, leur empressement firent un instant diversion aux pensées tumultueuses, dont le combat renaissant déchiroit le cœur de Lydie. Valmont, d’ailleurs, paroissoit si content ! sa joie étoit si franche, si gracieuse, si naturelle ! Saint-Hilaire et mademoiselle Miller avoient l’air si heureux, si pénétré ! Comment ne pas s’oublier soi-même en faveur de tant d’intérêts qui tous se lioient au sien ? Comment ne pas chercher, ne pas retrouver dans l’attendrissement affectueux de Valmont quelqu’une des sensations si douces, si profondes, dont elle étoit constamment agitée ? Ce fut surtout cette dernière ruse de l’amour le plus industrieux qui la soutint et la ranima : elle sourit parce que Valmont sourioit, et prit part à la fête pour complaire à celui qui l’avoit ordonnée.

On eut peine d’abord à reconnoître la maison. Un seul pavillon en étoit resté, encore étoit-il réparé à neuf ; et quelques dépendances, quelques nouvelles plantations assorties à son élégante simplicité, remplaçoient les fossés, les tourillons, les ponts-levis, et tout l’attirail féodal de sa magnificence gothique. Une partie des terres avoit été vendue, une partie de bois avoit été arrachée, plus de moitié du parc étoit en grande culture ; et, loin que ces changemens nuisissent à l’agrément du séjour, la vue en étoit plus riante, l’habitation plus saine, et les distributions locales infiniment mieux entendues. On dîna rapidement. Du vin, quelque argent furent distribués aux villageois… Mais tandis qu’ils rioient, qu’ils dansoient, qu’ils buvoient de tout leur cœur à la santé de la jeune dame de Mordeck, l’infortunée Lydie, entraînée par le double transport d’une reconnoissance exaltée et d’un amour au désespoir, alloit, en dérogeant à la dignité de son sexe, se ravir l’unique avantage que puisse conserver une femme aux yeux de l’amant qui la quitte : celui de souffrir en silence, et de repousser, comme dernier outrage, les concessions de la pitié.

Mademoiselle Miller, excessivement lasse, s’étoit assise à l’entrée du parc, tandis que Saint-Hilaire causoit avec le fermier. Lydie, qui marchoit en avant, conduite par Valmont, feignit de ne pas voir qu’on s’étoit arrêté, et, au contraire, témoigna le desir de pousser la promenade jusqu’à un vaste champ de lin et de colza, dont les nappes d’or et d’azur s’étendoient pour la première fois dans l’enceinte des murs de Mordeck. — « Ne serez-vous pas trop fatiguée ? » lui demanda Valmont. — « Non, non, dit-elle…, » et elle marcha plus vite. — Arrivée à l’angle du champ, elle trouva un banc, et s’y reposa. Valmont s’assit à côté d’elle. — « Je ne me reconnois point ici, dit-elle en regardant de tous côtés… Où sommes-nous donc précisément ? » — « Où fut jadis le Point du départ… J’ai voulu anéantir jusqu’à la trace du souvenir qui vous a coûté tant de larmes. N’en rougissez plus devant moi ; ne vous reprochez même plus l’injustice qui rompit nos liens. Quelques légères fautes, évaporées avec les premiers jours de la jeunesse, accélèrent nos pas dans la carrière de l’expérience, et mûrissent notre raison bien plus efficacement que ne feroient l’exemple et les préceptes. Puissent toutefois, puissent vos enfans s’instruire à moindre prix ? Les erreurs d’une fille portent, dit-on, condamnation contre sa mère… Moi, j’ai maintenant lieu de croire que votre fille ne fera point porter cet arrêt contre vous. » — Toute la douceur, tout le désintéressement de l’amitié se peignoient, pendant ce discours, dans la voix, le maintien, les regards de Valmont. — « Il est donc vrai, dit mademoiselle de Saint-Hilaire (ses yeux en même temps se baignèrent de pleurs), il est donc vrai que vous ne m’aimez plus ! » — « Moi, ne plus vous aimer ! » — « Il est donc vrai que jamais les nœuds du mariage… (Valmont se tut ; Lydie continua avec une réflexion profonde). « Ainsi, les hommes ne pardonnent point !… ainsi, le plus parfait des hommes, une fois détourné par l’amour-propre ne peut plus céder à l’amour !… » — Valmont vouloit parler, Lydie reprit avec amertume : — « Je m’abuse, je vous fais outrage. Une cause plus naturelle justifie assez vos dédains. En cessant d’être belle, j’ai dû cesser de vous plaire ; et vous auriez repris votre amour, si j’avois conservé mes charmes. » — Le véridique Valmont ne sachant qu’opposer un argument sans réplique, se levoit pour tâcher de rompre l’entretien. — « Avant de me quitter, lui dit-elle avec autant de force que lui en laissoit sa langueur, vous saurez ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore ; vous saurez ce qu’une faible femme peut dévorer d’ennuis, quand son propre jugement la contraint au silence… Valmont… Valmont, ajouta-t-elle d’un ton passionné ; bien des jours se sont écoulés depuis le jour où j’osai refuser ta main… Eh bien ! depuis ce jour fatal, un regret constant, un remords solitaire, un invincible amour n’ont cessé de gémir au fond de mon cœur. Ta maladie, ton affreuse et longue maladie n’a pas causé mes plus cruels tourmens, puisque ta mort eût donné le signal de la mienne, et qu’au moins, avant de mourir, j’avois encore une fois été serrée contre ton sein… » — « Arrêtez ! » s’écria Valmont… — « Mais, après ton départ pour l’Italie, mais pendant ton séjour dans ces palais somptueux, chez ces femmes ravissantes dont l’image importune m’apparoissoit toujours avec la tienne, t’ai-je fait savoir, ai-je dit à personne à quelles angoisses inexprimables une jalouse crainte avoit livré mon âme ? » — Valmont frémit ; Lydie continua : — « Et… depuis ton retour… ce retour qui pourtant m’a rappelée à la vie, ai-je pu obtenir de ma raison si journellement avertie par tes froideurs, ai-je pu obtenir le moindre allègement à ma peine ? N’ai-je pas, au contraire, puisé dans toutes tes actions, dans tes moindres discours, de nouveaux alimens à cette passion qui jadis eût fait ton bonheur ? Objet de la vénération de tout ce qui m’environne, n’es-tu pas indiqué à mon penchant par ceux que je devrois consulter pour m’en défendre ? et puis-je surmonter un amour qui, de leur aveu même, n’est qu’un tribut légitime de reconnoissance et d’admiration ? Aussi n’espérai-je plus ni guérison ni soulagement. Je ne m’aveugle plus… je ne peux plus me taire… je t’aime !… je t’aime comme je respire ; je périrois en cessant de t’aimer… Ordonne de mon sort, et du moins cache bien ma honte. » — Lydie, en achevant ces mots, étoit tombée, la tête et les deux mains appuyées sur les bras de Valmont, qui, pâle et interdit, cherchoit des expressions dont sa franchise et sa tendresse d’âme fussent également satisfaites. — « Chère Lydie !… dit-il enfin, ma bien-aimée Lydie !… c’est à moi de vous implorer. Au nom de tout ce que j’ai souffert pour vous, et, si j’ose le dire…, au nom de nos erreurs, n’affligez plus mon cœur par un tel oubli de vos droits ; respectez-vous, Lydie, puisque jamais vous n’avez cessé d’être respectable. Une affection violente vous égare ; long-temps elle aliéna mes vœux et mon jugement : mais j’ai reconnu, et vous reconnoîtrez vous-même que ces élans d’une imagination irritée par l’obstacle, cette fièvre de vanité que nous décorons de tant de noms sublimes, ressembla bien peu à l’amour, et ne promet rien d’heureux pour le mariage. Vous me voyez charmant, vertueux, héroïque, parce que vous ne m’avez vu que sous un jour intéressant, et qu’aussi l’espoir de vous fixer a exalté en moi quelque élévation naturelle. Mais si nous en fussions demeurés l’un et l’autre aux termes où sembloit devoir nous retenir le peu de conformité de nos âges et de nos caractères ; si seulement, tandis que j’étois à Naples, vos innocens regards eussent pu me suivre dans toutes mes foiblesses, et me juger sans prévention, peut-être seriez-vous loin de concevoir qu’il fût au pouvoir de Valmont d’ordonner de votre destin ; peut-être même que si des nœuds que je n’envisage plus qu’avec effroi, si des nœuds indissolubles vous enchaînoient aux ennuis de ma vie privée, à mes fréquentes boutades, à mes sombres humeurs, à mes brusqueries involontaires… défauts secrets, défauts incorrigibles de tout homme livré à l’étude des arts, peut-être aurois-je le chagrin de vous voir bientôt repousser l’illusion qui vous séduit, et qui seule me prête un mérite que je n’ai pas… » — « Épargnez-vous, interrompit froidement Lydie, épargnez-vous ces humbles détours. Je vois plus loin que vous ne pensez ; je vois que les souvenirs d’Italie agissent contre moi plus encore que moi-même ; je vois qu’une femme plus digne de vous, qu’une femme dont l’âge, le caractère, et les grâces, et les talens seront mieux assortis à vos prétendus défauts, saura bien triompher de cette répugnance pour des liens indissolubles… Est-ce vous, Valmont… est-ce bien vous qui me trompez ! » — « Je ne trompe point, reprit Valmont offensé : si je savois tromper, peut-être en ce moment serois-je moins coupable… » — (Et voyant Lydie le regarder en frissonnant :) « Pardon, ô pardon, mon amie ! mais vous est-il permis de douter de ma foi ? La sincérité qui vous blesse n’en est-elle pas encore une preuve ? Mes douleurs, mon courroux, mon dévouement sans bornes, n’ont-ils donc pas assez prouvé votre empire sur Valmont ? et pensez-vous qu’il lui fût possible de supporter maintenant la vue et la société continuelle d’une autre femme que Lydie ? Ah ! puisque nos cœurs n’ont pu s’entendre dans l’instant qui devoit m’asservir à vos lois, qu’au moins une confiance mutuelle les dédommage et les unisse encore en dépit des torts de l’amour !… Lydie… Lydie !… ne soyons pas malheureux l’un par l’autre ! Je n’ai pas mérité ce prix affreux de tant de soins. » — Et l’excès de son attendrissement l’emportant sur sa force d’âme, ses larmes tombèrent, malgré lui, sur la main qu’il tenoit pressée entre les siennes. — Lydie demeura quelque temps en silence… puis se leva, reprit le bras de Valmont, et, allant à la rencontre de son père qui s’avançoit de leur côté, ne laissa rien échapper qui pût trahir le secret de ce dernier entretien. Seulement elle dit le lendemain à mademoiselle Miller qu’elle se sentoit mieux, beaucoup mieux, et que si les convenances de son père s’accordoient avec son désir, elle fixeroit désormais sa résidence à la campagne. Valmont combattit ce dessein ; mais déjà il paroissoit affermi, et toutes les dispositions de Lydie, les jours suivans, annoncèrent à ce sujet sa résolution définitive. Elle pria Valmont de lui tracer un plan d’occupations qui pût remplir sans effort les momens qu’elle déroberoit à ses devoirs de piété, à ses actes de bienfaisance, et au soin de soulager son père dans l’administration du bien que Valmont leur avoit fait recouvrer. Elle exigea de Valmont qu’il reprît, en échange de Mordeck, deux des fermes avoisinantes, dont sa prochaine majorité alloit la rendre absolue maîtresse ; et, sur ce que Valmont prétendoit lui en assurer le partage : — « Vous n’avez plus, lui dit-elle en rougissant, vous n’avez plus le droit d’exercer envers moi cette générosité sans exemple. L’amitié, l’étude, l’indépendance, voilà tout ce que le ciel permit qu’il y eût de commun entre nous. » — « Et tout ce qui désormais peut me faire aimer la vie, répondit Valmont très-ému… » — Lydie parut contente. Cependant Valmont s’aperçut qu’elle devenoit de jour en jour plus sérieuse et plus circonspecte ; que même elle évitoit de se retrouver avec lui sans témoins ; que ses regards confus, embarrassés, se détournoient de lui quand il la regardoit ; qu’enfin l’épanchement indiscret d’un amour malheureux alloit leur interdire, au moins pour quelque temps, les douceurs familières de leur commerce intime. Cette crainte l’affecta vivement. Il redoubla d’attentions, et ne vit pas sans trouble s’approcher l’instant de son départ pour Paris, où il devoit retourner seul. — « Je vous laisse à Mordeck, dit-il la veille à mademoiselle de Saint-Hilaire : je voulois y revenir avant peu ; mais suis-je sûr, en revenant sitôt, de ne pas contrarier vos intentions secrètes ? dites, mon amie ; quand me rappellerez-vous ? » — Lydie leva sur lui ses yeux encore si pleins du sentiment qu’elle cherchoit à vaincre ; puis, posant d’elle-même sa blanche main sur la bouche de Valmont, elle l’y laissa quelques instans ; et, s’arrachant d’auprès de lui : Adieu, dit-elle en souriant ; Augustine tantôt vous portera ma réponse.

Augustine, le soir, remit cette lettre à Valmont.

« Je me suis bien consultée ; je ne saurois vivre sans votre estime ; et, pour la mériter enfin par quelque usage de ma raison, il faut, mon cher Valmont, il faut m’accoutumer à vivre sans vous voir. Je m’applaudis de ma dernière imprudence : elle me ravit toute possibilité de croire encore à votre amour ; c’est un grand pas de fait vers un état plus paisible. Je vous trompois, moi, en vous disant que j’avois cessé de m’aveugler… À présent, je puis vous le dire. À présent, je renonce à l’espoir… je renonce même au désir de porter jamais votre nom. Hélas ! de quoi me serviroit cet honneur ? je ne pourrois plus me persuader que je suis nécessaire à la félicité de mon époux. Mais, si nos projets de mariage sont anéantis sans retour (sans retour, vous l’avez dit, Valmont !)… qu’au moins je n’attriste plus l’amitié ; qu’au moins elle trouve dans ma conduite la récompense de ses bienfaits, et que l’épreuve d’une affection aussi pure que votre âme, et durable autant que moi-même, vous coûte un jour, s’il est possible, quelques-uns des regrets que vous m’avez coûtés. Gardez-vous toutefois de vous imposer une contrainte que bientôt je me reprocherois. Aucune disgrâce d’opinion ne vous oblige à la retraite, et toutes les femmes ne sont pas aussi légères que Lydie. Je vous rends votre liberté ; je verrai sans douleur une compagne de votre vie en charmer les travaux, en partager la gloire, et je l’aimerai peut-être… oui, Valmont, je l’aimerai, si sa tendresse vous apprend encore une fois à quel excès vous pouviez être aimé. Je vous quitte ; je sens mon cœur s’attacher à ma plume… Adieu, Valmont, adieu… ne me répondez pas. »

Valmont, avant de monter en voiture, écrivit d’un trait ce qui suit :

« Moi, ne pas vous répondre ! moi, ne pas consacrer ma vie à obtenir l’oubli des chagrins que je vous ai causés ! je l’obtiendrai, je le veux ; vous le voudrez aussi ; cette lettre si sage, cette douce lettre me l’assure. Lydie ! chère Lydie ! ce n’est peut-être pas une défaveur du sort que ces contradictions réciproques qui nous ont préservés des nœuds du mariage. Deux âmes trop vives, deux esprits trop altiers, également fiers, également susceptibles, se rencontrent et se choquent mille fois dans le cours d’une année, dont chaque jour, chaque heure, chaque instant les retient, les ramène en présence l’un de l’autre. Rendons grâce à notre rupture qui nous sauve l’ennui des querelles, et à nos privations qui laissent aux jouissances de la simple amitié toute la fraîcheur du désir. Non, mon amie, je n’aurai point de regret ; j’en aurois eu sans doute si, après quelques mois d’une chaîne pour laquelle je ne suis point né, ma jalousie, ou même mes infidélités vous eussent fait porter la peine du sacrifice de mon indépendance : car tous tant que nous sommes, nous ne pardonnons guère aux femmes l’asservissement où leurs charmes nous tiennent. Eh ! de combien de dégoûts et d’orages notre union n’eût-elle pas été suivie, si le réveil de mon orgueil eût égalé sa vengeance à l’amour dont je brûlai pour vous ! Cet amour, dégagé de toute illusion vulgaire, nourri par la noble amitié et par des souvenirs ineffaçables, n’en régnera que plus souverainement sur mon cœur. Mon cœur fut à vous, Lydie ; il ne peut plus être à personne… ou plutôt il n’a jamais cessé de vous appartenir. Tout ce que j’ai fait de bien, je l’ai fait pour me rendre un peu moins indigne de vous ; tout ce que je tenterai encore, je le tenterai pour justifier vos bontés. Vous serez contente de votre ami ; vous n’ignorerez jamais son sort ; vous retrouverez votre image dans ses études les plus chères. Bientôt vos traits reprendront leur premier éclat ; bientôt ce monde, qui n’est jamais plus rigoureux qu’envers ceux dont il attendoit l’exemple des vertus ; ce monde, instruit des vôtres, et touché de votre retraite, sollicitera de vous-même le pardon des erreurs qu’il eût moins remarquées en vous, si trop de charmes réunis ne vous eussent rendue si remarquable : je vous y reverrai belle, heureuse, respectée ; je jouirai de votre triomphe ; et si, parmi tous ceux qu’enflammera encore l’espérance de vous plaire, vous rencontrez, ce qui vous sera bien facile, un amant plus soumis, plus aimable que moi, jamais du moins…, non, ma chère Lydie, jamais toute votre puissance n’en fera un ami plus constant que

« Valmont. »


L’accueil que reçut à Paris mademoiselle de Saint-Hilaire, après deux ou trois ans de séjour à Mordeck, vérifia ce consolant présage. Une fortune modeste, mais solide ; une figure moins brillante peut-être, mais plus douce encore et bien plus expressive ; une décence parfaite et des talens réels attirèrent sur ses traces tout ce que la gloire militaire, les succès de finances et le retour de l’émigration y rassembloient de plus distingué. Parmi ces nobles ruinés, mais contens, mais heureux de revoir seulement la patrie, un très-aimable encore, quoiqu’il eût près de cinquante ans, soutint avec quelque avantage la concurrence de vingt rivaux, et même la comparaison avec l’ancien objet d’une préférence immortelle. Dernier rejeton d’une famille illustrée sous plusieurs règnes, ami du vrai, piquant dans ses discours, irréprochable en ses actions, simple et spirituel, gai, généreux et brave ; enfin, accoutumé à plaire, le marquis de C***, dans la maturité de l’âge, avoit conservé les habitudes, les formes élégantes, et presque tout le feu de la première jeunesse. Il s’attacha sérieusement à Lydie, interpréta en faveur de son amour quelques signes affectueux de considération et de reconnoissance, la demanda, parla de ce mariage à une sœur qui lui restoit. Cette sœur, un peu hautaine, s’étoit vue forcée, pour obtenir la rentrée de son frère, de plier sous le joug d’un mariage disproportionné. La jouissance d’une fortune énorme l’étourdissoit sur la mésalliance, et elle s’étonna, se scandalisa, et finit par se fâcher de ce que le marquis, son frère, en se décidant à épouser une fille moins noble que lui, n’eût pas du moins songé au dédommagement qui alors tenoit lieu d’éducation et de noblesse[14]. Elle s’étoit persuadée que ce frère, isolé, dépouillé, et sans projet comme sans espérance pour l’avenir, viendroit loger dans sa maison, l’aideroit à y ramener la bonne compagnie, tiendroit lieu, au besoin, de secrétaire à son mari, de précepteur à ses enfans, etc. On sait ce que c’est que ces arrangemens de famille, toujours subordonnés à l’intérêt de celui qui les propose. Le marquis, ferme en ses intentions, tint d’autant plus à celle d’épouser Lydie de Saint-Hilaire, que cette intention ne blessoit que des convenances tyranniques et ridicules. Il insista, on s’emporta ; on finit par lui déclarer qu’on ne verroit jamais sa femme ; et, pour motiver la menace, on se permit de nouveau sur le compte de Lydie les enquêtes et les amplifications outrageantes que fournissoit encore à la malignité le souvenir des imprudences expiées par tant de chagrins. Saint-Hilaire, effrayé du tour que prenoit cette affaire, supplia le marquis de discontinuer ses visites ; mais le penchant de ce dernier devenoit passion, et passion violente, grâce à la maladresse des opposans. Valmont, qu’une santé de plus en plus chancelante retenoit constamment chez lui, dissimuloit son inquiétude, et s’abstenoit de toute observation. Il ne tint bientôt plus à lui de garder cette neutralité pénible : le père, la fille, mademoiselle Miller vinrent ensemble le consulter. Pour cette fois, l’embarras et la crainte étoient du côté de Valmont. Il écouta, sans l’interrompre, la confidence de Saint-Hilaire ; puis, quand ce dernier, selon sa coutume, eût terminé par dire : — « Que me conseillez-vous ? » — Valmont se consulta lui-même long-temps et en silence, tandis que mademoiselle de Saint-Hilaire, les yeux arrêtés sur Valmont, préparoit avec calme ses réponses aux questions qu’il devoit naturellement lui adresser avant que de rendre l’arrêt d’où alloit dépendre leur sort : car le lecteur devinera sans peine quels étoient, en cette dernière conjoncture, les combats secrets de Valmont. Tout à coup il prit la parole : — « Aimez-vous le marquis ? demanda-t-il franchement à Lydie. » — « Je n’ai jamais aimé que vous, lui répondit-elle aussitôt. » — Un trouble inexprimable s’empara de Valmont. Se flattant de le surmonter, il ajouta plus timidement : — « Mais… si vous ne m’aviez point aimé, auriez-vous donc épousé avec joie un homme âgé de vingt ans plus que vous ? » — « Oui, sans doute, reprit Lydie ; la différence d’âge n’est rien, comparée aux grâces du cœur, et le caractère du marquis promet du moins des jours paisibles à la compagne de ses dernières années. » — Ici, il y eut interruption ; Valmont reprit enfin avec une sorte d’amertume : — « Des jours paisibles !… dans une famille divisée par la morgue de la naissance et l’insolence des nouvelles fortunes avec des parens dédaigneux qui s’exerceront à humilier en vous le frère qui vous donne son titre, et qui ne peut rien leur donner ! Savez-vous bien, ô ma chère Lydie !… (et Lydie sourioit à voir la chaleur de cette opposition qui la servoit selon ses vœux) ; savez-vous bien à quels ennuis, à quels dégoûts doit se préparer une femme assez forte pour repousser l’injure, assez sage pour la dévorer, et que son mauvais sort condamne, au sein d’une famille étrangère, à prévenir journellement les séductions de parenté, les insinuations perfides, les rapprochemens dangereux pour le repos de sa maison, et jusqu’à la foiblesse d’un mari dont, parfois… (il faut tout se dire), dont, parfois, mon amie, l’insouciance se console des froideurs dont on l’excepte, et des affronts qu’il ne partage pas ? Beaucoup d’amour, j’en conviendrai, ajouta-t-il d’une voix tremblante, beaucoup d’amour peut faire supporter cette situation ; mais vous venez de m’assurer… » — « Oui, dit Lydie de Saint-Hilaire, (ravie au-dedans d’elle-même, comme jamais elle ne le fut ;) oui, je viens de vous assurer que je n’ai plus d’amour pour qui que ce soit au monde ; qu’avec vous seul j’aurois pu faire l’épreuve de ma vocation très-douteuse pour les devoirs du mariage, et que, puisqu’il paroît certain que nulle autre femme que Lydie ne portera votre nom, je ne changerai le mien pour aucun autre, et vous renouvelle en présence d’un père le serment d’oublier qu’il est encore des hommes qui peuvent s’occuper de moi.

Le languissant, le fidèle Valmont reçut à genoux cette promesse qui consacroit son vœu de célibat. On s’excusa bien poliment envers l’aimable marquis de C*** ; mais de quelques motifs ou de quelques raisons que Saint-Hilaire s’efforçât de colorer ses refus, il ne put éviter d’offenser le marquis, et de fournir à sa famille un nouveau texte de médisance. Ce dernier mariage manqué, en réveillant d’anciennes préventions, renouvela certaine méfiance qu’avoit inspirée autrefois le caractère de Lydie. Les prétendans se dispersèrent ; aucun ne demanda plus sa main. Mais, loin que leur découragement affligeât en quoi que ce fût le tranquille amour-propre de cette jeune Lydie, devenue enfin raisonnable, elle se félicita d’une rigueur d’opinion qui la laissoit maîtresse de vivre, comme Valmont, occupée, seule et libre ; renonça sans effort à toute chimère ambitieuse, partagea ses loisirs entre son père, sa vieille amie, et son talent, son délicieux talent pour la peinture ; fortune plus solide, plus rare que la première ; fortune qu’elle tint encore de Valmont heureuse de nommer son bienfaiteur, son maître, celui qu’elle refusa de nommer son époux, et d’honorer jusqu’au tombeau l’homme célèbre qu’elle avoit outragé.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

  1. Dans la manufacture célèbre (celle de M. Simons père), dirigée par l’auteur, en 1798, 1799, 1800 et 1801, un fort bel ouvrier, chef dans sa partie, Allemand d’origine, mais Français par les mœurs, eut l’audace de réaliser les prétendus méfaits de Pourceaugnac. Il avoit une femme dans son pays, une autre sur le chemin de Stutgard à Bruxelles, une troisième enfin qu’il épousa dans cette dernière ville ; fille jolie et sage, qui avoit quelque bien, à qui les deux premières femmes de son mari vinrent demander du pain pour leurs enfans, et qui mourut des suites de son horrible aventure.
  2. La Belle Fermière.
  3. L’absence de l’Évangile a ensanglanté les campagnes, comme l’abus de la philosophie a renversé les autels et les trônes. (Note de l’auteur, 1re édition, publiée en 1809.)
  4. En Artois, comme en Champagne, les granges ne sont remplies que vers la mi-octobre.
  5. Règne de Buonaparte.
  6. Madame de Genlis, dans le joli conte de Pamrose.
  7. On sait qu’en Italie, et surtout à Naples, la promenade, seulement praticable trois ou quatre heures après le coucher du soleil, se prolonge bien avant dans la nuit.
  8. Françoise de Polente, fille du prince de Ravenne, et mariée au tyran d’Arimino (ou Rimini). Son amant étoit aussi son beau-frère. Le mari les surprit un jour, et les poignarda. Cet époux, bossu, borgne et jaloux, avoit une femme trop belle et un frère trop aimable ; et ce qui intéresse en leur faveur, c’est qu’ils s’étoient aimés, et promis foi et mariage avant qu’elle eût été contrainte de donner sa main à l’aîné, qui étoit souverain, etc.
    Cinquième chant du poëme de l’Enfer, du Dante, note et traduction de M. de Rivarol.
  9. Telles que deux colombes qu’un amour égal ramène au sein de leur tendre famille, ainsi ces deux ombres, dans leur rapide vol, semblent inséparables.
    Traduction de M. de Rivarol.
  10. Deuxième cercle de l’Enfer, du Dante : description du supplice… « Dans cette nuit que ne récréa jamais un léger crépuscule, l’air mugit comme une mer tempétueuse irritée du combat des vents. L’ouragan infernal parcourt sans relâche ces noirs circuits, emportant les âmes dans sa course, et les froissant dans un choc éternel. Souvent le tourbillon les pousse vers les côtes escarpées de l’abîme… etc. J’appris que de tels tourmens étoient réservés aux âmes charnelles dont l’amour enivra la raison.
    Même traduction.
  11. Virgile.
  12. Expression du Dante ; synonyme de compatissant.
  13. Allusion aux amours de Françoise. Même poëme, même chant.
  14. 1801, 1802, 3, 4.