Lutte entre la religion et la philosophie au temps de Socrate

Lutte entre la religion et la philosophie au temps de Socrate
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 44-71).
LUTTE
ENTRE
LA RELIGION ET LA PHILOSOPHIE
AU TEMPS DE SOCRATE


I

L’histoire de la Grèce est double : elle montre des faits qui excitent notre curiosité ou nous aident à former notre expérience politique, et des idées qui inspirent encore nos poètes, nos philosophes et nos artistes. C’est par les idées que les sociétés se transforment et que la civilisation se développe. La véritable histoire est donc celle de la pensée humaine ; or, vers la fin du Ve siècle avant notre ère, beaucoup de pensées fermentaient dans Athènes, et un grand homme y commençait une révolution morale qui allait donner une vigoureuse secousse à l’esprit grec ; il faut aller à lui.

Par la guerre du Péloponèse, Athènes avait perdu son empire, et bien autre chose ; ses anciennes mœurs et ses vieilles croyances étaient ébranlées. Maîtres d’une moitié du monde hellénique, les Athéniens avaient vu affluer dans leur cité les hommes et les richesses ; l’industrie, le commerce avaient pris un immense essor, et, au milieu de ce mouvement général, l’esprit n’avait pu rester le prisonnier de l’ancienne orthodoxie religieuse. Des horizons nouveaux s’étaient ouverts devant l’imagination du penseur, comme des mers nouvelles devant le navire du marchand. Eschyle, Sophocle, Hérodote, Thucydide, Aristophane, avaient rencontré, dans les voies où ils s’étaient élancés, les plus belles conceptions du génie ; Phidias avait vu Jupiter ; Anaxagore avait presque trouvé Dieu. Ainsi, le vieil Homère et tous les poètes qui l’avaient précédé ou qu’il inspira avaient paru, après que la race grecque se fut, comme une alluvion féconde, répandue sur les côtes de l’Asie et mêlée, par le commerce et par les armes, au monde oriental.

Le sentiment religieux s’était épuré, au moins pour quelques-uns. La conception de la divinité était plus élevée, et la grande question de l’autre vie, tout en restant fort obscure, tendait vers une solution moins grossière que celle qui en avait été donnée par Homère et Hésiode. La récompense des bons χρηστοί (chrêstoi) se rapprochait de celle qui leur est aujourd’hui promise. « Les âmes des hommes pieux, disent Épicharme, Pindare et Eschyle, habitent au ciel et célèbrent par des hymnes la grande divinité. » L’âme des bienheureux μάϰαρες (makares), placée au milieu des astres, participait à la béatitude divine, et jouissait de la vue perpétuelle de la lumière pure, comme celle des élus de Dante.

Mais au-dessous des nobles préoccupations de ces grands esprits, que d’agitations stériles ! Combien qui, ne pouvant créer, détruisaient ; qui niaient le passé sans rien affirmer pour l’avenir ; qui tournaient en dérision les lois, les mœurs, les croyances du vieux temps, sans rien mettre à leur place. Les dévots entendaient avec effroi des hommes se rire de tout ce qui faisait encore leur vie morale et religieuse, douter de leurs dieux, parodier les mystères. Beaucoup même, voyant que les prières, les sacrifices n’avaient point sauvé Athènes des plus affreuses calamités, en vinrent à penser que les croyances transmises par les aïeux pourraient bien n’être que des mensonges ; déjà on volait les dieux, non pas l’argent déposé dans leurs sanctuaires, comme les Phocidiens le prendront à Delphes, mais, ce qui était un double sacrilège, les ornemens d’or qui recouvraient leurs statues[1]. L’hellénisme était arrivé à ce carrefour ténébreux où les religions aboutissent, lorsque le doute commence à s’attacher à elles, et où la foule s’attarde, parce que, si la croyance ne conduit plus la vie, elle commande encore aux habitudes. De la partent des routes dans lesquelles s’engagent les esprits élevés et résolus qui laissent derrière eux le passé mourir lentement et cherchent à aller au-devant de l’avenir qui s’approche.

Longtemps épars à la circonférence du monde grec, en Asie, dans la Thrace et la Sicile, les philosophes étaient tous accourus au centre, ioniens, éléates, pythagoriciens, atomistes. Depuis le siècle de Périclès, Athènes était leur champ clos : c’est là qu’avait lieu la mêlée des systèmes ; là que commençait la révolution qui fit entrer le paganisme dans la période de décadence pour le peuple, de transformation morale pour les hommes supérieurs. L’ancienne religion voyait l’esprit se retirer d’elle par deux voies. Les mystères, surtout ceux d’Éleusis, avaient peu à peu dégagé, réuni et développé les élémens spiritualistes que les vieux cultes renfermaient, et, sans briser le polythéisme, tendaient à faire prévaloir l’idée d’un dieu unique. Plus hardis, plus libres, les philosophes remontaient par la raison seule à la cause première. Mais en agitant, pour l’éternel honneur de l’intelligence humaine, les grands problèmes que la religion populaire prétendait avoir résolus, ces hommes faisaient naturellement contre celle-ci acte d’insubordination et de révolte. Ils la réduisaient à n’être qu’une forme vide, un linceul de mort qui enveloppait l’état, et que, par prudence seule, par respect forcé pour les faiblesses populaires, ils se gardaient de déchirer.

Le panthéisme des Ioniens permettait bien encore à Thalès de dire : « Le monde est plein de dieux, » mais Hippocrate subordonnait leur action à des lois constantes et aux conditions de la matière. « Il n’existe pas, disait-il, de maladies divines ; toutes ont des causes naturelles. » C’était briser l’arc d’Apollon et ses flèches, qui portaient la peste et la mort dans les cités. Anaxagore, tout en proclamant une cause unique, dont Platon fera le λόγος (logos) et saint Paul le Verbum Dei, supprimait les auxiliaires que la foi lui avait donnés. Il osait enseigner que les aérolithes venaient du ciel, — ce que les popolani de Naples ne croient pas encore, — et en donnant aux pierres météoriques cette origine, il était aux astres leur divinité : Mars, Vénus, Hélios n’étaient plus que des masses rocheuses incandescentes. Lorsqu’il disait : « Rien ne naît ; rien ne meurt ; il n’y a partout que composition et décomposition ; chaque chose retourne d’où elle est venue, et le fond de la nature ne change pas, » il ruinait le surnaturel et, avec lui, la religion qui vit de merveilles. Xénophane, plus explicite, avait rejeté toute la théologie vulgaire et reproché aux poètes d’avoir divinisé les forces nuisibles ou favorables qui agissent sur l’homme ; Hésiode, même Homère, n’avaient pu trouver grâce devant lui ; il leur reprochait d’avoir dégradé l’idée de la divinité, en prêtant à leurs dieux des actions et des sentimens indignes de l’Être absolu. Toutefois, Xénophane n’était point parvenu à concilier, tout en les distinguant, Dieu et le monde, la cause et l’effet. Pour sortir de ce mélange indécis de théisme et de panthéisme, son disciple, le redoutable Parménide, comme Platon l’appelle, ne trouva d’autre moyen que de nier le monde. Il le déclara une apparence vaine, et nos sens qui nous le montrent des instrumens d’erreurs. Démocrite, au contraire, réduisait le problème de l’univers à une question de mécanique ; il n’existe, selon lui, d’autre substance que celle des corps, d’autre force motrice que la pesanteur, et il se riait de ceux qui des phénomènes de la nature avaient fait des dieux. Un de ses disciples, Diagoras de Mélos, niait résolument leur existence. Pour se moquer des douze travaux d’Hercule, il jetait au feu une statue en bois du fils de Jupiter et lui demandait d’accomplir un treizième exploit en triomphant de ce nouvel ennemi. A Samothrace, les prêtres lui montraient, en preuve de la puissance de leurs dieux, les offrandes des navigateurs échappés au naufrage. « Mais combien en auriez-vous, leur dit-il, si tous ceux qui ont péri vous en avaient envoyé ? »

Tandis que les philosophes minaient la religion nationale par la raison, les poètes comiques la tuaient par le ridicule, et leur influence s’étendait rapidement chez un peuple où tout le monde lisait, même en voyage. Quel devait être l’effet produit sur la foule réunie au théâtre, quand, à Athènes, on jouait le Plutus, les Oiseaux et les Grenouilles d’Aristophane, qui traitent les dieux si irrévérencieusement ? A la cour des tyrans de Sicile, la satire politique n’étant point de mise, l’Olympe paya pour l’Agora : les puissans du jour furent épargnés, mais les poètes vilipendèrent les anciennes puissances de la terre et du ciel. Dans ses comédies syracusaines, Épicharme faisait de Jupiter un gourmand obèse de Minerve une musicienne de carrefour ; de Castor et Pollux, des danseurs obscènes ; d’Hercule, une brute vorace. On sait que Plaute copia souvent ce poète audacieux, dans son Amphitryon par exemple ; et pourtant Épicharme était un personnage grave, dont on a fait un philosophe ! Syracuse lui éleva une statue avec cette inscription : « Autant le soleil l’emporte par son éclat sur les autres astres et la mer sur les fleuves, autant Épicharme l’emporté par sa sagesse sur les autres hommes. »

Ainsi, l’ancienne poésie qui avait vécu d’images, et la nouvelle philosophie, qui vivait d’abstractions, ne pouvaient pas s’entendre. L’une avait fait les Olympiens à la ressemblance de l’homme, l’autre leur enlevait la forme brillante dont ils avaient été revêtus pour les réduire à n’être que des entités métaphysiques. Le dieu philosophique, nouveau Saturne, allait dévorer les dieux des poètes.

L’art eut sa part dans cette œuvre de destruction. Les parodies des dieux étaient reproduites sur des vases peints, qui, circulant partout, remplissaient le rôle de nos journaux de caricature, et popularisaient les scènes irrévérencieuses de l’Olympe que les poètes comiques avaient mises au théâtre. Nos collections en conservent un certain nombre ; un d’eux, à la Vaticane, montre Jupiter à la porte d’Amphitryon. Le dieu, caché sous un masque barbu, tient l’échelle qui lui fera atteindre, comme un vulgaire coureur d’aventures galantes, la fenêtre où Alcmène l’attend. Près de lui Mercure, déguisé en esclave ventru, va faciliter l’amoureuse escalade en l’éclairant de son falot. Un autre vase, au British-Museum, représente Bacchus qui a enivré Vulcain, afin de pouvoir le ramener, malgré lui, dans l’Olympe où il a éprouvé des ennuis. Ailleurs, c’est Neptune, Hercule et Mercure qui pêchent à la ligne pour fournir aux bombances des dieux.

L’introduction des idées nouvelles est souvent accompagnée d’un ébranlement moral qui précède leur venue et dure jusqu’à leur triomphe. Les Erinnyes, personnification du remords qui poursuit incessamment le coupable, avaient joué un grand rôle chez les anciens Grecs ; avec elles disparut la sanction pénale que la religion avait établie pour cette vie et pour l’autre. Alors les vieilles lois étant méprisées et les nouvelles n’étant pas encore établies, les hommes se trouvent suspendus dans le vide, sans autre règle que leur conscience qui chancelle et que leurs passions qui les entraînent. Du même coup, la morale humaine s’affaiblit ; le sentiment du devoir diminue et les liens de la famille se relâchent. Ainsi en fut-il alors pour Athènes. « Nous avons, disait-on en face d’un tribunal, nous avons des courtisanes pour nos plaisirs, des concubines pour partager notre couche, des épouses pour nous donner des enfans légitimes et veiller au soin de la maison. » Est-ce Alcibiade qui parle ainsi ? Non, c’est peut-être le plus grand des orateurs d’Athènes.


II

Cette lutte entre la religion et la philosophie fût restée sans influence fâcheuse sur la cité si, dans le même temps, il ne s’était ouvert des écoles de doute universel et de morale facile, où l’art de parvenir remplaça le vieil et viril enseignement des vertus civiques. Le système d’éducation ne changea pas pour l’enfant ; les anciennes études de grammaire et de musique, les exercices militaires et gymnastiques continuèrent ; mais le jeune homme se trouva enveloppé d’un autre esprit. On a souvent montré le goût d’Athènes pour les arts ; il faut parler de l’art démocratique par excellence, la rhétorique. De celle-ci naquirent deux classes d’hommes, les rhéteurs et les sophistes, qui regardèrent le talent de discourir comme étant à lui-même son moyen et sa fin. Aussi leur unique souci était-il de rendre leurs élèves des parleurs redoutables, tandis que les anciens maîtres ne cherchaient qu’à faire des citoyens et des soldats. Autrefois, on apprenait à agir ; maintenant, on apprend à parler.

C’était une conséquence inévitable du développement des mœurs et des institutions démocratiques. Périclès lui-même n’avait pas dédaigné les entretiens de Protagoras. En de petites cités où tout se fait par la parole, l’éloquence est à la fois une épée et un bouclier ; avec elle on se défend et on attaque ; avec elle on gagne une charge ou un procès, la faveur du public ou l’indulgence des juges. A Athènes, chaque jour un citoyen risquait d’être accusé ou accusateur, et il fallait plaider soi-même. Une accusation bien soutenue mettait en lumière ; un échec avait le double inconvénient d’une défaite et d’une perte sérieuse, car l’accusateur qui ne prouvait pas son dire ou n’obtenait pas, au moins, le cinquième des suffrages, payait une amende de mille drachmes. Savoir parler était donc une nécessité. Pour arriver à la notoriété publique et à la puissance, l’Agora était la route la plus sûre ; comme moyen de parvenir, les exploits militaires ne venaient qu’après les discours. Cet art de bien dire, même sans bien penser, celui de revêtir une opinion fausse des apparences de la vérité et d’éblouir le vulgaire par l’éclat des mots, ce talent de l’avocat qui, au besoin, plaide, avec une conviction momentanée, une cause qu’il sait mauvaise, était fort recherché des jeunes Athéniens, moins curieux à présent de comprendre et de chanter les hymnes des vieux poètes que d’acquérir ce que le Gorgias de Platon appelle le plus grand des biens, à savoir le talent de persuader par sa parole les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le conseil, le peuple dans les assemblées. Aussi accouraient-ils en foule auprès des marchands d’argumens et de subtilités, et payaient-ils à prix d’or leurs leçons. Hippias d’Élis se vantait d’avoir, en Sicile, gagné par ses leçons, dans le court espace de quinze jours, plus de 150 mines, malgré la concurrence de Protagoras, alors au comble de la célébrité. Les sages avaient jadis semé les paroles de sagesse, mais ils ne les vendaient pas ; et Socrate, Platon, s’indignaient de ces marchés que nos sociétés modernes, assises, il est vrai, sur d’autres bases, voient pourtant sans colère.

Rhéteurs qui analysaient les procédés du langage, sophistes qui analysaient les idées morales et politiques, c’était tout un. Les derniers ne formaient pas une école enfermée dans un système particulier. Ils représentaient un certain état des esprits et un des côtés de la philosophie grecque, le scepticisme. Ils ne croyaient à rien, si ce n’est à l’art de bien dire ; préparaient, chacun a sa manière, des orateurs pour les assemblées ou des discours pour les plaideurs, comme nos avocats louent leur parole ou vendent leur science, comme nos maîtres de tout genre la donnent en échange d’un salaire légitime. On croit qu’ils vinrent de Sicile à un certain jour qu’on nomme et qu’on date. On peut le dire pour Gorgias ; mais les sophistes et les rhéteurs ne sont pas un produit artificiel ; ils sortent des entrailles mêmes de la société grecque de ce temps. « Le plus grand des sophistes, a dit Platon, c’est le peuple ; » il voulait dire : c’est la démocratie, qui aime trop les beaux parleurs et a bien rarement la prudence d’Ulysse, lorsqu’il passa près des Sirènes.

Les quatre écoles qui, depuis Thalès, avaient cherché la vérité hors de l’enseignement religieux, par les seuls efforts de l’esprit, n’avaient produit que des hypothèses fondées sur des raisonnemens a priori. La sophistique fut la réaction qui devait inévitablement se produire contre un dogmatisme impérieux, comme le scepticisme philosophique succédera aux affirmations doctrinales de Platon et d’Aristote. Ces oscillations de l’esprit sont d’ordre naturel. Les Ioniens avaient essayé d’expliquer la création par la matière, les Éléates par la pensée, les Pythagoriciens par les nombres, Leucippe et Démocrite par les atomes. Malgré des conceptions puissantes, aucun problème n’avait été résolu, et les systèmes s’étaient brisés les uns contre les autres, sans faire jaillir la lumière. Sur la voie suivie par les philosophes, on ne voyait donc que des ruines, et il y en aura toujours, attendu que, parmi les questions qu’ils agitent, il en est qui dépassent notre intelligence, comme il est des efforts qui sont au-dessus de notre puissance musculaire. C’est l’honneur de l’esprit humain de vouloir pénétrer jusqu’aux principes des choses ; c’est le malheur de sa condition de n’y arriver jamais ; et, quand il se sent vaincu dans cette lutte pour la conquête de la vérité, il s’abandonne parfois à des négations aussi téméraires que l’avaient été les audaces métaphysiques. Ainsi en arriva-t-il en Grèce au temps où nous sommes.

La sophistique, qu’Aristote définit « une sagesse apparente, mais non réelle, » est l’avènement de l’esprit critique. Comme toute puissance nouvelle, elle ne sut ni mesurer, ni ménager ses forces. Avec une méthode à la fois féconde et dangereuse, selon celui qui l’emploie, et qu’elle emprunta aux Éléates, la dialectique, elle prétendait tout analyser ; et elle mit tout en pièces, sans rien reconstituer. Elle ne le pouvait pas, car elle fut et elle resta la négation, arme de guerre bonne pour détruire, qui ne sert pas toujours à édifier. Lorsque Protagoras, de qui nous avons cependant de belles paroles sur la justice et la vertu, disait que « l’homme est la mesure des choses, » Ἄνθρωπος πάντων χρημάτων μέτρον (Anthrôpos pantôn chrêmatôn metron), cela signifiait que toute pensée est vraie pour celui qui la pense, mais seulement à l’instant, où elle se produit dans son esprit ; de sorte que, sur le même sujet, à des momens différens, l’affirmation et la négation ont une valeur égale, d’où il résulte que nul n’a le droit d’établir une loi générale. Il admettait pourtant qu’il y avait des opinions, sinon plus vraies, au moins meilleures que d’autres, et que c’était l’office du sage de les substituer aux plus mauvaises. Thrasymaque de Chalcédoine allait plus loin : il estimait que le juste se détermine par l’utile ; que le droit est toujours au plus fort ; qu’enfin les lois n’ont, été établies par les peuples et par les rois que pour leur avantage particulier. Dans le Gorgias de Platon, Polos d’Agrigente soutenait la thèse que l’intérêt personnel est la mesure de tout bien ; et il vantait le bonheur des rois de Perse et de Macédoine, qui s’étaient élevés au trône par le meurtre et la trahison. Les proscripteurs des habitans de Mélos n’avaient donc pas en de grands efforts d’imagination à faire pour démontrer à ces pauvres gens qu’ils avaient tort de se plaindre qu’Athènes les obligeât à tendre la gorge.

Le peuple, il est vrai, ne philosophait pas. Mais il avait un autre maître, la guerre, qui lui enseignait la morale des bêtes fauves. Aux mesures abominables, plusieurs fois prises en ce temps-là, Thucydide donne pour cause la lutte acharnée que soutenaient Tune contre l’autre Sparte et Athènes, ou l’aristocratie et la démocratie. Entre elles deux, il n’y avait d’autre principe que la force, et un demi-siècle plus tard, Démosthène répétera en gémissant, la sinistre formule : « Aujourd’hui, la force est la mesure du droit. »

De quelque côté que Tinssent ces doctrines, on pense bien que, désastreuses pour l’état, elles l’étaient aussi pour le ciel et qu’elles mettaient Les dieux en très grand péril. Protagoras disait d’eux, dans un de ses ouvrages : « Quant aux dieux, je ne puis savoir s’il y en a ou s’il n’y en a pas, car beaucoup de choses s’y opposent : en particulier, l’obscurité de la question et la brièveté de la vie. » Gorgias soutenait d’abord que rien n’existe ; ensuite, que, si quelque chose existait, il serait impossible de le connaître et d’en ; communiquer à d’autres la connaissance. C’était arriver, par un chemin opposé, au même point que Protagoras, c’est-à-dire à la négation de toute certitude.

Ainsi, rien n’est vrai, mais tout est vraisemblable ; du moins à force d’art on peut donner à tout les apparences de la vérité. Donc, il n’y avait pas de thèse qui ne se pût défendre. Si de telles, doctrines, bouleversement de la raison humaine, ruinaient la vertu, le patriotisme, la religion, elles n’en étaient pas moins, dans les bouches habiles qui les présentaient, fort séduisantes. Elles plaisaient à des esprits amoureux des subtilités ingénieuses et elles étaient utiles au défenseur de toute cause mauvaise. Aussi, chez ce peuple disputeur, eurent-elles de nombreux adeptes qui trouvèrent dans ce métier le moyen de briller et de s’enrichir. C’était à qui de ces prestidigitateurs surpasserait l’autre par l’étrangeté de ses thèses, par la subtilité de ses argumens, par la souplesse et l’éclat de sa parole, par son habileté à traiter sur-le-champ et successivement le oui et le non, le pour et le contre. Dans les écoles, dans les fêtes, dans les jeux publics d’Olympie, partout où beaucoup d’hommes se trouvaient réunis, on voyait aussitôt paraître un sophiste qui, se faisant donner un sujet quelconque, le traitait, quelque frivole ou paradoxal qu’il fût, aux applaudissemens des auditeurs, et ne s’avouait jamais vaincu. « Ces gens-là, dira Platon, on a beau les terrasser, ils se relèvent toujours : l’Hydre de Lerne était un sophiste. »

Mais il ne faut pas faire de la sophistique un attribut particulier de la démocratie. Critias, qui fut un des trente tyrans et un des plus abominables, ne voyait dans les institutions religieuses et dans la croyance aux dieux que l’effet d’une ruse habile. « Il fut un temps, disait-il, où la vie humaine était sans loi, semblable à celle des bêtes et esclave de la violence. Il n’y avait pas alors d’honneur pour les bons, et les supplices n’effrayaient pas encore les méchans. Puis les hommes fondèrent les lois, pour que la justice fût reine et l’injure asservie ; et le châtiment suivit alors le crime. Mais comme les hommes commettaient en secret les violences que la loi réprimait, lorsqu’elles osaient s’exercer à découvert, il se rencontra, je pense, un homme adroit et sage qui, pour imprimer la terreur aux mortels pervers, lorsqu’ils se porteraient à faire, à dire, ou même à penser quelque chose de mauvais, imagina la divinité. Il y a un dieu, dit-il, florissant d’une vie immortelle, qui sait, qui entend, qui voit par la pensée toutes choses, et dont l’attention est toujours éveillée sur la nature mortelle. Il entend tout ce qui se dit parmi les hommes ; il voit tout ce qui s’y fait. Si vous machinez quelque forfait en silence, il n’échappera point aux regards des dieux. A force de répéter de pareils discours, ce sage introduisit le plus heureux des enseignemens, cachant la vérité sous le mensonge. Et pour frapper davantage, pour mieux conduire les esprits, il leur conta que les dieux habitent aux lieux d’où viennent aux hommes les plus grandes terreurs et les plus grands secours de leur vie malheureuse ; aux lieux d’où s’échappent les feux de l’éclair et les terribles retentissemens de la foudre ; où, d’un autre côté, brille la voûte étoilée du ciel, œuvre admirable du temps, ce sage ouvrier, et d’où part la lumière brillante des astres, d’où la pluie pénétrante descend au sein de la terre. C’est ainsi, je pense, que quelque sage parvint à persuader les hommes de l’existence des dieux. »

Athènes eut l’honneur et le triste privilège de devenir le foyer de l’esprit sophistique, dont on retrouve les traces dans les mœurs publiques de quelques-uns de ses citoyens et jusque dans sa littérature. Les tragédies d’Euripide nous en ont déjà fourni la preuve[2] ; la vie d’Alcibiade en est une autre. Ce personnage fut en effet un sophiste politique, brillant rhéteur en actions, comme les autres l’étaient en paroles ; toujours prêt au oui et au non ; aujourd’hui avec Athènes, demain avec Sparte, Argos ou Tissapherne, indifférent, en un mot, sur ces questions de patrie et de vertu qui passionnaient si fortement les contemporains de Miltiade.

Contre ces doctrines qui détachaient les citoyens de la patrie et jetaient un reflet fâcheux sur les œuvres d’un aussi beau génie qu’Euripide, des protestations s’élevèrent. Il y en eut deux fameuses, l’une au nom du passé, l’autre au nom de l’avenir. Je parle d’Aristophane et de Socrate.

Aristophane combattit Euripide, Cléon, les sophistes et Socrate, en un mot l’esprit nouveau, bon ou mauvais, sans distinction. On a vu déjà que l’Athènes de Périclès et sa démocratie belliqueuse n’avaient pas les sympathies du poète satirique. Dans les Grenouilles, dont l’objet est de montrer combien Euripide est inférieur à Eschyle pour la noblesse des personnages et pour la convenance du style, qui est le même dans la bouche de tous, rois ou esclaves, Aristophane fait dire à Euripide lui-même : « Par Apollon ! en les faisant parler ainsi, je leur prêtais un air plus démocratique ! »

Mais ce furent les sophistes qu’il attaqua le plus violemment dans la personne de Socrate, ne distinguant point en lui l’homme sensé, caché peut-être sous trop d’habiletés de parole. La pièce des Nuées est un pamphlet étincelant d’esprit, mordant, qui porte juste en pleine sophistique, seulement il faudrait substituer le nom d’un de ces saltimbanques en paroles dont nous avons parlé à celui de Socrate, que le poète représente suspendu au-dessus de la terre, et invoquant les déesses tutélaires des sophistes, les Nuées, dont il croit entendre la voix au milieu des brouillards. Le vieux Strepsiade, ruiné par les désordres de son fils, voudrait bien trouver le moyen de ne pas payer les dettes que le prodigue a contractées : pour cela il l’envoie à l’école des sophistes. « Qu’irai-je y apprendre ? demande le fils.

STREPSIADE : — Ils enseignent, dit-on, deux raisonnemens : le juste et l’injuste. Par le moyen du second, on peut gagner les plus mauvaises causes. Si donc tu apprends ce raisonnement injuste, je ne paierai pas une obole de toutes les dettes que j’ai contractées pour toi. » Sur le refus de son fils, le vieillard se rend lui-même chez Socrate, et bientôt il y apprend à ne plus croire aux dieux. Il rencontre son fils et l’entend jurer par Jupiter Olympien. « Voyez, voyez, Jupiter Olympien ! quelle folie ! A ton âge, tu crois à Jupiter ! »

PHIDIPPIDE : — Y a-t-il en cela de quoi rire ?

— Tu n’es qu’un enfant pour admettre de telles vieilleries. Approche pourtant, que je t’instruise ; je vais le dire la chose, et alors tu seras homme ; mais ne va pas le répéter à personne !

— Eh bien ! qu’est-ce ?

— Tu viens de jurer par Jupiter ?

— Oui.

— Vois comme il est bon d’étudier : il n’y a pas de Jupiter, mon cher Phidippide.

— Qui est-ce donc ?

— C’est Tourbillon qui règne ; il a chassé Jupiter[3].

C’est le nous avons changé tout cela de Molière, et cette bonne dupe de Strepsiade rappelle notre bourgeois-gentilhomme, il ne faut pas oublier qu’il a perdu son manteau et ses souliers : insinuation de vol calomnieuse, assurément, contre Socrate, et qui l’était aussi contre les sophistes.

Après cette parodie des nouvelles doctrines qui substituaient à la royauté divine de Jupiter la domination des lois physiques, le poète met en scène le Juste et l’injuste : tous deux se livrent bataille à coups d’argumens ; le Juste trace le tableau de la vie ancienne, qui se passait au milieu des exercices de la palestre et dans-la pratique de la vertu, avec la pudeur, la modération et le respect des vieillards. L’Injuste étale toutes ses séductions, et c’est à fut qu’Aristophane fait demeurer le champ de bataille, comme s’il désespérait désormais de ramener les Athéniens à la justice : « : L’INJUSTE : — Or ça ! dis-moi, quelle espèce de gens sont les orateurs ?

LE JUSTE : — Des infâmes.

— Je le crois ; et nos poètes tragiques ?

— Des infâmes.

— Bien ; et les démagogues ?

— Des infâmes.

— Et les spectateurs, que sont-ils ? Vois quelle est la majorité.

— Attends, je regarde.

— Eh bien ! que vois-tu ?

— Les infâmes sont en majorité. En voilà un que je connais pour tel, celui-là encore, et cet autre avec ses longs cheveux. Qu’as-tu à dire maintenant ?

— Je suis vaincu. O infâmes, je vous en prie, recevez mon manteau ; je passe dans votre camp !

Phidippide se décide enfin à aller à l’école de Socrate.. Mais le bonhomme Strepsiade ne tarde pas à s’en repentir ; on le voit accourir sur la scène, battu par son fils : « Ho ! là, là ! voisins, parens, citoyens, secourez-moi ! On me tue ! Ah ! la tête ! Ah ! la mâchoire ! Scélérat, tu bats ton père ! »

PHIDIPPIDE : — Il est vrai, mon père.

— Vous l’entendez, il avoue qu’il me frappe.

— Sans doute.

— Scélérat ! Voleur ! Parricide !

— Répète les injures ; dis-en mille autres ; sais-tu que j’y prends plaisir ?

— Infâme !

— Tu me couvres de roses.

— Tu bats ton père !

— Et je le prouverai que j’ai en raison de te battre.

— L’impie ! Peut-on jamais avoir raison de battre son père ?

— Je te démontrerai, et tu seras convaincu.

— Je serai convaincu ?

— Rien de plus simple. Dis seulement lequel des deux raisonnemens tu veux que j’emploie.

Plus loin, Phidippide dit, en parlant de la loi qui permet aux pères de battre leurs fils et défend la réciprocité : « N’était-il pas homme comme nous, celui qui porta le premier cette loi, et la fit adopter à ceux de son temps ? Pourquoi ne pourrais-je pas également faire une loi nouvelle qui permette aux fils de battre les pères à leur tour ? Nous vous faisons grâce de tous les coups que nous avons reçus depuis l’établissement de cette loi ; nous voulons bien avoir été battus gratis. Mais vois les coqs et les autres animaux : ils se défendent contre leurs pères, et cependant quelle différence y a-t-il entre eux et nous, si ce n’est qu’ils ne rédigent pas de décrets ? » C’étaient là les raisonnemens favoris des sophistes, il est vrai en d’autres sujets. Enfin le vieillard revient à résipiscence, et, reconnaissant que les sophistes sont des fripons, il court avec un esclave, une torche dans une main, une hache dans l’autre, à l’assaut de l’école de Socrate, qu’il veut démolir et brûler avec tous ses habitans.

On sait par l’affaire de Mélos quel chemin avaient fait ces doctrines, qui donnèrent là un de leurs fruits naturels : la théorie du droit du plus fort ; et l’historien se demande quel pouvait être le patriotisme de ces nouveau-venus qui, ne voyant dans le passé que d’inutiles vieilleries, mettaient leur raison individuelle, tout armée d’argumens spécieux, à la place de la raison collective de la cité, faite du souvenir des joies et des tristesses éprouvées en commun. Un d’entre eux n’a-t-il pas dit que la loi était un tyran, parce qu’elle est une gêne : opposition contre la loi civile qui mettait en péril la loi morale. Ni Lycurgue ni Solon ne parlaient ainsi, et l’on se souvient que Pindare appelait la loi « la reine et impératrice du monde. »

La Grèce avait vécu dix siècles sous un régime municipal qui avait fini par lui donner puissance, gloire et liberté, avec un patriotisme étroit, mais énergique, devant lequel le Mède avait reculé. Et voici des hommes qui minaient le respect dû à la loi, aux divinités poliades, aux croyances des aïeux. Ces nomades, errant de ville en ville, en quête d’un salaire, n’avaient plus de patrie, et ils en détruisaient l’amour dans le cœur de ceux qui en avaient une encore. Les tristes effets de cette révolution morale qui agrandit les idées, mais qui laisse les caractères fléchir à tout vent de passion, ne tarderont pas à se faire sentir : avant deux tiers de siècle, les habitans de ces villes naguère si vivantes ne seront plus que les mornes sujets de l’empire macédonien. Quand la religion part, qu’au moins la patrie reste !

Nous mettons à la charge de la sophistique assez de méfaits pour être obligé de faire aussi la part des services qu’elle a rendus en donnant une direction nouvelle aux méditations philosophiques. Les physiciens des écoles précédentes n’étaient occupés que du cosmos ; les sophistes firent une part à l’étude de l’homme, de ses facultés, de son langage. En aiguisant l’esprit, à force de subtilités, ils le préparèrent pour des travaux plus utiles, et ils commencèrent l’opposition féconde entre le droit traditionnel, qui consacrait souvent des iniquités, et le droit naturel, qui ne pouvait se trouver qu’au fond de la conscience. Ces services sont dus surtout aux premiers sophistes, qu’il faut séparer des vendeurs de paroles, leurs disciples dégénérés, parce qu’ils furent des philosophes et d’habiles dialecticiens que Socrate et Platon respectaient. Chez quelques-uns, on rencontrerait des pensées que n’auraient pas réprouvées les anciens sages. « Tous les animaux, disait Protagoras, ont leurs moyens de défense ; à l’homme, la nature a donné le sens du juste et l’horreur de l’injustice. Ce sont les armes qui le protègent, parce que ces dispositions naturelles l’aident à établir de bonnes institutions. » Elle est de Prodicus, la belle allégorie d’Hercule, sollicité, au moment d’entrer dans la vie active, par la Vertu et la Volupté, et se décidant à suivre la première. Lycophron déclare que la noblesse est un avantage imaginaire ; Alcidamas, que la nature ne fait pas des hommes libres et des hommes esclaves, thèse que les derniers stoïciens reprendront. A travers cette sophistique purifiée par Socrate, on entrevoit un monde nouveau qui s’élève. Ce que le citoyen va perdre, l’homme le gagnera, et la lutte entre le jus civitatis et le jus gentium que les écoles socratiques vont entreprendre sera l’histoire même des progrès de l’humanité.

Aristophane avait attaqué la sophistique avec une vigueur singulière, sans proposer d’autre remède que de fermer les écoles des philosophes et de reculer de trois générations en arrière. Mais lui-même n’a-t-il pas tous les vices de son temps, l’immoralité et l’irréligion ? Le remède véritable n’était pas l’ignorance des anciens jours ; on le pouvait trouver dans la science virile que venait d’inaugurer un homme, et cet homme était celui que je poète avait le plus cruellement attaqué.


III

Socrate naquit, en 469, d’une sage-femme et d’un sculpteur appelé Sophronisque. Il était fort laid, ce qui l’aida à comprendre de bonne heure que la laideur morale seule est repoussante. On dit qu’il exerça d’abord la profession de son père, et Pausanias vit dans la citadelle d’Athènes un groupe représentant les Grâces voilées, qu’on lui attribuait. Quoiqu’il fût pauvre, il abandonna bientôt son art, que peut-être il ne pratiqua jamais, et il se mit à étudier les ouvrages et les systèmes des philosophes, ses contemporains ou ses prédécesseurs. Ces études spéculatives ne l’empêchèrent pas de remplir ceux des devoirs de citoyens dont la loi faisait une obligation : il combattit courageusement à Potidée, à Amphipolis et à Délion ; à Potidée, il sauva Alcibiade blessé ; à Délion, il résista un des derniers et manqua d’être pris. Les généraux disaient que, si tous avaient fait comme lui leur devoir, la bataille n’eût pas été perdue. Indifférent à ce que les hommes considèrent comme des biens nécessaires, il s’appliquait à n’avoir pas de besoins, afin d’être plus libre, vivait de peu, marchait, l’hiver et l’été, pieds nus, couvert d’un misérable manteau ; et la colère des puissans, la haine ou les applaudissemens de la multitude n’avaient pas plus d’effet sur son âme que le chaud ou le froid sur son corps. Siégeant parmi les juges des généraux vainqueurs aux Arginuses, il refusa de conformer son jugement aux passions de la foule. Quand tout pliait sous les trente tyrans, il osa leur désobéir plutôt que de faire une action injuste. Il vécut pauvre et refusa d’être riche ; Alcibiade lui offrait des terres, Charmide des esclaves, le roi de Macédoine, Archélaos, sa faveur ; il n’en voulut point.

Que fit donc cet homme de bien et ce citoyen courageux pour attirer sur lui tant de malveillance de la part de ses contemporains, tant d’admiration de la part de la postérité ?

Le voici. Socrate s’était imposé la tâche de dégager le sens moral autour duquel les sophistes avaient assemblé d’épais nuages. Au souffle énervant et destructeur de leurs doctrines, tout chancelait. L’esprit s’adorait lui-même dans ses plus dangereuses subtilités et étouffait sous un flot de paroles la voix du juge intérieur que la nature a mis en nous. Dans l’homme, les sophistes ne voyaient que ce qui est de l’individu ; Socrate y chercha ce qui est de la nature humaine. Il avait lu au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ; » ce fut pour lui la science par excellence. Démosthène aussi dira : « Les autels les plus saints sont dans l’âme ; » et le politique comme le philosophe avait raison. Car cette science de nous-même nous révèle les dons que l’humanité a reçus, avec l’obligation de s’en servir : l’intelligence, pour comprendre le bien et le vrai ; la liberté, pour choisir et prendre la route qui y conduit.

Séduit par la grandeur de cette tâche, Socrate se détourna des doctrines purement spéculatives, de la recherche des causes premières, de l’origine et des lois du monde, de la nature des élémens, etc., pour méditer sur nos devoirs. Il soutint que la nature avait mis à notre portée les connaissances de première nécessité, et qu’il n’y avait qu’à ouvrir notre âme pour y lire, en traits ineffaçables, les lois immuables du bon, du vrai, même du beau ; ces lois, qu’il appelait si bien, après Sophocle, lois non écrites, νόμοι ἄγραπτοι (nomoi angraptoi), auxquelles est attachée une sanction inévitable par les maux que leur violation entraîne. En faisant ainsi de l’homme, au contraire de ses prédécesseurs, le centre de toutes les méditations, il créait la vraie philosophie, celle qui devait faire sortir au grand jour les trésors que-la conscience humaine renferme ; il trouvait enfin et élevait au-dessus des erreurs, des préjugés et des injustices de temps et de lieu, la loi naturelle, le seul flambeau humain qui puisse éclairer la route où les sociétés marchent. Montaigne dit très bien, après Cicéron : « Socrate avait ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l’homme, ouest sa plus juste et plus laborieuse besogne. »

En révélant une justice supérieure ans lois spéciales à chaque état, Socrate montrait qu’il est, pour les sociétés, un idéal dont elles doivent se rapprocher ; mais il demeurait respectueux de l’ordre établi ; il proclamait la sainteté de la famille, et il trouvait pour la mère, pour l’épouse, des mots qui rappellent la femme forte de l’Écriture. Ses plus illustres élèves condamneront le travail manuel ; lui, il aura le courage de dire aux possesseurs d’esclaves : « Parce qu’on est libre, n’y a-t-il donc autre chose à faire que manger et dormir ? »

On a fait de Socrate un profond métaphysicien ; mais le créateur de la philosophie du bon sens ne pouvait l’emprisonner dans un système. On l’a aussi appelé un grand patriote, et l’on veut qu’il se soit proposé de changer les mœurs d’Athènes ; c’est un peu le rôle que Platon est prêt à lui donner. Nous croyons qu’il n’eut point de visées politiques si particulières et que son ambition était plus haute. Indiffèrent à toutes les choses du dehors, comme aucun Grec ne l’avait encore été, au point de n’être sorti volontairement d’Athènes qu’une fois ou deux, il s’occupa du dedans de l’homme et passa ses jours à regarder en lui-même et dans les autres. L’emploi de sa vie fut de gagner quelques âmes à la verte et à la vérité. Muni de deux armes puissantes : une claire et nette intelligence qui lui faisait découvrir l’erreur, une dialectique à la fois subtile et forte qui enlaçait l’adversaire de liens indissolubles, il se donna la mission de poursuivre partout le faux. Et cette mission, il la remplît, durant quarante années, avec la. foi d’un apôtre et le plaisir d’un artiste, se complaisant dans les victoires qu’il remportait sur la ; présomption ou l’ignorance. Ne lui arriva-t-il pas un jour[4] d’amener Théodote, la belle hétaïre, à comprendre qu’il y avait pour elle des moyens de rendre sa profession plus lucrative ?

Cet enseignement de tous les instans et avec toutes gens n’était ni théorique ni. apprêté ; il avait lieu au jour le jour, en tous lieux, et selon l’erreur qui se montrait. Assidu sur la place publique, non pour prendre part aux affaires de l’état, il ne s’y mêlait qu’autant qu’il y était obligé par la loi, il épiait au passage toute fausse doctrine pour l’arrêter, la saisir et montrer ce qu’elle cachait, le néant. On voyait se promener par la ville cet homme disgracié de la nature, au nez camus, aux lèvres épaisses, le cou gros et court, le ventre proéminent comme celui d’un Silène, les yeux bombés et à fleur de tête, mais illuminés par le génie. Il allait ça et là, quelquefois distrait et absorbé dans des réflexions profondes, jusqu’à demeurer, dit-on, vingt-quatre heures à la même place[5] ; le plus souvent abordant l’un ou l’autre de ceux qui passaient, ou entrant dans les boutiques des artisans, et causant avec chacun du sujet qui lui était propre. Il dialoguait toujours. De quelque vérité simple, accordée tout de suite par ses interlocuteurs, il leur faisait tirer des conséquences imprévues et les conduisait invinciblement, sans paraître intervenir lui-même, à des notions dont ils ne s’étaient pas doutés. Sa méthode devint célèbre dans l’antiquité sous le nom d’ironie socratique ; elle apprenait à penser et à s’assurer que l’on pensait juste. Aussi s’appelait-il lui-même, en souvenir du métier de sa mère, l’accoucheur des esprits. Il amenait en effet l’artisan à concevoir, comme de lui-même, des idées plus élevées et plus rationnelles sur son art ; le politique, sur les affaires de l’état ; le sophiste, sur les questions qu’il agitait. Un grain de raillerie assaisonnait toujours ses conversations. Socrate ne se donnait que pour un homme en quête de la vérité, un chercheur, comme il disait ; il feignait d’abord d’avoir grande confiance dans le savoir de son adversaire et de vouloir s’instruire auprès de lui ; peu à peu, les rôles changeaient, et le plus souvent il le réduisait à l’absurde ou au silence. Chose singulière ! ses accusateurs, le peuple, et d’illustres Athéniens le confondirent avec les sophistes. Il se rapprochait d’eux, en effet, par certains procédés de discussion, mais ils n’eurent point de plus grand ennemi. Il se plaisait à les couvrir de confusion en présence de nombreux auditeurs ; car il n’allait jamais seul. A peine paraissait-il qu’un groupe se formait pour le voir pousser dans la controverse les malheureux dont il ruinait les prétentions et les systèmes. Une troupe le suivait toujours : pour la plupart, des jeunes gens que séduisaient son grand sens, sa parole facile et mordante ; ils formaient son école. Autre différence avec les sophistes : il demandait à ses disciples leur amitié, mais il refusait leur argent.

Socrate a eu pour historiens deux de ses élèves, Platon et Xénophon, l’un, philosophe de génie, qui a beaucoup ajouté, précisé, interprété ; l’autre, esprit d’une élévation ordinaire, nous fait entrer dans l’intimité du maître, mais ne se rend pas compte de l’importance de son rôle, et, par le désir de défendre sa mémoire contre l’accusation d’athéisme, il a été conduit à nous représenter un Socrate plus religieux qu’il ne l’était. Ses Mémoires sont une espèce d’évangile socratique : nous y voyons le sage dans son existence de chaque jour, dans cette vie de missionnaire du bon sens, éclairant chacun sur le beau, le bien, le juste, l’utile ; détournant des affaires publiques les jeunes ignorans qui s’y portaient avec une folle ambition, y poussant, au contraire, les hommes capables, qu’une trop grande défiance de leur mérite en détournait, tout en fuyant pour lui-même les charges et les dignités. Il travaillait partout à rétablir la concorde, réconciliait des amis, rapprochait des frères brouillés, et inspirait à son fils les sentimens du devoir à l’égard de cette Xanthippe, qui ne fut pour lui qu’une occasion continuelle de s’exercer à la patience[6]. Cette partie active et militante de la vie de Socrate ne semble pas moins admirable que la partie spéculative.

Pour celle-ci, c’est à Platon qu’il faut recourir, car Xénophon ne montre que les côtés pratiques de la doctrine du maître. Il y avait eu, avant Socrate, bien des éclairs de bon sens, et l’esprit de justice, qui est au fond de notre nature, avait plus d’une fois percé au travers de la couche épaisse d’égoïsme dont il est enveloppé. Socrate fut le premier à faire de la morale une science pour donner à l’homme des règles de conduite qui ne dépendissent ni de la tradition ni de la coutume, choses variables et changeantes selon le temps et selon les lieux. Il chercha le roc où il fallait l’asseoir, et l’ayant trouvé dans la conscience, dans le sentiment de la dignité humaine, il y construisit, avec une méthode sévère, nos obligations morales. Pour lui le juste fut celui qui comprenait ce que nous impose la société de nos semblables ; le sage, celui qui savait éviter le mal et faire le bien, de sorte que toutes les vertus tenaient à une parfaite connaissance des choses et que la sagesse était de la science appliquée, par conséquent une vertu qui ne pouvait devenir que le partage de l’aristocratie intellectuelle[7]. Vingt siècles avant Descartes, il émettait le principe cartésien qu’il n’y a pas d’ignorance plus honteuse que d’admettre pour vrai ce que l’on ignore, et qu’il n’est pas de bien comparable au plaisir d’être délivré d’une erreur. Ces paroles sont toujours vraies, et c’est ce que la démocratie véritable a compris quand elle a fait de l’instruction publique une des conditions essentielles de son existence.

Fût-ce une concession aux faiblesses du temps et un moyen de gagner plus d’adeptes, ou impuissance à s’élever vers un idéal supérieur, Socrate donna souvent pour but à la science l’utile. Bien qu’il ait dit : « On ne doit jamais commettre d’injustices, même à l’égard de ceux qui nous en font, ni rendre le mal pour le mal, » et tant d’autres généreuses paroles, sa morale se rapproche de l’intérêt bien entendu, lequel, d’ailleurs, n’est pas exclusif des idées de dévoûment et de sacrifice. En portant très haut le sentiment de la dignité de l’âme, en n’admettant pas que l’honnête homme puisse souffrir une tache sur sa conscience, Socrate jetait les bases du temple où les stoïciens établiront leur religion laïque, qui a eu tant d’illustres adeptes.


IV

Comment ce juste put-il être condamné au supplice des traîtres et des assassins ? Il y eut pour cette sentence trois chefs d’accusation : Socrate ne reconnaissait pas les dieux de la république ; il introduisait des divinités nouvelles ; et il corrompait la jeunesse.

Les religions, qui ont la prétention d’être immuables, changent comme toutes les créations des hommes et ne vivent qu’à cette condition. Ces changemens se font, d’un côté, par une lente infiltration d’idées étrangères ; de l’autre, par la révolte de certains esprits qui n’ont plus assez de confiance dans le surnaturel et cherchent à remplacer la croyance aux anciens dieux par une croyance nouvelle. Alors les mouvemens les plus contraires se produisent à la fois dans la même société : l’incrédulité règne en haut[8] ; en bas, une foi d’autant plus aveugle, et, chez les politiques, une adhésion tout extérieure au culte officiel conservé comme instrumentum regni. On va en même temps aux dernières limites du scepticisme ou de la superstition, et surtout l’on va à l’indifférence religieuse. Ainsi, à Rome, en face de Lucrèce écrivant pour la jeune noblesse son poème audacieux, les cultes corrupteurs de l’Asie et de l’Egypte gagnent de proche en proche tous les bas-fonds de la cité. En France, les convulsionnaires sont contemporains de La Mettrie ; à Athènes, tandis qu’Alcibiade ou ses amis bafouent les mystères et qu’Aristophane enlève aux dieux le gouvernement de monde, bien des gens fatigués de leurs anciens protecteurs, qui ne les protègent plus, acceptent les divinités sensuelles que leur apportent les innombrables étrangers accourus des côtes d’Asie au Pirée : une déesse de la Thrace, Cotytto, un dieu phrygien, Sabazios, le Syrien Adonis, et Cybèle, « la Grande Mère, » dont les prêtres éhontés mendiaient par les rues ou pénétraient dans les maisons en y portant leur déesse sur une planchette ; ils expliquaient les songes, vendaient des amulettes et disputaient aux devins la curiosité de ceux qui, ne sachant plus où se prendre pour croire, s’attachaient aux charlatans religieux qui leur versaient l’ivresse du surnaturel. On délaissait les anciens rites : les uns, pour quelques idées élevées qu’ils pouvaient découvrir dans les cultes nouveaux, le plus grand nombre pour la licence des religions orgiastiques de l’Orient, les sortilèges de pieux jongleurs et les prétendues révélations des oracles orphiques.

De tout temps, le droit de s’associer avait existé à Athènes. À chaque divinité correspondait une confrérie qui accomplissait toutes les dévotions requises par son culte : les citoyens seuls pouvaient en faire partie, mais l’usage existait ; les étrangers s’en autorisèrent pour former des associations religieuses, thiases, éranes, orgéons, dans lesquelles furent admis des femmes, des ; affranchis, même des esclaves.

Au milieu de cette promiscuité fermentaient beaucoup d’industries malsaines et de débauches du corps et de l’esprit ; c’était un dissolvant actif pour la cité. Il existait bien une loi punissant de mort ceux qui introduisaient des divinités étrangères ; mais celles-ci se faisaient si modestes en arrivant et elles vivaient si longtemps dans l’ombre, que le monde officiel, ou les dédaignait, ou ne les connaissait pas. Et puis, pour l’exécution de la loi, il fallait qu’un citoyen se chargeât du rôle parfois dangereux d’accusateur. Mais sous le coup des malheurs publics, l’intolérance se réveilla. Les familles sacerdotales, par piété héréditaire et pour ne point perdre le crédit qu’elles devaient à leurs fonctions religieuses, s’entendirent, pour venger leurs dieux, avec le parti conservateur, que ces nouveautés effrayaient, et, malheureusement, la législation d’Athènes autorisait l’action publique d’impiété, ἀσέϐεια (asebeia), et elle édictait pour le condamné la peine de mort, avec la confiscation des biens, même la privation de sépulture, ce qui était une seconde mort.

Avant la guerre, Anaxagore et Diogène d’Apollonie avaient été seuls frappés ; depuis la peste, les condamnations se multiplièrent. À Samothrace, Diagoras de Mélos avait échappé à la colère des Gabires ; à Athènes, il fut proscrit pour avoir divulgué les mystères des grandes déesses, et l’état promit un talent à qui le tuerait, deux à qui le livrerait à la justice. Un ami de Périclès, Protagoras, condamné pour athéisme, put s’enfuir, mais périt dans un naufrage, et ses livres furent brûlés sur la place publique. Son disciple, Prodicus de Céos, par sa belle allégorie d’Hercule au carrefour, mettait le bonheur dans la vertu et non dans les plaisirs ; mais les dieux étaient pour lui une création de l’homme qui avait divinisé les objets de sa terreur ou de sa reconnaissance ; Athènes le condamna à boire la ciguë. On se souvient de l’affaire des hermès, de l’anxiété profonde qu’elle jeta dans la ville, et du grand procès qu’elle amena. Or, Socrate heurtait de front cette intolérance.

Pour lui, il était deux sortes de connaissances : les unes que les hommes peuvent acquérir, les autres que les dieux se sont réservées, et cette séparation existe toujours, car aucun esprit libre n’a encore pénétré dans la région de l’inconnaissable. Mais toujours aussi on a fait sortir de ce domaine, réservé aux dieux, des révélations qu’ils envoient par leurs oracles, leurs prophètes ou leurs représentans sur la terre. Socrate, tout en méprisant, comme l’Hector d’Homère, les signes qu’on tirait du vol des oiseaux, croyait que l’on pouvait recourir aux oracles, à condition de ne les consulter que sur des choses inaccessibles à l’intelligence, telles que l’avenir qui est le secret des dieux, et cette réserve sauvait les droits de la raison, en laissant la sagesse humaine maîtresse d’interpréter les réponses obscures des prêtres à des questions qui étaient de son ressort. Il croyait aussi aux secrets avertissemens que la divinité suscite dans l’âme de ceux qu’elle favorise. Il pensait recevoir beaucoup de ces communications surnaturelles, et ces secrètes impulsions de son esprit lui paraissaient l’œuvre d’un démon qui l’arrêtait lorsqu’il était sur le point d’agir comme il ne le devait point faire. Dans ce démon que Socrate écoutait avec tant de docilité, nous ne verrons que les révélations inconscientes d’un sens moral développé parla plus constante application, et qui s’opéraient en lui sans qu’il sentit le travail instantané par lequel elles étaient produites.

Toutes les grandes religions ont promis des protecteurs surnaturels. Férouers de la Perse, bons génies de la Grèce, anges gardiens des nations chrétiennes, tous sont nés d’un même sentiment de piété et de poésie. Nous avons déjà entendu la voix démoniaque dans l’Iliade d’Homère et dans la Théogonie d’Hésiode ; nous l’avons retrouvée dans la vieille croyance qui donnait pour protecteurs aux vivans les morts purifiés par les rites funèbres. Les philosophes l’ont acceptée lorsque, pour masquer ou justifier des doctrines qu’on aurait pu accuser d’attentat à la religion nationale, ils investissaient les démons des fonctions qu’ils retiraient aux dieux. Les vers dorés, qui couraient partout, peuplaient l’air de ces hôtes du ciel et de la terre ; Pythagore avait enseigné que l’homme vertueux leur devait sa sagesse, et Platon, dans le Banquet, dans le Phédon, affirme ce que Ménandre répétera, que chacun a son démon familier. « Ces génies remplissent, dit-il, l’intervalle qui sépare le ciel de la terre et sont le lien du grand tout. La divinité n’entrant jamais en communication directe avec l’homme, c’est par l’intermédiaire des démons que les dieux s’entretiennent avec lui, pendant la veille ou durant le sommeil. » D’autres passages, épars dans ses livres, expliquent ce que, avec un peu de mysticisme et beaucoup de prudence, il enveloppait de voiles théologiques. « Il faut, disait-il, écouter la droite raison qui est la voix de Dieu nous parlant intérieurement. »

La foule matérialisait davantage la croyance aux démons, qui a toujours fait partie, avec plus ou moins d’intensité, de la vie morale des Hellènes. Aussi n’y avait-il rien dont on pût s’étonner à Athènes dans la prétention que Socrate avouait tout haut qu’il était en communication avec un démon. L’accusation qu’il s’attribuait un génie familier sera le prétexte jeté aux dévots et à la foule populaire ; mais en se combinant avec une autre, celle de ne pas reconnaître les dieux de la cité, elle deviendra très dangereuse. Athènes, ainsi que toute ville grecque, avait une religion d’état, de sorte que le crime d’impiété était un crime politique, et l’on a vu quelles peines il entraînait. Dans sa conduite de tous les jours, Socrate se gardait d’offenser le culte national. Il sacrifiait aux autels publics et dans sa maison ; il faisait aux oracles une part considérable pour les règles de la vie ; il croyait même quelque peu aux présages, sans penser que l’instinct de bêtes privées de raison fût une plus sûre garantie de la vérité que les discours inspirés par la muse philosophique. A ceux qui l’interrogeaient sur la manière d’honorer les dieux, il répondait : « Suivez les coutumes de votre pays[9] ; » et lui qui provoquait la discussion sur toute chose, il la fuyait sur ces questions. Un jour qu’on lui demanda ce qu’il pensait de la légende de Borée et d’Orithye, il répondit qu’il n’avait pas le temps de mettre d’accord et d’interpréter toutes ces histoires, sa principale affaire étant de s’étudier lui-même. « Je ne serais pas, dit-il, embarrassé de soutenir, en subtilisant, que le vent du nord a jeté Orithye sur les rochers voisins, pendant qu’elle jouait avec Pharmacée, ou qu’elle tomba du haut de l’Aréopage. Ces explications sont fort ingénieuses, mais elles demandent un habile homme, qui se donne beaucoup de peine, sans être après cela très avancé. Ne faudra-t-il pas ensuite expliquer les Hippocentaures, la Chimère, et je vois arriver à la suite les Pégases, les Gorgones et une foule de monstres bizarres ou effrayans. Je n’ai pas tant de loisir. J’en suis encore à me connaître moi-même, comme Apollon le conseille, et je trouve ridicule, dans cette ignorance de soi, de chercher à connaître ce qui est étranger. Je renonce donc à l’étude de toutes ces histoires, et je m’observe moi-même pour démêler si je suis un monstre plus compliqué que Typhon, ou un être plus doux et plus simple dont la nature « quelque chose de divin. » C’était la rupture avec l’ancienne Hellade qui, durant des siècles, avait bercé son imagination de poétiques légendes ; c’était, en même temps, l’avènement d’un esprit nouveau. Le Grec avait jusque-là regardé dans l’univers ; il va désormais regarder dans l’homme, et commencer une des grandes évolutions de l’humanité.

Cette abstention de polémique religieuse n’empêchait pourtant pas Socrate de suivre Anaxagore et de le dépasser. L’Orient et la Grèce n’avaient, sous mille formes, adoré que la nature. Le philosophe de Clazomène avait bien en la gloire de distinguer l’intelligence du monde physique, mais son cosmos n’était encore que de la matière subtilisée ; Socrate mit la philosophie sur la voie où elle devait trouver le dieu moral qui a été celui de l’Occident et de la civilisation, l’Être suprême, ordonnateur et conservateur de l’univers, n’agissant plus dans les affaires humaines, comme le fils de Saturne, selon le caprice de passions toutes terrestres. « Tant que votre esprit, disait-il un jour, est uni à votre corps, il le gouverne à son gré ; il faut donc aussi croire que la sagesse, qui vit dans tout ce qui existe, gouverne ce grand tout comme il lui plaît. Quoi ! votre vue peut s’étendre jusqu’à plusieurs stades, et l’œil de Dieu ne pourra tout embrasser ! Votre esprit peut en même temps s’occuper des événemens d’Athènes, de l’Egypte et de la Sicile, et l’esprit de Dieu ne pourra songer à tout en même temps ! .. Reconnaissez que telle est la grandeur de la divinité qu’elle voit tout d’un seul regard, qu’elle entend tout, est partout, qu’elle porte en même temps ses soins sur toutes les parties de l’univers. »

Malgré l’élévation de pensée que montre ce passage, il ne faudrait pas croire que Socrate ait eu une idée nette du dieu unique et personnel, ni même de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme. Le grand dialecticien n’arrivait pas à un dogmatisme aussi précis ; et l’Apologie, le Phédon, qui révèlent ses espérances, montrent aussi ses incertitudes. Ce grand sage n’en sait pas plus que nous sur la mort. Dans le Phédon, par exemple, à côté d’affirmations qui semblent très décisives, on fit des phrases comme celles-ci, que Socrate prononça le jour de sa mort : « J’ai l’espoir de me réunir bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir l’affirmer entièrement ; mais pour y trouver des dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont on puisse être sûr. — Affranchis de la folie du corps, nous converserons, je l’espère, avec des hommes libres comme nous, et nous connaîtrons par nous-mêmes l’essence des choses ; la vérité n’est que cela peut-être. — Est-il certain que l’âme soit immortelle ? Il me paraît qu’on peut l’assurer convenablement, et que la chose vaut la peine qu’on hasarde d’y croire. C’est un hasard qu’il est beau de courir. C’est une espérance dont il faut s’enchanter soi-même. » Ces incertitudes de Socrate touchant la vie future étaient en contradiction formelle avec la croyance populaire, et ces paroles prudentes s’accordaient avec sa philosophie de l’intérêt. Il espérait sans donner la démonstration de ses espérances : sage distinction entre la loi et la raison. Mais, en voyant tous ces doutes, on comprend que le grand adversaire des sophistes ait comme eux préparé les voies au scepticisme. Il avait beau, en effet, lorsqu’il parlait de la souveraine puissance, dire tantôt Dieu, les dieux, la divinité, même admettre sincèrement des dieux inférieurs, des génies, l’instinct populaire ne s’y trompait pas : dans un pareil système, il n’y avait point de place pour la théologie vulgaire, pour ces faiblesses, ces combats et ces vices des maîtres de l’Olympe, qui légitimaient les faiblesses et les vices de leurs adorateurs.

Que pensait-on aussi de ces paroles : « Ce qu’on entend habituellement par la sainteté n’est qu’un trafic entre l’homme et Dieu, et Dieu seul n’y gagne rien. Dis-moi, Eutyphron, de quelle utilité sont aux dieux nos offrandes et nos prières ? Les bienfaits que nous recevons d’eux sont manifestes ; tous nos biens viennent de leur libéralité. Mais à quoi peut leur servir ce que nous leur offrons. » Et encore : « Comment les dieux auraient-ils plus d’égard à nos offrandes qu’à notre âme ? S’il en était ainsi, les plus coupables pourraient se les rendre propices. Mais non, il n’y a de vraiment justes que ceux qui, en paroles et en actions, s’acquittent de ce qu’ils doivent aux dieux et aux hommes. » C’était la négation du culte national. On avait donc raison de l’accuser d’attaques contre le polythéisme ; mais était-ce là un crime ? Pour nous, assurément non ; pour ses contemporains, oui ; car ne pas avoir la foi de tout le monde équivaut toujours, pour les croyans, à n’en avoir aucune.

Il y avait un autre chef d’accusation, qui fut le plus puissant sur l’esprit des juges : Socrate, comme tous les philosophes de ce temps, n’aimait point la démocratie. On imputait à ses leçons l’immoralité et les crimes de quelques-uns de ses disciples, de ce Critias, le plus cruel des trente tyrans, qui soutenait que la religion était une invention des législateurs pour la police des cités ; de Charmide, un de ses collègues dans le sinistre comité ; de Théramène, un autre des Trente ; d’Alcibiade, qui fut deux fois traître à sa patrie. On lui reprochait d’avoir dit souvent « que c’était folie qu’une fève décidât du choix des chefs de la république, tandis qu’on ne tirait au sort ni un pilote ni un architecte. » — « Les rois et les chefs, disait-il encore, ne sont pas ceux qui portent le sceptre, que le sort ou l’élection de la multitude, que la violence ou la fraude ont favorisés, mais ceux qui sont habiles aux choses du gouvernement. « Il répétait ou on lui prête une autre parole, belle aussi au sens philosophique, mais qui blessait dans une ville où le patriotisme était surexcité par une lutte atroce : « Je ne suis pas d’Athènes, je suis du monde ; » et il enseignait à ses disciples que la grande affaire, pour chacun, était le perfectionnement moral de l’individu, non la préoccupation des intérêts publics. Les ports, les arsenaux, les fortifications, les tributs, lui fait dire Platon dans le Gorgias, tout cela n’est que frivolités. » Ce délaissement de l’activité sociale était l’abandon des idées qui, durant des siècles, avaient fait la vie de la cité, et qu’on retrouve dans les viriles paroles de celui qui fut le dernier Athénien. Pour Démosthène, « déserter le poste marqué par les aïeux est un crime qui mérite la note d’infamie. »

Quoique Socrate eût, en deux circonstances, désobéi aux Trente, il avait probablement été mis au nombre des Trois mille : autre grief aux yeux de ceux qui avaient renversé la tyrannie. On se souvenait de l’affaire des Hermès, où les sacrilèges envers les dieux avaient paru des conspirateurs contre la démocratie, et, parmi les modernes, ses plus zélés défenseurs reconnaissent qu’il y avait dans ses paroles trop peu de ménagement et de respect pour les lois de l’état.

Le tanneur Anytos, homme influent par sa fortune, zélé partisan de la démocratie, et persécuté naguère par les Trente, fut l’accusateur principal. Socrate l’avait blessé en détournant son fils de continuer l’industrie paternelle. Un mauvais poète, Mélétos, et le rhéteur Lycon aidèrent Anytos à soutenir l’affaire. Le tribunal fut celui des héliastes ; cinq cent cinquante-neuf membres étaient présens. Lysias, le plus grand orateur du temps, offrit à Socrate un plaidoyer ; il n’en voulut pas, et se défendit lui-même, avec la hauteur d’un homme qui n’avait nulle envie de marchander sa vie, ni de disputer aux accusateurs et aux infirmités ses soixante-dix ans. A l’accusation de ne pas croire aux dieux que révère la république, et d’introduire des divinités nouvelles, le sage répondit qu’il n’avait jamais cessé de révérer les dieux de la patrie, et de leur offrir des sacrifices dans sa maison et sur les autels publics ; qu’on l’avait entendu maintes fois conseiller à ses amis d’aller consulter les oracles ou d’interroger les augures. Mais quand il parla de son génie, il s’éleva dans l’assemblée des murmures tumultueux. On admettait bien la vague intervention des génies dans les affaires de ce monde : c’était la tradition. Mais on se révoltait à la pensée qu’un homme eût à son service un démon familier qui le guidât dans les actes de sa vie. Cette prétention d’être en communication permanente avec les dieux parut une impiété sacrilège, et, pour une démocratie échappée d’hier à l’oligarchie, la réclamation d’un privilège si contraire à l’égalité semblait ne pouvoir venir que d’un ami de ces grands qu’on venait de précipiter. Cinquante-quatre ans après la mort de Socrate, Eschine attribuait sa condamnation à ses opinions politiques.

Après avoir confessé avec complaisance la divinité qu’il se donnait pour guide, Socrate ajouta : « Je vais vous déplaire bien davantage, en vous rappelant que la Pythie m’a proclamé le plus juste et le plus sage des hommes. » Et, comme pour augmenter à plaisir l’irritation, en faisant l’éloge d’un Spartiate, il ajouta qu’Apollon avait placé Lycurgue bien plus haut encore. Quant au second chef, ses mœurs répondaient d’avance, et il somma les pères de ceux qu’il avait, disait-on, corrompus, de venir déposer contre lui. Il passa légèrement sur tout ce qui regardait la politique, et termina par le serment de désobéir, si on le renvoyait absous, à la condition de répudier la mission qu’il avait reçue au grand profit d’Athènes : celle de chercher pour lui-même et pour les autres la sagesse. « Il faut, dit-il, obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ; » parole bien grave, qui autorise toutes les révoltes et rompt le lien social, lequel est fait de l’obéissance aux lois de la communauté. Qui, en effet, après ce grand exemple, ne serait pas tenté de se mettre au-dessus de tout droit, en vertu de révélations intérieures ? Évidemment, Socrate trouvait, comme le dit Xénophon, qu’en finissant ainsi, il mourait à propos. Deux cent quatre-vingt-une voix contre deux cent soixante-dix-huit le déclarèrent coupable ; que deux voix se fussent déplacées, et il était acquitté. Mais il n’avait pas convenu à celui qui avait élevé si haut la dignité morale de l’homme de s’abaisser aux moyens employés par les accusés ordinaires pour gagner leurs juges. Il voulait que sa mort fût la sanction de sa vie ; et, dans sa défense, c’était moins à ses juges qu’à la postérité qu’il avait parlé.

Il restait à statuer sur la peine ; Mélétos proposa la mort. Socrate dit : « Athéniens, pour m’être consacré tout entier au service de ma patrie, en travaillant sans relâche à rendre mes concitoyens vertueux, pour avoir négligé, dans cette vue, affaires domestiques, emplois, dignités, je me condamne à être nourri le reste de mes jours dans le Prytanée, aux dépens de la république. » Quatre-vingts juges, que tant de fierté blessa, se réunirent aux deux cent quatre-vingt-un et votèrent la mort.

Ses dernières paroles aux juges, d’après l’Apologie de Platon, montrent une sérénité que Caton d’Utique, avant de se tuer, cherchera pour lui-même dans le Phédon : « De deux choses l’une, dit-il, ou la mort est l’entier anéantissement, ou c’est le passage de l’âme dans un autre lieu. Si tout se détruit, la mort sera une nuit sans rêve et sans conscience de nous-mêmes ; nuit éternelle et heureuse. Si elle est un changement de séjour, quel bonheur d’y rencontrer ceux qu’on a connus et de s’entretenir avec les sages ! Mais il est temps de nous quitter, moi pour mourir, vous pour vivre. A qui de nous est réservé le meilleur sort ? C’est un secret pour tous, excepté pour le dieu. »

Il demeura trente jours en prison, sous la garde des Onze, en attendant le retour de la théorie envoyée à Délos ; car, pendant la durée de ce pèlerinage, les lois défendaient de faire mourir personne. Il passa ce temps à mettre en vers des fables d’Ésope, et surtout à s’entretenir avec ses amis des plus hautes pensées philosophiques, de l’immortalité de l’âme, de la vie future, meilleure que celle-ci. La veille du jour où le vaisseau sacré revint à Athènes, Criton, l’un de ses disciples, lui offrit les moyens de s’enfuir en Thessalie. Il les refusa, évoquant devant lui les lois de la patrie, et l’obligation morale, imposée à tout citoyen légalement condamné, de se soumettre au châtiment prononcé par les juges. Enfin, le dernier jour arriva. Socrate le consacra tout entier à l’entretien que Platon nous a conservé dans le Phédon. Au coucher du soleil, on lui apporta la ciguë ; il la but, ferme et serein, au milieu de ses amis éplorés ; le geôlier lui-même versait des larmes. Quand le froid de la mort eut envahi les jambes et commença à gagner les parties supérieures du corps, Socrate dit, avec ce demi-sourire qui trahit le scepticisme sans montrer le dédain : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; n’oublie pas d’acquitter cette dette. » Il voulait dire que cette mort le délivrait des maux de la vie et qu’il en fallait remercier le dieu guérisseur. Quelques instans après, un léger mouvement du corps annonça que l’âme venait de le quitter (mai ou juin 399).

Les disciples de Socrate, effrayés du coup dont l’intolérance religieuse venait de frapper leur maître, s’enfuirent à Mégare et en d’autres villes. Ils y portaient ses doctrines, qui rayonnèrent sur toutes les contrées où la race grecque habitait, et qui remuèrent, au témoignage d’un d’entre eux, jusqu’à la lourde intelligence des Béotiens. Variées, comme l’homme lui-même, dont l’étude est leur commun point de départ, ces doctrines donnèrent naissance à de nombreux systèmes. Toutes les écoles, tout le mouvement philosophique du monde, viennent de Socrate ; c’est le condamné du tanneur Anytos qui a fondé le second empire d’Athènes : celui de la pensée.


VICTOR DURUY.

  1. Ainsi, au témoignage d’Isocrate (Contre Callimaque) furent volés au Parthénon le Gorgoneion et plusieurs bas-reliefs du casque, du bouclier et de la chaussure de Minerve. Démosthène, Contre Timocratès, 121, rappelle le vol des ailes d’or de la Victoire, et Pausanias, I, XXV, 7, et XIIX, 16, parle du grand vol de Lacharès, qui, au temps de Démétrius, fils d’Antigone, prit les boucliers d’or de l’architrave et tout l’or qui pouvait encore être enleva de la statue de Minerve. On sait ce qui est raconté, à tort ou à raison, de Denys l’ancien, pillant le temple de Proserpine et volant à Esculape sa barbe d’or, à Jupiter son manteau d’or, trop chaud pour l’été, trop froid pour l’hiver. »
  2. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1886, l’étude sur Euripide.
  3. Voir dans les Oiseaux, vers 467 et saiv., la parodie de la théogonie orphique.
  4. Xénophon, Mémoires, III, 11. Socrate parle souvent de l’amitié et d’Éros, mais « le véritable amour, déclare-t-il, est celui où l’on cherche d’une manière désintéressée le plus grand bien de la personne aimée, et non celui où un égoïsme sans scrupules poursuit des ans et emploie des moyens qui inspirent aux deux amis du mépris l’un pour l’autre. » E. Zeller, la Philosophie des Grecs, II, p. 153.
  5. Exagération légendaire qui sert à marquer que souvent il restait plongé dans ses réflexions jusqu’à en oublier le monde extérieur.
  6. Il est possible que Xanthippe ait été calomniée. — Socrate s’était marié non par amour, mais pour accomplir le devoir social imposé à tout citoyen d’Athènes, celui d’avoir des enfans légitimes. Sa femme, chargée des soins du ménage, désirait, comme toutes les mères de famille, voir l’aisance entrer dans la maison, au moins pour ses enfans, et Socrate voulut toujours rester pauvre. Cette misère volontaire, cette vie en apparence inoccupée, n’étaient pas pour adoucir un caractère naturellement difficile. Socrate a été un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité, mais il n’a certainement pas été un bon mari, au sens que nous donnons à ce mot, ni même à certains égards comme on le comprenait à Athènes, où la loi et la coutume imposaient à tout citoyen l’obligation de travailler. Lui-même reconnaissait la justice de cette loi, puisqu’il recommande le travail manuel, mais il n’y obéit pas. Il est d’autres reproches qu’on pourrait lui adresser, et qui montreraient combien il était un étranger dans Athènes, un nouveau-venu dans le monde grec ; j’aime mieux laisser ce soin à Zeller, t. III, p. 75-76.
  7. La doctrine socratique aboutissait à cette proposition : la vertu c’est la science ; doctrine au fond très aristocratique, puisque la science n’est le partage que du petit nombre, et, par conséquent, en formelle opposition avec les principes de la constitution athénienne. Si jamais Socrate ne viola ni ne conseilla de violer la loi, il en attaqua sans cesse l’esprit. Même on a cru pouvoir dire qu’il s’irritait de l’égalité entre les citoyens, de la douceur des rapports entre le père et le fils, le mari et la femme, les Athéniens et les étrangers, les maîtres et les esclaves, toutes choses qui ont valu notre sympathie à la législation de Solon, et à Athènes le caractère particulier de son histoire.
  8. Ce mouvement avait commencé depuis deux ou trois générations. Hécatée de Milet trouvait (vers 500) beaucoup de fables ridicules dans la légende et en interprétait d’autres à un point de vue rationaliste. Cerbère devenait un serpent qui habitait une caverne du cap Ténare ; Géryon, un roi d’Épire, riche en troupeaux. Thucydide ne croit pas à la race des héros distincte de celle des hommes qu’Hérodote admettait encore, et s’efforce de ramener les faits de l’âge mythique à la réalité historique, en les dépouillant de tout merveilleux.
  9. Xénophon, Banquet, IV, 3, Platon aussi répète fréquemment, dans la République et dans les Lois, qu’il faut laisser aux dieux le soin de régler par leurs oracles tout ce qui concerne le culte. Dans l’Epinomis ce grand révolutionnaire écrit encore que le législateur ne doit pas changer les sacrifices établis par la tradition, attendu qu’il ne sait rien de ces choses, aucun mortel n’étant capable de les connaître. « C’est Apollon, dit-il ailleurs, qui a établi le culte rendu aux dieux, aux démons et aux héros. Assis sur l’Omphalos, au centre de la terre, il est, pour les hommes, l’interprète de toutes ces questions, a Ce qui ne l’empêchait pas d’écrire au IVe livre des Lois : « Les cérémonies religieuses n’ont de vertu qu’autant que le participant a la conscience pure.