Lucrezia Floriani/Chapitre 23

Lucrezia Floriani
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Salvator fut étonné de la violence du sentiment qui dominait encore Karol. Il était loin de prévoir que cette violence, au lieu de diminuer, irait toujours en grandissant avec la souffrance ; Salvator cherchait le bonheur dans l’amour, et quand il ne l’y trouvait plus, son amour s’en allait tout doucement. En cela il était comme tout le monde. Mais Karol aimait pour aimer : aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il entrait dans une nouvelle phase, dans celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l’ivresse. Mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C’eût été celle de l’agonie physique, car son amour était devenu sa vie, et, délicieuse ou amère, il ne dépendait pas de lui de s’y soustraire un seul instant.

Salvator, qui connaissait si bien son caractère, mais qui n’en comprenait pas le fond, se persuada que la réalisation de sa prophétie ne serait qu’une affaire de temps.

— Mon ami, lui dit-il, tu ne me comprends pas, ou plutôt tu penses à autre chose qu’à ce dont nous parlons. À Dieu ne plaise que je veuille t’arracher aux premiers moments d’une ivresse qui n’est point à la veille de s’épuiser ! Mon avis, au contraire, c’est que tu ne te défendes pas d’être heureux, et que tu te laisses aller entièrement, pour la première fois, au doux caprice de la destinée. Mais ce que j’ai à te dire, ensuite, c’est qu’il ne faut pas s’obstiner à violer le bonheur quand il se retire. Un jour viendra, tôt ou tard, où quelque défaillance de lumière se fera remarquer dans l’astre qui te verse aujourd’hui ses feux. C’est alors qu’il ne faudra pas attendre le dégoût et l’ennui pour quitter ton amie. Il faudra fuir résolument…… pour revenir, entends-moi bien, quand tu sentiras de nouveau le besoin de rallumer le flambeau de ta vie à la sienne. J’admets, tu le vois, que ta constance doive être éternelle. Raison de plus pour rendre léger le joug qui vous lie, en évitant l’accablement d’un tête-à-tête perpétuel et absolu. Tout ce qui te choque déjà ici disparaîtra à distance, et quand tu reviendras l’affronter, tu verras que les montagnes sont des grains de sable. Tous les dangers réels d’une situation dont tu viens de te rendre compte, s’évanouiront quand tu ne seras plus l’hôte unique et exclusif de la famille. Les enfants n’auront pas de reproche à te faire, car si l’entourage soupçonne une préférence de leur mère pour toi, il ne pourra la constater. Vous n’aurez plus l’air de braver l’opinion, mais d’entretenir une noble et durable amitié par de fréquentes relations. Tu pourrais n’être que l’ami et le frère de la Floriani, comme moi, par exemple, qu’il serait encore coupable et dangereux de fixer sans retour ta vie auprès d’elle. À plus juste raison, étant réellement son amant, dois-tu à sa dignité et à la tienne de voiler un peu cette passion aux yeux d’autrui. Tu trouves peut-être que je prends grand soin de la réputation d’une femme qui n’en a pris aucun jusqu’à présent. Mais ce n’est pas toi qui douterais de la sincérité avec laquelle elle avait résolu de se réhabiliter d’avance pour l’honneur futur de ses filles, en quittant le monde et en rompant tous les liens antérieurs. Ce n’est pas toi qui voudrais lui faire perdre le prix du sacrifice qu’elle venait de consommer, des bonnes résolutions dont elle se trouvait déjà si heureuse, et l’empêcher d’être, avant tout, une vertueuse mère de famille, comme elle s’en piquait très-sérieusement, le jour où nous avons frappé à sa porte. Cette porte était fermée, souviens-toi ! j’aurais éternellement sur la conscience d’avoir forcé la consigne et de t’avoir presque jeté ensuite dans les bras de cette pauvre femme confiante et généreuse, si, un jour, elle venait à maudire l’heure fatale où j’ai détruit son repos et fait échouer ses rêves de calme et de sagesse !

— Tu as raison ! s’écria le prince en se jetant dans les bras de son ami, et voilà le langage qu’il aurait fallu me parler tout d’abord. De toutes les choses réelles, il n’en est qu’une seule que je puisse comprendre, c’est le respect que je dois à l’objet de mon amour, c’est le soin que je dois prendre de son honneur, de son repos, de son bonheur domestique. Ah ! si, pour lui prouver mon dévouement aveugle et mon idolâtrie, il faut que je la quitte dès à présent, me voilà prêt. Sans doute, c’est elle qui t’a chargé de me suggérer ces réflexions que tu viens de me faire faire. Voyant que je ne songeais à rien, que je m’endormais dans les délices, elle s’est dit qu’il fallait me réveiller. Elle a bien fait. Va lui demander pardon pour mon imprévoyant égoïsme ; qu’elle fixe elle-même la durée de mon absence, le jour de mon départ… et ne lui laisse pas oublier de fixer aussi celui de mon retour.

— Cher enfant, reprit Salvator en souriant, ce serait faire injure à la Floriani que de la croire plus raisonnable et plus prudente que toi. C’est de moi-même et à son insu que je t’ai parlé comme je viens de le faire, au risque de te briser le cœur. Si j’en avais demandé la permission à Lucrezia, elle me l’aurait refusée, car une amante, comme elle, a toutes les faiblesses d’une mère, et, quand nous parlerons de départ, bien loin qu’elle nous approuve, nous aurons une lutte à soutenir. Mais nous lui parlerons de ses enfants, et elle cédera à son tour. Elle comprendra qu’un amant ne doit pas se conduire comme un mari, et s’installer chez elle comme le gardien d’une forteresse !

— Un mari ! dit Karol en se rasseyant et en regardant fixement Salvator…… Si elle se mariait !

— Oh ! pour cela, sois tranquille, il n’y a pas de danger qu’elle te fasse ce genre d’infidélité, répondit Salvator, étonné de l’effet que ce mot prononcé au hasard, avait produit sur le prince.

— Tu as dit un mari ! reprit Karol, s’acharnant à cette pensée soudaine : un mari serait la réhabilitation de sa vie entière. Au lieu d’être l’ennemi et le fléau de ses enfants, s’il était riche et digne, il deviendrait leur appui naturel, leur meilleur ami, leur père adoptif. Il accepterait là un noble devoir ; et comme il en serait récompensé ! Il ne la quitterait jamais, cette femme adorée ; il serait un rempart entre elle et le monde, il repousserait la calomnie comme la diffamation, il pourrait veiller sur son trésor, et ne pas distraire un seul jour de son bonheur pour de cruelles et importunes convenances de position. Être son mari ! oui, tu as raison ! Sans toi, je n’y aurais jamais songé. Vois si je ne suis pas frappé d’une sorte d’idiotisme en tout ce qui tient à la conduite de la vie sociale ! Mais j’ouvre les yeux : l’amour et l’amitié m’auront rendu le service de faire de moi un homme, au lieu d’un enfant et d’un fou que j’étais. Oui, oui, Salvator, être son mari, voilà la solution du problème ! Avec ce titre sacré, je ne la quitterai plus, et je la servirai au lieu de lui nuire.

— Eh bien, voilà une heureuse idée ! s’écria Salvator ; j’en suis étourdi, je tombe des nues ! Songes-tu à ce que tu dis, Karol ? toi, épouser la Floriani !

— Ce doute m’offense, fais-moi grâce de tes étonnements. J’y suis résolu, viens avec moi plaider ma cause et obtenir son consentement.

— Jamais ! répondit Salvator ; à moins que, dans dix ans d’ici, jour pour jour, tu ne viennes me faire la même demande. Ô Karol ! je ne te connaissais pas encore, malgré tant de jours passés dans ton intimité ! Toi, qui te défendais de vivre, par excès d’austérité, de méfiance et de fierté, voilà que tu te jettes dans un excès contraire, et que tu prends la vie corps à corps comme un forcené ! Moi, qui ai subi tant de sermons et de remontrances de ta part, voilà qu’il me faut jouer le rôle de mentor pour te préserver de toi-même !

Salvator énuméra alors à son ami toutes les impossibilités d’une semblable union. Il lui parla fortement et naïvement. Il confessa que la Floriani était digne, par elle-même, de tant d’amour et de dévouement, et que, quant à lui, s’il avait dix ans de plus, et qu’il pût se résoudre à l’enchaînement du mariage, il la préférerait à toutes les duchesses de la terre. Mais il démontra au jeune prince que cet accord des goûts, des opinions, des caractères et des tendances, qui sont le fond du calme conjugal, ne pouvait jamais s’établir entre un homme de son âge, de son rang et de sa nature, et la fille d’un paysan, devenue comédienne, plus âgée que lui de six ans, mère de famille, démocrate dans ses instincts et ses souvenirs, etc., etc. Il n’est pas même nécessaire de rappeler au lecteur tout ce que Salvator lui dut dire sur ce sujet. Mais l’influence qu’il avait prise sur son ami durant la première partie de cet entretien, échoua complétement devant son obstination. Karol avait compris de la vie tout ce qu’il en pouvait comprendre, le dévouement absolu. Tout ce qui était d’intérêt personnel et de prudence bien entendue pour sa propre existence, était lettre close pour lui.

Pardonne-lui, lecteur, ses puérilités, ses jalousies et ses caprices. Ceci n’en était plus un de sa part, et c’est dans de telles occasions que la grandeur et la force de son âme rachetaient le détail. Plus Salvator lui démontrait les inconvénients de son projet, plus il le lui faisait aimer. S’il eût pu assimiler ce mariage à un martyre incessant, où Karol devait subir tous les genres de torture au profit de la Floriani et de ses enfants, Karol l’eût remercié de lui faire le tableau d’une vie si conforme à son ambition et à son besoin de sacrifice. Il l’eût accompli avec transport, ce sacrifice. Il eût pu encore faire un crime à Lucrezia de prononcer devant lui un nom qui sonnait mal à son oreille, de laisser Salvator lui embrasser les genoux, de menacer son enfant du fouet, ou de trop caresser son chien, mais il n’eût jamais songé à lui reprocher d’avoir accepté l’immolation de toute sa vie.

Heureusement… ai-je raison de dire heureusement ?… n’importe ! la Floriani, en recevant cette offre inattendue, fit triompher par son refus tous les arguments du comte Albani. Elle fut attendrie jusqu’aux larmes de l’amour du prince, mais elle n’en fut pas étonnée, et Karol lui sut gré d’y avoir compté. Quant à son consentement, elle lui répondit que, quand même il irait de la vie de ses enfants, elle ne le donnerait point.

Telle fut la conclusion d’un combat de délicatesse et de générosité qui dura plus de huit jours à la villa Floriani. L’idée de ce mariage blessait l’invincible fierté de Lucrezia ; peut-être, dans l’intérêt même de ses enfants, avait-elle tort. Mais cette résistance était conforme au genre d’orgueil qui l’avait faite si grande, si bonne et si malheureuse. Une seule fois, dans sa vie, à quinze ans, elle avait jugé tout naturel d’accepter l’offre naïve d’un mariage disproportionné en apparence. Ranieri n’était pourtant ni noble, ni très-riche, et la fille de Menapace, dans ce temps-là, apportait en dot son innocence et sa beauté dans toute leur splendeur. Mais il n’avait pu lui tenir parole, et la Floriani elle-même l’en avait vite dégagé, en prenant une idée juste de la société, et, en voyant combien son amant eût été condamné à souffrir pour elle de la malédiction d’un père et des persécutions d’une famille. Depuis, elle avait fait le serment, non de renoncer au mariage, mais de ne jamais épouser qu’un homme de sa condition et pour qui cette union serait un honneur et non une honte.

Elle sentait cela si profondément, que rien ne put l’ébranler, et que la persistance du prince l’affligea beaucoup. Ce que toute autre femme, à sa place, eût pris pour un hommage enivrant, lui semblait presque une prétention humiliante, et, si elle n’eût connu l’ignorance de Karol sur tous les calculs vrais de l’existence sociale, elle lui eût su mauvais gré d’espérer la fléchir.

Depuis qu’elle était mère de quatre enfants, et qu’elle avait expérimenté les accès de jalousie rétroactive que la vue de cette famille causait à ses amants, elle avait résolu de ne jamais se marier. Elle ne craignait encore rien de semblable de la part de Karol, elle ne prévoyait pas si tôt qu’il subirait, à cet égard, les mêmes tortures que les autres ; mais elle se disait qu’elle serait forcée de faire à la position et aux intérêts d’un époux quelconque des sacrifices qui retomberaient sur son intimité avec ses enfants ; que cet époux aurait infailliblement à rougir devant le monde de les produire et de les patronner ; qu’enfin Karol perdrait sa considération et son titre d’homme sérieux, dans l’opinion cruelle et froide des hommes, en acceptant toutes les conséquences de son dévouement romanesque.

Elle n’eut donc aucun besoin de s’appuyer sur le sentiment du comte Albani, pour rester inébranlable. Karol eut une patience enchanteresse, tant qu’il espéra la persuader. Mais la Floriani, voyant qu’en invoquant toujours la considération du prince et les sentiments de sa noble famille, elle risquait d’agir, en apparence, comme ces femmes qui opposent une résistance hypocrite pour mieux enlacer leur proie, elle coupa court à ces instances par un refus net et un peu brusque. Elle avait aussi une peur affreuse de se laisser attendrir ; car, en n’écoutant que son dévouement maternel du moment, elle eût cédé à ses prières et à ses larmes. Elle fut donc forcée de feindre un peu et de proclamer une sorte de haine systématique pour le mariage, quoiqu’elle n’eût jamais songé à faire le procès de l’hyménée en général.

Lorsque le prince se fut en vain convaincu de l’inutilité de ses instances, il tomba dans une affliction profonde. Aux larmes tendrement essuyées par la Floriani, succéda un besoin de rêver, d’être seul, de se perdre en conjectures sur cette vie réelle dans laquelle il avait voulu entrer, et où il ne pouvait réussir à voir clair. Alors revinrent les fantômes de l’imagination, les soupçons d’un esprit qui ne pouvait apprécier aucun fait matériel à sa juste valeur, la jalousie, tourment inévitable d’un amour dominateur trompé dans ses espérances de possession absolue.

Il s’imagina que Salvator avait concerté avec Lucrezia tout ce qu’il lui avait dit d’inspiration, et tout ce qui s’était passé naturellement et spontanément entre eux dans ces longs entretiens où son âme s’était épuisée. Il crut que Salvator n’avait pas renoncé à être à son tour l’amant de Lucrezia, et que, le traitant comme un enfant gâté, il lui avait permis de passer avant lui, pour réclamer ses droits en secret aussitôt qu’il le verrait rassasié. C’était, pour cela, pensait-il, qu’il l’avait tant exhorté à s’éloigner de temps en temps, afin de ne pas laisser devenir trop sérieux l’amour de Lucrezia, et de pouvoir se faire écouter d’elle dans quelque intervalle.

Ou bien, supposition plus gratuite et plus folle encore ! Karol se disait que Salvator avait eu avant lui la pensée d’épouser Lucrezia, et que, d’un commun accord, elle et lui, liés d’une amitié conforme à leur caractère, s’étaient promis de s’unir quelque jour, quand ils auraient joui encore un certain temps de leur mutuelle liberté. Karol reconnaissait bien que l’amour de Lucrezia pour lui avait été naïf et spontané, mais il redoutait de le voir cesser aussi vite qu’il s’était allumé, et, comme tous les hommes, en pareil cas, il s’alarmait de cet entraînement qu’il avait tant admiré et tant béni.

Et puis, quand la conscience intime de ce malheureux amant justifiait sa maîtresse auprès des chimères de son cerveau malade, il se disait que la Floriani avait en lui, pour la première fois de sa vie, un amant digne d’elle, et qu’elle s’y attacherait naturellement pour toujours, si des artifices étrangers et des suggestions funestes ne venaient pas l’en détourner. Alors il songeait au comte Albani, et il l’accusait de vouloir séduire Lucrezia par les raisonnements d’une philosophie épicurienne et par la fascination impudique de ses désirs mal étouffés. Il incriminait le moindre mot, le moindre regard. Salvator était infâme, Lucrezia était faible et abandonnée.

Puis, il pleurait, quand ces deux amis, qui ne parlaient ensemble que de lui et ne vivaient que de sollicitude et de tendresse pour lui, venaient l’arracher à ses méditations solitaires et l’accabler de caresses franches et de doux reproches. Il pleurait dans les bras de Salvator, il pleurait aux pieds de Lucrezia. Il n’avouait pas sa folie, et, l’instant d’après, il en était plus que jamais possédé.