Lucrèce Borgia de Victor Hugo


LUCRÈCE BORGIA.

§ I. — L’HISTOIRE.


Si les réflexions qui vont suivre paraissent à M. Hugo, et à ses amis, sévères au-delà de toute prévision ; si mon opinion sur Lucrèce Borgia semble contredire le jugement que j’ai porté sur le drame représenté en novembre dernier, je les prie de croire qu’il n’a pas dépendu de moi d’apporter plus d’indulgence et de réserve dans l’expression de ma pensée. Je parlerai sincèrement, sans déguiser, sans atténuer mes répugnances. Mais comme je prendrai soin de les expliquer, et si je puis, de les démontrer, on verra facilement, je l’espère, qu’en publiant mon avis personnel, je n’entends protester ni contre le succès du 2 février, ni contre l’avenir dramatique du poète, absolument parlant.

De ses deux premiers poèmes destinés au théâtre j’ai conclu qu’il n’emprunterait jamais à l’histoire que le baptême de ses idées, et qu’il ne se ferait jamais scrupule d’assouplir la réalité traditionnelle au gré de sa fantaisie ; qu’il lui arriverait rarement de consentir à prendre, dans les récits du passé, l’horizon ou le cadre de ses tableaux. Nous venons d’assister à la quatrième épreuve, me suis-je trompé ? L’évènement est-il venu démentir mes prophéties ?

J’ai dit que, pour réussir sur la scène, M. Hugo devait briser violemment ses habitudes lyriques, et voici que Lucrèce Borgia vient d’obtenir un succès incontestable, d’admiration ou de stupeur, nous le verrons plus tard. Est-ce que le poète a brisé ses habitudes ? J’espère le prouver.

Si cette nouvelle tentative avait échoué comme la dernière, j’aurais peut-être hésité à remettre en question le système dramatique de M. Hugo. J’aurais laissé à l’histoire littéraire, impartiale, désintéressée, à celle qui se fera dans un demi-siècle, la tâche austère de qualifier sans passion la valeur et la durée du nouveau poème. Mais le poète a contre moi l’assentiment public : les avantages de sa position me permettent une entière franchise.

Je professe pour sa persévérance une haute admiration ; après l’étude, la volonté m’a toujours semblé le plus magnifique emploi de l’intelligence. Et pour ceux qui veulent y regarder de près, la vie littéraire, aussi bien que la vie politique, fournit à la volonté de solennelles et périlleuses occasions. N’est-ce rien que d’avoir lutté, de 1822 à 1827, contre l’indifférence et la raillerie des salons de la restauration ; d’avoir conquis, jour par jour, la désertion des enthousiasmes qui semblaient engagés irrévocablement aux strophes sonores et vides de Jean-Baptiste Rousseau et d’Écouchard Lebrun ? N’y a-t-il rien d’honorable et de glorieux dans cette lutte infatigable qui, après avoir assuré au poète le domaine de l’ode, recommence en 1828 pour lui ouvrir la carrière du roman et du théâtre ? Le drame de Cromwell, irréalisable sur la scène, n’a-t-il pas tout le charme d’un défi chevaleresque ? Ce qu’il y avait de hautain dans cette nouvelle bataille, ce n’était pas d’aborder le théâtre, c’était de vouloir introduire l’ode sur la scène. En 1831, le premier, l’unique roman de M. Hugo, Notre-Dame de Paris (car Han d’Islande et Bug Jargal ne sont guère que d’ingénieuses débauches, et le dernier jour d’un Condamné, œuvre puissante de psychologie poétique, ne doit pas être envisagé comme un récit), cette personnification architectonique du xve siècle, renouvelait, pour l’épopée familière et domestique, la seule peut-être que l’Europe puisse accepter et applaudir, la même audace et la même obstination.

Un homme de la famille d’Hérodote, de Plutarque et de Froissard, qui réunissait, par une bienheureuse destinée, la crédulité apparente des Muses, les souvenirs innombrables des Biographies, et la sympathie nationale des Chroniques ; un poète d’Édimbourg charmait l’Europe entière par la vivacité de ses descriptions locales, l’animation de ses caractères, l’entrelacement inextricable de ses épisodes ; et, sans descendre bien avant dans les passions humaines, il avait fait à l’histoire et aux paysages de son pays une renommée populaire. Mais il n’avait pas négligé la réalité humaine entre les élémens de la poésie. Il douait ses héros d’une double vérité, de la vérité éternelle, antérieure à toutes les histoires, contemporaine de tous les évènemens, et aussi d’une vérité déterminée, spéciale, qui relevait des temps et des lieux. — M. Hugo a pris le xve siècle de France, et avec quelques ligues de Mathieu, de Jean de Troyes, de Philippe de Comines et de Sauval, il a construit un édifice imposant, sonore, mais aussi lyrique, aussi personnel, aussi indépendant de l’histoire et de l’humanité que toutes ses odes. Phoebus, Claude Frollo, Quasimodo, Gringoire, la Esmeralda, et le vieux Louis xi, dans Notre-Dame, sont loin assurément d’égaler en vraisemblance, en vérité, en animation, Rebecca, Ulrique, Isaac, Henry Morton, Balfour de Burley, qui voudrait le nier ? Il y a entre les deux poètes la différence incommensurable de l’homme qui a vécu, et qui se souvient, à celui qui est demeuré solitairement dans sa pensée, et qui du faîte de sa conscience, comme du haut d’une tour dominant la plaine, a voulu deviner le paysage placé à l’horizon. Mais de sa conscience à la réalité de ce monde il y avait trop loin vraiment pour qu’il pût distinguer autre chose que les lignes flamboyantes du soleil couchant, la brume du crépuscule, ou tout au plus les bandes capricieuses qui découpent les collines comme la robe damassée d’une reine..

Et voici ce qui est arrivé : dans sa solitude volontaire et constante, il a pris en dégoût l’étude des faits qui ne l’atteignaient pas. Une fois venu au dédain de la réalité, il ne devait pas tarder à prendre en pitié les idées qui en dérivent. Et en effet il ne paraît pas faire grand cas des idées. Après l’élimination de ces deux ordres de pensées, les réelles et les vraies, il n’en restait plus qu’un, où il s’est réfugié à toujours, les belles, c’est-à-dire, dans le sens qu’il attache à cette qualité, les images, en tant qu’images, estimées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, pour l’éclat éblouissant de leurs couleurs, non pas comme symbole, comme pouvant traduire la vérité de Newton par la beauté d’Homère, mais comme ayant une valeur individuelle, indépendante de l’idée qu’elles devraient envelopper.

Telle est, à mes yeux du moins, la théorie générale du génie lyrique de M. Hugo, théorie qui explique avec une grande précision, pourquoi Notre-Dame, aussi bien qu’Hernani et Marion, aussi bien que les Orientales et les Feuilles d’automne, n’est qu’un recueil de strophes à qui la rime seule a manqué pour compléter l’identité extérieure.

Cette fois-ci encore, M. Hugo a pris dans l’histoire le baptême de son idée. Mais sa condescendance pour la réalité a-t-elle été au-delà du baptême ?

Qu’était-ce que la famille Borgia au quinzième siècle, et quel rôle a-t-elle joué dans l’histoire de l’Italie et de l’Europe ?

En posant cette question sous une forme générale et presque absolue, je sais très bien que j’expose ma pensée à deux chances de ridicule. Les savans m’accuseront d’ignorance, et demanderont à quoi sert de résumer en quelques lignes tous les évènemens dont l’Italie fut le théâtre pendant les dix dernières années du quinzième siècle ; les poètes traiteront cavalièrement de fatuité les divisions dramatiques que je tenterai d’établir dans l’histoire. – J’ai d’avance assuré ma raison contre ces deux dangers, et je déclare, en toute humilité, qu’en publiant ces réflexions, je ne prétends qu’au titre de critique, et nullement à celui d’historien ou d’inventeur. — J’étudie, je compare, je propose mes doutes ; qu’on les prenne pour ce qu’ils valent. Si j’étais capable d’affirmer, je prendrais un parti décisif, j’imaginerais. Puisque je m’en tiens à la délibération, c’est qu’apparemment je fais abnégation de toute vanité.

La fortune et le rôle de la famille Borgia, qui a laissé dans les annales italiennes un souvenir de sang et de honte, représente, dans le mouvement général des idées européennes, quelque chose d’analogue aux tentatives politiques du pouvoir anglais, espagnol et français vers la même époque. Alexandre vi, à peine assis sur le trône pontifical, conçut un projet pareil à celui de Louis xi, de Ferdinand v et de Henri viii ; il voulut élever sa puissance sur les ruines de l’aristocratie. Toutes les grandes et illustres familles qui faisaient obstacle à l’unité personnelle de ses ambitions, il en eut raison par le meurtre, l’empoisonnement, la prison, les alliances, les promesses, la perfidie. Roderigo Lenzuoli, l’amant de Rosa Venozza, chargé à son début, par Sixte iv, d’arranger les différends des rois de Portugal et d’Aragon au sujet de la Castille, celui qui, à son retour, épiait les derniers soupirs d’Innocent viii, et achetait les suffrages des cardinaux Sforza, Riario et Cibo, pouvait-il reculer devant les petits princes qui se partageaient alors l’Italie ? Les Bentivoglio, les Malatesta, les Manfreddi, les Colonna, les Montefeltri, les Orsini, les Vitelli, les Savelli, pouvaient-ils arrêter long-temps un homme, qui, lorsqu’il prit la tiare à soixante ans, savait son Europe comme Philidor son échiquier ?

Il n’eut jamais qu’un but, l’agrandissement illimité de sa maison ; et pour l’atteindre, il sut mettre à profit toutes les faiblesses de ses adversaires, qu’il prenait au besoin pour alliés, en attendant qu’il pût les combattre par une alliance plus puissante. Les projets romanesques de Charles viii sur le royaume de Naples et sur l’empire ottoman, les querelles de Bajazet et de son frère s’offrirent à lui comme une première et magnifique occasion. Il échangea l’alliance de Venise et de Milan contre celle d’Alphonse de Naples, et il obtint pour Guifry Borgia la principauté de Squillace, le comté de Cariati, et doña Sancia, fille de Ferdinand ; pour César Borgia, une riche dotation ; pour François Borgia, duc de Gandia, d’immenses revenus et le commandement des armées.

Les rapides victoires de Charles viii obscurcirent un instant sa fortune. Il signa des promesses qu’il comptait bien violer. Bientôt l’amour de Louis xii pour Anne de Bretagne valut à César Borgia le titre de duc de Valentinois, la fille d’Albret, roi de Navarre, et une pension sur le trésor royal de France.

Le partage du royaume de Naples, convenu entre Ferdinand-le-Catholique et Louis xii, reçut secrètement l’approbation d’Alexandre vi. Ludovic Sforza surprit et publia ce complot de spoliation. Tous les imprudens soupçonnés d’avoir favorisé cette indiscrétion s’enfuirent chez le cardinal Colonna, qui lui-même se cacha plus tôt que de les livrer. Capra, évêque de Pesaro, désigné par la voix publique à la colère d’Alexandre, emprisonné par son ordre, mourut de frayeur au bout de deux jours.

César prend Faenza, les duchés d’Urbin et de Bologne, tandis qu’à Rome des tribunaux vendus à son père condamnent les titulaires et légalisent effrontément la confiscation de leurs domaines. Alexandre donne à Lucrèce le gouvernement de Spolette ; à Rodrigue, fils de Lucrèce et d’Alphonse d’Aragon, le duché de Sermoneta ; à Jean Borgia son propre fils, qu’il avait eu d’une maîtresse demeurée inconnue, le duché de Nepi ; pour défrayer l’usurpation à main armée et la docile prévarication de ses juges improvisés, il prétexte une croisade, lève sur toute la chrétienté d’énormes impôts, et obtient de la seule Venise 800 livres d’or.

La récente conquête de l’Amérique avait allumé la guerre entre les rois de Castille et de Portugal : Alexandre leur partage le butin, et les décide à reconnaître César comme duc de la Romagne. Une fois en verve d’avarice, il ne s’arrête plus. Il escamote les opulentes successions des cardinaux de la Rovère, de Capoue et de Zeno ; il vend les indulgences avec profusion ; le gibet et le bûcher réduisent au silence Savonarole, Luther avorté. — Les envahissemens de toutes sortes semblaient avoir assuré pour long-temps l’autorité pontificale, et les querelles survenues, dans le royaume de Naples, entre les Français et les Espagnols, préparaient sans doute au pape rusé quelque nouvelle et magnifique aubaine, lorsqu’il mourut le 18 août 1503, empoisonné, à ce que dit Guichardin, par un breuvage qu’il destinait au cardinal Adrien Corneto, dont il voulait recueillir l’héritage sans testament.

Telle a été la vie d’Alexandre vi et de sa famille, dont le sort tout entier fut lié à sa volonté.

Ainsi le chef de cette famille si honteusement célèbre, prince accompli selon Machiavel, mêla sa destinée aux plus illustres de son temps. Par l’habileté de ses négociations, par ses innombrables tergiversations, il sut tenir en échec les premiers trônes de l’Europe. Non-seulement il abusa la crédulité bourgeoise de Louis xii, mais il sut jouer jusqu’à Ferdinand-le-Catholique, le plus roué de tous les rois qui faisaient sa partie.

Le rôle d’Alexandre vi, commencé la même année que celui du navigateur génois, se termina presque à la veille des prédications du moine de Wittemberg ; entre Christophe Colomb et Luther, c’est une belle place à coup sûr !

Or, sans vouloir identifier l’histoire et la poésie, puisque, là où elles essaient de se confondre, elles périssent toutes deux dans cette mortelle étreinte, j’ose croire que personne ne voudra contester la poétique beauté, ou si l’on veut l’animation dramatique de cette biographie pontificale. Sans doute il ne suffit pas de découper le diarium de Burchard, ou la chronique de Tomasi, pour prendre rang entre Shakespeare et Schiller. Mais au moins est-il indispensable de tenir compte de la réalité dont j’ai donné la silhouette. Je suis très disposé à proclamer littérairement le droit du poète ; je lui accorde pleine franchise ; il peut équarrir et tailler à son gré ces onze années de pillage et de débauche, comme faisait Michel Ange d’un bloc de Carrare ; mais s’il méconnaît complètement les élémens traditionnels, je ne comprends pas pourquoi il appelle son œuvre d’un nom qui emporte avec lui une signification déterminée.

Comme tous ceux qui ont étudié l’art dans ses métamorphoses, et qui ont pu conclure, des contradictions apparentes de son histoire, des lois générales qui ne varient que par le progrès qui les réalise et les accomplit, je pense que la poésie, dans son sens le plus élevé et le plus absolu, n’est autre chose que l’exagération à propos, qu’il s’agisse de Lara, du Laocoon, ou de l’école d’Athènes.

M. Hugo pouvait donc choisir entre le drame politique et le drame domestique, développer l’un aux dépens de l’autre, effacer l’Europe et se renfermer dans les crimes de famille, absorber la vie privée dans la vie militaire et diplomatique ; ou, par une combinaison dont il possède le secret, et que Dieu ne refuse pas aux grands poètes, entremêler l’homme au prince, l’incestueux au diplomate, le flétrisseur de vertus au fausseur de promesses ; jeter l’orgie, comme un intermède, entre la signature d’un traité et le gain d’une bataille.

S’il prenait le drame domestique, il pouvait s’en tenir au meurtre de François, duc de Gandia, par César Borgia, et au lieu d’attribuer cette vengeance à une jalousie d’ambition, l’expliquer par une jalousie incestueuse ; personne n’aurait voulu s’inscrire en faux contre cette fiction que la raison permet. Deux frères se disputant, le poignard à la main, le lit d’une sœur, n’est-ce pas dans le système du fatum antique, si terriblement renouvelé par Werner, une tragédie pleine et complète ?

S’il préférait le drame politique, il avait devant lui une plaine sans horizon : les mille duperies, les rapines, les massacres, les trahisons effrontées, les impudentes intrigues dont se compose la grandeur d’Alexandre vi ; Dieu merci ! la matière ne manquait pas. Chacune des spoliations sanglantes qui ont enrichi sa famille n’est-elle pas, pour le poète, une tragédie ?

Enfin, s’il voulait, dans un poème unique, résumer et idéaliser le double caractère de la famille Borgia, ne pouvait-il pas, sans troubler la logique, qui doit gouverner l’art aussi bien que la science, faire en sorte que ces deux séries de crimes imprimassent toutes deux au châtiment providentiel le sceau de la nécessité ?

L’ambassade de Louis xii pour obtenir le divorce, le chapeau de cardinal en échange du duché de Valentinois ; Georges d’Amboise revêtant la pourpre en même temps que César Borgia chaussait l’éperon ; Venozza assise à la droite de son amant, prévoyant dans ce honteux marché la fortune de ses cinq enfans, n’était-ce pas là un digne prologue ?

Après cette introduction toute historique, nous aurions vu le père et ses deux fils se partageant la beauté de Lucrèce ; César et Alexandre, plus rompus aux choses de ce monde, faisant bon marché de la préférence présumée de leur maîtresse pour l’un ou l’autre ; François, plus indocile, plus niais, comme ils devaient dire, ne déguisant pas sa colère. Le spectacle de ce triple inceste aurait bien suffi à remplir cet acte.

Alexandre, pour qui la débauche n’était qu’un délassement, ferait trêve à la satiété, conséquence inévitable de l’abus de toutes les facultés, en distribuant à ses fils et à sa fille les dépouilles opimes de son brigandage. La duchesse de Spolette, le duc de la Romagne et de Valentinois, le duc de Gandia, le duc de Nepi, le comte de Cariati, montreraient dans son plein l’astre éblouissant de l’autorité pontificale.

Puis, la flamme incestueuse se ranimant au cœur des deux frères, César tuerait François de sa main, et ses esclaves dévoués emporteraient le cadavre et le jetteraient au Tibre, comme le Giaour.

La mesure de la patience divine serait comblée. La justice boiteuse toucherait enfin le seuil de ce palais maudit. Au milieu d’une orgie effrénée, au son de la musique et des vers, elle surprendrait Alexandre oubliant dans l’ivresse et dans les bras des courtisanes le crime projeté la veille, et qui s’accomplirait sur lui-même et sur César. Le poison préparé pour le cardinal Adrien brûlerait leurs veines, et Lucrèce, accusée par la colère des convives, périrait assassinée.

Je n’ai pas la folie de croire que ce programme soit la charpente d’un édifice ; mais au moins c’est le gisement d’une carrière où l’on pourrait prendre les pierres du portail et de la nef.

De tout cela M. Hugo ne s’est aucunement soucié. Voyons ce qu’il a fait.

II. LE DRAME.

Il y a dans Lucrèce Borgia deux sentimens, au développement desquels le poète a consacré toute sa volonté, l’amour maternel et la vengeance, et tellement combinés ensemble que l’un procède de l’autre ; avant de se montrer à nous avec le masque hideux que l’histoire lui donne, et que le candide Roscoe a vainement tenté de lui arracher, la fille d’Alexandre vi révèle d’abord le plus austère et le plus saint de tous les amours. Plus tard, contrariée dans l’expansion de sa tendresse, cette vertu toute neuve, et qui faisait violence aux crimes de toute sa vie, disparaîtra dans l’abîme ; la mère s’évanouira, et le poète nous rendra le type transmis à la postérité par Guichardin et Paul Jove, la femme incestueuse et adultère, la Messaline du xve siècle, ne se prostituant pas, comme son aïeule, aux portefaix de Rome, mais recevant dans son lit son père et ses frères. Puis, bientôt la maternité reprendra le dessus, le foyer qui semblait éteint au cœur de Lucrèce se ranimera, la vengeance demeurera suspendue quelque temps, pour atteindre du même coup les ennemis de la duchesse de Ferrare, et le fils qu’elle voudrait sauver au prix de ses jours ; et à l’exemple de la vieille et première tragédie grecque, de celle qui ne connaissait encore ni la mélancolie élégante de Sophocle ni les sentences pleines de larmes d’Euripide, à la manière de l’inflexible Eschyle, le vice effronté, qui espérait se régénérer par l’amour, sera châtié providentiellement : la mère sera poignardée par son fils.

Je ne veux pas le nier, il y a dans l’architecture de ces idées une singulière puissance. Pour manier ainsi l’humanité, il faut un gantelet de fer ; pour descendre aussi avant dans les replis de la conscience, pour fouiller sans frémir dans les souillures immondes de ce cœur de courtisane et d’empoisonneuse, il faut un œil perçant et hardi.

Mais à quelles conditions le poète pourra-t-il bâtir sur ces premiers fondemens un édifice majestueux et solide, qui frappe le voyageur d’admiration et résiste aux orages ? Ne devra-t-il pas respecter religieusement le plan qu’il a tracé ? Pourra-t-il impunément méconnaître et violer les lois qu’il a promulguées ? Comme les prêtres de la vieille Rome, c’est dans le sang de la victime palpitante qu’il a cherché l’énigme de la destinée humaine ; lui sera-t-il permis d’oublier tout à coup le but du sacrifice ? Pourra-t-il, au gré de son caprice, effacer de son œuvre l’humanité qui doit servir de ciment à toutes les pierres de son temple ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je lui conteste le droit de traiter la donnée qu’il a choisie comme s’il était seul capable de savoir ce qu’elle contient, comme si notre raison ne pouvait deviner les conséquences qu’il en doit déduire, les développemens qu’il en doit exprimer. Le génie seul du poète a reçu de Dieu la faculté de traduire, sous une forme populaire et vivante, les trésors de sa pensée ; mais la réflexion patiente, c’est-à-dire la critique éclairée, ne peut, sans manquer à ses devoirs, négliger de demander compte à l’inventeur, à l’artiste, de la mise en œuvre, et, j’oserai dire, de l’administration de ses idées. L’imagination, toute libre qu’elle soit, malgré la légitimité de son indépendance, ne peut se soustraire au contrôle de la raison. C’est au poète de marcher, c’est au philosophe de décider s’il a touché le but. C’est le poète qui livre la bataille, c’est le philosophe qui enregistre la victoire ou la défaite ; à chacun sa tâche : au guerrier, si grand qu’il soit, l’historien sévère ne manque pas ; car le poète, comme l’ombre des rois de Memphis, doit subir une dernière épreuve, avant de monter au rang des dieux.

Je pense donc que M. Hugo devait demeurer fidèle au caractère primitif de son idée ; qu’ayant aperçu, dans sa conscience, la lutte possible de la corruption contre la pureté, la défaite momentanée de la vertu inhabile par le vice expérimenté, et, comme complément moral de ces douloureuses alternatives, le crime châtié par la main qu’il implorait, il devait demander au cœur, mais au cœur seulement, la lumière dont il voulait éclairer cette idée. Je pense que la méditation, poétiquement abandonnée à elle-même, au lieu d’emprunter, pour se révéler, les formes sévères et didactiques de la psychologie, devait trouver dans la complication des incidens de la vie intérieure, dans la création des caractères, dans la composition des physionomies, dans les confidences indiscrètes, mais involontaires, de chacun des acteurs un interprète docile, éloquent, et capable de satisfaire à tous les besoins du sujet.

Ces conditions, que je crois vraies, ont-elles été remplies ?

L’insulte publique faite à Lucrèce par les jeunes seigneurs de Venise, la conduite imprudente de Gennaro à Ferrare, la vengeance impitoyable qui enveloppe dans un même linceul toutes les victimes prédestinées, les prières et les caresses de la fille d’Alexandre vi auprès d’Alphonse pour sauver Gennaro, et plus tard ses dernières et désolées instances pour obtenir la vie, tels sont les élémens principaux du poème dramatique de M. Hugo. Si je ne dis rien du voyage d’Alphonse à Venise, c’est qu’en vérité, il est fort difficile de s’en souvenir ; c’est que l’entrée et la sortie du duc de Ferrare passent inaperçues au milieu des mille spectacles de la soirée, c’est que le poète n’y insiste pas assez pour fixer l’attention.

Or, à mon avis, pour justifier poétiquement l’empoisonnement de Gennaro et le parricide qui devait dénouer la tragédie, un seul de ces trois incidens suffisait largement.

Ou bien Alphonse d’Est devait punir l’aventurier souillé des baisers de sa femme, et alors l’insulte publique de Venise et la dilacération de l’écusson des Borgia à Ferrare étaient fort inutiles à la conduite de l’action.

Ou bien Gennaro devait se mettre de moitié dans l’apostrophe flétrissante de ses amis à Lucrèce, et forcer le duc de Ferrare à le frapper du même coup que les jeunes seigneurs vénitiens qui ont démasqué sa femme, et rendre impuissante la protection de sa mère, et alors la scène de l’écusson et le baiser de Venise étaient de trop.

Ou bien, enfin, l’insulte faite à l’écusson des Borgia par Gennaro devait être connue d’Alphonse avant que Lucrèce pût connaître le nom du criminel ; elle ne devait plus avoir, pour le dérober au châtiment, d’autre chance que l’aveu de son inceste avec François Borgia, et alors le voyage du duc à Venise, et l’imprudente colère des jeunes seigneurs pendant le bal du premier acte ne servaient de rien.

Si, au lieu d’accumuler, dans le même poème, trois moyens dont un seul suffisait, M. Hugo eût pris un parti, mais un parti unique, assurez-vous qu’il n’aurait pu échapper à la nécessité de développer son drame psychologiquement ; et une fois entré dans cette voie, la vraisemblance des incidens, la possibilité et l’animation des caractères seraient nées d’elles-mêmes, nous aurions eu une aventure à qui notre foi n’aurait pas manqué, et des hommes capables de surprendre et d’enchaîner nos sympathies, ou bien, si le poète n’eût pas trouvé une fable et des caractères possibles, il se serait abstenu, et aurait attendu, pour produire, une inspiration meilleure et plus féconde.

Si, au lieu du spectacle extérieur et puéril du crime aux prises avec la destinée, il eût cherché le spectacle intérieur et sérieux de la conscience humaine, il aurait rencontré, dans cette étude difficile, d’utiles obstacles. L’imagination vagabonde, qui dispose à son gré des choses, aurait trouvé dans l’inviolable sanctuaire de l’âme une résistance pleine d’enseignemens ; elle aurait lu, en caractères éclatans, des lois qu’elle n’aurait pu méconnaître, et qui l’auraient subjuguée.

Gennaro, au lieu de confier sa piété filiale à une femme qu’il ne connaît pas, et qu’il voit pour la première fois, aurait renfermé en lui-même le secret de sa tendresse pour une mère ignorée ; il aurait pu, comme Œdipe, aimer d’un amour criminel la femme qui l’avait porté ; adorer la beauté funeste sans laquelle il ne serait pas né ; la maudire en apprenant son nom, et la frapper au moment où elle va lui dire qu’il est son fils. Le poète aurait pu prolonger l’agonie de cette nouvelle Clytemnestre, pour que le châtiment providentiel fût complet, et qu’il ne manquât rien à l’horreur de ce mutuel homicide.

Lucrèce, lasse d’incestes, d’adultères et d’empoisonnemens, essayant de faire une halte dans la vertu, et de se reposer, dans un nouvel amour, de ses laborieux libertinages, n’aurait pas confié ses remords et ses espérances à une âme damnée comme Gubetta ; elle aurait compris que l’assassin gagé, qui, depuis vingt ans, obéit au crime, ne peut, dans l’espace d’un instant, se métamorphoser et devenir l’instrument d’une vertueuse entreprise. Elle ne se fût pas exposée de gaîté de cœur aux railleries honteuses, aux familières ironies de ce démon dévoué, qui demande avec un étonnement bien naturel d’où vient ce changement subit. Elle n’aurait eu d’autre complice qu’elle-même et sa volonté dans ce nouvel apprentissage d’un amour qu’elle avait ignoré jusque-là.

Forcée de disputer la tête de Gennaro à l’orgueil ducal ou à la jalousie conjugale d’Alphonse d’Est, elle aurait mis, comme toutes les femmes qui écoutent leur cœur, son rôle de mère bien au-dessus de son rôle d’épouse. Elle aurait mis sa honte, publiquement avouée, au-devant du poignard, elle eût fait de son déshonneur, proclamé par sa bouche, un bouclier pour Gennaro ; elle aurait bu le poison, loin de le verser. Car où est la mère qui, même incestueuse, consentira jamais à empoisonner son fils ? Vainement objecterait-on qu’elle a l’espoir de le sauver, elle doit réserver pour elle-même cette espérance.

Son fils une fois soustrait à la vengeance d’Alphonse, elle n’aurait eu ni repos ni cesse qu’il n’eût quitté les murs de Ferrare, et l’aurait renvoyé à Venise sous bonne et sûre garde ; et, pour qu’il retombât entre les mains de son mari, il aurait fallu quelque nouvelle imprudence de jeune homme, qui rendît impuissante la protection d’une femme telle que Lucrèce.

Les caresses menteuses de cette courtisane couronnée ne signifient rien, si Lucrèce n’obtient la grâce de son fils. À quoi bon descendre jusqu’à flatter son mari, si toutes ces ruses effrontées doivent se terminer par la mort qu’elle voulait éloigner ? La lèvre chaude encore des baisers de son frère, comment consent-elle à gaspiller en pure perte ses agaceries et sa beauté, quand elle pourrait d’un mot, elle fille d’Alexandre vi, qui trafique avec l’Espagne et la France des principautés d’Italie, proposer au duc de Ferrare l’alternative de perdre son duché ou de lui rendre Gennaro ?

Alphonse d’Est, s’il a vu le baiser de Venise, ne devrait pas attendre une nouvelle insulte pour châtier l’amant de sa femme ; il ne devrait pas attendre que Lucrèce demande la tête de Gennaro pour commander au bourreau d’affiler son épée. Au lieu de perdre son temps à décrire les panneaux et les portraits de son palais, comme un archéologue, il devrait dire à Gennaro : Tu vas mourir, parce que ma femme est ta maîtresse, et à Rustighello : Tue-le, parce que je le veux.

Mais est-il croyable qu’un duc de Ferrare aille la nuit, avec un misérable bravo, épier le passage d’un homme qu’il avait entre ses mains, et dont la tête pouvait tomber devant un signe de ses yeux ? Un tel roman n’est-il pas par trop romanesque ?

La comtesse Negroni n’est-elle pas très inutile et nuisible peut-être à l’accomplissement de la vengeance de Lucrèce ? Est-il naturel de penser qu’une femme du sang des Borgia se confiera à d’autres mains que les siennes pour laver l’injure qu’elle a reçue ? Ne doit-elle pas craindre qu’il ne se trouve parmi les seigneurs vénitiens un homme assez beau, assez jeune, ou assez adroit pour surprendre dans le lit de la Negroni, entre deux caresses, le secret du crime projeté ?

Et quand le poignard de Gennaro est levé sur Lucrèce, pourquoi puériliser l’horreur, pourquoi prolonger mesquinement l’effroi d’une pareille scène, en jetant dans les ténèbres quelques lueurs trompeuses, au lieu d’éclairer la nuit d’une lumière éclatante et soudaine, mais complète, irrévocable ? Pourquoi laisser croire à Gennaro que Lucrèce est sa tante ? Un pareil artifice convient-il bien à la dignité de la poésie ? Je ne le crois pas.

Il est donc arrivé que l’action et les caractères manquent de vraisemblance et de vie réelle, parce que le poète n’a pas voulu les déduire de la donnée psychologique. — Le style de Lucrèce Borgia traduit et résume avec une sincérité merveilleuse les défauts et les qualités du poème dramatique. Dans la dernière scène du premier acte, dans l’entrevue d’Alphonse avec la duchesse, et dans la lutte désespérée de Gennaro avec sa mère, il reproduit avec une grande précision la grandeur et l’emphase de la pensée. Il se montre tour à tour au gré de l’artiste, qui manie notre langue, on le sait, avec une autorité militaire, sonore comme l’airain, caressant et velouté comme l’amoureuse ottomane où les regards de Lucrèce semblent inviter son imbécile époux ; puis enfin hardi, pressé, étincelant, comme le cliquetis de deux épées qui se heurtent dans l’ombre, et s’acharnent au meurtre en dépit de la nuit qui protége deux poitrines haletantes. — Jamais le mot mis à la mode dans le siècle dernier par le plus littéraire de tous les naturalistes, le style est l’homme, n’a reçu d’application plus éclatante et plus vraie. Le caractère saillant de la pensée de M. Hugo, c’est une prédilection assidue pour les images visibles, pour la partie pittoresque des choses, une préférence constante pour la couleur, à l’exclusion de toutes les autres qualités ; il ne lui arrive jamais de chercher, comme Wordsworth ou Wilson, dans le regard naïf d’un enfant, un souvenir de Dieu, ou, comme Hervey, dans les blanches épaules d’une jeune fille, de prévoir le jour où la mort viendra les réduire en cendres. Il se sert de la parole comme d’une palette ; il s’emploie et s’épuise à décrire ou plutôt à peindre les cheveux blonds de l’enfant, il nous montre la brise qui se joue dans les boucles dorées, et semble prendre plaisir à lutter de richesse et de profusion avec le pinceau de Rubens. S’il veut nous révéler la beauté d’une vierge, il ne prendra, soyez-en sûr, ni les mystiques expressions de Klopstock, ni la grâce harmonieuse et grave de Milton. Il préfère de beaucoup le coloris éclatant de Murillo, ou parfois même de l’école vénitienne. Les contours arrêtés, les vives silhouettes d’Albert Durrer ou d’Holbein, lui sembleraient mesquins et pauvres.

Or, comme le poème tout entier de Lucrèce Borgia s’adresse aux yeux plutôt qu’au cerveau, et surtout plus qu’au cœur, la couleur sobre des madones de Raphaël, qui nourrissent la rêverie et n’excitent pas un profane désir, ou le dessin sévère et logique de l’école allemande, qui exalte la pensée et ne distrait pas un instant l’attention de la combinaison des lignes, iraient mal à ce genre de composition.

Il faut bien le reconnaître, le style d’Hernani et de Marion avait encore avec le sentiment et la pensée une parenté moins lointaine que le style de Lucrèce Borgia. Il y avait dans ces deux pièces une moindre habileté dramatique, ou si l’on veut théâtrale. Les scènes n’étaient pas combinées avec autant d’adresse, l’effet était moins sûr, mais la physionomie exclusivement lyrique des personnages gardait encore une vérité absolue, indépendante du temps et du baptême. Louis xiii et Marion ne rappelaient guère madame de Motteville et le coadjuteur ; Didier ne ressemblait pas aux héros de la Fronde. Mais, à tout prendre, le roi, la courtisane et l’aventurier étaient des types possibles, quoique l’histoire ne leur permît pas d’être à l’époque choisie par le poète. Pareillement don Carlos et dora Sol, au costume près, s’accordaient bien mieux avec Conrad et Medora qu’avec les chroniques espagnoles du seizième siècle. Mais au moins, une fois notre parti pris sur l’absence d’action et de vie familière, nous pouvions sympathiser avec l’ambition impériale du roi, avec l’abandon et l’amour désolé de la jeune fille. — Dans ces deux poèmes, le spectacle ne jouait qu’un rôle secondaire.

Dans Lucrèce Borgia, le velours, la soie, l’or et les pierreries sont trop au premier plan. En assistant à la représentation, on arrive involontairement à se demander si toutes les facultés de l’âme humaine se réduisent à la curiosité, et quand je dis l’âme, j’ai grand tort, car ce n’est pas de la curiosité intellectuelle ou morale que j’entends parler, c’est de la curiosité des yeux. L’esprit demeure inoccupé, et pas une larme ne se hasarde sur le seuil des paupières. J’ai surveillé avec une rigoureuse attention toutes les femmes assises à mes côtés, et je puis assurer qu’elles n’ont pas pleuré. — Pourtant il y avait parmi elles des épouses et des mères, et l’on m’accordera bien que s’il y avait eu dans les crimes et les remords étalés sous leurs yeux, et dans les paroles destinées à les traduire, autre chose qu’une horreur stupéfiante, les battemens de leurs cœurs se seraient hâté, leurs prunelles se seraient mouillées, leurs joues auraient pâli ; or, je n’en sais pas une dont la figure se soit jamais élevée jusqu’à cette couleur incertaine qui participe à la fois de la joie et de la peur, qui donne à la peau une sorte de transparence, et que les femmes retrouvent dans toutes les grandes émotions.

Et en effet, sans vouloir contester l’étonnement qui résulte de la combinaison artificielle et savante des scènes, de la position inattendue des acteurs, de l’éclat étincelant du dialogue, je défie qu’on me désigne de bonne foi un personnage entre tous, qui intéresse plus vivement que les autres. La pièce, envisagée dans sa totalité indivisible, intéresse comme un panorama, un spectacle pyrotechnique, comme les manœuvres d’une armée ; mais la préférence est impossible.

Si je ne parle pas des lazzi de Gubetta et de ses triviales plaisanteries sur la queue du diable vissée à son échine, ni des quolibets débités à Venise, sur Satan et sur le pape, c’est que je crois avoir constaté que M. Hugo tient aux monstruosités grotesques, comme les architectes du quatorzième siècle tenaient à mettre dans le portail d’une cathédrale des grenouilles et des crapauds, comme l’aristocratie féodale de la même époque aux fous et aux nains dont ils bariolaient leurs fêtes.

Cependant le public a paru content ; je ne puis le nier sans mentir. Je n’ai pas surpris un moment d’impatience ou d’ennui. Le silence alternait avec les battemens de mains. Pourquoi ?

III. LE PUBLIC.

Comment est-il arrivé, à trois ans de distance, que le même auditoire qui avait accueilli par des murmures, des rires et des huées, Hernani et Marion, s’est montré silencieux et docile à la volonté du poète pendant quatre heures ? Lequel des deux a changé, de l’artiste ou du spectateur ? Je crois être sûr que le public est demeuré le même, car les idées populaires ne vieillissent pas si vite qu’on le pense communément ; aujourd’hui même, il y a encore plusieurs quartiers de Paris qui préfèrent très sérieusement Boieldieu à Rossini, et je ne voudrais pas compter sur mes doigts toutes les familles pour qui M. Arnault est un homme très supérieur à M. Hugo. — Il faut plus de trois ans vraiment, pour effacer les préjugés littéraires de la foule.

Mais maintenant que les jugeurs de profession ont une moindre prise sur l’opinion de la multitude, les passions les plus grossières reprennent le dessus. Les salons, il faut bien l’avouer, ne s’occupent guère de littérature. Les aventures de bourse et les querelles de tribune dominent à peu près toutes les pensées. Aussi le peuple, qui n’a plus de guide pour l’éclairer, se laisse aller aux plus brutales impressions. Ce qu’il veut avant tout, ce qu’il préfère, ce qu’il applaudit, c’est un spectacle qui émeuve puissamment ses sens, n’importe par quels moyens ; je ne dis pas son âme, car il la laisse au logis, et d’ordinaire il s’en passe très bien au théâtre. La parole qui devrait servir d’organe et d’interprète aux sentimens les plus purs, aux idées les plus élevées, traduit quotidiennement l’effronterie du libertinage, l’avilissement du cœur, et pas une voix ne s’élève contre cette prostitution de l’art dramatique.

Un auditoire ainsi fait ne pouvait témoigner de bien vives sympathies au poète persévérant et courageux, qui, depuis dix ans, poursuivait la réforme extérieure de la langue, qui voulait donner droit de bourgeoisie aux expressions familières dans les strophes d’une ode, qui, pour assouplir l’alexandrin, brisait la césure, partageait le vers en hémistiches inégaux, rendait à la rime sa première richesse, et concentrait toute son énergie dans la partie plastique de son art.

Lucrèce Borgia, très inférieure littérairement aux pièces précédentes de l’auteur que la foule a répudiées, offre aux appétits vulgaires une pâture plus solide. Ceci n’est plus un chef-d’œuvre destiné seulement aux esprits raffinés d’une pléiade, au goût dédaigneux d’une académie, aux disciples ascétiques d’un cénacle mystérieux ; l’étude et l’initiation sont inutiles : les yeux suffisent, et font seuls toute la besogne. — Il y a, j’en conviens, dans le dernier ouvrage de M. Hugo, une plus grande connaissance de la scène, mais non pas de la poésie dramatique. Les entrées et les sorties sont plus adroitement motivées, tout est mieux calculé pour l’effet ; mais il est impossible de réduire la mission du poète tragique à l’arrangement du spectacle, sans déclarer du même coup que le poète, le machiniste et le costumier ne font qu’un.

Si l’on recherche pourquoi le public français, si renommé dans toute l’Europe pour l’élégance et la délicatesse de son goût, en est venu à mériter presque littéralement l’apostrophe du satirique latin : panem et circenses, à mettre sur la même ligne que Pierre Corneille, et même fort au-dessus, le mélodrame du boulevard, et des acteurs inconnus dans le siècle dernier, mais fort applaudis de nos jours, les éléphans, les lions et les chevaux, à qui Rome impériale aurait prodigué ses battemens de mains, on trouve dans l’histoire des mœurs une explication claire et irrécusable.

Au dix-septième siècle, le génie espagnol et le génie grec habilement transformés, n’ont-ils pas avec la verve d’aventure de la minorité de Louis xiv, et plus tard, avec l’élégance et l’étiquette de Versailles, une harmonieuse sympathie ? Ne peut-on pas, des taquineries acharnées du parlement et de Monsieur le Prince, conclure Cinna, et de la prise de voile de mademoiselle de Lavallière, Phèdre et Iphigénie ?

Vainement objecterait-on les ordonnances de Louis xiv, pour détruire les sociétés infâmes formées aux portes de Paris ; la proscription, l’exil, et les bastilles témoignent hautement contre la tolérance immorale qu’on voudrait inférer de ces ordonnances : l’élève studieux de Port-Royal n’aurait pas écrit Athalie pour une cour pareille à celle d’Héliogabale ou de Néron.

La régence, qui fut une réaction violente contre l’hypocrite dévotion de la veuve Scarron, n’eut pas d’art sérieux, et gaspilla dans les petites maisons, les petits soupers et les petits vers, toutes les facultés qui, vingt ans plus tôt, auraient continué Bossuet, Racine ou Condé. À ces folles orgies il fallait des épigrammes obscènes, des quatrains équivoques, pour reculer, par l’avilissement intérieur de la pensée, les bornes de la débauche ; au réveil, des madrigaux musqués, escarmouches légères de l’entrée en campagne : cette cohue d’abbés, de courtisanes, de traitans et de spadassins, n’aurait su que faire d’un poète qui n’eût pas été leur valet et leur familier.

Les dernières années de Louis xv, plus sérieuses et plus austères, malgré le vice qui s’affichait encore, mais qui souvent s’en tenait à des fanfaronnades d’adultère, marquent dans l’histoire de l’esprit français une période nouvelle. Le règne des philosophes dans la biographie de la France représente à peu près les années de résipiscence qui succèdent dans la vie d’un jeune homme aux débordemens de sa première liberté. Quand son front se dégarnit pour la première fois, quand il aperçoit les rides qui envahissent ses joues, ses yeux qui se creusent, il se fait sage et sentencieux ; ses lèvres, hier encore si empressées à la raillerie, aux promesses éternelles, ne savent plus que des préceptes, et moralisent les passans. Ainsi fit le dix-huitième siècle, quand il sentit, dans ses veines appauvries, que la folie et les nuits blanches n’étaient plus de son âge : le théâtre eut alors ses enseignemens comme le jardin d’Academus et le Portique. Voltaire écrivit Mahomet et Jules César, pour combattre le fanatisme et la tyrannie. Le théâtre, qui sous Louis xiv était une fête, devint une prédication, une palestre dialectique.

Puis, quand la foule, préparée à l’attaque par les exhortations des philosophes, sentit sa force et son droit, et comprit qu’il fallait flétrir son ennemi pour le renverser, son indignation et son mépris trouvèrent un digne interprète : Beaumarchais écrivit le Mariage de Figaro. L’aristocratie et le privilège, personnifiés sous le masque du comte Almaviva, plièrent le genou devant les railleries du hardi barbier, pour s’enfuir, quelques années plus tard, devant le serment du jeu de paume : le pamphlet du poète dictait la réponse de Mirabeau à M. de Dreux-Brézé.

La raison armée de la Convention et les saturnales du Directoire se passèrent bien de poésie. Le duel de la France avec l’Europe et les voluptés efféminées du Luxembourg n’avaient pas besoin d’être chantées.

Sur le seuil du siècle nouveau, quand le jeune vainqueur de l’Italie et de l’Égypte voulut reprendre la monarchie au point où l’avait laissée l’amant de madame de Maintenon, il comprit que l’art était un puissant moyen de gouvernement ; il organisa des fêtes, il s’entoura de luxe et de parures, il voulut des perles et des diamans sur les épaules des femmes de sa cour, des armoiries aux carrosses de ses courtisans, des panaches flottans aux casques de ses généraux ; en même temps qu’il rédigeait une législation toute neuve, il traçait des rues tirées au cordeau comme celles de Versailles, et pensionnait des versificateurs pour célébrer la naissance du roi de Rome ; David dessinait les costumes d’une cérémonie militaire, et drapait à la romaine le sacre du nouveau Charlemagne.

Je ne concevrais pas Watteau et Boucher, sans Marivaux et l’abbé Voisenon. Je ne comprendrais pas non plus les tragédies de MM. Arnault et Baour-Lormian, sans la peinture de David. — Ce qui prouve que les pages homériques de Gros n’étaient pas de son temps, c’est qu’elles étaient oubliées, il y a trois ans, par ceux même qui avaient connu les Achilles et les Hectors de cette Iliade.

Ainsi, depuis Richelieu jusqu’à Napoléon, l’art et le goût ont suivi les métamorphoses de la société ; Corneille exaltait la vertu romaine en même temps qu’un abbé duelliste et libertin, amant avoué d’une fille perdue, écrivait la Conjuration de Fiesque ; l’alexandrin de l’empire célébrait en hémistiches pompeux, en allusions diaphanes, la grandeur du nouveau monarque, tandis que le tambour battait dans les collèges, et qu’en lisant Quinte-Curce les enfans rêvaient la gloire d’Alexandre.

La restauration, qui, malgré les promesses de Saint-Ouen, espérait bien ramener le bon plaisir et les magnificences du livre rouge, devait imprimer aux mœurs et au goût français un cachet personnel. Le séjour des armées ennemies prépara l’échange des littératures ; les livres de Berlin et de Londres devinrent populaires dans les salons de Paris. Le gouvernement nouveau, qui prétendait dater du même chiffre les années de son exil et celles de son règne, en s’autorisant de l’exemple du passé, donna l’éveil aux études historiques. L’art, qui se sentait mourir, voulut avoir sa part de la curée. Il laissa aux déchiffreurs de chroniques les chartes et les arrêts, les marchés conclus entre les barons et les communes ; il prit les hauberts et les cottes de mailles, les dagues, les souliers à la poulaine, les surcots, les fleurons et les perles ; et, dans sa confiance enfantine, il crut avoir retrouvé le secret de la gloire et du génie, parce que la pompe et la variété du costume tenaient lieu aux artistes vulgaires de l’étude du dessin et des passions. L’amant de la Champmeslé et celui de la Fornarina furent proclamés inhabiles, parce qu’ils avaient poétisé la Judée et la Grèce, au lieu de reproduire les silhouettes gigantesques du moyen âge, pour se dispenser de les agrandir et de les compléter par la méditation.

Ce qui se passe, parmi nous, depuis dix-huit ans, serait la ruine irrévocable de toute poésie, s’il n’était pas dans la destinée des mouvemens extrêmes de s’épuiser en s’accélérant, si les grandes individualités, qui protestent par leur isolement contre la tendance toute réelle du drame et du roman, ne devaient pas un jour rallier les esprits blasés que le galvanisme de la littérature historique peut à peine ébranler.

Je ne crois pas que l’imagination puisse prononcer l’ostracisme et l’anathème contre dix siècles de la biographie humaine, je ne crois pas qu’elle doive rayer du livre de poésie toutes les catastrophes qui séparent la chute de Rome de la chute de Byzance. Non ; mais, pour les poétiser, il faut s’y prendre autrement.

Émouvoir est un art difficile et laborieux. La poussière des bibliothèques et le maniement des parchemins enluminés ne suppléeront jamais à la pratique de la vie humaine et à la réflexion solitaire.

C’est pourquoi, je le dis en vérité, l’art nouveau, qu’on nous donne pour le frère de Shakespeare et de Schiller, n’a pas droit de s’asseoir à la table de cette sainte famille ; car le poète de Stratford et celui de Weimar n’ont pas cru que la parole humaine pût s’adresser aux sens sans tenir compte du cœur et du cerveau. Ce qui fait la gloire du tragique allemand, bien qu’il soit très loin de l’animation et de la naïveté de son modèle, c’est l’étude attentive et profonde de l’âme humaine. Don Carlos et Wallenstein peuvent hardiment revendiquer leur parenté avec le Roi Jean et Richard iii, en invoquant leur commune supériorité sur l’histoire.

Si le réalisme, qui domine aujourd’hui dans la poésie, obtenait gain de cause, le lendemain du jour où son triomphe serait bien et dûment avéré, il faudrait ne plus croire à Dieu ni à l’âme. Car le monde que cette poésie déroule devant nos yeux est un monde sans providence et sans liberté ; c’est une nation sans nom, sans autel et sans loi, qui n’obéit qu’à l’épée, et qui ne croit qu’au bonheur de la force. — Qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, peu importe ; qu’ils le prévoient ou le nient, la vérité de ces conclusions n’a rien à faire avec ces questions secondaires.

Mais le souvenir du passé doit nous consoler, et raffermir nos espérances. Le culte de l’âme humaine pour la beauté, sous toutes ses formes, est aussi impérissable que son adoration pour Dieu, principe mystérieux des causes qu’elle étudie, que son amour de la liberté, attribut ineffaçable de sa destinée.

Nous devons le croire, le succès et la popularité de la poésie extérieure touchent à leur fin. Après le premier enivrement, la satiété suivra de bien près. La joie des sens est limitée, il n’y a d’infini, de renouvelable que les joies du cœur et les extases de l’intelligence.

L’école littéraire dont M. Hugo est le chef, a donné de nouvelles cordes à la lyre, l’instrument n’attend plus qu’un nouveau Mozart pour chanter d’ineffables mélodies.


Gustave Planche.