Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes, ses lettres/L’Arbre sensible


CONTE ORIENTAL

L’ARBRE SENSIBLE


Un jour Almanzor, assis sur le penchant d’une colline et parcourant des yeux le paysage qui s’offrait à sa vue, disait au Génie tutélaire de cette charmante contrée : « Que la nature est belle ! Comment l’homme peut-il se priver volontairement du plaisir de voir les moissons ondoyer, les prés se couvrir de fleurs, les ruisseaux fuir et l’arbre se balancer dans les airs ? Arbre superbe, de quelles délices tu jouirais si le ciel t’eût donné du sentiment ! C’est dans ton sein que se réfugient les oiseaux amoureux : c’est sur ton écorce que les amants gravent leurs chiffres ; c’est sous ton feuillage que le sage vient rêver au bonheur. Tu prêtes ton abri à toute la nature sensible. Que ne puis-je être toi, ou que n’as-tu mon âme ! « Deviens arbre, indiscret jeune homme, dit à l’instant le Génie ; mais reste Almanzor sous son écorce. Sois arbre jusqu’à ce que le repentir te rende ta première forme. » À peine le Génie a-t-il achevé de parler, qu’Almanzor s’élève en arbre majestueux ; il courbe ses superbes rameaux en voûte de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Bientôt les oiseaux, les zéphyrs et les pasteurs recherchèrent l’ombrage du nouvel arbre ; mais il ne le prêta jamais qu’à regret à l’indifférence. Cependant la belle et insensible Zuleïma vint un soir se reposer sous son ombre. Bientôt le sommeil ferma doucement ses paupières. Que de grâce s’offrent à l’imprudent Almanzor ! Un frémissement insensible s’empare de ses feuilles. Il incline vers la jeune fille ses rameaux amoureux. Tandis qu’il fait des efforts jaloux pour la dérober à l’univers, Nesser, amant dédaigné de Zuleïma, porte ses pas vers ces lieux ; il voit la fille charmante et, d’une main téméraire, il veut écarter le branchage que l’arbre cherche à lui opposer. Nesser est auprès de Zuleïma, il va lui dérober un baiser. L’arbre pousse un gémissement ; Nesser fuit, Zuleïma s’éveille : Almanzor a repris sa première forme. Il tombe aux pieds de la fière Zuleïma dont le cœur s’attendrit à la vue de tant de prodiges. Que de belles ont à moins perdu leur indifférence !