Lucifer (Robert Honnert)


Lucifer
1934

Épouvantable destin d’être
A ces doubles appels soumis ;
En criant secours vers mon maitre,
Je souris à mon ennemi ;

Quel sourire, bouche tremblante,
Les yeux honteux, baissant le front,
Je me tourne comme une plante
Vers les feux qui me brûleront ;

L’âme, l’effort, tout me déserte ;
Puisse le dieu m’abandonner ;
Je n’ai d’attrait que pour ma perte :
Tu le vois, je suis dominé ;

Je glisse et m’étends sur le sable
Où ton haleine me rejoint ;
Qu’il est doux d’être périssable ;
Enfin le dieu s’efface au loin.

Pour ta sombre et sourde puissance
Dont j’aspire à sentir le poids,
Vois quel désert et quel silence
J’ai voulu faire autour de moi ;

Approche ; la fraicheur des sources
Et le cœur clair, j’ai tout perdu ;
Les dieux ont poursuivi leur course ;
Je reste seul et je suis nu.

Elle était belle, ta promesse,
Et plus mouvante que la mer ;
Que disais-tu ; j’oublie ; ah ! laisse !
Une heure encore et je me perds ;

Dans une heure tu peux me prendre ;
Tu vois bien que je t’ai suivi ;
Auparavant il faut m’entendre ;
J’ai peur, sois doux, soyons amis.

J’ai souffert — et te parlerai-je,
Si je sentais, ô mon danger,
Que le ciel m’aime et me protège,
— Si les ans ne m’avaient changé.

Tu sais, au sortir de l’enfance,
Dans un univers embaumé,
Avec quelle ardeur on s’élance,
Prêt à tout prendre, à tout aimer ;

Les matins offrent leurs délices
Et les soirs leurs enchantements ;
La saison vient, la saison glisse,
Tous les mois sont lourds et charmants,

Et les roses fraiches coupées
Ou les soirs neigeux de Noël
Comblent l’âme encore occupée
De sa naissance et de son ciel ;

Autour d’elle les créatures
Font leurs sourires hasardeux
Et lui révèlent sa nature :
Tu ne seras qu’en étant deux.

C’est la perte de l’innocence
Dont j’ai souffert comme chacun ;
Un étre ayant moins de défense,
Je ne crois pas qu’il en soit un.

Mais comment, dans l’air immobile,
Je soupçonne comme une voix ;
Tu parles ; non, tout est tranquille ;
Le désert brûle autour de moi.

Je n’ai pas trouvé la fontaine ;
Mon cœur a lentement séché ;
Les courses terrestres sont vaines ;
C’est au-delà que j’ai cherché.

J’ai d’abord appelé les anges,
Mais ils ne sont pas fraternels ;
Entre eux-mêmes et mes louanges
Se dresse l’espace éternel ;

Vers Vous que tous les siècles nomment,
J’ai cru monter, ô Créateur ;
Mais un Dieu demeure des hommes
Séparé par trop de hauteur.

C’est pourtant Vous que je révère ;
Mais Vous vivez loin dans l’azur ;
Je suis un être de la terre ;
Je ne me sens pas assez pur.

C’est un frère, c’est un complice
Que je désire à mon côté,
Qui soit dans ma nuit et me glisse
Les mots secrets et souhaités ;

Toi, mon frère, tu peux le faire ;
Toi, mon maitre, tu le feras ;
C’est pour cela que, dès la terre,
Tu me vois rouler dans tes bras ;

Viens maintenant, viens, ô ma joie ;
J’ai tout dit, l’avenir est fait ;
Viens dorer, viens brûler ta proie,
Puisqu’ici-bas rien n’est parfait ;

Je me découvre enfin moi-même,
Et c’est l’image de l’enfer ;
Auprès de toi, c’est Dieu que j’aime,
Et près de Lui, toi que je sers.