Calmann Lévy (p. 335-342).

XV


M. Lemercier arriva tandis que, assise sur son lit, Lucienne tenait encore la lettre d’Adrien entre ses mains et la relisait, le visage inondé de larmes.

— Tenez, père ! dit-elle en lui tendant la lettre ; c’est M. Provot qui m’a perdue, cet homme que vous avez chassé d’ici. Ah ! le misérable ! …

M. Lemercier lut la lettre d’Adrien.

— Ce jeune homme s’est condamné au plus affreux des supplices, dit-il lorsqu’il eut reployé le papier ; il a rivé sa vie à celle d’une femme qu’il n’aime pas. Pauvre fou, qui n’a pas su pardonner ! tu es bien vengée, va, ma Lucienne !

— Vengée ! murmura-t-elle en secouant tristement la tête.

— Oui, et tu le seras davantage encore le jour où, fière et heureuse au bras de Stéphane, tu passeras, dans tout l’éclat de ta beauté, auprès de l’homme qui l’a dédaignée. Il pourra alors comparer le bonheur de celui qui pressera avec orgueil ta main sur son cœur, à la morne tristesse de son foyer et de sa vie.

— Oui ! oui ! ce cher Stéphane ! dit Lucienne, ce cœur incomparable, qui veut bien m’aimer telle que je suis ! Je l’aimerai et il me consolera.

Mais la vérité, c’est que son amour pour Adrien s’était réveillé plus ardent que jamais.

Il l’aimait toujours ! n’était-ce pas là un sujet de joie ? L’esprit de la jeune fille, surexcité par la fièvre, travaillait sans cesse. Elle imaginait mille combinaisons qui le ramèneraient à elle. La vie n’était pas finie ; ils étaient jeunes tous deux ; on pouvait espérer encore.

Cependant, cette agitation qui la dévorait amena une rechute, des troubles nerveux, des accès de fièvre chaude. Le docteur Dartoc demanda une consultation. On fit venir des médecins de Paris, et ils laissèrent peu d’espoir de sauver la malade.

Lucienne bientôt se sentit perdue.

Quand elle comprit qu’elle allait mourir, cette conviction lui causa une sorte de joie.

Mais alors un désir germa dans son esprit, et, grandi par la fièvre, devint promptement impérieux et irrésistible : elle voulait revoir encore Adrien avant de mourir, ou tout au moins, apercevoir, comme l’autre fois, son ombre derrière le rideau de sa fenêtre.

Elle rumina continuellement cette pensée, et souvent, dans les hallucinations de son demi-sommeil, elle se croyait en route pour Rouen. Elle s’éveillait et se retrouvait dans son lit, puis s’assoupissait de nouveau et reprenait son voyage.

Un matin, elle se sentit plus faible que jamais. Tout semblait brisé en elle ; mais elle ne souffrait plus.

Elle comprit que c’était fini.

— J’irai aujourd’hui, se dit-elle, suivant son idée fixe.

Tous les soirs, à sept heures, M. Lemercier la quittait pour aller dîner ; il revenait à huit heures et demie. Un train partait justement pour Rouen à huit heures ; Lucienne résolut de choisir cette heure-là pour s’enfuir.

Elle ne dit rien de la journée, se tint immobile, ménageant ses forces. Lorsque M. Lemercier la quitta le soir, elle eut envie de lui dire un dernier adieu, de l’embrasser. Mais elle eut peur que cela ne lui donnât l’éveil ; elle lui envoya seulement un baiser du bout des doigts lorsqu’il eut le dos tourné.

La garde-malade, lasse de tant de veilles, sommeillait dans un fauteuil ; mais ce sommeil n’était pas assez profond pour que Lucienne pût en profiter ; il fallait l’éloigner tout à fait.

La jeune fille avait depuis longtemps combiné le moyen de se débarrasser d’elle. Elle avança la main vers la potion qu’on lui préparait chaque soir pour la calmer et la faire dormir ; elle poussa le flacon, qui tomba à terre et se brisa.

La garde se dressa en sursaut.

— Je voulais boire ma potion pour dormir tout de suite, dit Lucienne, j’ai fait tomber la bouteille.

— Il faut la faire refaire.

— Oui, allez chez le pharmacien.

— Comment ! tous laisser seule !

— Ce ne sera pas long ; plus tard, le pharmacien serait fermé ; et puis j’ai de la fièvre, voyez, et pourtant je voudrais dormir.

La garde-malade prit l’ordonnance et s’éloigna.

Alors, comme poussée par un ressort, Lucienne bondit hors de son lit. Elle ouvrit une armoire, prit ses vêtements, s’habilla, se chaussa. Ses mouvements étaient brusques, nets, rapides. Elle fut bientôt prête.

Avant de quitter sa chambre, elle s’approcha de la table où le docteur écrivait ses ordonnances, et elle traça ces quelques lignes sur une feuille blanche :

« Pardon, père ! pardon, Stéphane ! Je voulais vivre pour vous aimer. Ce n’est pas ma faute, je meurs. »

Son écriture était plus grande que d’ordinaire, pourtant ses yeux ne la voyaient pas sur le papier.

Elle descendit l’escalier et ouvrit la porte.

Elle ne sentit pas le froid vif du grand air ; mais il lui sembla que les maisons penchaient en avant et en arrière, que le sol s’élevait et s’abaissait.

Elle s’appuya un instant à la muraille ; mais elle se raidit, et partit tout à coup à grands pas, rigide, avec des allures d’automate.

Elle arriva à la gare, sans se souvenir du trajet qu’elle avait fait. Le train chauffait. Elle prit son billet et monta dans un compartiment qui était vide.

Une fois là, sa mémoire lui échappa de nouveau. Un engourdissement lui montait des pieds jusqu’aux cheveux. Elle s’assoupissait.

Le train était depuis un quart d’heure à Rouen, où il stationne vingt minutes, lorsqu’elle sortit de sa torpeur. La portière était ouverte, elle essaya de descendre ; mais elle vit qu’elle ne le pourrait pas, qu’elle tomberait. Un employé vint à son aide, et, la voyant si affreusement pâle, la guida vers une voiture.

— Cours Boïeldieu, dit-elle, vous m’arrêterez du côté de la rivière.

Et elle tendit une pièce d’argent au cocher.

— Mais c’est un fantôme que je conduis là ! grommela le cocher en remontant sur son siège.

Lucienne, les yeux démesurément ouverts, cramponnée d’une main à la portière, les lèvres serrées, s’efforçait de retenir le souffle de vie qui lui restait. Elle arriva enfin. Le cocher l’aida à descendre et elle se laissa tomber sur le banc où elle s’était assise une fois déjà.

— Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ? dit le cocher. Vous m’avez l’air bien malade.

— Non ! non ! allez ! dit Lucienne.

Le cocher haussa les épaules, remonta sur son siège et s’éloigna.

Onze heures sonnaient à une horloge. Une seule lumière brillait à la façade de la maison d’Adrien.

— C’est sa chambre, se disait Lucienne ; c’est là que je l’ai vu une fois déjà.

Et elle essayait de le voir encore. Mais son regard se troublait. Par instant, elle croyait que la maison était en flammes, puis tout devenait noir. Il lui sembla pourtant que la lumière s’éteignait. Alors elle voulut traverser la rue.

— Plus près ! plus près ! disait-elle.

Elle se leva ; ses jambes lui parurent changées en deux blocs de pierre.

Elle essaya d’avancer, et tomba, les mains dans le ruisseau.

Alors, avec une sorte de colère, comme un serpent à demi écrasé, elle rampa, se traîna, s’aidant des coudes, accrochant ses ongles aux saillies des pavés, et elle atteignit la maison.

— Ah ! dit-elle, là ! là ! en travers de ta porte, comme un chien fidèle !

Et elle s’abandonna à la mort.


Le lendemain, de très-grand matin, le domestique entra dans la chambre d’Adrien sans que celui-ci l’eût appelé.

— Monsieur, dit-il d’un air très-effrayé, que faut-il faire ? Je viens de trouver une jeune femme morte contre la porte de la maison.

Adrien eut un pressentiment. Pâle comme un spectre, il s’habilla en toute hâte et descendit.

— Mon cœur ne m’a jamais trompé, s’écria-t-il en voyant la morte, c’est elle. Elle est peut-être vivante encore, dit-il au domestique. Vite ! vite ! allez chercher un médecin. Ne dites rien à madame, de peur de l’effrayer.

Tandis que le domestique courait exécuter cet ordre, il prit la jeune fille dans ses bras et remonta. Il la posa sur son lit tiède encore. Les longs cheveux de Lucienne se répandirent sur l’oreiller.

Alors immobile comme pétrifié il la regarda avec épouvante et désespoir. Elle gardait sa grâce et sa douceur dans la majesté de la mort. Une de ses mains, blanche comme un lys, pendait dans les plis des draps, et elle semblait dormir sur ce lit défait qui aurait dû être le sien.

— Ah ! bourreau cruel et imbécile ! s’écria tout à coup le jeune homme, voilà ce que tu as fait !

Et il se jeta en sanglotant sur le corps de Lucienne, l’entourant de ses bras, essayant de la réchauffer sous ses baisers, l’appelant, lui promettant de tout abandonner, d’être tout à elle, si elle était rendue à son amour.

Lucienne était bien morte, puisqu’elle ne répondit pas.

Le médecin ne put que constater le décès.

M. Lemercier arriva bientôt. Il avait deviné que la jeune fille, par un effort surhumain de volonté, était venue mourir près de celui qui la tuait.

— C’est donc fini, chère douce martyre ! s’écria-t-il en la voyant. Voilà où t’ont menée ton courage et tes longs sacrifices. Tu meurs à vingt-trois ans, belle, adorée, mais fidèle à ton inutile et douloureux amour ! Ma pauvre enfant bien-aimée ! …

— Monsieur, dit Adrien, en relevant vers le vieillard son visage baigné de larmes, les morts sont délivrés ; plaignez les vivants.

Le marin appuya son front sur la main glacée de Lucienne.

— Vous avez raison, dit-il, les vivants sont seuls à plaindre.

Et sa pensée courut vers Stéphane errant sur la mer et à jamais désespéré.