Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 65

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 344-374).


CHAPITRE LXV


Madame Grandet eût été fâchée d’être obligée de ne pas admettre Lucien à la première place dans son cœur. Si la situation se fût prolongée huit ou dix jours, elle eût peut-être continué, à ses frais, la route pour la première idée de laquelle il avait fallu la payer par un ministère. Elle eût aimé Lucien sérieusement.

Elle voulut faire une partie d’échecs avec lui.

[Lucien lui dit : « Par un petit sentier détourné et auquel un buisson cache la plaine immense que nous dominons, mon père m’a fait parvenir au faîte de la fortune. »]

Elle était, ce soir-là, animée, brillante, d’une fraîcheur encore plus admirable qu’à l’ordinaire. Sa beauté, qui était du premier rang, n’avait rien de sublime, d’austère, en un mot de ce qui charme les cœurs distingués et fait peur au vulgaire. Le succès de madame Grandet auprès des quinze ou vingt personnes qui successivement s’approchèrent de la table d’échecs était frappant.

« Et une telle femme me fait presque la cour ! pensait Lucien, tout en donnant à madame Grandet le plaisir de le gagner. Il faut que je sois un être bien singulier pour n’être pas heureux. »

Tout à coup, il se dit :

« Je suis dans une position analogue à celle de mon père. Je perds ma position dans ce salon si je n’en profite pas, et qui me dit que je ne la regretterai pas ? J’ai toujours méprisé cette position, mais je ne l’ai jamais occupée. La méprise serait d’un sot. »

— C’est un avantage bien cruel pour moi que celui de jouer aux échecs avec vous. Si vous ne répondez pas à mon fatal amour, il ne me reste d’autre ressource que de me brûler la cervelle.

— Eh bien ! vivez et aimez-moi… Votre présence ce soir m’ôterait tout l’empire que je dois avoir sur moi-même pour répondre à tant de monde. Allez parler cinq minutes à mon mari, et venez demain à une heure, à cheval s’il fait beau[1].

— Me voilà donc heureux », pensa Lucien en remontant dans son cabriolet.

Il n’eut pas fait cent pas dans la rue qu’il accrocha.

« Je suis donc vraiment heureux, se dit-il en faisant monter son domestique pour conduire, je suis troublé.

« N’est-ce donc que cela, que le bonheur que peut donner le monde ? Mon père va faire un ministère, il a le plus beau rôle à la Chambre, la femme la plus brillante de Paris semble céder à ma prétendue passion… »

Lucien eut beau torturer ce bonheur-là, le serrer dans tous les sens, il n’en put tirer que cette sensation :

« Goûtons bien ce bonheur, pour ne pas le regretter comme un enfant quand il sera passé. »

Quelques jours après[2], Lucien, descendant de cabriolet pour monter chez madame Grandet, fut séduit par l’éclat d’un beau clair de lune qu’il apercevait par la porte cochère sur la place de la Madeleine. Au lieu de monter, il sortit, ce qui étonna fort MM. les cochers.

Pour se délivrer de leurs regards, il alla à cent pas plus loin, alluma humblement son cigare au feu d’un marchand de marrons, et se laissa aller à admirer la beauté du ciel et à réfléchir.

Lucien n’était nullement dans la confidence de tout ce que son père venait de faire pour lui, et nous ne nierons pas qu’il ne fût un peu fier de ses succès auprès de cette madame Grandet, dont la conduite irréprochable, la rare beauté, la haute fortune jetaient un certain éclat dans la société de Paris. Si elle eût réuni de la naissance à ces avantages, elle eût été célèbre ; mais quoi qu’elle fît, jamais elle n’avait pu avoir de milords anglais chez elle.

Ce bonheur fut beaucoup plus vivement senti par Lucien après quelque temps que les premiers jours.

Madame Grandet était la plus grande dame qu’il eût jamais approchée, car nous avouerons, et ceci lui nuira infiniment dans l’esprit de nos belles lectrices qui, pour leur bonheur, ont trop de noblesse ou trop de fortune, que les prétentions infinies de mesdames de Commercy, de Marcilly et autres cousines de l’empereur dépourvues de fortune qu’il avait rencontrées à Nancy lui avaient toujours semblé ridicules…

« Le culte des vieilles idées, l’ultracisme, est bien plus ridicule en province qu’à Paris ; à mes yeux il l’est moins, car en province, au moins, ce grand corps est pur d’énergie. Ces gens-ci ont de l’envie et de la peur, et à cause de ces deux aimables passions ils oublient de vivre. »

Ce mot, par lequel Lucien se résumait toutes ses sensations de province, lui gâtait la charmante figure de madame d’Hocquincourt comme l’esprit supérieur de madame de Puylaurens. Cette peur continue, ce regret d’un passé qu’on n’ose pas défendre comme estimable, empêchaient aux yeux de Lucien toute vraie grandeur. Il y avait au contraire tant de luxe, de richesse véritable et d’absence de peur et d’envie dans les salons de madame Grandet !

« Là seulement on sait vivre », se disait Lucien. Et il se passait quelquefois des semaines entières sans qu’il fût choqué par quelque propos bas, tel qu’on n’en entendait jamais de pareil dans les salons de madame d’Hocquincourt ou de madame de Puylaurens. Ces propos bas, montrant toute la vileté de l’âme, étaient tenus par quelque député du centre qui, en se vendant au ministère pour un ruban ou une recette de tabac, n’avait pas encore appris à placer un masque sur sa laideur. Au grand chagrin de son père, jamais Lucien n’adressait la parole à ces êtres lourds ; il les entendait en passant qui, à propos des vingt-cinq millions du président Jackson, du droit sur les sucres ou de quelque autre question du moment, agitaient lourdement quelque point d’économie politique sans pouvoir s’élever à comprendre même les bases de la question.

« Voilà sans doute la lie de la France, pensait Lucien ; cela est bête et vendu. Mais du moins cela n’a pas peur et ne regrette pas le passé, et ils n’hébètent pas leurs enfants en les réduisant pour toute lecture à la Journée du Chrétien.

« Dans ce siècle où tout est argent, où tout se vend, quoi de comparable à une immense fortune dépensée d’une main adroite et cauteleuse ? Ce Grandet ne dépense pas dix louis sans songer à la position qu’il occupe dans le monde. Ni lui ni sa femme ne se permettent les caprices que je me passe, moi, fils de famille. »

Il les voyait lésiner souvent pour la location d’une loge ou demander une loge au Château ou au ministère de l’Intérieur.

Lucien voyait madame Grandet entourée des hommages universels. Au milieu de toute cette philosophie, un certain instinct monarchique existant encore chez les Français à carrosse lui disait bien qu’il serait plus flatteur d’être préféré par une femme portant l’un des noms célèbres de la monarchie.

« Mais si j’arrivais, chose impossible pour moi, dans les salons de cette opinion à Paris, j’y trouverais pour toute différence [que] les trois ou quatre officiers de Saint-Louis de MM. de Serpierre et de Marcilly seraient remplacés par trois ou quatre ex-pairs soutenant, comme M. de Saint-Lérant chez madame de Marcilly, que l’empereur Nicolas a un trésor de six cents millions, à lui légué par l’empereur Alexandre, dans une petite caisse, avec commission d’exterminer les jacobins de France aussitôt qu’il en aura le loisir. Il y a sans doute, ici comme là-bas, un abbé Rey régnant en despote sur ces pauvres jolies femmes et les obligeant par la terreur à aller passer deux heures au sermon d’un M. l’abbé Poulet. La maîtresse que j’aurais, si l’âge de ses aïeux touchait au berceau du monde, serait obligée, comme madame d’Hocquincourt, à se mêler malgré elle dans une discussion de vingt minutes au moins sur le mérite du dernier mandement de monseigneur l’évêque de… Les louanges des Pères qui firent brûler Jean Huss seraient, il est vrai, présentées avec une élégance parfaite, mais que cette élégance trahit de dureté de cœur ! Dès que je l’aperçois, elle me met sur mes gardes. Dans les livres elle me plaît, mais dans le monde elle me glace et au bout d’un quart d’heure m’inspire de l’éloignement[3].

« Chez madame Grandet, grâce à son nom bourgeois, ce genre d’absurdité est entièrement réservé à ses colloques du matin avec madame de Thémines, madame Toniel ou autres mères de l’Église, et j’en serai quitte pour quelques mots de respect pour ce qui est respectable répétés une fois la semaine.

« Les hommes que je vois chez madame Grandet ont au moins fait quelque chose, quand ce ne serait que leur fortune. Qu’ils l’aient acquise par le négoce, ou par des articles de journaux, ou par des discours vendus au gouvernement, enfin ils ont agi.

« Ce monde que je vois chez ma maîtresse, dit-il en riant, est comme une histoire écrite en mauvais langage, mais intéressante pour le fond des choses. Le monde de madame de Marcilly, c’est des théories absurdes, ou même hypocrites, basées sur des faits controuvés et recouvertes d’un langage poli, mais l’âpreté du regard dément à chaque instant l’élégance de la forme. Toute cette éloquence onctueuse et imitée de Fénelon exhale, pour qui a des sens fins, une odeur fine et pénétrante de coquinerie et de friponnerie.

« Chez la madame de Marcilly de Paris je pourrais prendre peu à peu l’habitude de cette absence d’intérêt pour ce que je dis et de ces expressions diminuant ma pensée que ma mère me recommande souvent. Je commence bien quelquefois à me repentir de ne pas avoir eu ces vertus du XIXe siècle, mais je m’ennuierais moi-même ; je compte que la vieillesse y pourvoira.

« Je remarque que l’effet assuré de cette espèce d’élégance chez le petit nombre de jeunes habitants du faubourg Saint-Germain, gens qui ont pu l’acquérir sans laisser leur bon sens à l’école, est de répandre autour de l’homme accompli une méfiance profonde. Ces discours élégants sont comme un oranger qui croîtrait au milieu de la forêt de Compiègne : ils sont jolis, mais ne semblent pas de notre siècle.

« Le hasard n’a pas voulu me faire naître dans ce monde-là. Et pourquoi me changer ? Que demandé-je au monde ? Mes yeux me trahiraient, et madame de Chasteller me l’a dit vingt fois… »

Son parler si coulant fut interrompu net, comme jadis celui de cet homme faible qui, devant le pouvoir, venait de désavouer son ami arrêté pour opinions politiques par la police, fut averti par le chant du coq. Lucien resta immobile, comme Bartolo dans le Barbiere de Rossini. Huit ou dix fois depuis son bonheur auprès de madame Grandet l’idée de madame de Chasteller s’était présentée à lui, mais jamais aussi nettement ; toujours il avait été distrait par quelque phrase rapide, comme : « Mon cœur n’est pour rien dans cette aventure de jeunesse et d’ambition. » Mais par toutes les combinaisons qui avaient précédé le rappel du nom de madame de Chasteller il prenait des mesures pour faire durer longtemps cette nouvelle liaison. Madame Grandet ne le portait pas simplement à rompre avec la personne de mademoiselle Raimonde, mais avec le souvenir cher et sacré de madame de Chasteller. L’impiété était plus grande.

Il y avait deux mois qu’il avait rencontré dans la collection des porcelaines divines de M. Constantin une tête qui l’avait fait rougir par sa ressemblance avec madame de Chasteller, et il l’avait fait copier en ne quittant pas un moment le jeune peintre dont, par son anxiété et sa douceur, il s’était fait un ami. Il courut chez lui comme pour faire amende honorable devant cette sainte image. Sera-t-il tout à fait déshonoré si nous avouons que, comme le personnage célèbre auquel nous avons eu naguère le courage de le comparer, il répandit des pleurs ?

Sur la fin de la soirée, il prit sur lui de venir passer un moment chez madame Grandet. Lucien était un autre homme. Madame Grandet s’aperçût de ce changement dans ses idées. Huit jours auparavant, cette nuance morale eût passé inaperçue. Sans se l’avouer, elle n’était plus seulement dominée par l’ambition, elle commençait à prendre du goût pour ce jeune homme qui n’était pas triste comme les autres, mais sérieux. Elle lui trouvait un charme inexprimable. Si elle eût eu plus d’expérience ou plus d’esprit, elle eût appelé naturel cette façon d’être singulière qui l’attachait à Lucien.

Elle avait vingt-six ans passés, elle était mariée depuis sept ans, et depuis cinq régnait dans la plus brillante si ce n’est la plus noble société. Jamais un homme n’avait osé lui baiser la main en tête-à-tête.

Le lendemain, il y eut une scène entre M. Leuwen et madame Grandet. M. Leuwen, parfaitement honnête homme dans toute cette affaire, s’était hâté de présenter M. Grandet au vieux maréchal, lequel, rempli de bon sens et de vigueur quand il ne se laissait pas engourdir par la paresse ou par l’humeur, avait fait à ce futur collègue quatre ou cinq questions brusques, auxquelles le riche banquier, peu accoutumé à s’entendre parler aussi nettement, avait répondu par des phrases qu’il croyait bien arrondies. Sur quoi le maréchal qui détestait les phrases, d’abord parce qu’elles sont détestables, et ensuite parce qu’il ne savait pas en faire, lui avait tourné le dos.

— Mais, votre homme n’est qu’un sot !

M. Grandet était rentré chez lui pâle et désespéré. De toute la journée il ne fut plus tenté de se comparer à Colbert. Il avait justement le degré de tact nécessaire pour comprendre qu’il avait souverainement déplu au maréchal. Il est vrai que la grossièreté du vieux général, ennuyé, voleur et rongé de bile, avait proportionné sa conduite à la rapidité de tact de M. Grandet.

Celui-ci raconta son malheur à sa femme, qui accabla son mari de flatteries mais prit sur-le-champ la ferme opinion que M. Leuwen l’avait trompée. Elle méprisait bien son mari, ainsi que le doit toute honnête femme, mais elle ne le méprisait pas assez.

« Quel est son métier ? se disait-elle depuis trois ans. Il est banquier et colonel de la garde nationale. Eh bien ! comme banquier il gagne de l’argent, comme colonel il est brave. Les deux métiers s’entraident ; comme colonel, il fait avoir de l’avancement dans la Légion d’honneur à certains régents de la Banque de France ou du syndicat des agents de change, qui de temps à autre lui font prêter un million ou deux pendant trente-six heures pour faire une hausse ou une baisse. Mais M. le comte de Vaize exploite la Bourse par son télégraphe, comme M. Grandet par une hausse[4]. Deux ou trois ministres font comme M. de Vaize, et leur maître à tous ne s’en fait pas faute et quelquefois les ruine, comme il est arrivé à ce pauvre Castelfulgens. Mon mari a sur tous ces gens-là l’avantage d’être un très brave colonel. »

Madame Grandet ne croyait pas que le monde s’aperçût de la détestable manie de faire de l’esprit qui possédait son lourd mari ; or, jamais homme n’avait reçu de la nature une imagination plus calme pour tout ce qui n’était pas de l’argent comptant réalisé ou perdu par une cote de change. Tout ce que l’on disait lui semblait toujours, à lui vrai marchand, un bavardage destiné à enjôler un acheteur.

Depuis quatre ou cinq ans que M. Grandet, piqué d’honneur par le luxe de M. Thourette, donnait de belles fêtes, madame Grandet ne le voyait jamais qu’entouré de flatteurs. Un jour, un pauvre petit bonhomme d’esprit, pauvre et pas trop bien mis, M. Gamont[5] avait osé différer un peu d’opinion avec M. Grandet sur le plus ou moins de beauté de la cathédrale d’Auch, M. Grandet l’avait chassé de chez lui à l’instant avec une grossièreté, avec un triomphe barbare des écus sur la pauvreté qui avait choqué même madame Grandet. Quelques jours après elle envoya, avec une lettre anonyme alléguant [une] restitution, cinq cents francs au pauvre Gamont qui, trois mois après, eut la bassesse de se laisser réinviter à dîner par M. Grandet.

Lorsque M. Leuwen dit à madame Grandet la vérité, encore bien adoucie, sur le vide, la platitude, les fausses grâces des réponses de M. Grandet au vieux maréchal, madame Grandet lui fit entendre avec un froid dédain, qui allait admirablement au genre de sa beauté, qu’elle croyait qu’il la trahissait.

M. Leuwen se conduisit comme un jeune homme : il fut au désespoir de cette accusation, et pendant trois jours son unique affaire fut de prouver son injustice à madame Grandet.

Ce qui compliquait la question, c’est que le roi, qui depuis cinq ou six mois devenait chaque jour plus ennemi des résolutions décisives, avait envoyé son fils chez le ministre des Finances afin de moyenner un raccommodement avec le vieux maréchal, sauf ensuite, quand le raccommodement ne conviendrait plus à lui roi, de désavouer son fils et de l’exiler à la campagne. Le raccommodement avait réussi, car le vieux maréchal tenait beaucoup à ce qu’une certaine fourniture de chevaux fût entièrement soldée avant sa sortie du ministère. M. Salomon C…, le chef de cette entreprise, avait sagement stipulé que les cent mille francs de nantissement donnés par le fils du maréchal et les bénéfices appartenant à la même personne ne seraient payés qu’avec les fonds provenant de l’ordonnance de solde signé par M. le ministre des Finances. Le roi savait bien la spéculation sur les chevaux, mais n’avait pas connaissance de ce détail, quand il l’apprit par un petit espion intérieur du ministre des Finances qui adressait des comptes rendus à sa sœur. Il fut humilié et furieux de ne pas l’avoir deviné, et dans sa colère il fut sur le point de donner le commandement d’une brigade à Alger à M. le G., le chef de sa police particulière. La politique du roi avec ses ministres eût été toute différente s’il avait été sûr de tenir le maréchal par des liens invincibles pendant quinze jours encore.

M. Leuwen ne savait pas ce détail, il prit ce délai de quinze jours pour un nouveau symptôme de timidité ou même d’affaiblissement dans le génie du roi, mais cette raison il n’osa jamais la donner à madame Grandet. Il avait pour principe qu’il est certaines choses qu’il ne faut jamais dire aux femmes.

Il résulta de là que, parlant avec une ouverture de cœur et une bonne foi parfaites, sauf ce détail, [à] madame Grandet, dont l’esprit était aiguisé en cette circonstance par l’anxiété la plus vive, crut voir qu’il n’était pas sincère avec elle.

M. Leuwen s’aperçut de ce soupçon. Dans son désespoir d’honnête homme, qui fut vif et violent comme toutes ses sensations, ce même jour M. Leuwen, qui n’osait traiter à fond de certain sujet en présence de sa femme, après le dîner de famille partit de bonne heure pour l’Opéra, emmena son fils, ferma avec soin le verrou de sa loge. Ces précautions prises, il osa lui raconter en détail et dans le style le plus simple le marché fait avec madame Grandet[6]. M. Leuwen croyait parler à un homme politique, et commettait lui-même une lourde gaucherie.

La vanité de Lucien fut consternée, il se sentit froid dans la poitrine, car notre héros, en cela fort différent des héros des romans de bon goût, n’est point absolument parfait, il n’est même pas parfait tout simplement. Il est né à Paris, par conséquent il a des premiers mouvements d’une force incroyable.

Cette vanité immense, parisienne, n’était pas cependant unie à sa compagne vulgaire, la sottise de croire posséder des avantages qu’on n’a pas. Du côté des choses qui lui manquaient, il se jugeait même avec sévérité. Par exemple, il se disait :

« Je suis trop simple, trop sincère, je ne sais pas assez dissimuler l’ennui, et encore moins l’amour que je sens, pour arriver jamais à des succès marquants auprès des femmes de la société. »

Tout à coup, et d’une façon imprévue, madame Grandet, avec son port de reine, sa rare beauté, son immense fortune, sa conduite irréprochable, était venue donner un brillant démenti à ces prévisions philosophiques, mais tristes. Lucien goûtait ce hasard avec délices.

« Ce succès n’aura jamais de pendant, se disait-il ; jamais je ne réussirai, sans amour de ma part, auprès d’une femme à haute vertu et à grand état dans le monde. Je n’aurai jamais de succès, si j’en ai, que, comme me le dit Ernest, par le plat et vulgaire moyen de la contagion de l’amour. Je suis trop ignare pour savoir séduire qui que ce soit, même une grisette. Au bout de huit jours, ou elle m’ennuie, je la plante là, ou elle me plaît trop, elle le voit, et se moque de moi. Si la pauvre madame de Chasteller m’a aimé, comme je suis quelquefois tenté de le croire, et encore aimé après la faute commise avec cet exécrable lieutenant-colonel de hussards, être si commun, si plat, si dégoûtant comme rival, ce n’est pas que j’aie eu du talent, c’est tout simplement que je l’aimais à la folie… comme je l’aime. »

Lucien s’arrêta un moment. Sa vanité était si vivement piquée en ce moment, qu’il avait de l’amour plutôt le souvenir récent que la conscience de sa présence actuelle.

[L’aventure de madame Grandet commençait donc à plaire à Lucien comme une chance heureuse. « Il est drôle, se disait-il avant la confidence faite par son père, que sans rouerie, sans fausseté autre que de parler de mon amour, sans scélératesse d’aucune espèce, j’ai eu un succès de femme. Les habiles croient une telle chose impossible. » ]

Ce fut précisément à l’instant où l’aventure de madame Grandet commençait à plaire extrêmement à Lucien que le mot de son père vint faire disparaître tout cet échafaudage de contentement de soi-même. Une heure auparavant, il se répétait encore :

« Ernest se sera trompé une fois quand il m’a prédit que de la vie je n’obtiendrais une femme comme il faut, sans l’aimer, autrement que par la pitié, les larmes et tout ce que ce chimiste de malheur [appelle] la voie humide. »

Le traître mot dit par son père succédant à une journée de triomphe le plongea dans l’amertume.

« Mon père, se dit Lucien, se moque de moi ! »

Par excès de vanité, il sut ne pas se laisser dominer par l’œil fin et scrutateur de son père qu’il voyait attaché aux siens, il déroba à ce moqueur impitoyable son désappointement cruel. M. Leuwen eût été bien heureux de deviner son fils. Il savait par expérience que le même fonds de vanité qui fait sentir cruellement les malheurs de ce genre ne les laisse pas sentir longtemps. Il avait au contraire une crainte profonde de l’intérêt inspiré par madame de Chasteller. Il ne sut rien voir et trouva son fils un homme politique comprenant fort bien la position du roi avec ses ministres et ne s’exagérant d’un côté ni la finesse cauteleuse, ni la bassesse rampante de l’autre, bassesse qui toutefois se réveille sous le coup de fouet cruel de la plaisanterie parisienne.

Une minute ne s’était pas passée que M. Leuwen n’était plus attentif qu’à bien pénétrer Lucien du rôle qu’il devait jouer auprès de madame Grandet pour la bien persuader que lui, Leuwen père, ne la trahissait en aucune façon et que c’était la lourdise de M. Grandet qui avait fait tout le mal ; mais lui, Leuwen, se chargeait de réparer ce mal.

Heureusement pour notre héros, après une séance d’une heure M… vint parler à son père.

— Tu vas place de la Madeleine, n’est-ce pas !

— Sans doute, répondit Lucien avec une véracité jésuite.

En effet, il alla presque en courant jusque sur la place de la Madeleine[7], seul endroit de ces environs où, à cette heure, il pût trouver quelque tranquillité et la certitude de n’être pas abordé, car il était un petit personnage et on lui faisait la cour.

Là, pendant une heure entière il se promena sur les dalles des trottoirs solitaires et put se dire et se redire :

« Non, je n’ai pas gagné un quine à la loterie, oui, je suis un nigaud incapable d’obtenir une femme par mon esprit et de la gagner autrement que par la méthode plate de la contagion de l’amour.

« Oui, mon père est comme tous les pères, ce que je n’avais pas su voir jusqu’ici ; avec infiniment plus d’esprit et même de sentiment qu’un autre, il n’en veut pas moins me rendre heureux à sa façon et non à la mienne. Et c’est pour servir cette passion d’un autre que je m’hébète depuis huit mois par le travail de bureau le plus excessif, et dans le fait le plus stupide. Car les autres victimes du fauteuil de maroquin au moins sont ambitieux, le petit Desbacs par exemple. Ces phrases emphatiques et convenues que j’écris avec variations, dans la bonne intention de faire pâlir un préfet qui souffre un café libéral dans sa ville, ou pour faire pâmer d’aise celui qui, sans se compromettre, a pu gagner un jury et envoyer en prison un journaliste, ils les trouvent belles, convenables, gouvernementales. Ils ne pensent pas que celui qui les signe n’est qu’un fripon. Mais un sot comme moi, affligé de cette délicatesse, j’ai tout le déboire du métier sans aucune de ses jouissances. Je fais sans goût des choses que je trouve à la fois déshonorantes et stupides. Et tôt ou tard ces paroles aimables que je me dis ici, j’aurai le plaisir de me les entendre adresser tout haut et en public, ce qui ne laissera pas d’être flatteur. Car enfin, à moins que l’excès de l’esprit ne tue, comme disent les bonnes femmes, je n’ai que vingt-quatre ans, et, en conscience ce château de cartes de friponneries éhontées, combien peut-il durer ! Cinq ans ? Dix ans ? Vingt ans ? Probablement pas dix ans. Quand j’en aurai quarante à peine, et qu’il y aura réaction contre ces fripons-ci, mon rôle sera le dernier des rôles, le fouet de la satire, poursuivit-il avec un sourire plein d’amertume, me vilipendera pour des péchés qui, pour moi, n’ont pas été aimables.

_____________Si vous vous damnez,
Damnez-vous [donc] au moins pour des péchés aimables !

Desbacs, au contraire, jouera le beau rôle. Car enfin, aujourd’hui il serait ivre de bonheur de se voir maître des requêtes, préfet, secrétaire général, tandis que je ne puis voir dans M. Lucien Leuwen qu’un sot complet, qu’un butor endurci. La boue de Blois même n’a pas pu me réveiller. Qui te réveillera donc, infâme ? Attends-tu le soufflet personnel ?

« Coffe a raison : je suis plus grandement dupe qu’aucun de ces cœurs vulgaires qui se sont vendus au gouvernement. Hier, en parlant de Desbacs et consorts, Coffe ne m’a-t-il pas dit avec sa froideur inexorable : « Ce qui fait que je ne les méprise pas trop, c’est qu’au moins ils n’ont pas de quoi dîner. »

« Un avancement merveilleux pour mon âge, mes talents, la position de mon père dans le monde, m’a-t-il jamais donné d’autre sentiment que cet étonnement sans plaisir : « N’est-ce que ça ? »

« Il est temps de se réveiller. Qu’ai-je besoin de fortune ! Un dîner de cinq francs et un cheval ne me suffisent-ils pas, et au delà ? Tout le reste est bien plus souvent corvée que plaisir, à présent surtout que je pourrai dire : « Je ne méprise pas ce que je ne connais point, comme un sot philosophe à la Jean-Jacques. Succès du monde, sourires, serrements de mains des députés campagnards ou des sous-préfets en congé, bienveillance grossière dans tous les regards d’un salon, je vous ai goûtés !… Je vais vous retrouver dans un quart d’heure au foyer de l’Opéra. »

« Et si je partais, sans rentrer à l’Opéra, pour aller entrevoir le seul pays au monde où soit pour moi le peut-être du bonheur ?… En dix-huit heures, je puis être dans la rue de la Pompe ! »

Cette idée s’empara de son attention pendant une heure entière. Depuis quelques mois, notre héros était devenu beaucoup plus hardi, il avait vu de près les motifs qui font agir les hommes chargés des grandes places. Cette sorte de timidité qui a un œil clairvoyant annonce une âme sincère et grande n’avait pu tenir contre la première expérience des grandes affaires. S’il eût usé sa vie dans le comptoir de son père, il eût peut-être été toute la vie un homme de mérite, connu pour tel d’une personne ou deux. Il osait maintenant croire à son premier mouvement, et y tenir jusqu’à ce qu’on lui eût prouvé qu’il avait tort. Et il devait à l’ironie de son père l’impossibilité de se payer de mauvaises raisons.

Pendant une heure entière, ces idées occupèrent sa promenade agitée.

« Au fond, je n’ai à ménager dans tout ceci que le cœur de ma mère et la vanité de mon père, qui au bout de six semaines oubliera ses châteaux en Espagne sur un fils qui se trouve être mille fois trop paysan du Danube pour ce qu’il en veut faire : un homme adroit faisant une bonne brèche dans le budget. »

Avec ces idées établies dans son esprit comme des idées incontestables et nouvelles, Lucien rentra à l’Opéra. La musique plate et les charmants pas de mademoiselle Elssler lui causèrent un enchantement qui l’étonna. Il se disait vaguement qu’il ne jouirait pas longtemps encore de toutes ces belles choses, et à cause de cela elles ne lui donnaient pas d’humeur.

Pendant que la musique donnait des ailes à son imagination, sa raison parcourait avec intérêt plusieurs chances de la vie.

« Si par l’agriculture on n’était pas mis en rapport avec des paysans fripons, avec un curé qui les ameute contre vous, avec un préfet qui vous fait voler votre journal à la poste, comme avant-hier encore je l’ai insinué à ce benêt de préfet de…, ce serait une manière de travailler qui me conviendrait… Vivre dans une terre avec madame de Chasteller et faire produire à cette terre les douze ou quinze mille francs nécessaires à notre luxe modeste !

« Ah ! l’Amérique !… Là point de préfets comme M. de Séranville ! » Et toutes ses anciennes idées sur l’Amérique et sur M. de Lafayette lui revinrent à l’esprit. Quand il rencontrait tous les dimanches M. de Laf[ayette] chez M. de Tracy, il se figurait qu’avec son bon sens, sa probité, sa haute philosophie, les gens d’Amérique auraient aussi l’élégance de ses manières. Il avait été rudement détrompé : là règne la majorité, laquelle est formée en grande partie par la canaille. « À New York, la charrette gouvernative est tombée dans l’ornière opposée à la nôtre. Le suffrage universel règne en tyran, et en tyran aux mains sales. Si je ne plais pas à mon cordonnier, il répand sur mon compte une calomnie qui me fâche, et il faut que je flatte mon cordonnier. Les hommes ne sont pas pesés, mais comptés, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson, et souvent rencontre plus de sympathie. Le clergé les hébète encore plus que nous ; ils font descendre un dimanche matin un voyageur qui court dans la malle-poste parce que, en voyageant le dimanche, il fait œuvre servile et commet un gros péché… Cette grossièreté universelle et sombre m’étoufferait… Enfin, je ferai ce que Bathilde voudra… »

Il raisonna longtemps sur cette idée, enfin elle l’étonna : il fut heureux de la trouver si profondément enracinée dans son esprit.

« Je suis donc bien sûr de lui pardonner ! Ce n’est pas une illusion. » Il avait entièrement pardonné la faute de madame de Chasteller. « Telle qu’elle est, elle est pour moi la seule femme qui existe… Je crois qu’il y aura plus de délicatesse à ne jamais laisser soupçonner que je connais les suites de la faiblesse pour M. de Busant de Sicile. Elle m’en parlera si elle veut m’en parler. Ce stupide travail de bureau me prouve au moins que je suis capable de gagner au besoin ma vie et celle de ma femme.

— À qui l’a-t-il prouvé ? dit le parti contraire. Et à cette objection le regard de Lucien devint hagard. À ces gens-ci que peut-être tu ne reverras jamais, qui, si tu les quittes, te calomnieront…[8]

— Eh ! non, parbleu, il l’a prouvé à moi, et c’est là l’essentiel. Et que me fait l’opinion de cette légion de demi-fripons qui regardent avec ébahissement ma croix et mon avancement rapide ? Je ne suis plus le jeune sous-lieutenant de lanciers partant pour Nancy afin de rejoindre son régiment, esclave alors de cent petites faiblesses de vanité, et encore regimbant sous ce mot brûlant d’Ernest Dévelroy : « Ô trop heureux d’avoir un père qui te donne du pain ! » Bathilde m’a dit des mots vrais ; par ses ordres, je me suis comparé à des centaines d’hommes, et des plus estimés… Faisons comme le monde, laissons la moralité de nos actions officielles. Eh bien ! je sais que je puis travailler deux fois autant que le chef de bureau le plus lourd, et partant le plus considéré, et encore à un travail que je méprise, et qui à Blois m’a couvert d’une boue méritée peut-être. »

Ce fonds de pensées était à peu près le bonheur pour Lucien. Les sons d’un orchestre mâle et vigoureux, les pas divins et pleins de grâce de mademoiselle Elssler le distrayaient de temps en temps de ses raisonnements et leur donnaient une grâce et une vigueur séduisantes. Mais bien plus céleste encore était l’image de madame de Chasteller, qui à chaque moment venait dominer sa vie. Ce mélange de raisonnements et d’amour fit de cette fin de soirée, passée dans un coin de l’orchestre, un des soirs les plus heureux de sa vie. Mais le rideau tomba.

Rentrer à la maison et être aimable pendant une conversation avec son père, c’était retomber de la façon la plus désagréable dans le monde réel, et, il faut avoir le courage de le dire, dans un monde ennuyeux. « Il ne faut rentrer à la maison qu’à deux heures, ou gare le dialogue paternel ! »

Lucien monta dans un hôtel garni, prit un petit appartement. Il paya, mais on insistait pour un passeport. Il se mit d’accord avec son hôte en assurant qu’il ne coucherait pas cette nuit et que le lendemain il apporterait son passeport.

Il se promena avec délices dans ce joli petit appartement, dont le plus beau meuble était cette idée : « Ici, je suis libre ! » Il s’amusa comme un enfant du faux nom qu’il se donnerait dans cet hôtel garni[9].

« Il faut un faux nom pour assurer encore plus ma liberté. Ici je serai, se disait-il en [se] promenant avec délices, je serai tout à fait à l’abri de la sollicitude paternelle, maternelle, sempiternelle ! »

Oui, ce mot si grossier fut prononcé par notre héros, et j’en suis fâché non pour lui, mais pour la nature humaine. Tant il est vrai que l’instinct de la liberté est dans tous les cœurs et qu’on ne le choque jamais impunément dans les pays où l’ironie a désenchanté les sottises. Un instant après, Lucien se reprocha vivement ce mot grossier à l’égard de sa mère, mais enfin, sans se l’avouer sans doute, cette excellente mère aussi avait attenté à sa liberté. Madame Leuwen croyait fermement avoir mis toute la délicatesse et toute l’adresse possibles à ses procédés, elle n’avait pas prononcé une seule fois le nom de madame de Chasteller. Mais un sentiment plus fin que l’esprit de la femme de Paris à qui l’on en accordait le plus avait donné à Lucien la certitude que sa mère haïssait madame de Chasteller. « Or, se disait-il, ou plutôt sentait-il sans se l’avouer, ma mère ne doit ni aimer ni haïr madame de Chasteller ; elle doit ne pas savoir qu’elle existe. »

[Le souvenir, vif et imprévu de madame de Chasteller avait fait une révolution dans le cœur de Lucien.

Mais il était enchaîné à Paris par la vive amitié qu’il avait pour ses parents.

La confidence de son père sur le marché fait avec madame Grandet fut une grande faute chez cet homme, adroit il est vrai, admirable d’expédients, mais trop de premier mouvement pour être politique.]

On pense bien qu’au milieu de telles idées Lucien n’eut pas la moindre tentation d’aller s’asphyxier dans les idées épaisses du salon de madame Grandet, et encore moins se soumettre à ses serrements de main. Cependant, on l’attendait dans ce salon avec anxiété. Le voile sombre qui quelquefois obscurcissait les qualités aimables de Lucien et le réduisait, en apparence du moins et aux yeux de madame Grandet, au rôle d’un froid philosophe, avait fait révolution chez cette femme jusque-là sage et ambitieuse.

« Il n’est pas aimable, mais du moins, se disait-elle, il est parfaitement sincère. »

Ce mot fut comme le premier pas qui la jeta dans un sentiment jusque-là si inconnu pour elle et si impossible.

  1. Déclaration de Madame. Reddition de la place.
  2. Soliloque de Lucien après l’intimité avec madame Grandet.
  3. Exemple : la méchanceté de M. de Courchamp (Mémoires de Créqui). Les relire en donnant le dernier vernis aux conversations des salons imitant Saint-Germain.
  4. Exemple celle du 3 et 4 février 1835.
  5. M. l’abbé de MontGaillard, voyage à Auch, de Tobie.
  6. Sotte confidence.
  7. Seconde promenade sur la place de la Madeleine.
  8. Tournure de tu dans le monologue.
  9. [L’idée de prendre ce petit appartement à l’angle de la rue Lepelletier, fit époque dans la vie de Lucien. Son premier soin, le lendemain, fut de porter à l’hôtel de Londres un passeport portant le nom de M. Théodose Martin, de Marseille, que M. Crapart lui donna].