Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 6

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 99-119).

CHAPITRE VI


Le lendemain matin, Lucien prit un appartement sur la grande place, chez M. Bonard, le marchand de blé, et le soir il sut de M. Bonard, qui le tenait de la cantinière qui fournissait d’eau-de-vie la table de messieurs les sous-officiers, que le colonel Filloteau s’était déclaré son protecteur et l’avait défendu contre de certaines insinuations peu bienveillantes du colonel Malher de Saint-Mégrin.

L’âme de Lucien était aigrie. Tout y contribuait : la laideur de la ville, l’aspect des cafés sales et remplis d’officiers portant le même habit que lui ; et parmi tant de figures, pas une seule qui montrât, je ne dirai pas de la bienveillance, mais tout simplement cette urbanité que l’on voit à Paris chez tout le monde. Il alla voir M. Filloteau, mais ce n’était plus l’homme avec lequel il avait voyagé. Filloteau l’avait défendu, et pour le lui faire sentir, prit avec lui un ton d’importance et de protection grossière qui mit le comble à la mauvaise humeur de notre héros.

« Il faut donc tout cela pour gagner quatre-vingt-dix-neuf francs par mois[1], se disait-il. Qu’est-ce donc qu’ont dû supporter les hommes qui ont des millions ! Quoi ! reprenait-il avec rage, être protégé ! et par cet homme, dont je ne voudrais pas pour domestique ! » Le malheur exagère. Dur, amer et revêche comme Lucien l’était en ce moment, si son hôte se fût trouvé un Parisien digne, ils n’eussent pas échangé dix paroles en un an. Mais le gros M. Bonard n’était qu’horriblement intéressé en matière d’argent ; du reste, communicatif, obligeant, entrant, dès qu’il ne s’agissait plus de gagner quatre sous sur une mesure de blé. M. Bonard exerçait le négoce en grains. Il vint faire placer chez son nouvel hôte plusieurs petits meubles, et il se trouva qu’au bout de deux heures ils avaient grand plaisir à converser ensemble.

M. Bonard lui conseilla d’aller faire sa provision de liqueurs chez madame Berchu. Sans le digne marchand de blé, jamais Lucien n’eût eu cette idée si simple, qu’un sous-lieutenant qui passe pour riche et qui débute dans un régiment doit briller par sa provision de liqueurs.

— C’est madame Berchu, monsieur, qui a une si jolie fille, mademoiselle Sylviane ; c’est chez elle que le colonel de Busant se fournissait. C’est cette belle boutique là-bas, auprès des cafés ; et cherchez un prétexte, en marchandant, pour parler à mademoiselle Sylviane. C’est notre beauté à nous autres bourgeois, ajouta-t-il d’un ton sérieux qui allait bien mal à sa grosse figure. À l’honnêteté près qu’elle possède, et que les autres n’ont pas, elle peut fort bien soutenir la comparaison avec mesdames d’Hocquincourt, de Chasteller, de Puylaurens, etc., etc.

Le bon M. Bonard était oncle de M. Gauthier[2], chef des républicains du pays, sans quoi il n’eût pas donné dans ces réflexions méchantes ; mais les jeunes rédacteurs de l’Aurore, le journal américain de la Lorraine, venaient souvent chez lui bavarder autour d’un bol de punch, et lui persuader qu’il devait se croire offensé par certaines actions des nobles propriétaires qui lui vendaient leur blé. Quoique se disant et se croyant républicains austères, ces jeunes gens étaient navrés au fond de l’âme de se voir séparés, par un mur d’airain, de ces jeunes femmes nobles, dont la beauté et les grâces charmantes ne pouvaient, à tout jamais, être admirées d’eux qu’à la promenade ou à l’église ; ils se vengeaient en accueillant tous les bruits peu favorables à la vertu de ces dames, et ces médisances remontaient tout simplement à leurs laquais, car en province, il n’y a plus aucune communication, même indirecte, entre les classes ennemies.

Mais revenons à notre héros. Éclairé par M. Bonard, il reprit son sabre et son colback[3], et alla chez madame Berchu. Il acheta une caisse de kirsch-wasser, puis une caisse d’eau-de-vie de Cognac, puis une caisse de rhum portant la date de 1810 ; tout cela avec un petit air de nonchalance et d’indifférence pour les prix destiné à frapper l’imagination de mademoiselle Sylviane. Il vit avec plaisir que ses grâces, dignes d’un colonel du Gymnase, ne manquaient pas absolument leur effet. La vertueuse Sylviane Berchu était accourue ; elle avait vu par le vasistas pratiqué au plancher de la chambre, située au-dessus de la boutique, que cet acheteur qui faisait remuer tout le magasin n’était autre que le jeune officier qui, la veille, s’était montré sur Lara, le fameux cheval de M. le préfet. Cette reine des beautés bourgeoises daigna écouter quelques mots polis que lui adressa Lucien. « Elle est belle, à la vérité, se dit-il, mais pas pour moi. C’est une statue de Junon, copiée de l’antique par un artiste moderne : les finesses et la simplicité y manquent, les formes sont massives mais il y a de la fraîcheur allemande. De grosses mains, de gros pieds, des traits fort réguliers et force minauderies, tout cela cache mal une fierté trop visible. Et ces gens-là sont outrés de la fierté des femmes de la bonne compagnie ! » Lucien remarqua surtout des mouvements de tête en arrière pleins de noblesse vulgaire, et faits évidemment pour rappeler la dot de vingt mille écus. Lucien, songeant à l’ennui qu’il retrouverait chez lui, prolongea sa visite dans la boutique. Mademoiselle Sylviane vit ce triomphe, et daigna exposer à son approbation quelques lieux communs assez bien tournés sur messieurs les officiers et sur les dangers de leurs amabilités. Lucien répondit que les dangers étaient bien réciproques, et qu’il l’éprouvait en ce moment, etc., etc. « Il faut que cette demoiselle ait appris tout cela par cœur, se disait-il, car, tout commun que cela soit, ces belles choses font tache sur sa conversation ordinaire. » Tel fut le genre d’admiration que lui inspira mademoiselle Sylviane, la beauté de Nancy, et en sortant de chez elle la petite ville lui sembla plus maussade encore. Il suivait, tout pensif, ses trois caisses de spiritueux, comme disait mademoiselle Sylviane. « Il ne s’agit plus, se dit-il, que de trouver un prétexte honnête pour en faire porter une ou deux chez le [lieutenant-]colonel Filloteau. »

La soirée fut terrible pour ce jeune homme, qui commençait la plus brillante carrière du monde et la plus gaie. Son domestique Aubry était depuis nombre d’années dans la maison de son père ; cet homme voulut faire le pédant et donner des avis. Lucien lui dit qu’il partirait pour Paris le lendemain matin, et le chargea de porter à sa mère une caisse de fruits confits.

Après cette expédition, Lucien sortit. Le temps était couvert, et il faisait un petit vent du nord froid et perçant. Notre sous-lieutenant avait son grand uniforme ; il le fallait bien, étant d’inspection à la caserne ; et d’ailleurs il avait appris, parmi tant de devoirs à remplir, qu’il ne fallait pas songer à se permettre une redingote bourgeoise sans une permission spéciale du colonel. Sa ressource fut de se promener à pied dans les rues sales de cette ville forte et de s’entendre crier Qui vive ? avec insolence à tous les deux cents pas. Il fumait force cigares ; après deux heures de ce plaisir, il chercha un libraire, mais ne put en trouver. Il n’aperçut de livres que dans une seule boutique ; il se hâta d’y entrer ; c’étaient des Journées du Chrétien, exposées en vente chez un marchand de fromages, vers une des portes de la ville.

Il passa devant plusieurs cafés ; les vitres étaient ternies par la vapeur des respirations, et il ne put prendre sur lui d’entrer dans aucun ; il se figurait une odeur insupportable. Il entendit rire dans ces cafés, et, pour la première fois de sa vie, connut l’envie.

Il fit de profondes réflexions cette soirée-là sur les formes de gouvernement, sur les avantages qui étaient à désirer dans la vie, etc., etc. « S’il y avait un spectacle, je chercherais à faire la cour à une demoiselle chanteuse ; je la trouverais peut-être d’une amabilité moins lourde que mademoiselle Sylviane, et du moins elle ne voudrait pas m’épouser. »

Jamais il n’avait vu l’avenir sous d’aussi noires couleurs. Ce qui ôtait toute possibilité à des images moins tristes, c’était ce raisonnement qui lui semblait sans réplique : « Je vais passer ainsi au moins un an ou deux, et, quoi que je puisse inventer, ce que je fais dans ce moment-ci, je le ferai toujours. »

Un des jours suivants, après l’exercice, le lieutenant-colonel Filloteau passa devant le logement de notre héros et vit à la porte Nicolas Flamet, le lancier qu’il lui avait donné pour soigner son cheval. (Son cheval anglais pansé par un soldat ! Aussi Lucien allait-il dix fois par jour à l’écurie.)

— Eh bien, qu’est-ce que tu dis du lieutenant ?

— Bon garçon, fort généreux, colonel, mais pas gai.

Filloteau monta.

— Je viens passer l’inspection de votre quartier, mon cher camarade ; car je vous sers d’oncle, comme on disait dans Berchiny, quand j’y étais brigadier, avant l’Égypte, ma foi ! car je ne fus maréchal des logis qu’à Aboukir, sous Murat, et sous-lieutenant quinze jours après.

Mais tout ce détail héroïque était perdu pour Lucien ; au mot d’oncle il avait tressailli ; mais il se remit aussitôt.

— Eh ! bien, mon cher oncle, reprit-il avec gaieté, trop honoré du titre, j’ai ici, en visite, trois respectables parentes, que je veux avoir l’honneur de vous présenter. Ce sont ces trois caisses de la première, la veuve kirsch-wasser de la forêt Noire

— Je la retiens pour moi », dit le Filloteau avec un gros rire. Et, s’approchant de la caisse ouverte, il y prit un cruchon.

« Je n’ai pas eu de peine à amener le prétexte, » pensa Lucien.

— Mais, colonel, cette respectable parente a juré de ne se séparer jamais de sa sœur, qui se nomme mademoiselle Cognac de 1810, entendez-vous ?

— Parbleu, on n’a pas plus d’esprit que vous ! Vous êtes réellement un bon garçon, s’écria Filloteau, et je dois des remerciements à l’ami Dévelroy pour m’avoir fait faire votre connaissance.

Ce n’était pas précisément avarice chez notre digne colonel ; mais il n’eût jamais songé à faire la dépense de deux caisses de liqueurs, et il était ravi de se les voir tomber du ciel. Goûtant tour à tour le kirsch et l’eau-de-vie, il compara longuement l’un et l’autre, et fut attendri.

— Mais parlons d’affaires : je suis venu ici pour ça, ajouta-t-il avec une affectation mystérieuse et en se jetant pesamment sur un canapé. Vous faites de la dépense ; trois chevaux achetés en trois jours, je ne critique pas cela, bien ! bien ! très bien ! mais que vont dire ceux de vos camarades qui n’en ont qu’un de chevaux, et encore qui souvent n’ont que trois jambes ? ajouta-t-il en riant d’un gros rire. Savez-vous ce qu’ils diront ? Ils vous appelleront républicain ; c’est par là que le bât nous blesse, ajouta-t-il finement, et savez-vous la réponse ? Un beau portrait de Louis-Philippe à cheval, dans un riche cadre d’or, que vous placerez là, au-dessus de la commode, à la place d’honneur ; sur quoi, bien du plaisir, honneur ! Et il se leva avec peine du canapé. — À bon entendeur un mot suffit, et vous ne m’avez pas l’air si gauche ; honneur ! C’était la façon de saluer du colonel.

— Nicolas, Nicolas ! appelle-moi un de ces pékins qui sont là dans la rue à ne rien faire, et prends soin d’escorter jusque chez moi, tu sais, rue de Metz, n° 4, ces deux caisses de liqueurs, et f..... ne va pas me conter qu’un cruchon s’est cassé en route ; pas de ça, camarade ! Mais, j’y pense, dit Filloteau à Lucien : ceci est du bon bien de Dieu, le cruchon cassé serait toujours cassé ; je vais suivre les caisses à vingt pas, sans faire semblant de rien. Adieu, mon cher camarade. Et, montrant avec son poing ganté la place au-dessus de la commode :

— Vous m’entendez, un beau Louis-Philippe là-dessus. »

Lucien croyait être débarrassé du personnage : Filloteau reparut à la porte.

— Ah çà ! point de ces b… de livres dans vos malles, point de mauvais journaux, point de brochures, surtout. Rien de la mauvaise presse, comme dit Marquin. À ce mot Filloteau fit quatre pas dans la chambre et ajouta à mi-voix : Ce grand lieutenant grêlé, Marquin, qui nous est arrivé de Paris. Et, plaçant sa main les doigts serrés en mur sur le coin de sa bouche : Il fait peur au colonel lui-même ; enfin suffit. Tout le monde n’a pas des oreilles pour des prunes ! n’est-ce pas ?

« Il est bon homme au fond, se dit Lucien. C’est comme mademoiselle Sylviane Berchu ; cela me conviendrait fort si ça ne faisait pas mal au cœur. Ma caisse de kirsch m’a bien réussi. » Et il sortit pour acheter le plus grand portrait possible du roi Louis-Philippe.

Un quart d’heure après, Lucien rentrait suivi d’un ouvrier chargé d’un énorme portrait, qu’il avait trouvé tout encadré et préparé pour un commissaire de police, récemment nommé par le crédit de M. Fléron. Lucien regardait, tout pensif, attacher le clou et placer le portrait.

« Mon père me l’a souvent dit, et je comprends maintenant son mot si sage : « On dirait que tu n’es pas né gamin de Paris, parmi ce peuple dont l’esprit fin se trouve toujours au niveau de toutes les attentions utiles. Toi, tu crois les affaires et les hommes plus grands qu’ils ne sont, et tu fais des héros, en bien ou en mal, de tous tes interlocuteurs. Tu tends tes filets trop haut, comme dit Thucydide des Béotiens. » Et Lucien répéta les mots grecs que j’ignore.

« Le public de Paris, ajoutait mon père, s’il entend parler d’une bassesse ou d’une trahison utiles, s’écrie : Bravo, voilà un bon tour à la Talleyrand ! et il admire.

« Je songeais à des actions plus ou moins délicates, à des actions fines, difficiles, etc., pour écarter ce vernis de républicanisme et ce mot fatal : Élève chassé de l’École polytechnique. Cinquante-quatre francs de cadre et cinq francs de lithographie ont fait l’affaire ; voilà ce qu’il faut pour ces gens-ci ; Filloteau en sait plus que moi. C’est la vraie supériorité de l’homme de génie sur le vulgaire ; au lieu d’une foule de petites démarches, une seule action claire, simple, frappante, et qui répond à tout. J’ai grand’peur, ajouta-t-il avec un soupir, de devenir bien tard lieutenant-colonel, » etc.

Par bonheur pour Lucien, fort en train de se voir inférieur en tout, la trompette sonna au coin de sa rue, et il fallut courir à la caserne, où la peur des aigres réprimandes de ses chefs le rendait fort attentif.

Le soir, en rentrant, la servante de M. Bonard lui remit deux lettres. L’une était sur du gros papier d’écolier et fort grossièrement cachetée ; Lucien l’ouvrit et lut :

Nancy, département de la Meurthe,
le… mars 183…

« Monsieur le sous-lieutenant Blanc-Bec,

« De braves lanciers, connus dans vingt batailles, ne sont pas faits pour être commandés par un petit muscadin de Paris : attends-toi à des malheurs ; tu trouveras partout Martin-bâton ; plie bagage au plus vite et décampe ; nous te le conseillons pour ton avantage. Tremble ! » Suivaient ces trois signatures avec paraphes :

Chasselebaudet, Durelame,
Fousmoilecant.

Lucien était rouge comme un coq et tremblant de colère. Il ouvrit pourtant la seconde lettre. Ce sera une lettre de femme, pensa-t-il : elle était sur de très beau papier et d’un caractère fort soigné.

« Monsieur,

« Plaignez d’honnêtes gens qui rougissent du moyen auquel ils sont obligés d’avoir recours pour communiquer leurs pensées. Ce n’est pas pour un cœur généreux que nos noms doivent rester un secret, mais le régiment foisonne de dénonciateurs et d’espions. Le noble métier de la guerre, réduit à être une école d’espionnage ! Tant il est vrai qu’un grand parjure amène forcément après lui mille mauvaises actions de détail ! Nous vous engageons, monsieur, à vérifier par vos propres observations le fait suivant : Cinq lieutenants ou sous-lieutenants, MM. D…, R…, Bl…, V…, et Bi…, fort élégants et appartenant, en apparence, aux classes distinguées de la société, ce qui nous fait craindre leurs séductions pour vous, monsieur, ne sont-ils pas des espions à la recherche des opinions républicaines ? Nous les professons au fond du cœur ces opinions sacrées ; nous leur donnerons un jour notre sang, et nous osons croire que vous êtes prêt à leur faire en temps et en lieu le même sacrifice. Quand le grand jour du réveil arrivera, comptez, monsieur, sur des amis qui ne sont vos égaux que par leurs sentiments de tendre pitié pour la malheureuse France. »

« Martius, Publius, Julius, Marcus,
Vindex qui tuera Marquin. »
« Pour tous ces messieurs. »

Cette lettre effaça presque tout à fait la sensation d’ignoble et de laideur, si vivement réveillée par la première. « Les injures écrites sur mauvais papier, se dit Lucien, c’est la lettre anonyme de 1780, lorsque les soldats étaient de mauvais sujets et des laquais sans place, recrutés sur les quais de Paris ; celle-ci est la lettre anonyme de 183*.

» Publius ! Vindex ! pauvres amis ! vous auriez raison si vous étiez cent mille ; mais vous êtes deux mille, peut-être, répandus dans toute la France, et les Filloteau, les Malher, les Dévelroy même, vous feront fusiller légalement si vous vous montrez, et seront approuvés par l’immense majorité. »

Toutes les sensations de Lucien étaient si maussades depuis son arrivée à Nancy que, faute de mieux, il s’occupa de cette épître républicaine. « Il vaudrait mieux s’embarquer tous ensemble pour l’Amérique… m’embarquerai-je avec eux ? » Sur cette question, Lucien se promena longtemps d’un air agité.

« Non, se dit-il enfin… à quoi bon se flatter ? cela est d’un sot ! Je n’ai pas assez de vertus farouches pour penser comme Vindex. Je m’ennuierais en Amérique, au milieu d’hommes parfaitement justes et raisonnables, si l’on veut, mais grossiers, mais ne songeant qu’aux dollars. Ils me parleraient de leurs dix vaches, qui doivent leur donner au printemps prochain dix veaux, et moi j’aime à parler de l’éloquence de M. Lamennais, ou du talent de madame Malibran comparé à celui de madame Pasta ; je ne puis vivre avec des hommes incapables d’idées fines, si vertueux qu’ils soient ; je préférerais cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue. Washington m’eût ennuyé à la mort, et j’aime mieux me trouver dans le même salon que M. de Talleyrand. Donc la sensation de l’estime n’est pas tout pour moi ; j’ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation…

» Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation ; il n’y a qu’un sot ou un enfant qui consente à conserver des désirs contradictoires. J’ai horreur du bon sens fastidieux d’un Américain. Les récits de la vie du jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d’Arcole, me transportent ; c’est pour moi Homère, le Tasse, et cent fois mieux encore. La moralité américaine me semble d’une abominable vulgarité, et en lisant les ouvrages de leurs hommes distingués, je n’éprouve qu’un désir, c’est de ne jamais les rencontrer dans le monde. Ce pays modèle me semble le triomphe de la médiocrité sotte et égoïste, et, sous peine de périr, il faut lui faire la cour. Si j’étais un paysan, avec quatre cents louis de capitaux et cinq enfants, sans doute j’irais acheter et cultiver deux cents arpents dans les environs de Cincinnati ; mais entre ce paysan et moi, qu’y a-t-il de commun ? Jusqu’ici ai-je su gagner le prix d’un cigare ?

» Ces braves sous-officiers ne seraient pas ravis par le jeu de madame Pasta ; ils ne goûteraient pas la conversation de M. de Talleyrand, et surtout ils ont envie d’être capitaines : ils se figurent que le bonheur est là. Au fait, s’il ne s’agissait que de servir la patrie, ils méritent ces places cent fois mieux, peut-être, que ceux qui les occupent, et dont beaucoup sont arrivés comme moi. Ils croient, avec raison, que la république les ferait capitaines, et se sentent capables de justifier cet avancement par des actions héroïques. Moi, désiré-je d’être capitaine ? En vérité, non. [Je ne sais ce que je désire. Seulement, je ne vois de plaisir pour tous les jours de la vie que dans un salon comme celui de ma mère.]

» Je ne suis donc pas républicain ; mais j’ai horreur de la bassesse des Malher et des Marquin. Que suis-je donc ? Bien peu de chose, ce me semble. Dévelroy saurait bien me crier : « Tu es un homme fort heureux que son père lui ait donné une lettre de crédit sur le receveur général de la Meurthe. » Il est de fait que, sous le rapport économique, je suis au-dessous de mes domestiques ; je souffre horriblement depuis que je gagne quatre-vingt-dix-neuf francs par mois.

» Mais qu’est-ce qu’on estime dans le monde que j’ai entrevu ? L’homme qui a réuni quelques millions ou qui achète un journal et se fait prôner pendant huit ou dix ans de suite. (N’est-ce pas là le mérite de M. de Chateaubriand ?) Le bonheur suprême, quand on a de la fortune comme moi, n’est-il pas de passer pour homme d’esprit auprès des femmes qui en ont ? Mais il faudra courtiser les femmes, moi qui ai tant de mépris pour l’amour et surtout pour un homme amoureux.

» M. de Talleyrand n’a-t-il pas commencé sa carrière en sachant tenir tête, par un mot heureux, à l’orgueil outrecuidant de madame la duchesse de Grammont ? Excepté mes pauvres républicains attaqués de folie, je ne vois rien d’estimable dans le monde ; il entre du charlatanisme dans tous les mérites de ma connaissance. Ceux-ci sont peut-être fous : mais, du moins, ils ne sont pas bas. »

Le bon raisonnement de Lucien ne put pas aller au delà de cette conclusion. Un homme sage lui eût dit : « Avancez un peu plus dans la vie, vous verrez alors d’autres aspects des choses ; contentez-vous, pour le moment, de la manière vulgaire de ne nuire méchamment à personne. Réellement, vous avez trop peu vu de la vie pour juger de ces grandes questions : attendez et buvez frais. »

Un tel conseiller manquait à Lucien, et, faute de cette parole sage, il erra dans le vague.

« Mon mérite dépendra donc du jugement d’une femme, ou de cent femmes de bon ton ! Quoi de plus ridicule ! Que de mépris n’ai-je pas montré pour un homme amoureux, pour Edgar, mon cousin, qui fait dépendre son bonheur, et bien plus son estime pour lui-même, des opinions d’une jeune femme qui a passé toute sa matinée à discuter chez Victorine[4] le mérite d’une robe, ou à se moquer d’un homme de mérite comme Monge, parce qu’il a l’air commun !

» Mais, d’un autre côté, faire la cour aux hommes du peuple, comme il est de nécessité en Amérique, est au-dessus de mes forces. Il me faut les mœurs élégantes, fruits du gouvernement corrompu de Louis XV ; et, cependant, quel est l’homme marquant dans un tel état de la société ? Un duc de Richelieu, un Lauzun, dont les mémoires peignent la vie. »

Ces réflexions plongèrent Lucien dans une agitation extrême. Il s’agissait de sa religion : la vertu et l’honneur, et suivant cette religion, sans vertu point de bonheur. Grand Dieu ! qui pourrais-je consulter ? Sous le rapport de la valeur réelle de l’homme, quelle est ma place ? Suis-je au milieu de la liste, ou tout à fait le dernier ?… Et Filloteau, malgré tout le mépris que j’ai pour lui, a une place honorable ; il a donné de beaux coups de sabre en Égypte ; il a été récompensé par Napoléon, qui se connaissait en valeur militaire. Quoi que Filloteau puisse faire désormais, cela lui reste ; rien ne peut lui ôter ce rang honorable : « Brave homme fait capitaine, en Égypte, par Napoléon. »

Cette leçon de modestie fut sérieuse, profonde et surtout pénible. Lucien avait de la vanité, et cette vanité avait été continuellement réveillée par une excellente éducation.

Peu de jours après les lettres anonymes, comme Lucien passait dans une rue déserte, il rencontra deux sous-officiers à la taille svelte et bien prise ; ils étaient vêtus avec un soin remarquable et le saluèrent d’une façon singulière. Lucien les regarda marcher de loin et bientôt les vit revenir sur leurs pas avec une sorte d’affectation. « Ou je me trompe fort, ou ces messieurs-là pourraient bien être Vindex et Julius : ils se seront placés là par honneur, comme pour signer leur lettre anonyme. C’est moi qui ai honte aujourd’hui, je voudrais les détromper. J’ai de l’estime pour leur opinion, leur ambition est honnête. Mais je ne puis préférer l’Amérique à la France ; l’argent n’est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir[5]. »

  1. À vérifier
  2. M. Gros.
  3. À vérifier — (M. Debraye fait remarquer que les lanciers portaient le schapska. N. D. L. É.)
  4. Célèbre couturière de Paris (Note de R. Colomb.)
  5. Le gouvernement a payé M. de Tocqueville pour donner cette opinion au public. Par bonheur pour le gouvernement, il suffisait de peindre avec vérité. Dominique.