Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 41

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 276-288).


CHAPITRE XLI


Les soupçons de madame de Chasteller lui fournirent une objection décisive à la proposition de suivre madame de Constantin à Paris si son mari était nommé député.

— N’aurais-je pas l’air, lui dit-elle, de courir après M. Leuwen ?

Pendant les quinze jours qui suivirent, cette objection occupa seule les moments les plus intimes de la conversation des deux amies.

Trois jours après l’arrivée de madame de Constantin, mademoiselle Bérard fut payée magnifiquement et renvoyée. Madame de Constantin, avec son activité ordinaire, interrogea la bonne mademoiselle Beaulieu et renvoya Anne-Marie.

M. le marquis de Pontlevé, extrêmement attentif à ces petits événements domestiques, comprit qu’il avait une rivale invincible dans l’amie de sa fille.

C’était un peu l’espoir de madame de Constantin : son activité continue rendit la santé à madame de Chasteller. Elle voulut être menée dans le monde et, sous ce prétexte, elle força son amie à paraître presque chaque soir chez mesdames de Puylaurens, d’Hocquincourt, de Marcilly, de Serpierre, de Commercy, etc.

Madame de Constantin voulait bien établir que madame de Chasteller n’était pas au désespoir du départ de M. Leuwen.

« Sans s’en douter, se disait-elle, cette pauvre Bathilde aura commis quelque imprudence. Et si nous ne détruisons pas ce mauvais bruit ici, il peut nous poursuivre jusqu’à Paris. Ses yeux sont si beaux qu’ils en sont parlants malgré elle,

E sotto l’usbergo del sentirsi pura

ils auront regardé ce jeune officier avec un de ces regards qu’aucune explication au monde ne peut justifier. »

En voiture, un soir, en allant chez madame de Puylaurens :

— Quel est l’homme le plus actif, le plus impertinent, le plus influent de toute votre jeunesse ? dit madame de Constantin.

— C’est M. de Sanréal sans doute, répondit madame de Chasteller en souriant.

— Eh bien ! je vais attaquer ce grand cœur dans ton intérêt. Dans le mien, dis-moi, dispose-t-il de quelques voix ?

— Il a des notaires, un agent, des fermiers. Cet homme est aimable parce qu’il a quarante mille livres de rente au moins.

— Et qu’en fait-il ?

— Il s’enivre soir et matin, et il a des chevaux.

— C’est-à-dire qu’il s’ennuie. Je vais le séduire. Est-ce que jamais une femme un peu bien a voulu le séduire ?

— J’en doute. Il faudrait d’abord trouver le secret de ne pas mourir d’ennui en l’écoutant.

Les jours de mélancolie profonde, où madame de Chasteller éprouvait une répugnance invincible à sortir, madame de Constantin s’écriait :

— Il faut que j’aille chasser aux voix pour mon mari. Dans le vaste champ de l’intrigue, il ne faut rien négliger. Quatre voix, trois voix nous venant de l’arrondissement de Nancy peuvent tout décider. Songe que je meurs d’envie d’entendre Rubini, et que du vivant d’un beau-père avare je n’ai qu’un moyen au monde de retourner à Paris : la députation.

En peu de jours, madame de Constantin devina, sous une écorce grossière, l’esprit supérieur du docteur Du Poirier, et se lia tout à fait avec lui. Cet ours n’avait jamais vu une jolie femme non malade lui adresser la parole deux fois de suite. En province, les médecins n’ont pas encore succédé aux confesseurs.

— Vous serez notre collègue, cher docteur, lui disait-elle ; nous voterons ensemble, nous ferons et déferons les ministres… Mes dîners vaudront bien les leurs, et vous me donnerez votre voix, n’est-ce pas ? Douze voix toujours bien unies se feraient compter… Mais j’oubliais : vous êtes légitimiste furibond, et nous anti-républicains modérés…

Au bout de quelques jours, madame de Constantin fit une découverte bien utile : madame d’Hocquincourt était au désespoir du départ de Leuwen. Le silence farouche de cette femme si gaie, si parlante, qui autrefois était l’âme de la société, sauvait madame de Chasteller ; personne presque ne songeait à dire qu’elle aussi avait perdu son attentif. Madame d’Hocquincourt n’ouvrait la bouche que pour parler de Paris et de ses projets de voyage aussitôt après les élections.

Un jour, madame de Serpierre dit méchamment à madame d’Hocquincourt, qui parlait de Paris :

« Vous y retrouverez M. d’Antin. »

Madame d’Hocquincourt la regarda avec un étonnement profond qui fut bien amusant pour madame de Constantin : madame d’Hocquincourt avait oublié l’existence de M. d’Antin !

Madame de Constantin ne trouva de propos réellement dangereux pour son amie que dans le salon de madame de Serpierre.

— Mais, disait madame de Constantin à son amie, comment peut-on avoir la prétention de marier une fille aussi cruellement, aussi ridiculement laide à un jeune homme riche de Paris, et sans que ce jeune homme ait jamais dit un seul mot encourageant ? Cela est fou réellement. Il faudrait des millions pour qu’un Parisien osât entrer dans un salon avec une telle figure.

— M. Leuwen n’est pas ainsi, tu ne le connais pas. S’il l’aimait, le blâme de la société serait méprisé par lui, ou plutôt il ne le verrait pas.

Et elle expliqua pendant cinq minutes le caractère de Lucien. Ces explications avaient le pouvoir de rendre madame de Constantin très pensive.

Mais à peine madame de Constantin eut-elle vu cinq ou six fois la bonne Théodelinde qu’elle fut touchée de la tendre amitié qu’elle avait prise pour Leuwen. Ce n’était pas de l’amour, la pauvre fille n’osait pas ; elle connaissait et s’exagérait peut-être tous les désavantages de sa taille et de sa figure. C’était sa mère qui avait des prétentions, fondées sur ce que sa haute noblesse lorraine honorait trop un petit roturier.

— Mais que fait-on à Paris de ce lustre-là ? lui disait un jour Théodelinde.

Le vieux M. de Serpierre plut aussi beaucoup à madame de Constantin : il avait un cœur admirable de bonté et passait son temps à soutenir des doctrines atroces.

— Ceci me rappelle, disait madame de Constantin à son amie, ce qu’on nous faisait tant admirer au Sacré-Cœur : le bon duc N. faisant atteler son carrosse à sept heures du matin, au mois de février, pour aller solliciter le poing coupé. On discutait alors la loi du sacrilège à la Chambre des Pairs, et il s’agissait d’établir la pénalité pour les voleurs de vases sacrés dans les églises. »

Madame de Constantin, avec sa jolie figure un peu commune, mais si appétissante à regarder, avec son activité, sa politesse parfaite, son adresse insinuante, eut bientôt fait la paix de son amie avec la maison Serpierre. Madame de Serpierre dit bien d’un air mutin, la dernière fois qu’on traita cette question délicate :

— Je garde ma pensée.

— À la bonne heure, ma chère amie, dit le bon lieutenant du roi à Colmar ; mais ne parlons plus de cela, autrement les méchants diront que nous allons à la chasse aux maris. »

Il y avait bien six ans que le bon M. de Serpierre n’avait trouvé un mot si dur. Celui-ci fit époque dans sa famille, et la réputation de Leuwen, jusque-là séducteur de mauvaise foi de mademoiselle Théodelinde, fut restaurée.

Tous les jours, pour fuir le malheur d’être rencontrées par des électeurs auxquels il eût fallu faire bon accueil, les deux amies faisaient de grandes promenades au Chasseur vert. Madame de Chasteller aimait à revoir ce charmant café-hauss. Ce fut là que l’ultimatum sur le voyage de Paris fut arrêté.

— Ta conscience elle-même, si timorée, ne pourra t’appliquer ce mot si humiliant et si vulgaire : courir après un amant, si tu te jures à toi-même de ne jamais lui parler.

— Eh ! bien, soit ! dit madame de Chasteller saisissant cette idée. À ces conditions, je consens, et mes scrupules s’évanouissent. Si je le rencontrais au bois de Boulogne, s’il s’approchait de moi et m’adressait la parole, je ne lui répondrais pas un seul mot avant d’avoir revu le Chasseur vert.

Madame de Constantin la regardait étonnée.

— Si je voulais lui parler, continua madame de Chasteller, je partirais pour Nancy, et ce n’est qu’après avoir touché barre ici que je me permettrais de lui répondre.

Il y eut un silence.

— Ceci est un vœu, reprit madame de Chasteller avec un sérieux qui fit sourire madame de Constantin, et puis la jeta dans une humeur sombre.

Le lendemain, en allant au Chasseur vert, madame de Constantin remarqua un cadre dans la voiture. C’était une belle Sainte-Cécile, gravée par Perfetti, offerte jadis à madame de Chasteller par Leuwen. Madame de Chasteller pria le maître du café de placer cette gravure au-dessus de son comptoir.

« Je vous la redemanderai peut-être un jour. Et jamais, dit-elle tout bas en s’éloignant avec madame de Constantin, je n’aurai la faiblesse d’adresser même un seul mot à M. Leuwen tant que cette gravure sera ici. C’est ici qu’a commencé cette préoccupation fatale.

— Halte-là sur ce mot fatal ! Grâce au ciel, l’amour n’est point un devoir, c’est un plaisir ; ne le prenons donc point au tragique. Quand ton âge réuni au mien fera cinquante ans, alors nous serons tristes, raisonnables, lugubres, tant qu’il te plaira ; nous ferons ce beau raisonnement de mon beau-père : « Il pleut, tant pis ! Il fait beau, tant pis encore ! » Tu t’ennuyais à périr, jouant la colère contre Paris sans être en colère. Arrive un beau jeune homme…

— Mais il n’est pas très bien…

— Arrive un jeune homme, sans épithète ; tu l’aimes, tu es occupée, l’ennui s’envole bien loin, et tu appelles cet amour-là fatal ! »

Le départ arrêté, il y eut de grandes scènes à ce sujet avec M. Pontlevé. Heureusement, madame de Constantin soutint la plus grande part du dialogue, et le marquis avait une peur mortelle de sa gaieté quelquefois ironique.

« Cette femme-là dit tout ; il n’est pas difficile d’être aimable quand on ne se refuse rien, répétait-il un soir, fort piqué, à madame de Puylaurens. Il n’est pas difficile d’avoir de l’esprit quand on se permet tout.

— Eh bien ! mon cher marquis, engagez madame de Serpierre, que voilà là-bas, à ne se rien refuser, et nous allons voir si nous serons amusés.

— Des propos toujours ironiques, répliqua le marquis avec humeur ; rien n’est sacré aux yeux de cette femme-là !

— Jamais personne au monde n’eut l’esprit de madame de Constantin, dit M. de Sanréal, prenant la parole d’un air imposant, et si elle se moque des prétentions ridicules, à qui la faute ?

— Aux prétentions ! dit madame de Puylaurens, curieuse de voir ces deux êtres se gourmer.

— Oui, ajouta Sanréal d’un air pesant, aux prétentions, aux tyrannies.

Heureux d’avoir une idée, plus heureux d’être approuvé par madame de Puylaurens, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé, M. de Sanréal tint la parole pendant un gros quart d’heure, et retourna sa pauvre idée dans tous les sens.

— Il n’y a rien de plus plaisant, madame, dit tout bas madame de Constantin à madame de Puylaurens, qu’un homme sans esprit qui rencontre une idée ! Cela est scandaleux ! » Et le rire fou de ces deux dames fut pris pour une marque d’approbation par Sanréal. « Cet être aimable doit m’adorer. Madame de Constantin avait raison. »

Elle accepta deux ou trois dîners magnifiques qui réunirent toute la bonne compagnie de Nancy. Quand M. de Sanréal, faisant sa cour à madame de Constantin, ne trouvait rien absolument à dire, madame de Constantin lui demandait sa voix au collège électoral pour la centième fois. Elle était sûre de quelque protestation bizarre ; il lui jurait qu’il lui était dévoué, lui, son homme d’affaires, son notaire et ses fermiers.

— Et de plus, madame, j’irai vous voir à Paris.

— À Paris, je ne vous recevrai qu’une fois par semaine, disait-elle en regardant madame de Puylaurens. Ici, nous nous connaissons tous, là vous me compromettriez. Un jeune homme, votre fortune, vos chevaux, votre état dans le monde ! Une fois la semaine, je dis trop ; deux visites par mois tout au plus.

Jamais Sanréal ne s’était trouvé à pareille fête. Il eût volontiers pris acte, par devant notaire, des choses aimables que lui adressait madame de Constantin, une femme d’esprit. Il lui donnait ce titre au moins vingt fois par jour, et avec une voix de stentor, ce qui faisait beaucoup d’effet et faisait croire à ses paroles.

À cause de ces beaux yeux il eut une querelle avec M. de Pontlevé, auquel il déclara tout net qu’il prétendait aller au collège électoral, sauf à prêter serment à Louis-Philippe.

« Qui croit au serment en France aujourd’hui ? Louis-Philippe même croit-il aux siens ? Des voleurs m’arrêtent au coin d’un bois, ils sont trois contre un et me demandent un serment. Irai-je le refuser ? Ici, le gouvernement est le voleur qui prétend me voler ce droit d’élire un député qu’a tout Français. Le gouvernement a ses préfets, ses gendarmes, irai-je le combattre ? Non, ma foi ! Je le paierai en monnaie de singe, comme lui-même paie les partisans des glorieuses journées.

Dans quel pamphlet M. de Sanréal avait-il pris ces trois phrases ? Car personne ne le soupçonna jamais de les avoir inventées. Madame de Constantin, qui lui donnait des idées tous les soirs, se serait bien gardée de répandre des raisonnements qui eussent pu choquer le préfet du département. C’était le fameux M. Dumoral[1], renégat célèbre, autrefois, avant 1830, libéral déclamateur, mais allant fort bien en prison. Il parlait sans cesse de huit mois de séjour à Sainte-Pélagie faits sous Charles X. Le fait est qu’il était beaucoup moins bête, qu’il avait même acquis quelque finesse, depuis son changement de religion, et pour tout au monde madame de Constantin n’eût pas hasardé un mot réellement imprudent.

M. Dumoral voulait une direction générale de 40.000 francs et Paris, et pour y arriver il était réduit à mâcher du mépris deux ou trois fois la semaine.

Madame de Constantin savait qu’un homme qui est à ce régime est peu sensible aux grâces d’une jolie femme. Dans le moment actuel, M. Dumoral voulait se tirer d’une façon brillante des élections et passer à une autre préfecture ; les sarcasmes de L’Aurore (le journal libéral de M. Gauthier), ses éternelles citations des opinions autrefois libérales de M. Dumoral l’avaient tout à fait démoralisé dans le département, c’est le mot du pays.

Nous supprimons ici huit ou dix pages sur les faits et gestes de M. Dumoral préparant les élections ; cela est vrai, mais vrai comme la Morgue, et c’est un genre de vérité que nous laissons aux romans in-12 pour femmes de chambre. Retournons à Paris, chez le ministre de M. Dumoral. À Paris, les manœuvres des gens du pouvoir sont moins dégoûtantes.

  1. Stendhal au début du roman a donné au préfet de Nancy le nom de Fléron et en a fait un portrait tout différent. C’est qu’au début l’action se passer à Montvallier, sous-préfecture administrée par M. Fléron dont M. Dumoral est le supérieur hiérarchique, et qu’il n’a pas corrigé tout son roman, comme il a fait le début. N. D. L. E.