Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 34

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 178-187).


CHAPITRE XXXIV


Pendant que la pauvre madame de Chasteller oubliait le monde et croyait en être oubliée, tout Nancy s’occupait d’elle. Grâce aux plaintes de son père, elle était devenue pour les habitants de cette ville le remède qui les guérissait de l’ennui. À qui peut comprendre l’ennui profond d’une ville du second ordre, c’est tout dire.

Madame de Chasteller était aussi maladroite que Leuwen : lui, ne savait pas s’en faire aimer tout à fait ; pour elle, comme la société de Nancy était tous les jours moins amusante pour une femme occupée avec passion d’une seule idée, on ne la voyait presque plus chez mesdames de Commercy, de Marcilly, de Puylaurens, de Serpierre, etc., etc. Cet oubli passa pour du mépris et donna des ailes à la calomnie.

On s’était flatté, je ne sais à propos de quoi, dans la famille de Serpierre, que Leuwen épouserait mademoiselle Théodelinde ; car, en province, une mère ne rencontre jamais un homme jeune et noble sans voir en lui un mari pour sa fille.

Quand toute la société retentit des plaintes que M. de Pontlevé faisait à tout venant de l’assiduité de Leuwen chez sa fille, madame de Serpierre en fut choquée infiniment plus que ne le comportait même sa vertu si sévère. Leuwen fut reçu dans cette maison avec cette aigreur de l’espoir de mariage trompé qui sait se présenter avec tant de variété et sous des formes si aimables dans une famille composée de six demoiselles peu jolies.

Madame de Commercy, fidèle à la politesse de la cour de Louis XVI, traita toujours Leuwen également bien. Il n’en était pas de même dans le salon de madame de Marcilly : depuis la réponse indiscrète faite, à propos de l’enterrement d’un cordonnier, à M. le grand vicaire Rey, ce digne et prudent ecclésiastique avait entrepris de ruiner la position que notre sous-lieutenant avait obtenue à Nancy. En moins de quinze jours M. Rey eut l’art de faire pénétrer de toutes parts et d’établir dans le salon de madame de Marcilly que le ministre de la Guerre avait une peur particulière de l’opinion publique de Nancy, ville voisine de la frontière, ville considérable, centre de la noblesse de Lorraine, et peut-être surtout de l’opinion telle qu’elle se manifestait dans le salon de madame de Marcilly. Cela posé, le ministre avait expédié à Nancy un jeune homme, évidemment d’un autre bois que ses camarades, pour bien voir la manière d’être de cette société et pénétrer ses secrets : y avait-on du mécontentement simple, ou était-il question d’agir ? « La preuve de tout ceci, c’est que Leuwen entend sans sourciller des choses sur le duc d’Orléans (Louis-Philippe) qui compromettraient tout autre qu’un observateur. » Il avait été précédé à son régiment d’une réputation de républicanisme que rien ne justifiait, et dont il semblait faire bon marché devant le portrait d’Henri V. Etc., etc.

Cette découverte flattait l’amour-propre de ce salon, dont jusque-là les plus grands événements avaient été neuf à dix francs perdus par M. Un Tel au whist, un jour de guignon marqué. Le ministre de la Guerre, qui sait ? peut-être Louis-Philippe lui-même, songeait à leur opinion !

Leuwen était donc un espion du juste milieu. M. Rey avait trop de sens pour croire à une telle sottise, et comme il se pouvait faire qu’il eût besoin de quelque histoire un peu mieux bâtie pour détruire la position de Leuwen dans les salons de mesdames de Puylaurens et d’Hocquincourt, il avait écrit à M.***, chanoine de xxx, à Paris. Cette lettre avait été renvoyée à un vicaire de la paroisse sur laquelle résidait la famille de Leuwen, et M. Rey attendait chaque jour une réponse détaillée.

Par les soins du même M. Rey, Leuwen vit tomber son crédit dans la plupart des salons où il se présentait. Il y fut peu sensible, et ne s’arrêta même pas trop à cette idée, car le salon d’Hocquincourt faisait exception, et une brillante exception. Depuis le départ de M. d’Antin, madame d’Hocquincourt avait si bien fait que son tranquille mari avait pris Leuwen en amitié particulière. M. d’Hocquincourt avait su un peu de mathématiques dans sa jeunesse ; l’histoire, loin de le distraire de ses idées noires sur l’avenir, l’y replongeait plus avant.

« Voyez les marges de l’Histoire d’Angleterre de Hume ; à chaque instant, vous y lisez une petite note marginale, disant : N. se distingue, Ses actions, Ses grandes qualités, Sa condamnation, Son exécution. Et nous copions cette Angleterre ; nous avons commencé par le meurtre d’un roi, nous avons chassé son frère, comme elle son fils. » Etc., etc.

Pour éloigner la conclusion qui, revenant sans cesse : la guillotine nous attend, lui avait persuadé de revenir à la géométrie, qui d’ailleurs peut être utile à un militaire, il acheta des livres, et quinze jours après découvrit par hasard que Leuwen était précisément l’homme fait pour le diriger. Il avait bien songé à M. Gauthier, mais M. Gauthier était un républicain ; mieux valait cent fois renoncer au calcul intégral. On avait sous la main M. Leuwen, homme charmant et qui venait tous les soirs dans l’hôtel. Car voici ce qui s’était établi.

À dix heures ou dix heures et demie au plus tard, la décence et la peur de mademoiselle Bérard forçaient Leuwen à quitter madame de Chasteller. Leuwen était peu accoutumé à se coucher à cette heure ; il allait chez madame d’Hocquincourt. Sur quoi il arriva deux choses : M. d’Antin, homme d’esprit, qui ne tenait pas infiniment à une femme plutôt qu’à l’autre, voyant le rôle que madame d’Hocquincourt lui préparait, reçut une lettre de Paris qui le força à un petit voyage. Le jour du départ, madame d’Hocquincourt le trouva bien aimable ; mais, à partir du même moment, Leuwen le devint beaucoup moins. En vain, le souvenir des conseils d’Ernest Dévelroy lui disait : « Puisque madame de Chasteller est une vertu, pourquoi ne pas avoir une maîtresse en deux volumes ? Madame de Chasteller pour les plaisirs du cœur, et madame d’Hocquincourt pour les instants moins métaphysiques. » Il lui semblait qu’il mériterait d’être trompé par madame de Chasteller s’il la trompait lui-même. La vraie raison de la vertu héroïque de notre héros, c’est que madame de Chasteller, elle seule au monde, semblait une femme à ses yeux. Madame d’Hocquincourt n’était qu’importune pour lui, et il redoutait mortellement les tête-à-tête avec cette jeune femme, la plus jolie de la province. Jamais il n’avait éprouvé cette folie, et il s’y livrait tête baissée.

La froideur subite de ses discours après le départ de d’Antin porta presque jusqu’à la passion le caprice de madame d’Hocquincourt ; elle lui disait, même devant sa société, les choses les plus tendres. Leuwen avait l’air de les recevoir avec un sérieux glacial que rien ne pouvait dérider.

Cette folie de madame d’Hocquincourt fut peut-être ce qui fit le plus haïr Leuwen parmi les hommes prétendus raisonnables de Nancy. M. de Vassignies lui-même, homme de mérite, M. de Puylaurens, personnage d’une toute autre force de tête que MM. de Pontlevé, de Sanréal, Roller, et parfaitement inaccessibles aux idées adroitement semées par M. Rey, commencèrent à trouver fort incommode ce petit étranger grâce auquel madame d’Hocquincourt n’écoutait plus un seul mot de tout ce qu’on pouvait lui dire. Ces messieurs aimaient à parler un quart d’heure tous les soirs à cette femme si jeune, si appétissante, si bien mise. M. d’Antin ni aucun de ses prédécesseurs n’avaient donné à madame d’Hocquincourt la mine froide et distraite qu’elle avait maintenant en écoutant leurs propos galants.

« Il nous confisque cette jolie femme, notre unique ressource, disait le grave M. de Puylaurens. Impossible de faire avec une autre une partie de campagne passable. Or, maintenant, quand on propose une course, au lieu de saisir avec enthousiasme une occasion de faire trotter des chevaux, madame d’Hocquincourt refuse tout net. »

Elle savait bien qu’avant dix heures et demie Leuwen n’était pas libre. D’ailleurs, M. d’Antin savait tout mettre en train, la joie redoublait dans les lieux où il paraissait, et Leuwen, sans doute par orgueil, parlait fort peu et ne mettait rien en train. C’était un éteignoir.

Telle commençait à être sa position, même dans le salon de madame d’Hocquincourt, et il n’avait plus pour lui absolument que l’amitié de M. de Lanfort et le cas que madame de Puylaurens, inexorable sur l’esprit, faisait de son esprit.

Lorsqu’on sut que madame Malibran, allant ramasser des thalers en Allemagne, allait passer à deux lieues de Nancy, M. de Sanréal eut l’idée d’organiser un concert. Ce fut une grande affaire, qui lui coûta cher. Le concert eut lieu, madame de Chasteller n’y vint pas, madame d’Hocquincourt y parut environnée de tous ses amis. On vint à parler d’ami de cœur, on fit sur ce thème de la morale de concert.

— Vivre sans un ami de cœur, disait M. de Sanréal plus qu’à demi ivre de gloire et de punch, ce serait la plus grande des sottises, si ce n’était pas une impossibilité.

— Il faut se hâter de choisir, dit M. de Vassignies.

Madame d’Hocquincourt se pencha vers Leuwen, qui était devant elle.

— Et si celui qu’on a choisi, lui dit-elle à voix basse, porte un cœur de marbre, que faut-il faire ?

Leuwen se retourna en riant, il fut bien surpris de voir qu’il y avait des larmes dans les yeux qui étaient fixés sur les siens. Ce miracle lui ôta l’esprit, il songea au miracle au lieu de songer à la réponse. Elle se borna de sa part à un sourire banal.

En quittant le concert on revint à pied, et madame d’Hocquincourt prit son bras. Elle ne parlait guère. Au moment où tout le monde la saluait, dans la cour de son hôtel, elle serra le bras de Leuwen ; il la quitta avec les autres.

Elle monta chez elle et fondit en larmes, mais elle ne le haït point, et le lendemain, à une visite du matin, comme madame de Serpierre blâmait avec la dernière aigreur la conduite de madame de Chasteller, madame d’Hocquincourt se tut et ne dit pas un mot contre sa rivale. Le soir, Leuwen, pour dire quelque chose, lui faisait compliment sur sa toilette :

— Quel admirable bouquet ! Quelles jolies couleurs ! Quelle fraîcheur ! C’est l’emblème de la beauté qui le porte !

— Vous croyez ? Eh bien ! soit ; il représente mon cœur, et je vous le donne.

Le regard qui accompagna ce dernier mot n’avait plus rien de la gaieté qui avait régné jusque-là dans la conversation. Il ne manquait ni de profondeur ni de passion, et à un homme sensé ne pouvait laisser aucun doute sur le sens du don du bouquet. Leuwen le prit, ce bouquet, dit des choses plus ou moins dignes de Dorat sur ces jolies fleurs, mais ses yeux furent gais, légers. Il comprenait fort bien, et ne voulut pas comprendre.

Il fut violemment tenté, mais il résista. Le soir du lendemain, il eut l’idée de conter son aventure à madame de Chasteller avec l’air de lui dire : « Rendez-moi ce que vous me coûtez », mais il n’osa pas.

Ce fut une de ses erreurs : en amour, il faut oser ou l’on s’expose à d’étranges revers. Madame de Chasteller avait déjà appris avec douleur le départ de M. d’Antin. Le lendemain du concert madame de Chasteller sut par les plaisanteries fort claires de son cousin Blancet que, la veille, madame d’Hocquincourt s’était donnée en spectacle ; le goût qu’elle commençait à prendre pour Leuwen était une vraie fureur, disait le cousin. Le soir, Leuwen trouva madame de Chasteller fort sombre ; elle le traita mal. Cette humeur sombre ne fit que s’accroître les jours suivants, et il régna entre eux des moments de silence d’un quart d’heure ou vingt minutes. Mais ce n’était plus ce silence délicieux d’autrefois, qui forçait madame de Chasteller à avoir recours à une partie d’échecs.

Étaient-ce là les mêmes êtres qui, huit jours auparavant, n’avaient pas assez de toutes les minutes de deux longues heures pour s’apprendre tout ce qu’ils avaient à se dire ?