Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 28

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 93-106).


CHAPITRE XXVIII


Nous prendrons la liberté de sauter à pieds joints sur les deux mois qui suivirent. Cela nous sera d’autant plus facile que Leuwen, au bout de ces deux mois, n’était pas plus avancé d’un pas que le premier jour. Bien convaincu qu’il n’avait pas le talent de faire vouloir une femme, surtout s’il en était sérieusement amoureux, il se bornait à tenter de faire chaque jour ce qui, à l’heure même, lui faisait le plus de plaisir. Jamais il n’imposait une gêne, une peine, un acte de prudence au présent quart d’heure pour être plus avancé dans ses prétentions amoureuses auprès de madame de Chasteller dans le quart d’heure suivant. Il lui disait la vérité sur tout ; par exemple :

— Mais il me semble, lui disait-elle un soir, que vous dites à M. de Serpierre des choses absolument opposées à celles que vous pensez et que vous me dites à moi. Seriez-vous un peu faux ? En ce cas, les personnes qui s’intéressent à vous seraient bien malheureuses.

Mademoiselle Bérard ayant usurpé le second salon, madame de Chasteller recevait Leuwen dans un grand cabinet ou bibliothèque qui suivait le salon, dont la porte restait toujours ouverte. Quand le soir mademoiselle Bérard se retirait, la femme de chambre de madame de Chasteller s’établissait dans ce salon. Le soir dont nous parlons, on osait parler de tout fort clairement, nommer tout en toutes lettres ; mademoiselle Bérard était allée faire des visites et la femme de chambre qui la remplaçait était sourde.

— Madame, reprit Leuwen avec feu et une sorte d’indignation vertueuse, j’ai été jeté au milieu de la mer. Je nage pour ne pas me noyer, et vous me dites du ton du reproche : « Il me semble, monsieur, que vous remuez les bras ! » Avez-vous une assez bonne opinion de la force de mes poumons pour croire qu’ils puissent suffire à refaire l’éducation de tous les habitants de Nancy ? Voulez-vous que je me ferme toutes les portes et que je ne vous voie plus que chez vous ? Et encore, bientôt on vous fera honte de me recevoir, comme on vous a fait honte de votre désir de retourner à Paris. Il est vrai que sur toutes choses, même sur l’heure qu’il est, je crois, je pense le contraire des habitants de ce pays. Voulez-vous que je me réduise à un silence complet ? À vous seule, madame, je dis ce que je pense sur tout, même sur la politique, où nous sommes si ennemis ; et pour vous seule, pour me rapprocher de vous, j’ai perfectionné cette habitude de mentir que j’adoptai le jour où, pour me défaire de la réputation de républicain, j’allai aux Pénitents guidé par l’honnête docteur Du Poirier ! Voulez-vous que dès demain je dise ce que je pense et que je rompe en visière à tout le monde ? Je n’irai plus à la chapelle des Pénitents, chez madame de Marcilly je ne regarderai plus le portrait de Henri V, comme chez madame de Commercy je n’écouterai plus les homélies de M. l’abbé Rey ; et en moins de huit jours je ne pourrai plus vous voir.

— Non, je ne veux pas cela, répondit-elle avec tristesse ; et cependant, j’ai été profondément affligée depuis hier soir. Quand je vous ai engagé à aller parler un peu à mademoiselle Théodelinde et à madame de Puylaurens, je vous ai entendu dire à M. de Serpierre le contraire de ce que vous me dites.

— M. de Serpierre m’a intercepté au passage. Maudissez la province, où l’on ne peut vivre sans être hypocrite sur tout, ou maudissez l’éducation que j’ai reçue et qui m’a ouvert les yeux sur les trois quarts des sottises humaines. Vous me reprochez quelquefois que l’éducation de Paris empêche de sentir ; cela est possible mais, par compensation, elle apprend à y voir clair. Je n’y ai aucun mérite, et vous auriez tort de m’accuser de pédantisme ; la faute en est aux gens d’esprit que réunit le salon de ma mère. Il suffit d’y voir clair pour être frappé de l’absurdité de MM. de Puylaurens, Sanréal, Serpierre, d’Hocquincourt, pour comprendre l’hypocrisie de MM. Du Poirier, Fléron le sous-préfet, le colonel Malher, tous coquins plus méprisables que les premiers, lesquels, plus par bêtise que par égoïsme, préfèrent naïvement le bonheur de deux cent mille privilégiés à celui de trente-deux millions de Français. Mais me voici faisant de la propagande, ce qui serait employer bien gauchement mon temps auprès de vous. Hier, lequel vous semblait avoir raison, de M. de Serpierre dont je ne combattais pas les raisonnements, ou de moi, dont vous connaissez les véritables pensées ?

— Hélas ! tous les deux. Vous me changez, peut-être est-ce en mal. Quand je suis seule, je me surprends à croire que l’on m’a enseigné exprès de singuliers mensonges au couvent du Sacré-Cœur. Un jour que j’étais en différend avec le général (c’était M. de Chasteller), il me le dit presque en toutes lettres, et ensuite parut se repentir.

— Il venait de blesser son intérêt de mari. Il vaut mieux qu’une femme ennuie son mari faute d’esprit et qu’elle soit fidèle à ses devoirs. Là, comme ailleurs, la religion est le plus ferme appui du pouvoir despotique. Moi, je ne crains pas de blesser mes intérêts d’amant, ajouta Leuwen avec une noble fierté ; et après cette épreuve je suis sûr de moi dans tous les cas possibles.

Prendre un amant est une des actions les plus décisives que puisse se permettre une jeune femme. Si elle ne prend pas d’amant, elle meurt d’ennui, et vers les quarante ans devient imbécile ; elle aime un chien dont elle s’occupe, ou un confesseur qui s’occupe d’elle, car un vrai cœur de femme a besoin de la sympathie d’un homme, comme nous d’un partenaire pour faire la conversation. Si elle prend un amant malhonnête homme, une femme se précipite dans la possibilité des malheurs les plus affreux…, etc., etc. Rien n’était plus naïf, et quelquefois plus tendre dans l’intonation de voix, que les objections de madame de Chasteller.

C’était après des conversations de ce genre qu’il semblait impossible à Leuwen que madame de Chasteller eût eu une affaire avec le lieutenant-colonel du 20e régiment de hussards.

« Grand Dieu ! Que ne donnerais-je pas pour avoir, pendant une journée, le coup d’œil et l’expérience de mon père ! »

[Il aimait[1] pour la première fois. Madame de Chasteller avait cette simplicité de caractère qui s’allie si bien avec la vraie noblesse. Elle se fût reproché comme un crime avilissant la moindre fausseté, la moindre affectation envers les personnes qu’elle chérissait. Hors le seul fait de préférence passionnée qu’elle accordait à Leuwen, elle lui disait la vérité sur tout avec un naturel, une vivacité que l’on rencontre rarement chez une femme de vingt-deux ans.

— Je ne l’aimerais pas, se disait Leuwen, que les soirées que je passe près d’elle seraient encore les plus amusantes de ma vie.

Elle ne lui avait jamais dit précisément qu’elle l’aimait, mais quand il raisonnait de sang-froid, ce qui, à la vérité, était fort rare, il en était bien sûr. Madame de Chasteller avait la récompense d’une âme pure : quand elle n’était point effarouchée par la présence ou le souvenir d’êtres malveillants, elle avait encore la gaieté folle de la jeunesse. À la fin des visites de Leuwen, quand, depuis trois quarts d’heure ou une heure, il ne lui parlait pas précisément d’amour, elle était d’une gaieté folle avec lui. Oserai-je le dire ? Au point quelquefois de lui jouer des tours d’écoliers, qui seraient indécents à Paris, par exemple de lui cacher son shako. Mais si en cherchant ensemble ce shako Leuwen avait l’indiscrétion de lui prendre la main, à l’instant madame de Chasteller se relevait de toute sa hauteur. Ce n’était plus une jeune fille étourdie et heureuse, on eût dit une femme sévère de trente ans. C’était le remords qui contractait ses traits à ce point.

Leuwen était fort sujet à ce genre d’imprudence ; et, nous le dirons à sa honte, quelquefois, assez rarement, l’éducation de Paris prenait le dessus. Ce n’était pas pour le bonheur de serrer la main d’une femme qu’il aimait qu’il prenait celle de madame de Chasteller, mais parce que je ne sais quoi en lui disait qu’il était ridicule de passer deux heures tête à tête avec une femme dont les yeux montraient quelquefois tant de bienveillance, sans au moins lui prendre la main une fois.

Ce n’est pas impunément que l’on habite Paris depuis l’âge de dix ans. Dans quelque salon que l’on vive, dans quelque honneur qu’y soient tenus la simplicité et le naturel, quelque mépris que l’on y montre pour les grandes hypocrisies, l’affectation et la vanité du pays, avec ses petits projets, arrive jusqu’à l’âme qui se croit la plus pure.

Il résultait de ces imprudences de Leuwen et surtout de la franchise habituelle de sa manière d’être avec une femme pour laquelle son cœur n’avait aucun secret, et qui lui semblait avoir infiniment d’esprit, que ces entreprises hardies faisaient tache au milieu de sa conduite de tous les jours.

Madame de Chasteller voyait dans ces prétendus transports d’amour l’exécution d’un projet formé. Dans ces instants, elle remarquait avec effroi, chez Leuwen, un certain changement de physionomie sinistre pour elle. Cette expression singulière rappelait à madame de Chasteller les soupçons les plus sinistres et les plus faits pour reculer les espérances de Leuwen auprès d’une femme de ce caractère.

À l’instant où Leuwen venait troubler un bonheur tranquille et intime par ces entreprises ridicules, les idées les plus fâcheuses se représentaient en foule à l’esprit troublé de madame de Chasteller. Tout le bonheur de sa vie dépendait de la probité de Leuwen. Elle lui trouvait des manières charmantes, elle connaissait son esprit ; mais sentait-il tout ce qu’il exprimait ou joignait-il à ses autres qualités celle de comédien habile ?

« Il est jeune, il est riche, il porte un uniforme brillant, il vient de Paris, ne serait-ce après tout qu’un fat ? Tout le monde le dit à Nancy. Il afficherait la timidité au lieu de la confiance naturelle à ces messieurs, parce qu’il me suppose un caractère sérieux ; et moi j’ai la simplicité d’avoir en lui une confiance sans bornes ! Que deviendrai-je si jamais je suis réduite à le mépriser ? »

La possibilité de la fausseté chez l’homme qu’elle aimait allait jusqu’à inspirer à madame de Chasteller des moments de fureur contre elle-même qu’elle n’avait jamais connus. Dans les moments où elle était assaillie de ces soupçons on eût dit qu’elle était malade, tant le changement que ces idées imprimaient à ses traits était prompt, subit et profond. La physionomie qu’elle prenait tout d’un coup était faite pour ôter tout courage à l’amant le plus confiant, et Leuwen était bien loin d’être cet amant confiant. Il n’avait pas même l’esprit de voir combien ces imprudences irritaient profondément madame de Chasteller.]

Quoique bien traité en général, et se croyant aimé quand il était de sang-froid, Leuwen n’abordait cependant madame de Chasteller qu’avec une sorte de terreur. Il n’avait jamais pu se guérir d’un certain sentiment de trouble en sonnant à sa porte. Il n’était jamais sûr de la façon dont il allait être reçu. À deux cents pas de l’hôtel de Pontlevé, aussitôt qu’il l’apercevait, il n’était plus soi-même. Un fat du pays l’eût salué s’il lui eût rendu son salut avec trouble. La vieille portière de l’hôtel de Pontlevé était pour lui un être fatal, auquel il ne pouvait parler sans que la respiration lui manquât.

Souvent, ses phrases s’embrouillaient en parlant à madame de Chasteller, chose qui ne lui arrivait avec personne. C’était cet être-là que madame de Chasteller soupçonnait d’être un fat, et qu’elle regardait, elle aussi, avec terreur. Il était à ses yeux le maître absolu de son bonheur.

Un soir, madame de Chasteller eut à écrire une lettre pressée.

— Voilà un journal pour amuser vos loisirs », dit-elle en riant et en jetant à Leuwen un numéro des Débats ; et elle alla en sautant prendre un pupitre fermé qu’elle vint poser sur la table placée entre Leuwen et elle.

Comme elle ouvrait le pupitre, en se penchant avec une petite clef attachée à la chaîne de sa montre, Leuwen se baissa un peu sur la table et lui baisa la main.

Madame de Chasteller releva la tête : ce n’était plus la même femme.

« Il eût pu tout aussi bien me baiser le front », pensa-t-elle. La pudeur blessée la mit hors d’elle-même.

— Je ne pourrai donc jamais avoir la moindre confiance en vous ? Et ses yeux exprimaient la plus vive colère. « Quoi ! je veux bien vous recevoir, quand j’aurais dû fermer ma porte pour vous, comme pour tout le monde ; je vous admets à une intimité dangereuse pour ma réputation et dont vous auriez dû respecter les lois (ici sa physionomie comme sa voix prirent l’air le plus altier) ; je vous traite en frère, je vous engage à lire un moment, pendant que j’écris une lettre indispensable, et sans à-propos, sans grâce, vous profitez de mon peu de défiance pour vous permettre un geste aussi humiliant, à le bien prendre, pour vous que pour moi ! Allez, monsieur, je me suis trompée en vous recevant chez moi.

Il y avait dans le son de sa voix et dans son air toute la froideur et toute la résolution prise que son orgueil pouvait désirer. Leuwen sentait fort bien tout cela et était atterré.

Cette lâcheté de sa part augmenta le courage de madame de Chasteller. Il aurait dû se lever, saluer froidement madame de Chasteller, et lui dire :

« Vous exagérez, madame. D’une petite imprudence sans conséquence, et peut-être sotte chez moi, vous faites un crime in-folio. J’aimais une femme aussi supérieure par l’esprit que par la beauté, et, en vérité, je ne vous trouve que jolie en ce moment. »

En disant ces belles paroles, il fallait prendre son sabre, l’attacher tranquillement et sortir.

Bien loin de là : sans songer à ce parti, qu’il eût trouvé trop cruel pour soi et trop dangereux, Leuwen se bornait à être désolé d’être renvoyé. Il s’était bien levé mais il ne partait point ; il cherchait évidemment un prétexte pour rester.

— Je vous céderai la place, monsieur, reprit madame de Chasteller avec une politesse parfaite, au travers de laquelle perçait bien de la hauteur, et comme le méprisant de ce qu’il n’était point parti.

Comme elle repliait son pupitre pour le transporter ailleurs, Leuwen, tout à fait en colère, lui dit :

— Pardon, madame, je m’oubliais.

Et il sortit, outré de dépit contre soi-même et contre elle.

Il n’y avait eu de bon dans sa conduite que le ton de ces deux derniers mots, mais encore ce n’était pas talent, c’était hasard tout pur.

Une fois hors de cet hôtel fatal et délivré des regards curieux des domestiques, peu accoutumés à le voir sortir à cette heure :

« Il faut convenir, se dit-il, que je suis un bien petit garçon de me laisser traiter ainsi ! Je n’ai absolument que ce que je mérite. Quand je suis auprès d’elle, au lieu de chercher à me faire une position un peu convenable, je ne songe qu’à la regarder comme un enfant. À mon retour de l’expédition de N***, il y a eu un moment où il n’eût dépendu que de moi de m’assurer les privilèges les plus solides. J’aurais pu obtenir qu’elle me dît nettement qu’elle m’aime, et de l’embrasser chaque jour en entrant et en sortant. Et je ne puis pas même lui baiser la main ! Ô grand sot ! »

C’était ainsi que se parlait Leuwen en fuyant par la principale rue de Nancy. Il se faisait bien d’autres reproches encore.

Plein de mépris pour soi-même, il eut cependant l’esprit de se dire :

« Il faut faire quelque chose. »

Il était assez embarrassé de sa soirée, car c’était le jour de madame de Marcilly, maison d’une haute vertu, où, en présence d’un buste de Henri V, les bonnes têtes du pays se réunissaient pour commenter la Quotidienne et perdre trente sous au whist.

Leuwen se sentait absolument hors d’état de jouer la comédie. Il eut l’idée heureuse de monter chez madame d’Hocquincourt. De toutes les provinciales qui existèrent jamais, c’était celle qui avait le plus de naturel. Elle eût fait pardonner à la province ; elle avait un naturel impossible à Paris, il y ferait perdre la cote.

  1. Le long fragment que le lecteur trouvera ici entre crochets avait été jugé ennuyeux par Stendhal le 29 septembre 1834. Il résolut de remplacer « ce mauvais La Bruyère par de l’action. » Ces pages n’avaient pourtant pas été biffées, aussi ai-je tenu à les conserver. N. D. L. E.