Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 21

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 7-17).

CHAPITRE XXI


Son arrivée la combla de joie. Elle s’était dit, en sortant de chez madame de Commercy[1] :

« Il doit être si fort mécontent de lui et de moi, qu’il prendra le parti de m’oublier ; ou, si je le revois encore, ce ne sera que dans quelques jours. »

Dans l’obscurité profonde, madame de Chasteller distinguait quelquefois le feu du cigare de Leuwen. Elle l’aimait à la folie en ce moment. Si, dans ce silence profond et universel, Leuwen eût eu le génie de s’avancer sous sa fenêtre et de lui dire à voix basse quelque chose d’ingénieux et de frais, par exemple :

« Bonsoir, madame. Daignerez-vous me montrer que je suis entendu ? »

Très probablement, elle lui eût dit : « Adieu, monsieur Leuwen. » Et l’intonation de ces trois mots n’eût rien laissé à désirer à l’amant le plus exigeant. Prononcer le nom de Leuwen, en parlant à lui-même, eût été la suprême volupté pour madame de Chasteller[2].

Leuwen, après avoir assez fait le sot, comme il se le disait à soi-même, alla chercher un certain billard, au fond d’une cour sale, où il était sûr de trouver quelques lieutenants du régiment. Il était si à plaindre, que les rencontrer fut un bonheur pour lui. Ce bonheur parut et fit plaisir ; ces jeunes gens furent bons enfants ce soir-là, sauf à reprendre le lendemain la froideur du bon ton.

Leuwen eut le bonheur de jouer et de perdre. Il fut décidé que l’on n’emporterait pas les quelques napoléons que l’on s’était gagnés ; on fit venir du vin de Champagne, et Leuwen eut le bon esprit de s’enivrer, au point que le garçon du billard et un voisin qu’il appela le reconduisirent chez lui.

C’est ainsi qu’un amour véritable éloigne de la crapule.

Le lendemain, Leuwen agit absolument comme un fou. Les lieutenants, ses camarades, redevenus méchants, se disaient :

« Ce beau dandy de Paris n’est pas accoutumé au champagne, il est encore détraqué d’hier ; il faudra l’engager à boire souvent. Nous nous moquerons de lui avant, pendant, et après ; c’est parfait. »

Ce lendemain de sa première rencontre avec cette femme de laquelle Leuwen se croyait si sûr, il fut absolument hors de lui. Il ne comprenait rien à tout ce qui lui arrivait, pas plus aux sentiments qu’il voyait naître dans son cœur qu’aux actions des autres avec lui. Il lui semblait qu’on faisait allusion à ses sentiments pour madame de Chasteller, et il avait besoin de toute sa raison pour ne pas se fâcher.

« J’agirai au jour le jour, se dit-il enfin, me jetant à chaque moment à l’action qui me fera le plus de plaisir. Pourvu que je ne fasse de confidence à qui que ce soit au monde et que je n’écrive à personne sur ma folie, personne ne pourra me dire un jour : « Tu as été fou. » Si cette maladie ne m’emporte pas, du moins elle ne pourra me faire rougir. Une folie bien cachée perd la moitié de ses mauvais effets. L’essentiel est qu’on ne devine pas ce que je sens. »

En peu de jours, il s’opéra chez Leuwen un changement complet. Dans le monde, on fut émerveillé de sa gaieté et de son esprit.

« Il a de mauvais principes, il est immoral, mais il est vraiment éloquent, » disait-on chez madame de Puylaurens.

— Mon ami, vous vous gâtez, lui dit un jour cette femme d’esprit.

Il parlait pour parler, il soutenait le pour et le contre, il exagérait et chargeait les circonstances de tout ce qu’il racontait, et il racontait beaucoup et longuement. En un mot, il parlait comme un homme d’esprit de province, aussi son succès fut-il immense : les habitants de Nancy reconnaissaient ce qu’ils avaient l’habitude d’admirer ; auparavant, on le trouvait singulier, original, affecté, souvent obscur.

Le fait est qu’il avait une frayeur mortelle de laisser deviner ce qui se passait dans son cœur. Il se voyait espionné et surveillé de près par le docteur Du Poirier, qu’il commençait de soupçonner d’avoir fait son marché avec M. Thiers, homme d’esprit ministre de la police de Louis-Philippe. Mais Leuwen ne pouvait rompre avec Du Poirier. Il ne fût pas même parvenu à l’éloigner de lui en cessant de lui parler. Du Poirier étant ancré dans cette société, il y avait présenté Leuwen, et rompre avec lui eût été fort ridicule, et de plus fort embarrassant. Ne rompant pas avec un homme aussi actif, aussi entrant, aussi facile à se piquer, il fallait le traiter en ami intime, en père.

« On ne peut trop charger un rôle avec ces gens-ci ; » et il se mit à parler comme un véritable comédien. Toujours il récitait un rôle, et le plus bouffon qui lui venait à l’esprit ; il se servait exprès d’expressions ridicules. Il aimait à se trouver avec quelqu’un, la solitude lui était devenue insupportable. Plus la thèse qu’il soutenait était saugrenue plus il était distrait de la partie sérieuse de sa vie, qui n’était pas satisfaisante, et son esprit était le bouffon de son âme.

Ce n’était pas un Don Juan, bien loin de là, nous ne savons pas ce qu’il sera un jour, mais, pour le moment, il n’avait pas la moindre habitude d’agir avec une femme, en tête à tête, contrairement à ce qu’il sentait. Il avait honoré jusqu’ici du plus profond mépris ce genre de mérite dont il commençait à regretter l’absence. Du moins, il ne se faisait pas la moindre illusion à cet égard.

Le mot terrible d’Ernest, son savant cousin, sur son peu d’esprit avec les femmes, retentissait toujours dans son âme, presque autant que le mot affreux de Bouchard, le maître de poste, sur le lieutenant-colonel et madame de Chasteller.

Vingt fois sa raison lui avait dit qu’il fallait se rapprocher de ce Bouchard, qu’avec de l’argent ou des complaisances on en pourrait tirer des détails. Cela lui était impossible : rien que d’apercevoir cet homme de loin dans la rue lui donnait la chair de poule.

Son esprit se croyait fondé à mépriser madame de Chasteller, et son âme avait de nouvelles raisons chaque jour de l’adorer comme l’être le plus pur, le plus céleste, le plus au-dessus des considérations de vanité et d’argent, qui sont comme la seconde religion de la province.

Le combat de son âme et de son esprit le rendait presque fou à la lettre, et certainement un des hommes les plus malheureux. C’était justement à l’époque où ses chevaux, son tilbury, ses gens en livrée, faisaient de lui l’objet de l’envie des lieutenants du régiment et de tous les jeunes gens de Nancy et des environs qui, le voyant riche, jeune, assez bien, brave, le regardaient sans aucun doute comme l’être le plus heureux qu’ils eussent jamais rencontré. Sa noire mélancolie, lorsqu’il était seul dans la rue, ses distractions, ses mouvements d’impatience avec apparence de méchanceté, passaient pour de la fatuité de l’ordre le plus relevé et le plus noble. Les plus éclairés y voyaient une imitation savante de lord Byron, dont on parlait encore beaucoup à cette époque.

Cette visite au billard ne fut pas la seule. La renommée s’en empara ; et comme tout Nancy avait porté à douze ou quinze les quatre habits de livrée que madame Leuwen avait envoyés de Paris à son fils, tout le monde dit que chaque soir, depuis un mois, on rapportait Leuwen ivre mort à son logis. Les indifférents en étaient étonnés, les officiers démissionnaires carlistes charmés. Un seul cœur en était percé jusqu’au vif :

« Me serais-je trompé sur son compte ? » Cette ressource de perdre la raison pour oublier son chagrin n’était pas belle, mais elle était la seule dont Leuwen eût pu s’aviser, ou plutôt il y avait été entraîné ; la vie de garnison s’était offerte à lui, et il y avait cédé. Comment faire autrement, pour ne pas avoir une fin de soirée abominable ?

C’était son premier chagrin, la vie n’avait été jusque-là pour lui que travail ou un plaisir. Depuis longtemps, il était reçu, et avec distinction, dans toutes les maisons de Nancy ; mais la même raison qui lui assurait des succès lui ôtait tout plaisir. Leuwen était comme une vieille coquette : comme il jouait toujours la comédie, rien ne lui faisait plaisir.

« Si j’étais en Allemagne, s’était-il dit, je parlerais allemand ; à Nancy, je parle provincial. »

Il lui eût semblé s’entendre jurer s’il leur eût dit d’une belle matinée : « C’est une belle matinée. » Il s’écriait en fronçant le sourcil et épanouissant le front, de l’air important d’un gros propriétaire : « Quel beau temps pour les foins ! »

Ses excès du soir au billard Charpentier vinrent ébranler un peu sa considération. Mais peu de jours avant que sa mauvaise conduite éclatât, il avait acheté une calèche, immense, très propre à recevoir les familles nombreuses, dont Nancy abondait, et c’était en effet à cet usage qu’il la destinait. Les six demoiselles de Serpierre et leur mère « étrennèrent » cette voiture, comme on dit dans le pays. Plusieurs autres familles aussi nombreuses osèrent la demander, et l’obtinrent à l’instant.

« Ce M. Leuwen est bien bon enfant, disait-on de toutes parts ; il est vrai que cela lui coûte peu : son père joue à la rente avec le ministre de l’Intérieur, c’est la pauvre rente qui paie tout cela. »

C’était de la même façon obligeante que M. Du Poirier expliquait le joli cadeau que Leuwen lui avait fait à la suite de sa goutte volante.

[Le docteur Du Poirier passait pour avide et était le meneur de Nancy. Leuwen le regardait comme le coquin le plus dangereux du pays, il croyait même avoir lieu de supposer que depuis que les chances d’Henri V semblaient avoir diminué, Du Poirier avait traité avec le ministre de l’Intérieur et lui adressait des rapports tous les quinze jours. Mais enfin, ce coquin pour le moment lui était favorable[3].]

Tout allait au gré des désirs de Leuwen, même son père, qui ne se plaignait point de sa dépense. Leuwen était sûr que tout le monde disait du bien de lui à madame de Chasteller ; mais la maison du marquis de Pontlevé n’en était pas moins la seule de Nancy où Lucien semblât faire des pas rétrogrades. En vain Leuwen avait essayé d’y faire des visites ; madame de Chasteller, plutôt que de le recevoir, avait fermé sa porte sous prétexte de maladie. Elle avait trompé le docteur Du Poirier lui-même, qui disait à Leuwen que madame de Chasteller ferait mieux de ne pas sortir de longtemps. Aidée par ce prétexte que lui fournissait le docteur Du Poirier, madame de Chasteller faisait un petit nombre de visites, sans s’exposer à être accusée de fierté ou de sauvagerie par les dames de Nancy.

La seconde fois que Leuwen la vit après le bal, il en fut traité à peine comme une simple connaissance, même il lui sembla qu’elle ne répondait pas au peu de mots qu’il lui adressait autant que la politesse la plus simple aurait semblé l’exiger. Pour cette seconde entrevue, Leuwen avait formé les résolutions les plus héroïques. Son mépris pour soi-même fut augmenté par le complet manque de courage qu’il reconnut en lui au moment d’agir.

« Grand Dieu ! un tel accident m’arrivera-t-il au moment où mon régiment chargera l’ennemi ? »

Leuwen se fit les reproches les plus amers.

Le lendemain, il était à peine arrivé chez madame de Marcilly que madame de Chasteller fut annoncée.

L’indifférence qu’on lui marqua fut si excessive que vers la fin de la visite il se révolta. Pour la première fois, il profita de la position qu’il avait prise dans le monde : il donna la main à madame de Chasteller pour la conduire à sa voiture, quoiqu’il fût évident que cette prétendue politesse la contrariait beaucoup.

— Pardonnez-moi, madame, si je suis peu discret : je suis bien malheureux !

— Ce n’est pas ce qu’on dit, monsieur, répondit madame de Chasteller avec une aisance qui n’était rien moins que naturelle, et en pressant le pas pour gagner sa voiture.

— Je me fais le flatteur de tous les habitants de Nancy dans l’espoir que peut-être ils vous diront du bien de moi, et le soir, pour vous oublier, je cherche à perdre la raison.

— Je ne crois pas, monsieur, vous avoir donné lieu…

À ce moment, le laquais de madame de Chasteller s’avança pour fermer la portière, et ses chevaux l’emportèrent plus morte que vive.

  1. Stendhal distrait a écrit Marcilly. N. D. L. É.
  2. Je dessine tous les muscles, sauf à adoucir. Volupté est peut-être trop fort.
  3. Stendhal indique que ce fragment entre crochets doit être placé ailleurs. N. D. L. É.