Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 19

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 334-347).

CHAPITRE XIX


Pour comble de misère, et par suite de ce savoir-vivre qui fait des provinces un si aimable séjour, plusieurs femmes, qui certes n’avaient aucune amitié bien intime pour madame de Chasteller, quittèrent le bal, et toutes à la fois firent irruption auprès de la table de marbre. Plusieurs apportèrent des bougies. Chacune criait une phrase sur son amitié pour madame de Chasteller et le désir qu’elle avait de la secourir. M. de Blancet n’avait pas eu assez de caractère pour tenir ferme à une porte du bosquet de charmille et les empêcher de passer.

L’excès de la contrariété et du malheur, aidés par le tapage abominable, furent sur le point de donner à madame de Chasteller une véritable attaque de nerfs.

« Voyons ce que cette femme si fière de ses richesses et de ses manières froides peut faire quand elle se trouve mal, » pensaient les bonnes amies.

« Si j’agis, je vais tomber encore dans quelque horrible faute, » se dit rapidement madame de Chasteller en les entendant venir. Elle prit le parti de fermer les yeux et de ne pas répondre[1].

Madame de Chasteller ne voyait aucune excuse à ses torts prétendus, elle était aussi malheureuse que l’on puisse l’être dans les situations agitées de la vie. Si le malheur des âmes tendres n’arrive pas alors au comble de ce que la force de l’âme peut endurer, c’est peut-être que la nécessité d’agir empêche que toute l’âme ne soit tout entière à la vue de son malheur.

Leuwen mourait d’envie de pénétrer sur la terrasse à la suite des dames indiscrètes ; il fit quelques pas, mais bientôt il eut horreur de cet acte d’égoïsme grossier, et pour fuir toute tentation il sortit du bal, mais à pas lents. Il regrettait la fin de soirée qu’il abandonnait. Leuwen était étonné, et même, au fond du cœur, inquiet ; il était bien éloigné d’apercevoir toute l’étendue de sa victoire. Il éprouvait comme une soif d’instinct de repasser dans sa tête et de peser, avec tout le calme de la raison, tous les événements qui venaient de se passer avec tant de rapidité. Il avait besoin de réfléchir et de voir ce qu’il devait penser.

Ce cœur si jeune encore était étourdi des grands intérêts qu’il venait de manier comme si c’eussent été des vétilles ; il ne distinguait rien. Pendant tout le temps du combat, il ne s’était pas permis de réfléchir de peur de laisser se perdre l’occasion d’agir. Maintenant, il voyait en gros qu’il venait de se passer des choses de la plus haute importance. Il n’osait se livrer aux apparences de bonheur qu’il entrevoyait confusément, et frémissait de découvrir tout à coup, à l’examen, quelque mot, quelque fait, qui le séparât à jamais de madame de Chasteller. Pour les remords de l’aimer, il n’en était plus question en ce moment.

M. Du Poirier, qui, en homme vraiment habile, ne négligeait point les petits intérêts tout en s’occupant sérieusement des grands, craignit que quelque jeune médecin beau danseur ne s’emparât de l’accident arrivé à madame de Chasteller. Il parut bientôt dans la charmille auprès de la table de marbre qui protégeait encore un peu madame de Chasteller contre le zèle de ses bonnes amies. Les yeux fermés, la tête appuyée sur ses mains, immobile et silencieuse, environnée de vingt bougies entassées par la curiosité, madame de Chasteller servait de centre d’attaque à un cercle de douze ou quinze femmes parlant toutes à la fois de leur amitié pour elle et des meilleurs remèdes contre les évanouissements.

Comme M. Du Poirier n’avait aucun intérêt contraire, il dit, ce qui était vrai, que madame de Chasteller avait besoin surtout de tranquillité et de silence.

— Il faut, mesdames, que vous preniez la peine de retourner au bal. Laissez madame de Chasteller seule avec son médecin et avec M. le vicomte. Nous allons la reconduire bien vite à son hôtel.

La pauvre affligée, qui entendit cet avis du médecin, en fut bien reconnaissante.

— Je me charge de tout, s’écria M. de Blancet, qui triomphait dans les moments trop rares qui donnent de l’importance à la force physique. Il partit comme un trait, fut en moins de cinq minutes à l’autre extrémité de la ville, à l’hôtel de Pontlevé ; il fit atteler, ou plutôt attela lui-même les chevaux, et bientôt on l’entendit amenant lui-même au galop la voiture de madame de Chasteller. Jamais service ne fut plus agréable.

Madame de Chasteller en marqua sa vive reconnaissance à M. de Blancet lorsqu’il lui offrit son bras pour la conduire à sa voiture. Se sentir seule, séparée de ce public cruel dont le souvenir redoublait son malheur, pouvoir songer en paix à sa faute, fut pour elle, en cet instant, presque du bonheur.

[C’était une âme simple, sans expérience des choses de la vie ni d’elle-même. Elle avait passé dix ans au couvent et seize mois dans le grand monde. Mariée à dix-sept ans, veuve à vingt, rien de tout ce qu’elle voyait à Nancy ne lui semblait agréable.

Pendant longtemps, Leuwen n’avait rien su de madame de Chasteller. Ce que l’on vient de dire en deux lignes et les mauvais propos de M. Bouchard, le maître de poste, composait toute sa science sur ce sujet délicat.

Rempli de remords sur son amour, souvent il se refusait à faire ce que demandait le service de cette passion. En d’autres moments, il s’imaginait qu’on lisait son amour dans ses yeux et n’osait hasarder des questions directes.]

À peine rentrée chez elle, madame de Chasteller eut assez de force de volonté pour éloigner sa femme de chambre, qui ne demandait rien moins qu’un récit complet de l’accident. Enfin, elle fut seule. Elle pleura longtemps. Elle songea avec amertume à son amie intime, madame de Constantin, que la politesse savante de son père était parvenue à éloigner. Madame de Chasteller n’osait confier à la poste que de vagues assurances d’affection : elle avait lieu de croire que son père se faisait [communiquer] toutes ses lettres. La directrice de la poste de Nancy pensait bien, et M. de Pontlevé avait la première place dans une sorte de commission établie au nom de Charles X pour la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté.

« Ainsi, je suis seule, seule au monde, avec ma honte, » se disait madame de Chasteller.

Après avoir beaucoup pleuré dans le silence et l’obscurité, devant une grande fenêtre ouverte qui lui laissait voir à deux lieues vers l’Orient les bois noirs de la forêt de Burelviller, et au-dessus un ciel pur et sombre parsemé d’étoiles scintillantes, son attaque de nerfs se calma, et elle eut le courage d’appeler sa femme de chambre et de l’envoyer se coucher. Jusqu’à ce moment, la présence d’un être humain lui eût semblé redoubler d’une façon trop cruelle sa honte et son malheur. Une fois qu’elle eut entendu la bonne monter à sa chambre, elle osa se livrer avec moins de timidité à l’examen de toutes ses fautes durant cette fatale soirée.

D’abord, son trouble et sa confusion furent extrêmes. Il lui semblait ne pouvoir tourner la vue d’aucun côté sans apercevoir une nouvelle raison de se mépriser soi-même, et une humiliation sans bornes. Le soupçon dont Leuwen avait osé lui parler la frappait surtout : un homme, un jeune homme, se permettre une telle liberté avec elle ! Leuwen paraissait bien élevé, il fallait donc qu’elle lui eût donné d’étranges encouragements. Quels étaient-ils ? Elle ne se souvenait de rien, que de l’espèce de pitié et de découragement qu’avait fait naître chez elle, au commencement de la soirée, la singulière absence d’idées de ce jeune homme qu’elle trouvait aimable. « Je l’ai pris pour un homme fort à cheval, comme M. de Blancet ! »

Mais quel pouvait être ce soupçon dont il lui avait parlé ? C’était là son chagrin le plus apparent. Elle pleura longtemps. Ces larmes étaient comme une réparation d’honneur qu’elle se faisait à elle-même[2].

« Mais enfin, qu’il ait des soupçons tant qu’il voudra, se dit-elle indignée, c’est une calomnie qu’on lui aura dite. S’il la croit, tant pis pour lui ; il manque d’esprit et de discernement, voilà tout ! Je suis innocente. »

La fierté de ce mouvement était sincère. Peu à peu, elle cessa de rêver à ce que pouvait être ce soupçon. Ses fautes réelles lui semblèrent alors bien autrement pesantes ; elle les voyait sans nombre. Alors, elle pleura de nouveau. Enfin, après des angoisses d’une amertume extrême, comme faible et à demi morte de douleur, elle crut distinguer qu’elle avait surtout deux choses à se reprocher : premièrement, elle avait laissé entrevoir ce qui se passait dans son cœur à un public mesquin, platement méchant, et qu’elle méprisait de tout son cœur. Elle sentit redoubler son malheur en repassant sur toutes les raisons qu’elle avait de redouter la cruauté de ce public et de le mépriser. Ces messieurs à genoux devant un écu ou la plus petite apparence de faveur auprès du roi ou du ministre, comme ils sont impitoyables pour les fautes qui n’ont pas l’amour de l’argent pour principe ! La revue de son mépris pour cette haute société de Nancy devant laquelle elle s’était compromise lui donnait une douleur détaillée, si j’ose parler ainsi, et cuisante comme le toucher d’un fer rouge. Elle se figurait les regards [que chacune des femmes dont elle se figurait le mépris] devait lui avoir adressés en dansant le cotillon.

Après que madame de Chasteller se fut exposée aux traits de cette douleur, comme à plaisir, elle revint à une peine bien autrement profonde, et qui en un clin d’œil sembla éteindre tout son courage. C’était l’accusation d’avoir violé, aux yeux de Leuwen, cette retenue féminine sans laquelle une femme ne peut être estimée d’un homme digne, à son tour, de quelque estime. En présence de ce chef d’accusation, sa douleur lui donna comme des moments de répit. Elle en vint à se dire tout haut et d’une voix à demi étouffée par les sanglots :

« S’il ne me méprisait pas, je le mépriserais lui-même. — Quoi ! reprenait-elle après un moment de silence, et comme cédant à sa fureur contre elle-même, un homme a osé me dire qu’il avait des soupçons sur ma conduite, et loin de détourner les yeux, je lui ai demandé de me justifier ! Non contente de cette indignité je me suis donnée en spectacle, j’ai laissé deviner mon cœur par ces êtres vils, dont le seul souvenir, quand je viens à penser sérieusement à eux, me fait prendre la vie en mépris pour des journées entières. Enfin, mes regards sans prudence m’ont mérité d’être rangée par M. Leuwen parmi ces femmes qui se jettent à la tête du premier homme qui leur plaît[3]. Car pourquoi n’aurait-il pas la présomption de son âge ? N’a-t-il pas tout ce qui la justifie ? »

Mais son imagination abandonna bientôt le plaisir de penser à Leuwen, pour en revenir à ces mots affreux : se jeter à la tête du premier venu.

« Mais M. Leuwen a raison, reprit-elle avec un courage barbare. Je vois clairement moi-même que je suis un être corrompu. Je ne l’aimais pas avant cette soirée fatale : je ne pensais à lui que raisonnablement, et comme à un jeune homme qui semblait se distinguer un peu de tous ces messieurs que les événements nous ont renvoyés. Il me parle quelques instants, je le trouve d’une timidité singulière. Une sotte présomption me fait jouer avec lui comme avec un être sans conséquence que je voudrais voir parler, et tout à coup il se trouve que je ne songe plus qu’à lui. C’est apparemment parce qu’il me semblait un joli homme. Que ferait de pis la femme la plus corrompue ? »

Cette reprise de désespoir fut plus violente que toutes les autres. Enfin, comme l’aube du jour blanchissait le ciel au-dessus des bois noirs de Burelviller, la fatigue et le sommeil vinrent suspendre enfin les remords et le malheur de madame de Chasteller.

Pendant cette même nuit, Leuwen avait pensé constamment à elle et avec des sentiments d’adoration bien flatteurs en un sens. Quel sujet de consolation si elle avait pu voir toute la timidité de cet homme qui paraissait à ses yeux comme un Don Juan terrible et accompli ! Lucien n’était point sûr de la façon dont il devait juger les événements qui venaient de se passer durant cette soirée décisive. Ce dernier mot, il ne le prononçait qu’en tremblant. Il croyait avoir lu dans ses yeux qu’elle l’aimerait un jour.

« Mais, grand Dieu ! je n’ai donc d’autre avantage auprès de cet être angélique que de faire exception à la règle qui la porte à aimer des lieutenants-colonels ! Grand Dieu ! Comment une vulgarité de conduite si réelle peut-elle s’unir à toutes les apparences d’une âme si noble ? Je vois bien que le ciel ne m’a pas donné le talent de lire dans les cœurs de femme. Dévelroy avait raison : je ne serai qu’un nigaud toute ma vie, encore plus étonné de mon propre cœur que de tout ce qui m’arrive. Ce cœur devrait être au comble du bonheur, et il est navré ! Ah ! que ne puis-je la voir ? je lui demanderais conseil ; l’âme que ses yeux semblent annoncer comprendrait mes chagrins : ils sembleraient trop ridicules aux âmes vulgaires. Quoi ! Je gagne cent mille francs à la loterie, et me voici au désespoir de n’avoir pas gagné un million ! Je m’occupe d’une façon exagérée d’une des plus jolies femmes de la ville où le hasard m’a jeté. Première faiblesse ; je veux la combattre, je suis battu, et me voilà désirant de lui plaire, comme un de ces petits hommes faibles et manqués qui peuplent les salons de femmes à Paris. Enfin, la femme que j’ai l’insigne faiblesse d’aimer, j’espère pour peu de temps, semble recevoir mes soins avec plaisir et avec une coquetterie dont la forme, du moins, est délicieuse : elle joue le sentiment comme si elle avait deviné que c’est avec une passion sérieuse que j’ai la faiblesse de l’aimer. Au lieu de jouir de mon bonheur, qui n’est pas mal comme cela, je tombe dans une fausse délicatesse. Je me forge des supplices, parce que le cœur d’une femme de la cour a été sensible pour d’autres que pour moi ! Eh ! grand Dieu ! ai-je le talent qu’il faut pour séduire une femme vraiment vertueuse ? Toutes les fois que j’ai voulu m’adresser à quelque femme un peu différente du vulgaire des grisettes, n’ai-je pas échoué de la façon la plus ridicule ? Ernest, qui, après tout, est une bonne tête malgré son pédantisme, ne m’a-t-il pas expliqué comme quoi je n’ai pas assez de sang-froid ? On voit dans ma figure d’enfant de chœur tout ce que je pense… Au lieu de profiter de mes petits succès et de marcher en avant, je reste comme un benêt, occupé à les savourer, à en jouir. Un serrement de main est une ville de Capoue pour moi ; je m’arrête extasié dans les rares délices d’une faveur si décisive au lieu de marcher en avant. Enfin, je n’ai aucun talent pour cette guerre, et je fais le difficile ! Mais, animal, si tu plais, c’est par hasard, uniquement par hasard… »

Après cent tours dans sa chambre :

« Je l’aime, se dit-il, tout haut, ou du moins je désire lui plaire. Je me figure qu’elle m’aime. [Si elle n’était pas pleine d’humanité pour les lieutenants-colonels, et même pour les lieutenants tout court, ai-je le talent qu’il faut pour réussir auprès d’une femme vraiment délicate ? Saurais-je exalter sa tête jusqu’au point de lui faire oublier complètement ce qu’elle se doit à elle-même ? »

Mais cette répétition du même raisonnement, si elle rendait témoignage de la modestie sincère de notre héros, n’avançait en rien son bonheur. Son cœur avait besoin de trouver à madame de Chasteller un mérite sans tache. Il l’aimait ainsi, il la lui fallait sublime, et cependant sa raison la lui montrait fort différente. Furieux contre lui-même, il s’écriait :

« Ai-je le talent qu’il faut pour réussir auprès d’une femme de bonne compagnie ? Cela m’est-il jamais arrivé[4] ?] Et cependant, je suis malheureux. Voilà bien le vrai portrait de la tête d’un fou. Apparemment que dans mon projet de la séduire, je voudrais d’abord qu’elle ne m’aimât pas. Quoi ! Je désire être aimé d’elle, et je suis triste parce qu’il semble qu’elle me distingue ! Quand on est un sot, il faut du moins n’être pas un lâche. »

Il s’endormit au jour sur cette belle pensée, et avec le demi-projet de demander au colonel Malher d’être envoyé à vingt lieues de Nancy, à N***, où le régiment avait un détachement occupé à observer les ouvriers mutuellistes.

Quelle n’eût pas été l’augmentation de supplice de madame de Chasteller, qui, presque à la même heure, cédait à la fatigue, si elle eût vu cette apparence d’affreux mépris pour elle, qui, retournée de cent façons et vue sous toutes les faces, ôtait le sommeil à l’homme qui l’occupait malgré elle[5] !

  1. Mouvement de passion répété plus bas auprès de la table aux caricatures. Le supprimer à l’un des deux endroits.
  2. Je donne de la fierté à Madame de Chasteller. Comment Leuwen la vaincra-t-il avec son peu d’habileté ? Le hasard est habile pour lui : par le soupçon.
  3. Donner de la fierté à Madame de Chasteller.
  4. En face du passage que nous maintenons ici entre crochets, Stendhal a écrit : « Répétition. » N. D. L. É.
  5. Un jeune homme éperdument amoureux qui méprise sa maîtresse, que son cœur lui montre comme un ange de pureté. Une femme vertueuse qui aime de même, mais veut fuir son amant, et cependant est tourmentée par la curiosité de savoir quel est le soupçon dont il lui a parlé. Voilà le vrai dessin du nu, le dessin des passions, bien différent de la brillante draperie de Valentine. — 11 mai 34, 14 mai 35.